G. Charpentier (p. 285-302).



VIII

LES TACHES BRUNES


Une semaine environ après cette conversation, M. et madame Laroche revinrent de Cauterets avec Marguerite.

Avant d’aller passer la fin du mois d’août au château d’Auvray, Blanche désira se reposer à Roqueberre.

— Marguerite verra son tuteur, dit-elle à Georges.

M. Descat est si singulier que peut-être n’acceptera-t-il pas notre invitation à la campagne.

En réalité, ce qu’elle n’avouait pas, c’est qu’elle voulait sonder l’opinion publique dont elle était un peu inquiète à propos de son second mariage.

M. Delorme, bavard comme tous les imbéciles, M. Chanteclair, fort au courant, grâce à son désœuvrement, du moindre bruit de la petite ville, devaient lui fournir tous deux les renseignements qu’elle désirait.

Ils ne trompèrent son espoir ni l’un ni l’autre.

— Que vous êtes restée longtemps loin de nous ! lui dit le docteur en la voyant ; mes belles-sœurs, mes cousines vous attendent. Quant à mes clientes, elles comptent toutes danser chez vous cet hiver, avant même si vous le désirez.

M. Chanteclair fut plus explicite.

— Vraiment, Madame, affirma-t-il à la jeune femme, on ne comprend pas au cercle, le mystère dont vous vous êtes entourée. Pourquoi ne pas vous être remariée au grand jour, en plein midi ? Vous n’auriez eu que des amis autour de vous.

Blanche baissa pudiquement les yeux.

— Son deuil récent, les tristes circonstances qui avaient entouré la mort de M. de Sauvetat…

Mais l’autre l’interrompit.

— Ah ! oui, parlez-en, de M. de Sauvetat ! A-t-il su vous apprécier un seul instant ? À qui vous a-t-il sacrifiée ? Eh bien, si vous entendiez la voix du pays entier, vous n’auriez plus de ces scrupules-là. Vous avez été trop héroïquement malheureuse, Madame, pour n’avoir pas le droit de rechercher un bonheur que vous méritez si bien. Du reste, à part ces hautes considérations, tout le monde comprend que votre grande fortune ayant besoin d’un administrateur sérieux, vous ne pouviez guère vous passer d’un second mari.

Blanche, suffoquant de joie, remercia ses amis et les invita à venir la voir à Auvray, où son intention était de donner des fêtes jusqu’à l’hiver.

Enfin, elle triomphait ; elle allait marcher désormais devant elle, droite et sûre de sa voie.

Qui donc oserait se mettre en travers et songer à sonder le passé ?

M. de Boutin ? Jacques ? Deux fous dont l’opinion publique faisait justice.

Non, non, l’empoisonneuse dormait oubliée dans sa honte, et, lorsque par hasard on prononçait son nom, c’était pour lui jeter une poignée de boue de plus au visage.

Elle, Blanche, était la sacrifiée, la victime volontaire, celle qui méritait tout bonheur et tout respect.

Le lendemain même, en grande pompe, en grande toilette, elle commença avec son nouveau mari des visites officielles.

Quelques jours après, ses salons n’étaient pas assez grands pour contenir la foule des gens plus ou moins sincères, mais tous empressés, qui venaient la féliciter.

Jacques et M. de Boutin accoururent à l’hôtel de Sauvetat aussitôt qu’ils eurent connaissance du retour de ses habitants.

Les nouveaux époux étaient sortis ; Marguerite reçut seule ses amis.

Un mois l’avait à ce point changée, que Jacques en fut frappé. Elle avait grandi. Sur son grand front, plus que jamais on lisait une volonté calme, réfléchie, mais absolue. Sa ressemblance avec Marianne s’était encore accentuée.

— Les eaux de Cauterets m’ont un peu fatiguée, dit-elle avec un sourire triste : mais ce n’est rien, je me sens toute vaillante. Du reste, le docteur assure qu’une cure, pour être efficace, doit d’abord éprouver.

Sa voix était tranquille, sans inflexions plus vibrantes qu’à l’ordinaire.

Jacques se trompa à ce calme apparent, et sentit ses appréhensions l’abandonner.

— Tu es heureuse, alors, ma fille, demanda-t-il ; ce mariage ne t’a pas froissée ?

Marguerite devint toute blanche, puis, après une imperceptible hésitation :

— Je t’aime beaucoup ; Jacques, fit-elle avec un accent qui remua le cœur du jeune homme, tu le sais. Lorsque, sur la terrasse, je t’ai affirmé que j’avais renoncé à Georges, c’était vrai ; je suivais tes avis avec la confiance aveugle que j’ai toujours eue en toi, sans regret aucun ; mais ma mère trouvait l’alliance avantageuse ; elle avait besoin d’un appui et d’un guide, continua-t-elle, elle a choisi celui que mon pauvre père trouvait digne d’entrer dans notre famille : quoi de plus naturel.

M. de Boutin cherchait à lire jusqu’au fond de son âme. Marguerite se sentit gênée par ce regard clair et scrutateur.

Comme pour secouer l’embarras qui la gagnait, elle voulut répondre à la question que le juge ne formulait pas.

— Vous avez raison, mon ami, fit-elle ; si ma mère avait cru devoir me consulter, je lui aurais peut-être dit bien des choses ; par exemple, que toute ma vie je lui eusse été reconnaissante de garder la mémoire de mon père intacte ; de conserver son souvenir avec un soin jaloux. Mais puisqu’elle ne voulait pas demeurer seule, ne valait-il pas mieux qu’elle se mariât avec celui-là qu’avec un autre ?

M. de Boutin attira le front de l’enfant jusqu’à ses lèvres.

— Tu es un ange, Marguerite, dit-il avec une profonde émotion.

A ce moment, Blanche et son mari rentraient de leurs visites.

Ce dernier comprenait l’ambiguïté de sa position ; il était encore plus gauche, plus ridicule qu’à l’ordinaire.

Madame Larroche n’avait guère l’air plus assuré.

Elle ignorait de quel genre avaient pu être les confidences de sa fille, et, loin de venir en aide à Georges, elle hésitait elle-même, se demandant si elle devait sourire ou s’enfuir.

Tout le monde se taisait ; Marguerite, sérieuse, paraissait réfléchir ; mais, comme le silence devenait très embarrassant, la jeune fille se dévoua.

Elle se leva, et, se dirigeant vers Blanche :

— Ma mère, dit-elle, vous oubliez de présenter M. Larroche à mon tuteur et à notre excellent ami, M. de Boutin.

Madame Larroche balbutia quelques excuses ; ces paroles de Marguerite ne lui expliquaient rien, sa frayeur ne s’en allait pas. Mais mademoiselle de Sauvetat se retourna vers Georges :

— Voulez-vous faire quelque chose pour moi ? lui demanda-t-elle de sa voix profonde et harmonieuse ; aimez bien ces deux amis, ils le méritent ; et obtenez que rien ne soit changé aux visites quotidiennes qu’ils me faisaient jadis.

Le nouvel époux ébaucha un sourire, et à grand’peine s’avança vers Jacques et M. de Boutin.

Le premier s’inclina en souriant, et feignit de ne pas voir la main que M. Larroche lui tendait.

M. de Boutin, au contraire, ouvrit les siennes toutes grandes, et secoua celle de Georges à plusieurs reprises.

Sa physionomie austère s’éclaircit subitement, et ce fut avec un accent de bonhomie que rien ne saurait dépeindre, qu’il s’écria :

— Eh bien, mille millions de tonnerres ! vous avez du courage, vous, de devenir le mari de Madame !…

En disant ces mots, il jeta un regard oblique vers Blanche.

La jeune femme, ahurie par ces quelques paroles, en proie à une épouvante impossible à dissimuler, n’avait plus la force de demander au juge ce qu’il voulait dire.

Jacques, immobile, l’éclair dans les yeux, attendait, tout prêt à se mêler à la lutte.

La naïve bêtise de Georges vint délivrer Blanche de sa suprême angoisse.

— Pourquoi donc me faut-il du courage ? demanda-t-il ; je ne comprends pas.

Sa figure avait en effet l’expression idiote des gens qui entendent, mais ne saisissent pas malgré leurs efforts.

Le juge regarda un instant M. Larroche et sa femme, les rapprochant pour ainsi dire, les analysant tous deux, cherchant à lire ce qui pouvait exister de complicité ou de duperie en eux ; puis, de sa voix redevenue subitement grave et sévère :

— Pourquoi ? dit-il. Parce que M. de Sauvetat avait une nature exceptionnellement noble et élevée, que comme intelligence et caractère il était supérieurement trempé, et que, pour le remplacer ici, vous aurez beaucoup à faire, Monsieur.

Marguerite étouffa un sanglot. Georges essaya de faire sortir de ses lèvres une banalité quelconque. Blanche, mal rassurée, envoya au juge un regard sournois et méfiant.

Le lendemain, on partit pour la campagne. Le château d’Auvray, peu éloigné de Roqueberre, était splendide comme construction, beauté de site et agréments de toutes sortes.

M. de Sauvetat l’avait soigneusement réparé et largement entretenu.

Blanche commença à inviter à de grandes chasses la partie masculine de la société.

Ensuite vinrent des dîners où elle convia les intimes de l’hiver précédent ; puis, comme on se disputait ses invitations, ses dernières hésitations disparurent, elle se mit à organiser de grandes et vraies fêtes qui se succédèrent, rapides et brillantes.

On ne parlait que d’elle, de son tact, de sa dignité, elle était la lionne du moment.

Les gens les plus honorables, les femmes les plus considérées arrivaient en foule à Auvray.

Marguerite, dans cette atmosphère de plaisir et de bruit, ne paraissait pas heureuse.

Au lieu de sourire au bonheur, de respirer, de vivre, de chanter, de s’épanouir enfin, ainsi qu’elle le faisait quelques mois auparavant, elle devenait chaque jour plus rêveuse et plus concentrée.

Comme si le rire et la gaieté, lui eussent déchiré le cœur, elle fuyait les hôtes de sa mère.

Seule, elle partait dans les allées profondes, au milieu des landes silencieuses, et là, des journées entières, on aurait pu la voir assise sur les genêts, ou au revers des fossés.

La pluie la mouillait, le soleil la brûlait, elle ne le sentait pas. Les mains croisées sur ses genoux, le regard presque farouche, un pli amer creusé au coin de sa bouche fine, elle semblait voir et écouter des fantômes visibles pour elle seule.

Georges était rempli d’attentions et de sollicitudes pour sa belle-fille. Lorsqu’elle disparaissait subitement, il était le premier à s’en apercevoir. Si elle oubliait son châle ou son ombrelle, il courait après elle pour les lui rapporter ; le soir, il la forçait à fuir l’humidité des grands arbres et à rentrer à la maison aux premières atteintes du froid.

On voyait qu’il tentait le possible et l’impossible pour se faire pardonner son intrusion au foyer par l’enfant qu’il croyait révoltée.

Mais elle, si douce, si aimante avec tous, ne supportait aucune de ses prévenances.

Aussitôt qu’il s’approchait, elle devenait subitement hautaine, glaciale et presque insolente. Elle n’acceptait aucun de ses services et n’avait jamais consenti à toucher le bout de ses doigts.

Cependant, de loin en loin, depuis son retour de Cauterets, elle avait de singulières crises de syncope.

Durant des temps plus ou moins longs, elle perdait complètement connaissance. Mais comme elle gardait habituellement son teint clair et rosé, qu’elle ne maigrissait pas et qu’elle ne se plaignait jamais, Blanche disait tout bas qu’elle jouait la comédie.

Un jour, Marguerite se promenait avec mademoiselle Gaste ; elle écoutait son amie parler amour et chiffons, lorsqu’au détour d’une charmille elles se trouvèrent tout à coup en présence de Georges.

La physionomie de mademoiselle de Sauvetat se contracta :

— Vous encore ? fit-elle avec hauteur.

— Il y a longtemps que vous avez quitté le château, Marguerite, dit Georges presque humblement : je voulais savoir ce que vous deveniez.

— Que vous importe ? Vous devriez comprendre à la fin que ces inquisitions-là me sont très désagréables.

— Inquisitions ? répéta Georges douloureusement.

Mais l’accent de Marguerite avait déconcerté son peu d’audace, il s’éloigna tristement.

Il n’avait pas fait vingt pas que Marguerite chancela.

— Qu’as-tu ? s’écria mademoiselle Gaste ; tu es blanche comme une morte.

Marguerite lui mit la main sur la bouche.

— Rien, dit-elle, tais-toi.

Sa voix était brève et impérieuse.

Au même instant, Georges disparaissait au tournant de l’allée, mademoiselle de Sauvetat se jeta dans les bras de son amie.

— Isaure, ma chérie, lui dit-elle en éclatant en sanglots, pardonne-moi, je souffre tant !

L’autre, effrayée, la couvrait de baisers.

— Tu souffres, pauvrette, de quoi donc ? Miséricorde ! tu es toute froide, je vais appeler.

— Garde t’en bien ; non, non, je t’en supplie ; tu effraierais ma mère ; c’est le cœur qui m’étouffe, de temps en temps. Tiens, il me semble que cela passe.

Et Marguerite, en effet, moins pâle, essayait de sourire, tandis que ses petites mains brûlantes comprimaient son cœur qui éclatait dans sa poitrine.

Georges exigea de sa femme qu’elle demandât à M. Delorme son opinion sur les syncopes de Marguerite.

Celui-ci ausculta la jeune fille, et, avec son sourire ordinaire, ce sourire béat et idiot qu’il croyait si fin, il déclara à Blanche que Marguerite n’avait rien du tout.

— Bah ! dit-il en manière de conclusion, pour remède, j’ordonne… un mari.

Madame Larroche, qui se rassurait facilement, chaque fois que sa charmante petite personne n’était pas en jeu, n’en demanda pas davantage. Elle répéta à Georges le diagnostic du docteur, et elle revint de plus belle à ses fêtes et ses hôtes.

Vers la fin d’octobre, elle annonça sa rentrée à Roqueberre, et invita une dernière fois ses amis à venir célébrer à Auvray la fuite des beaux jours.

M. de Boutin, Orphée Labarthe et Jacques, assistaient à la fête.

Toute la journée on rit, on se promena, on se répandit comme des fous le long des allées ensoleillées et verdoyantes.

La nature avait cette grâce infinie et navrante qui entoure tout ce qui va mourir.

Les vignes, dépouillées de leurs fruits, mais toujours couvertes de feuilles rougies par les premières gelées, zébraient de larges bandes plus ardentes le vert profond des grands bois sombres : les corbeilles de fleurs soigneusement entretenues étaient pleines de ces belles plantes d’automne, ces chrysanthèmes élégants, au feuillage grêle, à l’âpre parfum. Dans la campagne, les laboureurs retournaient la terre fumante qu’ils allaient ensemencer.

Leurs appels monotones et mélancoliques jetaient au loin comme une note de tristesse sur la gaieté bruyante des hôtes de Blanche.

En effet, on entendait du côté du château de bruyants éclats de rire : les jeunes femmes jouaient et dansaient.

L’heure du dîner et le bal qui devait suivre étaient impatiemment attendus.

Blanche, seule au milieu de ses hôtes, semblait préoccupée.

On comprenait son ennui à la vue de plusieurs larges taches d’un brun cuivré, irrégulières de forme, mais plutôt rondes cependant, et d’un aspect singulier, qui marbraient ses joues.

L’épaisse couche de poudre de riz dont elle les avait recouvertes ne les dissimulait pas le moins du monde ; aussi, depuis le matin, madame Larroche ne quittait-elle le docteur Delorme que pour aller voir dans les glaces si les horribles stigmates ne tendaient pas à s’effacer.

— Un insecte m’a piqué hier dans la lande, dit-elle à ses invités, une mauvaise araignée ; ce ne sera rien.

— Vous êtes bien sûre que ce n’est pas autre chose ? demanda madame Drieux.

— Oh ! certainement. Je m’étais endormie sous un chêne, la douleur m’a réveillée, et j’ai très bien vu l’horrible bête s’enfuir.

— Que dit le docteur Delorme ?

— Que c’est l’affaire de quelques jours.

— Peut-être feriez-vous bien de faire cautériser ces petites plaies, insinua une jeune femme.

M. Delorme intervint.

— Pour une araignée, dit-il, ce serait stupide. D’autant plus que j’ai très bien reconnu le venin particulier de ces bêtes-là. C’est tout à fait insignifiant, deux jours au plus et il n’y paraîtra plus.

L’explication du docteur n’avait cependant pas l’air de rassurer Blanche, tandis que, de plus belle, les femmes l’engageaient à essayer des cautérisations, par prudence, disaient-elles ; en réalité, pour agrandir les cicatrices et les rendre indélébiles.

Il n’y en avait pas une qui n’éprouvât un contentement profond de voir un accroc à une beauté qui les avait pendant longtemps ennuyées.

Le soir, après dîner, et avant de danser, on fit un peu de musique.

Georges joua du violoncelle avec un de ses amis.

Mademoiselle Gaste exécuta d’une très remarquable façon la Prière de Moïse, de Thalberg.

Déjà, les petits pieds des danseuses s’impatientaient et frissonnaient, lorsque quelques personnes réclamèrent une fantaisie pour piano et violoncelle, que Georges, accompagné par Marguerite, interprétait en véritable artiste.

Depuis quelque temps, mademoiselle de Sauvetat ne faisait plus de musique ; cependant, devant le désir des hôtes de sa mère, il lui était difficile de refuser.

On se souvenait de la manière saisissante dont elle avait joué le morceau tout l’hiver précédent, et on insistait beaucoup. Madame Larroche s’approcha de sa fille qui n’avait pas l’air de comprendre.

— Tu entends, Marguerite, dit-elle, on demande Plaisir d’amour. Veux-tu le jouer ?

— Je ne pourrai pas, ma mère, je le sens. Priez une autre personne d’accompagner M. Larroche, je ne suis pas disposée à faire de la musique ce soir.

— Il le faut, cependant. La partie de piano est extrêmement difficile, on ne pourrait pas la déchiffrer à première vue, mais toi, tu la connais très bien, seule tu peux l’exécuter.

— Non, je n’arriverai pas jusqu’au bout, j’en suis sûre.

— Caprice ! l’hiver dernier il n’y a pas eu de soirée que tu ne l’aies offert toi-même.

— C’était différent alors, soupira Marguerite.

Blanche, évidemment contrariée haussa les épaules ; à bout d’arguments, elle appela Jacques :

— Obtenez donc qu’elle ne pose pas, lui dit-elle très bas, cette attitude est on ne peut plus ridicule.

Jacques intervint.

— Puisque ta mère le désire, Marguerite, insista-t-il, ne pourrais-tu faire un effort ?

Des larmes remplirent les yeux de mademoiselle de Sauvetat. Le jeune homme ne les vit pas, il crut qu’elle hésitait.

— Je t’en prie, ajouta-t-il à voix basse.

— Elle se leva immédiatement et prit le bras que Jacques lui offrait pour aller s’asseoir au piano ; mais, avant de le laisser s’éloigner, elle leva les yeux vers lui :

— Tu ne sais guère ce que tu me demandes là, fit-elle avec un accent de doux reproche.

M. Descat, étonné, allait exiger une explication, mais Marguerite plaquait déjà ses premiers accords, il dut regagner sa place.

Avant d’entamer la mélodie originale, le morceau prélude par une sorte de duo, lent d’abord, faible comme un soupir envolé, puis il devient plus ardent, plus chaud, plus enivrant :

— Je t’aime, murmure le grave violoncelle.

— Je t’aimerai toujours, répète le piano comme un amoureux écho.

Et l’instrument aride et sec trouve des accents profonds, des notes charmantes et voilées pour répondre à ce que lui dit l’autre dans sa langue sublime.

Puis les deux sons se mêlent, s’entrelacent, se confondent ; ils chantent à l’unisson les mêmes tendresses sans nom, les mêmes secrets mystérieux, les mêmes bonheurs entrevus, les mêmes désirs inassouvis, les mêmes lassitudes infinies.

Mais peu à peu le concert amoureux s’affaiblit, le thème de Martini commence, c’est-à-dire l’incommensurable tristesse, le doute qui poignarde et l’abandon qui tue :

    Plaisir d’amour ne dure qu’un instant,
    Peine d’amour dure toute la vie.

Aux premières notes de la vieille romance, Marguerite avait affreusement pâli ; aux dernières, elle inclina la tête, crispa ses belles mains sur le clavier, comme si elle avait voulu se retenir aux touches d’ivoire. Puis, tandis qu’à son contact les notes sonores laissaient échapper un long gémissement plaintif et doux, elle roula tout à coup du tabouret par terre, sans force, sans connaissance, sans vie.

Jacques se précipita comme un fou, et, repoussant brusquement madame Larroche, il enleva Marguerite dans ses bras et l’apporta devant la fenêtre largement ouverte.

Madame Drieux, mademoiselle Gaste l’eurent vite entourée, pendant qu’on allait chercher M. Delorme, occupé à jouer dans une autre pièce.

Il examina la malade.

— Ce n’est rien, dit-il, une crise purement nerveuse ; cette petite est si impressionnable ! Il y a trop de fleurs ici, enlevez-les : cela va passer.

Jacques, mortellement inquiet, dut abandonner sa pupille au soin des femmes.

Le cœur battant à l’étouffer, il attendit, appuyé contre l’huisserie de la porte, qu’elle ouvrît les yeux.

Au bout de vingt minutes environ, l’évanouissement cessa.

Tout d’abord, elle chercha son tuteur du regard et remarqua ses traits bouleversés :

— Tu vois, lui dit-elle, à quel point la musique m’énerve. N’insiste plus, désormais, mon ami, crois-moi.

De grosses larmes couvraient les joues de l’avocat.

— Non, non, ma chérie, fit-il la voix entrecoupée ; je n’aurai plus d’autre volonté que la tienne.

— Bien sûr ?

— Je te le jure.

— Je m’en souviendrai.

Puis s’apercevant des soins dont elle avait été l’objet, elle parut extrêmement contrariée :

— Que je suis confuse de tout ce dérangement, dit-elle, il ne fallait pas faire attention à cette petite crise, M. Delorme a raison, ce n’est absolument rien.

Elle voulut se lever, ses forces revenaient, elle put faire quelques pas.

On comprit toutefois qu’elle avait besoin de repos, et, malgré les instances de madame Larroche, tout le monde se disposa à partir.

Avant de quitter Auvray, Jacques s’approcha de Blanche.

— Tâchez de la guérir, n’est-ce pas ? lui dit-il à voix basse ; votre vie me répond de la sienne, maintenant.

Et le terrible éclair qui passa dans les yeux du jeune homme fut si éloquent, que madame Larroche épouvantée ne trouva pas un mot à répondre.

Jacques devait rentrer à Roqueberre dans la calèche M. de Boutin ; il fut presque étonné d’y trouver Orphée Labarthe qui avait cependant gardé son break et son domestique à Auvray.

— J’ai eu peur du froid dans ma voiture découverte, dit le docteur à M. Descat, j’ai accepté la place que m’offrait votre ami ; mais si je dois vous déranger, je vais chercher un gîte ailleurs.

— Non, j’en serais désolé. Restez au contraire, tout ce que M. de Boutin et moi avons à dire peut être entendu par un homme d’honneur comme vous.

Orphée s’inclina.

— Docteur, poursuivit Jacques, je suis horriblement inquiet. Vous avez vu l’accident arrivé à Marguerite, que pensez-vous d’elle ?

— Je ne puis rien vous dire de positif ; j’étais sous la vérandah lorsque mademoiselle de Sauvetat s’est évanouie. Madame Larroche ayant tout de suite appelé M. Delorme, je n’ai pas cru devoir m’approcher ni offrir mes soins.

— Oh ! je ne vous demande pas un diagnostic approfondi et certain ; mais vous avez vu sa figure, le genre de sa syncope, qu’en augurez-vous ?

— J’ai peur que cette enfant n’ait quelque grave affection au cœur.

Jacques étouffa un sanglot.

— Ah ! fit-il, mortelle peut-être ! Je vous en supplie, répondez-moi !

Il serrait la main d’Orphée à la briser.

— Comment voulez-vous que je le sache ? repartit brusquement le docteur, ému malgré lui de la douleur de Jacques ; cela dépend d’une infinité de choses que je ne connais pas. Quelle est l’affection, où est son siège, quelle en est la cause ? De prime abord, on ne peut rien avancer, absolument rien. Savez-vous d’où elle souffre habituellement ?

— Non, elle ne se plaint jamais : le docteur Delorme qui connaît tous les symptômes de sa maladie, et qui a assisté à plusieurs crises, affirmait encore tout à l’heure que c’est purement nerveux.

— M. Delorme est un âne doublé d’une canaille, vous le savez aussi bien que moi, n’est-ce pas ? Une maladie de nerfs n’amène pas cette expression d’angoisse indéfinissable qu’avait Marguerite lorsqu’elle était sans connaissance, ni ce mouvement instinctif des mains se portant vers le cœur.

— Mais alors, docteur, à votre avis qu’y a-t-il à faire ?

— Ne jamais la contrarier, d’abord, ou le moins qu’on pourra. Puis obtenir d’elle qu’elle se laisse ausculter sérieusement, et faire venir le plus tôt possible de Paris, Jules Chérac, le célèbre médecin, qui la traitera mieux que personne.

— Si Marguerite consent, ce sera facile, M. Chérac est mon ami de jeunesse, je suis sûr de lui.

— Oui, mais il ne faut pas brusquer Marguerite, une contrariété grave peut la tuer sur le coup. C’est si délicat et si bizarre, ces affections-là.

Et Orphée entra dans une savante dissertation sur les maladies de cœur, sur leurs analogies ou leur similitude avec d’autres d’une nature toute différente.

Cependant, la distance est vite franchie entre le château d’Auvray et Roqueberre.

Les premiers réverbères de la petite ville vinrent frapper d’une lueur rougeâtre les vitres levées de la voiture.

À ce moment, M. de Boutin se releva subitement du coin où, muet et silencieux tout le temps du voyage, il avait semblé absorbé dans de profondes réflexions.

Il appuya sa main sur le bras d’Orphée.

Docteur, dit-il, une maladie syphilitique peut-elle demeurer cachée, sans trace visible aux regards, pendant plusieurs années, et faire irruption tout à coup sur une partie apparente du corps, au moment où on y pense le moins ?

Jacques poussa un cri ; Orphée sursauta :

— Oh ! fit-il, comme ébloui par ce qu’il entrevoyait, pendant que la surprise lui enlevait la parole.

Le juge coupa court aux exclamations.

— Répondez, insista-t-il avec une irrésistible autorité.

Orphée se remit.

— Sur la figure, par exemple, demanda-t-il à son tour.

— Oui, sur la figure, affirma M. de Boutin.

On arrivait à la porte de M. Labarthe.

— C’est parfaitement plausible… et probable, articula-t-il nettement.

Il avait accentué le dernier mot.

Le juge prit sa main, et la serrant longuement :

— Sur votre âme, silence, dit-il.

Sa voix était grave, sévère, avec un accent et une solennité impossible à rendre.

Orphée venait de sauter sur le trottoir.

Sa figure loyale se trouvait maintenant en pleine lumière. Il regarda M. de Boutin, et levant la main :

— Sur mon honneur, dit-il, je me tairai.

— Jacques, fit M. de Boutin en quittant le jeune homme, occupez-vous de Marguerite, je suis sûr de trouver maintenant, moi, le pharmacien qui a vendu l’extrait de Saturne.