G. Charpentier (p. 279-285).



VII

UN SECOND MARIAGE


Après sa visite à Cadillac, Jasques Descat, au lieu de revenir vers sa pupille, sentit le besoin de se recueillir et de garder pour lui tout seul, durant quelques jours, l’âpre bonheur qu’il venait de goûter.

Âpre ! Oh ! oui, que mince avait été la joie, que cuisants et durs étaient les regrets !

L’avoir approchée de si près, et n’avoir pu ni serrer sa main, ni entendre le son de sa voix, quelle souffrance !

Aurait-il jamais la force d’endurer ce terrible martyre, d’attendre de longues années peut-être, la sachant là-bas, triste, malheureuse, avilie !…

Cependant, sous toutes ses pensées amères, il y avait une joie secrète et profonde qui dominait son désespoir : il l’avait revue !…

Ses grands yeux doux avaient rencontré les siens ; elle avait pâli en l’apercevant, un frisson l’avait secouée des pieds à la tête lorsqu’il avait parlé. Dans ses heures mauvaises, c’était peut-être vers lui que se tournaient ses pensées et ses vœux !

Elle l’aimait donc toujours, elle ne l’avait pas oublié !… Jacques était avant son voyage aussi certain de la fidélité de cet amour que de l’innocence de sa fiancée, et cependant cette assurance nouvelle était pour lui un bonheur sans nom !

Pauvre cœur humain ! il ne suffit pas au plus épris, au plus loyal d’être sûr de la réciprocité, il faut encore pour le bonheur en entendre souvent l’affirmation la solliciter, la faire répéter !

L’amour sans les appréhensions toujours renaissantes, sans les inquiétudes et les tourments, sans les doutes aussitôt apaisés, sans les besoins infinis d’aveux constamment demandés et obtenus, l’amour serait-il l’amour ?…

Jacques souffrait donc, et en même temps il était heureux :

— Ma chère adorée, sainte martyre du devoir exagéré, murmurait-il, je te retrouverai, je le sens bien ! Ah ! comme je saurai te garder, lorsque tu me seras rendue !

C’est dans la solitude la plus profonde que Jacques voulut repasser et savourer, une à une, les joies, hélas ! si courtes, que lui avait données cette entrevue d’une heure.

À quelques lieues d’Eauze, dans cette pointe de la Gascogne qui s’avance vers le Béarn et que les gens du pays appellent l’Armagnac noir, il se rappela qu’il existait un vieux donjon abandonné, appartenant à M. de Boutin, et où ce dernier l’avait fréquemment conduit, durant le mois qui avait suivi la condamnation de Marianne. Au milieu d’un paysage magnifique, mais désert, tout en haut d’une vallée resserrée et tortueuse, la tour du Tausia profilait sa fière silhouette sur le bleu foncé du ciel.

Perchée sur un rocher, à pic d’un côté, de l’autre, au contraire, la vieille ruine voyait à ses pieds les pentes raides du coteau couvertes de buissons, de verdure, de landes et de vignes s’étager jusqu’à un petit ruisseau qui murmurait doucement au fond de la vallée.

Rien de calme, de tranquille, de silencieux comme ce site abandonné ; les gazons épars disparaissaient sous une couche de fleurs naturelles, les grands pins noirs, les chênes séculaires, les mélèzes sombres faisaient une ombre épaisse autour du petit torrent, où, dans le silence profond des grands bois déserts, Jacques pouvait penser et pleurer.

Ah ! quel mélange de déchirements et de bonheur, de larmes et d’espérances !… Comme il souffrait ! quels moments de révolte indicible ne se sentait-il pas au fond de lui-même !

Durant ces heures de désespoir, il errait comme un fou dans les sentiers enfouis sous les arbres, au flanc de la roche ; il écoutait le bruit d’un torrent qui bondissait de la hauteur pour aller rejoindre en minces cascatelles le ruisseau tranquille de la vallée ; il respirait la senteur enivrante de la lande que le soleil brûlait : autour de lui, tout frissonnait, chantait, vivait on était en plein été, l’exubérance des forces qui se trouvait dans toutes les choses lui montait au cœur et au cerveau ; ce ruissellement de sève et de lumière, cet épanouissement de la nature se traduisaient chez lui par des désirs de vengeances insensés, par des douleurs sans nom.

Mais le soir venait. Les brises fraîches remplaçaient les ardeurs brûlantes du jour et faisaient doucement trembler les rameaux et les feuillages ; de longs chuchotements entrecoupés et incertains passaient comme autant de soupirs au milieu des arbres agités d’une vie mystérieuse ; de chaque buisson, de chaque brin d’herbe, des milliers d’insectes laissaient échapper des bruissements harmonieux comme des chants, ou tendres comme des caresses.

Jacques se surprenait plus d’une fois à trouver un charme infini au milieu de cette solitude ignorée ; il lui semblait que tout ce qui l’entourait parlait une langue qu’il n’avait pas comprise jusqu’à ce jour. Quelque chose de fort et de doux étreignait son cœur, rallumait son courage ; il entendait des voix qui lui donnaient des conseils et assuraient la victoire à sa persévérance.

Il remontait alors dans sa tour. Au-dessus de la cime des arbres, le fin croissant de la lune éclairait l’horizon grandiose des Pyrénées, l’air devenait plus pur, les étoiles semblaient plus brillantes, son esprit achevait de se rasséréner ; la nature, cette mère commune, l’étreignait de plus près, dans sa tendresse sans nom, elle berçait sa douleur et finissait par lui rendre sa force virile.

Quinze jours durant, il souffrit et lutta ; mais sa fière volonté, un instant amollie par la vue de Marianne, se releva plus puissante après l’épreuve.

Désormais trempé, implacable et invincible, c’était un homme d’énergie et de combat qui allait marcher vers le but à atteindre.

Il se décida à revenir à Roqueberre.

Un coup de foudre l’attendait.

— Ces dames sont à Cauterets, lui fut-il répondu, lorsqu’il se présenta à l’hôtel de Sauvetat.

Il courut chez M. de Boutin.

Celui-ci lui prit la main et la serra longuement :

— Vous allez être calme, Jacques, n’est-ce pas ? lui dit-il, devant ce que je vais vous apprendre, et vous vous en rapporterez à moi, me le promettez-vous ?

— Ah ! malheur, fit le jeune homme bouleversé, qu’y a-t-il donc ?

— Des choses exceptionnellement graves ; me jurez-vous de ne faire que ma volonté ?

— Oui, mais parlez, vous me faites mourir.

— Blanche est remariée depuis trois jours avec M. Larroche.

Jacques poussa un cri et bondit vers le juge.

— Remariée, elle, elle !… Madame de Sauvetat avec Georges !… Miséricorde ! qui a-t-elle donc trompé ?…

— Jacques, votre promesse, du calme.

— Du calme ? Mais elle nous a tous joués ! Mais elle a sacrifié Marguerite. Ah ! je comprends, maintenant !

— Elle a sauvé sa fille d’un mariage ridicule d’abord.

Et puis… qui vous dit que nos soupçons ne vont pas devenir des certitudes, et qu’elle ne va pas enfin se dévoiler ?…

Le jeune homme parut ébloui d’une lumière soudaine.

— Comment !… s’écria-t-il ! Ah ! ce serait lui !…

Les misérables !… Enfin, voilà la cause !… Il faut parler ; nous ne devons plus nous taire ! Il faut dire…

— Rien, interrompit le juge de sa voix brève et sévère. Vous vous tairez comme je me tais. Pas plus qu’il y a deux ans, vous n’avez de preuves aujourd’hui. Mais elles vont peut-être surgir ; sachez les attendre. Au moment où la suprême justice commence son œuvre, allez-vous l’entraver ?

Jacques, frappé de l’assurance solennelle et résolue que lui donnait le juge, se sentit plus que jamais convaincu par cette foi vaillante que rien ne faisait chanceler.

— Ah ! s’écria-t-il, si vous disiez vrai !… si elle pouvait nous être rendue !…

Mais, interrogea-t-il, au bout de quelques minutes de silence et en songeant enfin à demander des renseignements de détail sur ce fait si grave et si inattendu, que s’est-il passé ? Comment tout cela s’est-il accompli ?

Des détails intimes, répondit le juge, je n’en connais aucun. Je sais ce que tout le monde a appris, et cela se borne à peu de chose :

Madame de Sauvetat est partie pour Cauterets avec sa fille et une nouvelle femme de chambre, de réputation fort équivoque, le lendemain même de votre départ pour Cadillac, il y a trois semaines environ. Tout aussitôt, elle a fait publier ses bans à la mairie de Lavardens, le canton d’où dépend sa propriété d’Auvray, et où elle avait élu domicile afin de pouvoir s’y remarier. Ceux qu’on a affichés à la mairie de Roqueberre n’ont été, suivant l’usage, lus par personne ; au prône, le curé complaisant, les a tellement bredouillés, que nul n’a remarqué les noms. Enfin, il y a trois jours, elle a laissé Marguerite à Cauterets avec cette mauvaise fille, sa confidente sans doute, et elle est arrivée ici, chez madame Sembres, sans que personne le sût. Elle est immédiatement repartie pour Auvray dans la voiture de M. Delorme.

— Seule ?

— Avec ses témoins.

— Qui étaient ?…

— Pour le marié, M. Chanteclair et M. Sembres ; pour elle, M. Drieux et M. Delorme.

— Ah ! M. Delorme ! dit le jeune homme en serrant les dents, il est dans toutes les sales affaires du pays ; mais patience, nous le retrouverons quelque jour !… Et Marguerite est restée seule là-bas avec cette Julia ! Mon Dieu ! que Marianne souffrirait si elle savait ce qui se passe !

— Le mariage a eu lieu, à minuit, reprit M. de Boutin, au bout d’un instant de silence, dans l’église déserte d’Auvray, devant les seules personnes que je vous ai nommées.

Le matin même, les deux nouveaux époux ont regagné Cauterets. La chose a été ébruitée par M. Delorme, qui n’a pu ni su se taire.

— Quelle infamie ! murmura Jacques. Ah ! pourvu que Marguerite n’en meure pas !

— Non, à son âge, on se console d’une déception, répondit M. de Boutin. Dans tous les cas, Jacques, nous touchons certainement à un dénoûment quelconque ; veillons et attendons.

Le juge parla longtemps encore à voix basse. On aurait dit qu’il avait peur que les murailles nues de son cabinet de travail n’entendissent et ne répétassent ses paroles.

Jacques quitta son ami seulement lorsque les premières lueurs de l’aube empourprèrent l’horizon du côté de Cadillac.

Les sourcils froncés, les poings crispés, on aurait pu l’entendre répéter :

— Ah ! pourquoi veut-il que j’attende encore, maintenant qu’elle ne peut plus nier ce mobile du crime, que tout le monde comprendra si je l’explique !…