G. Charpentier (p. 232-245).



IV

DÉSESPOIR


Le printemps de cette année 1865 fut splendide.

La quantité des personnes admises pendant l’hiver aux soirées de madame de Sauvetat s’était considérablement accrue.

Les mères regardaient comme un honneur la liberté d’amener leur fille chez la veuve.

Les jeunes femmes, tout heureuses de voir Jacques de près, ne se faisaient pas prier pour aller grossir le nombre des fidèles.

Du reste, Blanche recevait splendidement, et la plus charmante intimité régnait dans les petites réunions de la semaine.

Souvent, le soir, on ouvrait la porte des salons qui donnaient sur la terrasse ; la brise printanière entrait alors sous la vérandah, tandis qu’à l’ombre des grands cèdres noirs et sous les acacias odorants, la musique semblait plus douce aux jeunes filles, qui marchaient deux par deux, sans se parler.

Durant ces fêtes presque journalières, Jacques s’asseyait à l’écart, sur le même banc de pierre où Marianne lui avait laissé deviner le secret de son cœur.

Ce qui se passait autour de lui ne le préoccupait guère ; M. de Boutin surveillait Marguerite, dont la grâce calme et recueillie endormait ses inquiétudes ; le fiancé de Marianne ne s’apercevait ni de l’intérêt, ni des avances dont il était souvent l’objet ; les yeux perdus dans le vague, le front pensif, la lèvre contractée par une douleur qu’il maîtrisait à grand’peine, il s’enivrait de souvenirs et de regrets.

Un soir, Jacques était là, absorbé plus que jamais dans une muette contemplation.

Il revoyait Marianne, et l’illusion était telle qu’il entendait distinctement le son de sa voix.

Elle lui disait une foule de choses familières, il apercevait ses grands yeux humides et doux briller à côté de lui, il la sentait, pressant sa main…

Comme il l’aimait toujours !… Elle, rien qu’Elle !… que n’aurait-il pas donné pour la revoir !… se prosterner à ses pieds !… la délivrer ! l’emporter au bout du monde !…

Mais non ! Quel désespoir !… Il était seul, à jamais seul !…

Il faisait une nuit de mai splendide et lumineuse ; la terrasse était déserte.

Dans les salons, on jouait des proverbes et on riait.

Au bord de la Beyre, le grand silence du soir n’était interrompu que par le bruit monotone de l’eau qui passait sur la digue d’un moulin, le vent se taisait et semblait écouter le frissonnement mélancolique des feuilles ; dans les grands buissons de jasmin, les rossignols gazouillaient à peine ; on aurait dit que rien n’osait troubler la sublime harmonie de la nature enveloppée des voiles du soir.

Peu à peu, cependant, au milieu de cette muette obscurité, sous les clartés indistinctes qui tombaient des étoiles, un charme étrange s’empara de Jacques. Il maîtrisa sa douleur. Sa pensée atteignit des hauteurs inconnues jusqu’alors.

La solitude ne lui apparut plus comme un gouffre béant où sa jeunesse allait à jamais se perdre, mais bien comme une épuration et une épreuve viriles après lesquelles il atteindrait enfin le bonheur.

Quel bonheur ? Voir satisfaire le rêve de sa vie, posséder la seule femme qui ait jamais existé pour lui, ou dévouer ses forces au service des pauvres et des opprimés ?…

Bâtir un foyer, créer une famille, ou s’oublier pour travailler à l’édification et à l’affranchissement de la grande famille humaine ?

Que lui importait ?…

Comprimer les aspirations de son cœur, les désirs de sa virilité pour enseigner, éclairer, sauver, relever tout ce qui souffrirait autour de lui ?

Peut-être !… Mais dans tous les cas, il se rappelait les résolutions prises autrefois dans le cabinet du juge, le soir où celui-ci lui avait montré la blessure saignante de son âme. Il voulait tenir ses promesses, bravement, pour être digne de lui, d’elle surtout, la grande sacrifiée volontaire ! Il voulait que sa vie brisée fût utile à la cause qu’il avait toujours défendue, il voulait que son désespoir fût fécond, et se déversât en bienfaits autour de lui.

Et l’esprit subitement fortifié par le calme qui émanait de la nature elle-même, le cœur soulevé vers la beauté parfaite et la bonté infinie, comprenant l’âme et la raison des choses, il répétait :

— Que peuvent faire les larmes, les séparations et les regrets, si de notre désespoir naît le bonheur de Marguerite, et si l’autre finit par se réhabiliter dans le repentir !…

Tout à coup, de ce rêve de pureté, de ce milieu de force et de grandeur dans lequel il s’oubliait, une voix le réveilla et le rappela sur terre.

— Pourquoi vous isoler ainsi, Jacques ? dit-on tout bas près de lui ; que faites-vous donc loin de nous tous ?

Le jeune homme, brusquement arraché à l’extase, baissa les yeux ; Blanche était à ses côtés.

Un léger embonpoint, en donnant un peu d’ampleur aux contours de son buste et de sa poitrine, avait certainement augmenté sa beauté ; sa taille, moins souple, avait des richesses inconnues avant son veuvage ; son corsage, légèrement décolleté, laissait voir une attache de cou splendide ; le jais, dont sa robe de deuil était ornée, brillait moins que ses longs yeux à demi fermés.

La grâce discrète dont elle savait s’entourer était remplacée, ce soir-là, par un charme provocant, par une langueur d’attitudes qui la rendaient vraiment irrésistible.

Ses cheveux ondés, envolés vers les tempes, tombaient en désordre sur sa nuque un peu grasse ; ses manches, larges et relevées, laissaient voir un bras rond, blanc, encore très ferme ; de toute sa personne s’exhalait un parfum d’ambre qui montait au cerveau : elle était séduisante et désirable, comme Ève le lendemain de sa chute.

Jacques vit son manège et eut, dans l’ombre, un triste sourire.

— Se repentir, se réhabiliter ! murmura-t-il, où donc avais-je la tête ? Est-ce possible, à une pareille créature ?

Il haussa les épaules et tourna ses pensées d’un autre côté, vers son idée fixe.

— J’attends et j’espère, Madame, dit-il au bout d’un instant.

Ce fut au tour de la jeune femme de tressaillir.

— Vous espérez, demanda-t-elle, quoi donc ?

— Que Marguerite sera heureuse, Madame, répondit Jacques avec le plus grand calme ; que ce bonheur, votre œuvre, sera pour moi la compensation de tant d’affections brisées, de tant de rêves détruits.

Elle le couva un instant d’un étrange regard.

Le feu intense, qui brillait au fond de ses prunelles, était insoutenable ; on aurait dit qu’elle concentrait toute sa volonté pour lui communiquer les effluves dont ses paupières alourdies étaient chargées.

— Jacques, dit-elle à voix basse, vous avez une noble nature, supérieure à tout ce que j’ai rencontré jusqu’à ce jour.

Tant que vous avez été heureux, je n’ai jamais cherché votre main. Mais aujourd’hui, pourquoi ne nous rapprocherions-nous pas ? Pourquoi ne nous consolerions-nous pas tous deux. Les mêmes douleurs qui ont brisé votre âme ont fait saigner la mienne ; les mêmes deuils qui ont obscurci votre vie ont rendu la mienne à jamais désolée et solitaire ; derrière vous comme derrière moi, il n’y a que des ruines et des regrets, devant nous il n’y a que des larmes et des découragements. Voulez-vous que nous pleurions ensemble ? que je m’appuie sur vous, moi qui suis toute faiblesse ? que nous soyons enfin tout l’un pour l’autre ?

En disant ces mots, sa tête alanguie s’était penchée vers Jacques ; ses cheveux embaumés atteignaient presque les lèvres du jeune homme.

Celui-ci laissa passer sur sa physionomie expressive comme un éclair de suprême dégoût.

Il la regarda un instant au-dessous de lui, dans son attitude lascive et provocante ; puis faisant appel à toute sa volonté pour rester maître de lui et ne pas la repousser :

— Vous êtes téméraire, Blanche, murmura-t-il, se cabrant encore sous l’effort, de demander la possession d’un cœur si meurtri que rien ne saurait le rappeler à la vie !…

— Ne dites pas cela, ou vous ignorez de quoi je suis capable ! Vous ne pouvez pas pressentir de quelle façon j’aimerai, lorsque je le ferai pour tout de bon !… Et puis, continua-t-elle tout bas, ce que j’offre a bien son prix aussi !…

— Oui, mais aimez-vous réellement ? seriez-vous prête à de grands sacrifices pour prouver à un sceptique que vous êtes sincère ?

Elle se rapprocha bouleversée, toute palpitante, et sauta au cou de Jacques par un bond de fauve, spontané et imprévu.

— Essaie, murmura-t-elle, veux-tu le secret de ma vie ?

Ses lèvres brûlantes cherchaient les lèvres du jeune homme, pendant que son corps se ployait et s’enlaçait au sien.

Mais à ce contact, il frémit de la tête aux pieds ; l’horreur et le dégoût furent plus forts que son désir d’atteindre le but, et, cependant, à la façon dont elle avait prononcé ces derniers mots, il la sentait bien sous ses pieds.

La passion inassouvie, la passion des sens, le désir de l’homme qui la méprisait et qui n’en voulait pas, avait, chez elle, dominé la prudence et l’habileté.

Pour être aimée, non, ces sortes de femmes n’aiment pas ; pour appartenir brutalement à celui qui depuis dix-huit mois la tenait palpitante et courbée sous son mépris, elle aurait vendu jusqu’à sa vie.

Jacques avait la conscience que dans ce moment-là elle lui aurait tout avoué, tout affirmé, tout signé ; mais souiller ses lèvres au contact de cette criminelle, la presser dans ses bras, continuer un quart d’heure de plus cette infâme comédie, lui sembla tout à coup au-dessus de ses forces et surtout de sa dignité.

Il voulait la démasquer et la punir, lui rendre au centuple les souffrances et les opprobres qu’elle avait infligés à celle qu’il adorait si profondément ; mais ce qu’il lui fallait à lui, c’était la lutte au grand jour, la victoire par les moyens honnêtes, les événements arrivant à l’appel de sa volonté plus forte que la perfidie de cette femme, la conviction de tous, obtenue simplement et sans subterfuges menteurs.

Toutes ces réflexions, Jacques les fit instantanément, et tandis que, ne pouvant arriver aux lèvres du jeune homme, que sa haute taille éloignait d’elle, elle couvrait son cou de baisers ardents, celui-ci la repoussa brusquement.

— Arrière, s’écria-t-il, Messaline, empoisonneuse, lâche assassin !… Arrière ! tu me fais une horreur si grande, que je ne peux même pas supporter ta présence. Oui, je veux glorifier Marianne, ma sainte, mon adorée, ma femme ; oui, je veux que tous la vénèrent et s’inclinent devant elle ; oui, je veux, pour cela, te clouer au pilori, je veux que chacun s’éloigne de toi avec dégoût. Mais arriver à ce but en subissant ton contact abhorré, jamais !…

Le jeune homme peu à peu s’était baissé et lui parlait si près que son souffle brûlait son front et ses yeux. Elle était tombée à genoux, et, les mains jointes, mourant de peur :

— Grâce ! murmura-t-elle, grâce ! toi seul peux me sauver, ne me repousse pas !

— Te sauver, infâme créature ! oh ! non, tu es trop perfide, et ce serait peine perdue qu’essayer !…

Et comme elle tâchait encore de saisir ses mains :


— Me laisseras-tu ! s’écria-t-il ; tu ne vois donc pas que toute ma force m’empêche à peine de t’écraser comme une vipère sous mon pied.

Elle se releva à ces mots, blême de rage et jeta à Jacques un regard où il y avait, en effet, quelque chose du venin mortel de l’horrible bête à laquelle il la comparait. Mais, subitement, elle se calma et se ressaisit :

— C’est bien, dit-elle, vous verrez comment je vous répondrai ; seulement, n’accusez personne, vous l’aurez voulu !

Elle disparut et rentra dans le bal.

Jacques qui l’avait suivie, fut effrayé de sa gaieté et de son naturel.

Devant tout le monde, au moment où il prenait congé d’elle, elle lui tendit la main.

— À bientôt ! dit-elle, d’un accent simple et doux.

Il se demandait ce que signifiait cette grâce charmante, lorsque en se retournant tout à coup vers elle, il crut voir dans ses yeux mi-clos comme le reflet d’une pensée infernale.

— C’est la lutte, pensa-t-il, allons, courage ! et puisse le droit enfin triompher !

Le lendemain, Jacques arriva un peu plus tard chez la veuve.

Il espérait trouver Marguerite seule sur la terrasse, et, pour passer quelques instants avec elle, sans éprouver l’ennui de parler à Blanche, il monta par l’escalier qui conduisait du jardin sur le quai.

Les salons étaient fermés, la maison silencieuse. Sur la terrasse, on ne voyait personne.

Le jeune homme comprit qu’il fallait entrer chez madame de Sauvetat s’il voulait voir sa pupille, et sa contrariété devint très grande.

Cependant, avant d’affronter cette présence pleine de dégoût pour lui, il ne put résister au désir de se reposer quelques instants sur le banc de pierre. Il lui semblait que la vue de cet étroit morceau de terre, qui lui rappelait les meilleurs souvenirs de sa vie, le calmerait assez pour le rendre fort et maître de soi.

Comme il tournait le dernier massif, un sanglot contenu frappa son oreille.

Il s’avança, étouffant ses pas, le cœur serré.

Marguerite était là, les mains jointes, dans l’attitude du plus violent désespoir.

Sa tête, renversée contre un buisson de clématite, était pâle et convulsée ; ses paupières fermées laissaient couler des larmes qu’elle ne songeait même pas à essuyer ; de temps en temps de longs sanglots soulevaient sa poitrine et venaient s’éteindre dans sa gorge contractée. Jacques la considéra un instant en silence sans qu’elle soupçonnât sa présence.

Un inexprimable pressentiment lui disait que cette enfant souffrait à cette heure d’une douleur qui allait bouleverser sa vie et avoir une influence directe sur sa propre destinée. Enfin, les lèvres de la petite désespérée s’entr’ouvrirent, et, pendant qu’une pâleur plus grande couvrait ses traits :

— Ô Marianne, ma vraie mère ! murmura-t-elle, le devoir, m’as-tu dis !…

Puis, plus bas, d’une voix dont rien ne saurait peindre le désespoir et le doute, elle ajouta :

— Le devoir !… Où est-il ? Quel est-il ?

Elle se leva toute droite et comme affolée en disant ces mots : ses yeux agrandis aperçurent Jacques, d’un bond elle se précipita dans ses bras éperdue et sanglotante :

— Ah ! sauve-moi, toi, lui cria-t-elle, je ne veux plus, je ne peux plus vivre !…

Le jeune homme fut effrayé de son effarement, de ses larmes, des tressaillements qui la secouaient des pieds à la tête. Il la souleva dans ses bras et la déposa sur le banc de pierre.

Doucement, avec des attentions paternelles, il essuya ses larmes, et écartant de son front ses beaux cheveux en désordre :

— Qu’as-tu ma fille adorée, lui demanda-t-il, qui te fait souffrir ? qui t’a blessée ou froissée ? que te faut-il pour te consoler, mon pauvre trésor ?

— Ah ! répondit l’enfant, tu ne peux rien, Jacques, rien !… je suis maudite !…

Et pendant longtemps on n’entendit que le bruit de ses sanglots déchirants et convulsifs.

— Maudite, toi, ma chérie ! fit Jacques la voix tremblante d’émotion ; mais je n’ai donc plus ni force, ni volonté, et ni affection pour toi ? mais j’ai donc déserté le poste qui m’était confié, ou violé le serment que j’avais fait de te servir de père, que tu te désespères ainsi lorsque je suis prêt de toi, prêt à tout dévouement ?

Marguerite parut se calmer, et, tandis qu’un léger pli se creusait entre ses sourcils délicats, elle sembla réfléchir profondément.

— Tu m’es dévoué, reprit-elle en fixant sur Jacques ses grands yeux, où le feu de quelque généreuse et sublime pensée, spontanément conçue, séchait les pleurs, veux-tu me le prouver ?

— Parle, ma fille.

— Eh bien ! va auprès de Marianne. Tous ces jours-ci, je suis obsédée de l’idée qu’elle souffre, qu’elle nous appelle, qu’elle me reproche d’être heureuse, lorsqu’elle subit, elle, la honte de l’injustice et du mensonge.

Jacques tressaillit.

— C’est singulier, dit-il lentement, une pensée tenace que je ne peux chasser m’affirme également qu’elle nous désire.

Mais, mignonne, continua-t-il en serrant plus fort les mains de la fillette, est-ce à cause de Marianne que tu pleurais si amèrement tout à l’heure ?

Elle devint toute pâle, et recommença à laisser couler ses larmes. Au bout de quelques secondes elle parut s’affermir dans sa résolution. D’un accent encore tout ému, mais qui se calmait à mesure qu’elle parlait, elle reprit :

— Oui, au moment de m’engager pour toujours, je la revois sans cesse, et plus que jamais je souffre d’être séparée d’elle. Des voix intimes, où celle de mon père me paraît mêlée, me défendent d’engager mon avenir avant qu’elle nous soit rendue.

Jacques tressaillit.

— Ce sont bien là les seules raisons de ton chagrin, Marguerite ? demanda-t-il.

Elle eut un sourire si triste qu’il serra le cœur du jeune homme.

— Oui, fit-elle. Et puis, Jacques, voilà six mois depuis notre grande conversation. J’ai beaucoup réfléchi, comme je te l’avais promis. Tes observations me sont revenues fréquemment à l’esprit. C’est bien grave, le mariage ! c’est pour toujours !

L’avocat tout abasourdi regarda sa pupille.

Comment Marguerite si éprise, si enthousiaste la veille encore, pouvait-elle parler ainsi ! Mais il n’y avait pas deux jours qu’il l’avait vue rougir à la moindre parole de Georges Larroche ! D’où venait cet étrange changement ? Il ne se l’expliquait pas.

Cependant ses inquiétudes se calmèrent vite, car la jeune fille abondait tout à fait dans son sens. Il n’avait pas le courage de s’alarmer d’un chagrin à son avis passager, devant le résultat qui s’annonçait.

— Elle le pleure un peu, pensa-t-il, mais sa raison parle plus haut que son cœur ; elle est la vraie fille de son père, sérieuse et réfléchie, dans quelques jours il n’y paraîtra plus.

Depuis six mois, en effet, le mariage de sa pupille avec Georges Larroche, avait été la grande désolation de Jacques. Malgré toute son impartiale volonté, il lui avait été impossible de tendre franchement la main au futur mari de Marguerite.

Il se sentait contre lui des préventions d’autant plus insurmontables qu’il ne se les expliquait par aucune raison plausible.

— J’avoue, dit-il tout haut, au bout d’un instant, que je n’ai découvert chez ton fiancé aucune des qualités qui te l’ont fait désirer pour mari. Et pourtant, je l’ai observé et étudié sérieusement, sans parti pris. J’ai pour lui une invincible répugnance. Pourquoi ? Je ne le sais pas. Cependant, ma fille, tu parais souffrir, et, avant de décider irrévocablement quoique ce soit, tu ferais peut-être bien de réfléchir encore.

— Non, je ressemble à celle qui m’a élevée ; je ne reviens jamais sur ma parole, ni ne fais les choses à demi ; je renonce complètement à M. Larroche.

Malgré elle, en prononçant ces derniers mots, sa voix eut des inflexions navrantes.

Jacques s’en aperçut.

— Mais tu es malheureuse, ma chérie, s’écria-t-il, tu me caches peut-être quelque chose ! Oh ! parle, ma Gri-Gri, parle, je t’en supplie. Mes préventions ne sont rien, je ne compte pas, moi ; il n’y a que ton cœur qui est en jeu, ouvre-le moi, ma fille, ma vieille expérience saura bien trouver un baume à ta blessure.

Elle le regarda un instant tout émue, puis s’appuyant sur lui familièrement comme au temps de son enfance :

— Que tu es bon, Jacques, dit-elle doucement, et qu’elle a eu raison de t’aimer et de te choisir entre tous ! Ma blessure, ami, ne se cicatrisera jamais, elle est de celles qu’on porte au tombeau.

Le jeune homme, frappé de son accent profond, tressaillit, et involontairement la pressa dans ses bras comme pour la mieux protéger.

Mais elle, voulant lui donner le change, continua :

— Oui, ma douleur est la tienne !… Avoir toute sa vie vécu d’une affection ; se sentir au fond de l’âme un culte pour une créature qu’on sait parfaite entre toutes, noble et grande plus qu’aucune, et voir tout à coup cette affection profane, cette créature avilie et méconnue, ô Jacques !… cela tue !… Hélas !… on peut oublier quelques heures ; comme les autres, essayer de respirer la vie, de connaître l’amour, d’espérer le bonheur ; mais que la plaie se fait vite sentir, profonde et saignante !… Que cette pensée de désespoir revient, importune et tenace, et se retrouve sous toutes les joies !…

Non, ami, non, comme toi, je veux éternellement la pleurer ! Je ne veux associer à mon deuil aucun être sur terre, je ne veux pas m’exposer à entendre constater un crime qui n’existe pas, j’en jure Dieu !… Je veux vivre seule !

Jacques pleurait. Que pouvait-il dire ? Quelles objections pouvait-il trouver ? Lui était-il possible de combattre une résolution qu’il approuvait complètement ? Les raisons qu’elle lui donnait lui semblaient si péremptoires, que jamais l’idée d’un mensonge sublime ne pouvait lui venir !

— Oh ! elle nous sera rendue, dit-il enfin d’une voix entrecoupée.

Elle leva ses beaux yeux humides vers le ciel.

— J’en suis sûre ! murmura-t-elle avec un accent de conviction impossible à rendre.

La généreuse enfant !… Elle ne disait pas que les tortures de son pauvre cœur broyé depuis le matin, que toutes ses espérances évanouies, elle les offrait volontairement en sacrifice pour que Marianne fût heureuse.


— Adieu, mon ange, lui dit Jacques, en la quittant ; je t’obéis, je vais essayer de la voir.

Peut-être, ne me sera-t-il pas possible de lui parler, mais je ne reviendrai pas sans que mes yeux aient rencontré les siens.

Le lendemain matin, en effet, Jacques prenait le chemin de la maison centrale de Cadillac, où Marianne subissait sa peine.