G. Charpentier (p. 220-231).

III

UNE VOLONTÉ DE M. DE SAUVETAT



Jacques n’eut garde de manquer au rendez-vous que lui avait donné sa pupille.

Comme il y avait déjà bien des années, on l’introduisit dans le petit salon d’études où une autre aussi l’avait appelé.

Marguerite assise sur le canapé où il avait vu Marianne autrefois ; comme elle, souple et grande, ses longues mains effilées croisées sur ses genoux, dans l’attitude favorite de celle qu’il avait perdue, attendait le jeune homme.

Du seuil de la porte, celui-ci l’enveloppa d’un regard, et vit tous ces détails, il tressaillit, et se sentant chanceler sous l’empire de ses souvenirs, il s’arrêta :

— Approche, Jacques, murmura l’enfant de cette voix douce et ferme, qui lui rappelait tant de choses, approche, j’ai besoin aujourd’hui de toute ton affection.

Il obéit.

— Comme tu lui ressembles ! dit-il.

Il déposa un baiser sur le front de sa pupille et essuya les larmes qui coulaient de ses yeux.

Elle rougit.

— C’est le meilleur compliment que tu puisses me faire, mon ami, répondit-elle en souriant.

— Tu ne l’as donc pas oubliée ?

— Oh ! non ! je vais tous les jours dans sa petite chambre dont j’ai les clefs ; là, je retrouve comme un parfum d’elle, je la revois à mes côtés, aimante, dévouée, telle que je l’ai connue ; par la pensée, je me jette dans ses bras, et si jamais, ajouta l’enfant en portant subitement la main sur son cœur, il me fallait faire quelque grand sacrifice, son souvenir seul m’en donnerait la force.

Jacques pressa longuement la fillette dans ses bras.

— Tu as son cœur, comme tu as sa grâce et sa beauté ; merci pour cette affection que tu lui conserves. Mais si le jour de l’épreuve arrivait pour toi, chère enfant adorée, souviens-toi de ce que je disais il y a quelques mois : je suis là, pour t’aimer et défendre ton bonheur envers et contre tous.

— Eh bien ! mon ami, c’est parce que je le crois, que je veux te confier aujourd’hui une dernière volonté de mon père bien-aimé, volonté que tu ne connais pas, car tu ne m’en as jamais parlé.

En disant ces mots, une rougeur charmante avait couvert ses joues et son front.

Au bout de quelques minutes, elle leva les yeux vers Jacques, qui ne lui répondait pas.

Celui-ci, toujours à l’affût du plus petit indice, était pâle, ses lèvres tremblaient imperceptiblement ; il semblait en proie à une émotion contenue qui cependant, peu à peu, l’envahissait.

— Une volonté de ton père, étrangère à son testament ? demanda-t-il.

Elle fit signe que oui.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment, si longtemps, as-tu eu un secret pour moi, ton meilleur ami ?

Elle devint encore plus rouge et répondit :

— J’avais juré à mon père de ne parler de son projet à personne au monde, avant qu’il ne me le permît. Mais il n’est plus là ; aujourd’hui, sans trahir mon serment, je crois que je peux tout te raconter. Du reste, tu le remplaces : tu me le disais il y a un instant.

Jacques était redevenu maître de lui ; il s’assit sur le petit canapé à côté de Marguerite, et prit ses deux mains dans les siennes

— Voyons, ma fille chérie, dit-il, en mettant tout son cœur dans ses paroles, je t’écoute.

Les traits fins de mademoiselle de Sauvetat revêtirent une expression étrangement sérieuse, sur son front pâle descendit comme un voile de recueillement.

— Jacques, dit-elle, je crois que je vais me marier.

Pour la deuxième fois, le jeune homme dut contenir les battements précipités de son cœur ; afin de mieux connaître la pensée de Marguerite, il affecta même une gaieté dont il était très éloigné.

— Te marier, miséricorde ! s’écria-t-il ; et avec qui, mademoiselle, s’il vous plaît ? Sans mon consentement ? Comment vas-tu faire, voyons ?

Elle devint toute blanche. Jacques sentit ses mains trembler dans les siennes.

Il la regarda et devinant sa souffrance, il eut pitié ; sa voix se fit douce et tendre :

— Parle, mon enfant bien-aimée, insista-t-il ; quel est le fiancé dont tu as fait choix, par ordre de qui le prends-tu ? Ouvre-moi ton cœur sans crainte.

Tu ne le saurais faire à quelqu’un qui t’aime aussi sincèrement, aussi profondément.

— Je veux me marier par ordre de mon père, dit-elle en baissant la tête.

Et d’une voix moins distincte, elle ajouta :

— Avec Georges Larroche.

Mais Jacques était déjà debout ses yeux étaient pleins d’éclairs, ses narines frémissaient, il ne se contenait plus.

— Georges Larroche ! s’écria-t-il, Georges Larroche ! Allons donc !… Ton père t’a ordonné de prendre Georges Larroche pour mari !… Oh ! c’est impossible, je deviens fou !

— Non, Jacques, c’est vrai et réel, j’ai juré à mon pauvre père d’être la femme de Georges Larroche.

L’avocat porta les deux mains à son front comme pour rappeler sa raison absente.

— Voyons, Marguerite, dit-il, tu as souffert, beaucoup souffert depuis la mort de ton père, es-tu sûre de ne pas te tromper ? N’obéis-tu pas à d’autres insinuations ? Ne serait-ce pas plutôt ta mère qui te conseillerait ce mariage ?

— Ma mère ne m’en a jamais parlé, mon ami, je te le jure.

— Mais alors, M. de Sauvetat a laissé des volontés écrites qui ne m’ont pas été communiquées.

— je ne sais pas cela, Jacques, je ne connais que l’ordre qu’il m’a donné, et le serment que j’ai fait.

Le jeune homme revint vers elle, et, d’un accent auquel on ne résiste pas :

— Explique-toi, dit-il, je dois savoir et je veux comprendre.

— Mon pauvre père, commença-t-elle sans hésitation, est tombé malade le 12 décembre ; tu sais cela comme tout le monde, hélas ! mais ce que tu ignores peut-être, c’est que le deuxième jeudi de décembre, le 16, Bertrand, notre vieux valet de chambre, est venu me chercher dans mon pensionnat de Bordeaux.

Partis par le premier train à cinq heures du matin, à onze heures nous arrivions à Roqueberre. Mon père et ma mère m’attendaient dans le petit salon d’en bas. Marianne était à la campagne depuis quelques jours et ne devait rentrer que le lendemain.

M. de Sauvetat, debout devant la cheminée, était grave et sévère, un peu solennel, même, il me sembla.

Ma mère, assise dans un fauteuil, était tellement pâle, que je la crus malade.

— Vous souffrez, n’est-ce pas ? lui demandai-je tout alarmée, et c’est pour vous soigner que vous m’avez fait venir.

Mais elle me répondit en souriant :

— Non, non, je me porte très bien, c’est ton père, Marguerite, qui désire te parler… sérieusement.

Elle m’avait embrassée en disant ces mots, ses lèvres étaient glacées ; je n’osai pas insister.

— Ma fille, commença M. de Sauvetat, mon intention était de te garder encore longtemps, pour mieux préparer ton corps et ton âme aux grands devoirs que la vie impose aux femmes. Il arrive malheureusement chaque jour des événements imprévus qui changent nos résolutions les mieux arrêtées ou les modifient.

Par suite d’une circonstance exceptionnelle, ma manière de voir aujourd’hui n’est plus la même. Si ton cœur ne s’y oppose pas, je vais te marier très prochainement, le veux-tu ?

Je fermai les yeux, il me sembla que la vie m’abandonnait.

Lorsque j’eus la force de les rouvrir, les traits bouleversés de mon père m’effrayèrent. Il était plus blanc qu’un suaire, de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front.

— Tu ne me réponds pas, ma chérie, fit-il avec un accent de tristesse infinie ; il faut me dire la vérité. Refuses-tu ?

Je me sentis tout à coup vaillante et forte.

— Cela dépend, dis-je résolument ; prononcez un nom, et je verrai.

L’inquiétude redoubla dans les yeux de M. de Sauvetat :

— Aurais-tu déjà fait un choix ? me demanda-t-il.

Cette fois-ci, je devins toute froide ; je cachai ma tête dans mes mains ; subitement, je venais de découvrir dans mon cœur des choses jusque-là ignorées.

Mais lui, écartant mes doigts, et me regardant bien en face :

— Veux-tu être la femme de Georges Larroche ? dit-il brusquement.

Je poussai un cri ; les larmes qui m’étouffaient jaillirent instantanément de mes yeux…

Ce nom ! ah ! c’était bien celui qui dormait au fond de mon âme !

Je jetai mes deux bras autour du cou de mon père, et le couvrant de baisers :

— Que vous êtes bon, lui dis-je, vous l’aviez donc deviné ?

Si bas que j’eusse murmuré ces quelques mots, il m’avait entendue ; car je sentis son cœur battre plus fort, quelques larmes chaudes tombèrent sur mon front.

Il me pressa très fort sur son cœur :

— Pas moi, me répondit-il, mais ta mère.

Et se tournant vers celle-ci :

— Embrassez votre fille, Blanche, dit-il.

Il prit en même temps ses deux mains, et il ajouta à son oreille des mots que je n’entendis pas.

Pour la première fois, Jacques interrompit sa pupille.

L’éclair de ses yeux avait reparu.

— Et ta mère ? demanda-t-il, qu’a-t-elle répondu, te rappelles-tu ?

— Oh ! oui. Après m’avoir embrassée de ses lèvres toujours glacées, elle s’est tournée vers mon père et a dit « Je vous assure que la femme de Georges sera heureuse. »

— Ah ! fit Jacques d’un ton singulier que Marguerite ne remarqua pas.

— Mon père, continua-t-elle, me renvoya en me disant :

— M. Larroche est parti pour Paris, où il va demander le consentement de son oncle, son seul parent aujourd’hui ; à son retour, nous célébrerons la fête des fiançailles ; en attendant, ne parle de notre entretien à personne. Jure-le moi.

— À personne ; mais vous faites une exception pour Marianne, n’est-ce pas ?

— Non ; je lui dirai qu’elle doit savoir ; ne parle pas, toi, jusqu’au jour où je te le permettrai.

Je le promis.

Le soir, au moment de nous séparer, mon père m’embrassa longuement et à plusieurs reprises.

Comme je touchais le seuil de la porte pour les quitter, il me rappela :

— Marguerite, dit-il, viens mon trésor, je ne t’ai pas encore assez embrassée.

Il me tint longtemps sur son cœur, pendant que des larmes brûlantes couvraient ses joues.

— Ah ! continua l’enfant dans un sanglot, il pressentait que je ne devais plus le revoir !…

Jacques, sombre et farouche, la laissa pleurer.

— C’est tout ? demanda-t-il au bout de quelques secondes de silence.

Elle essuya ses yeux.

— Non, fit-elle en se troublant de nouveau au milieu de ses derniers baisers mon pauvre père m’a dit : « Je veux un serment de toi, Marguerite ; promets-moi, au nom de tout ce que tu aimes sur terre, au nom de tes croyances et de tes affections, que tu seras la femme de Georges Larroche, et cela que je vive ou que je meure. »

Jacques l’interrompit :

— Il t’a dit cela ? fit-il avec une sorte de terreur.

— Oui, et j’ai juré que Georges serait mon mari, ou… que je mourrais fille.

Jacques, à son tour, sanglota.

— Malheureuse enfant ! s’écria-t-il ; ah ! si tu avais parlé plus tôt !…

Et le jeune homme, qui avait fait quelques pas dans le boudoir, vint en trébuchant se laisser tomber sur le fauteuil.

— C’est cela, murmura-t-il, c’est cela !… Mais comment le prouver jamais !… Ah ! répéta-t-il, si tu avais parlé plus tôt !

Mais elle poursuivait toujours l’idée qui lui était chère. Elle se méprit aux paroles de l’avocat, et, levant vers lui ses beaux yeux étonnés et naïfs :

— Plus tôt, le pouvais-je ? dit-elle. Un deuil immense pesait sur nous, mon cœur était brisé à en mourir !…

— Oh ! tu ne me comprends pas !… Enfin, tu aurais dû…

Mais Jacques s’arrêta subitement. L’horrible pensée qui se faisait jour au fond de son cerveau ne pouvait pas, ne devait pas effleurer Marguerite.

— Je ne te comprends pas, en effet, mon ami, fit-elle ; étonnée ; toi si expert en matière de délicatesse, tu ne devines donc pas le sentiment qui me faisait agir ? Je n’ai pas voulu, malgré les secrets désirs de mon cœur, que la plus fugitive pensée d’avenir ou d’espérance vint rendre moins amères les larmes que je versais.

Jacques l’interrompit avec une secrète amertume.

— Et aujourd’hui, interrogea-t-il, tu te consoles, n’est-ce pas ?

— Oh ! non ; mais Georges m’a promis de faire réviser le procès de notre chère Marianne bien-aimée ; grâce à lui, son innocence sera proclamée… et… je le crois.

L’avocat eut un triste sourire.

Il ouvrit la bouche ; après une légère hésitation, il reprit, sans poursuivre sa première idée :

— Marianne a-t-elle su avant son départ que tu aimais M. Larroche ? Le lui as-tu dit, ou l’avait-elle deviné ?

Marguerite, plus rougissante que jamais, secoua la tête.

— Ni l’un ni l’autre. Ma mère seule avait lu dans mon cœur un secret que moi-même j’ignorais. Je te l’ai avoué tout à l’heure, Jacques.

Je te le répète, c’est seulement à la voix de mon père que la lumière s’est faite en moi.

Si tu savais comme j’ai souffert, en attendant ce nom qu’il ne prononçait pas, et quel bonheur infini a inondé mon âme lorsque je l’ai entendu !…

Ah ! instantanément, sans qu’on ait eu besoin de me l’expliquer ou de me le dire, sans que nul ne m’en ait parlé avant ce jour, j’ai bien deviné que cette impression étrange et inexplicable, à la fois joie et douleur, était l’amour !

Jacques ne la laissa pas continuer ; au risque de la froisser, il reprit avec insistance :

— Et depuis la mort de ton père, as-tu raconté tout cela à Marianne ?

— Oh ! non, les premiers jours nous pleurions ce pauvre cher père bien-aimé.

Son souvenir était là, amer et déchirant.

Je revoyais sans cesse cette figure immobile ; il me semblait, surtout, toujours sentir sous mes lèvres ce froid glacial que je n’oublierai jamais, et qui m’avait saisie jusqu’au fond de l’âme. Nous parlions de lui constamment, Jacques, et je ne crois pas, jusqu’au moment où Marianne m’a été ravie, que nous ayons, toutes deux, ressenti ou formulé une seule pensée en dehors de lui.

Elle s’enfonça dans ses souvenirs, et Jacques, pensif, ne troubla pas son silence.

— Marguerite, reprit-il au bout d’un instant, M. Larroche n’est pas l’homme qu’il te faut, ni le parti qui te convient. Sa fortune est minime à côté de la tienne ; il a quinze ans de plus que toi ; enfin, sa valeur intellectuelle n’est pas celle que je voudrais trouver dans le mari auquel je te donnerai.

La jeune fille appuya sa main sur le bras de Jacques.

— Comme fortune et valeur morale, mon ami, dit-elle, mon père l’avait choisi ; comme âge et valeur intellectuelle, je l’aime !

Elle prononça ces quelques mots d’une voix si ferme et si claire, que Jacques, qui se connaissait en sentiments vrais, autant qu’en résolutions arrêtées, baissa la tête.

— Me promets-tu au moins de réfléchir ? demanda-t-il sans insister davantage. Me permets-tu d’en parler à ta mère ?

— Je te demande, au contraire, de ne pas lui dire un mot avant que je ne t’y autorise. Mais, se hâta-t-elle d’ajouter, je te promets six mois de réflexion ; dans six mois, tu me communiqueras de ton côté ce que tu auras résolu : étudie Georges, sans parti pris, sans arrière-pensée. Cela te va-t-il ?

— Oui, je te jure de mettre toute prévention de côté, pour ne regarder que ton bonheur et ton avenir.

— Tu devrais dire un peu aussi « ton devoir » ; car les dernières paroles que mon père m’a adressées ont été celles-ci « Je ne serai heureux que le jour où tu seras la femme de Georges. »

— C’est singulier ! répéta Jacques.

Et il quitta sa pupille, le cœur serré.

Comment M. de Sauvetat, le grand seigneur délicat et raffiné, comment cet homme intelligent, au coup d’œil droit et sûr, s’était-il décidé à donner sa fille à un individu de nulle valeur ?

Ce projet avait-il germé instantanément dans la pensée de Lucien, où bien était-il dès longtemps préconçu ? Dans ce dernier cas, comment, associé à tous les secrets de la famille, avait-il été tenu en dehors une affaire aussi capitale que ce mariage de Marguerite ? Comment et pourquoi Marianne n’avait-elle rien su également ?

Jacques, bouleversé de tout ce qui venait de lui être révélé, pouvait à peine fixer sa pensée épouvantée sur les choses terribles qu’il pressentait.

Il se maudissait de n’être pas capable de découvrir immédiatement la vérité.

Malgré ses hésitations, cependant, il reconstruisit un si sombre drame, de si épouvantables scènes de famille, que, l’immense désespoir de la victime, venant effacer jusqu’à l’admirable dévouement de Marianne, il ne savait que répéter, avec de grosses larmes :

— Pauvre Lucien !… quelle agonie ! que tu as dû souffrir !…

Ah ! s’il avait tout su !…

Le soir, au lieu de se rendre chez madame de Sauvetat, M. de Boutin et Jacques passèrent la soirée ensemble chez le juge.

— Ce que vous entrevoyez, lui dit ce dernier, est sans nul doute une partie de la vérité ; mais le corps du délit nous échappe toujours : où s’est-elle procuré l’extrait de saturne, et sous quel prétexte ?

— Elle a peut-être eu un complice ?…

— Non, une femme pareille ne se confie pas plus qu’elle ne se livre. Croyez-moi, Jacques, ne lui donnons pas l’éveil avant d’avoir nos armes complètes et sûres. Observons, ne nous décourageons pas. Je vous l’ai déjà dit, je pressens des preuves et des indices qui vont nous la livrer ; mais sachons les attendre avec toute notre énergie et toute notre volonté.