G. Charpentier (p. 401-436).

XVII

LA VENGERESSE


M. et madame Larroche viennent de dîner.

Il est huit heures environ ; un bon feu flambe dans la vaste cheminée ; les deux époux sont en tête-à-tête, ils digèrent.

Cette occupation parait maintenant très importante pour eux, pour Blanche surtout, dont le léger embonpoint d’autrefois a pris depuis quelque temps des proportions phénoménales.

Elle ne reçoit point, son deuil trop récent le lui interdit. Elle a donné des ordres en conséquence ; on n’introduira que les plus intimes, ceux qui ont droit d’entrer chez elle à toute heure. Pourtant, hélas ! la figure épanouie de madame Larroche ne fait guère supposer que son désespoir soit des plus inconsolables.

Non ! que la terre lui soit légère à cette belle petite morte, qui dort sous le vent et la neige, dans le grand cimetière sombre ! Si elle n’a que sa mère pour la pleurer, l’herbe poussera vite sur sa tombe !

En effet, Blanche sourit et agace son jeune mari.

Rien n’est horrible comme cette grosse figure envahie et aplatie par la lymphe, couverte de ses hideuses taches brunes, se contractant, se ridant, pour chercher dans l’arsenal de ses coquetteries du temps passé des sourires, et n’y trouvant que des grimaces capables de mettre en fuite une armée de singes.

Elle raconte à Georges les cancans que M. Delorme lui a appris le matin.

Madame une telle a un amant !… Fi donc !… Elle ne peut plus la voir !…

La petite chose… l’apprentie de sa tailleuse, est enceinte ! L’horreur !… Si la couturière ne chasse pas cette petite malheureuse, elle, Blanche Larroche, sera obligée de se faire habiller ailleurs. Car, enfin, sa vertu !… les convenances !…

Il faut voir avec quelle bouche en cœur l’ex-madame de Sauvetat prononce ces mots-là.

Du reste, nous avons oublié de dire que depuis son second mariage Blanche est d’une piété angélique.

La veille des grandes fêtes, sa chaise est toujours couchée la première contre le confessionnal. Elle fait partie d’une congrégation qui s’appelle : les Mères dévouées ; elle est vice-présidente d’une autre qui a pour nom : les Épouses irréprochables.

— Présidente avec beaucoup de vice, dit l’impitoyable Orphée, jamais vérité n’a été aussi flagrante que celle-là.

On rit, mais on le blâme.

En effet, la dévotion rigide de la grave madame Larroche a bien racheté les grâces peut-être un peu mondaines de la charmante madame de Sauvetat.

Quant à Georges, il s’endort maintenant chaque jour au coin du feu.

La faible lueur d’intelligence dont il faisait preuve autrefois, lorsqu’il raclait son violoncelle dans les salons de Roqueberre, s’est épaissie dans la vie rabelaisienne que lui a faite Blanche.

Aujourd’hui il mange et il dort… il dort et il mange ; c’est tout ; non encore, il engraisse dans les mêmes proportions que sa femme.

À l’heure actuelle, il dodeline de la tête, et à une agacerie plus accentuée de Blanche il répond par un grognement sonore et profond assez singulier.

On sonne. Quelques personnes viennent interrompre ce charmant tête-à-tête.

Le docteur Delorme, M. et madame Drieux entrent.

À leur aspect, Blanche assombrit subitement sa physionomie trop joyeuse, et répond par de gros soupirs aux compliments de condoléance que lui adressent encore ses amis.

Louise de Moussignac se réjouit d’une mission qui doit avoir lieu à Roqueberre.

Madame Larroche fera bien d’assister aux sermons ; on attend un Père jésuite dont on dit le plus grand bien. S’il existe une consolation à la douleur de Blanche, le Père la trouvera.

— Oui, répond madame Larroche, ils connaissent les chemins des cœurs et ils aident à panser des blessures, hélas ! bien profondes.

Elle lève les yeux au ciel, Louise s’attendrit…

Au même instant, et comme M. Delorme commence ses potins, un énergique coup de sonnette retentit dans le vestibule.

Les domestiques ouvrent la porte de la rue, pendant que, malgré eux, tous les assistants tressautent sur leurs sièges.

— Monsieur de Boutin ! Monsieur Descat ! annonce le valet de chambre.

— Encore ces gens ici ! murmure M. Drieux.

— Vous m’aviez promis de ne plus recevoir M. Descat, fait à son tour M. Delorme sur un ton de reproche.

Blanche se dresse furieuse.

— Je vous avais ordonné de ne laisser entrer que les amis de la maison, dit-elle insolemment à haute voix.

M. de Boutin apparaît au seuil du salon.

— Votre porte pourrait être close même à ces amis dont vous parlez, Blanche d’Auvray, répond-il avec une sévérité indicible, qu’elle s’ouvrirait malgré vous devant la justice.

— La justice ! répète madame Larroche stupéfaite.

Et elle recule jusqu’à la cheminée, les yeux arrondis par l’épouvante, frémissante, livide.

En effet, le juge et l’avocat n’étaient pas seuls, un troisième personnage les accompagnait.

En s’avançant vers le milieu de la pièce, Jacques et M. de Boutin l’avaient démasqué : c’était M. Dufour-Lafeuillade, le nouveau procureur impérial.

Les trois personnes étrangères voulurent se retirer.

Le juge les retint.

— Renvoyez votre femme, dit-il à M. Drieux, ce qui va se passer ici la rendrait malade. Quant à vous, demeurez.

Restez également, ordonna-t-il à M. Delorme, qui essayait de se faufiler vers la porte.

M. de Boutin avait un de ces accents auxquels on obéit.

Louise, presque mourante de frayeur, partit accompagnée d’un domestique.

— Il y a trois ans, commença M. de Boutin d’une voix solennelle, la justice fut avertie qu’un crime avait été commis dans cette maison.

Les deux magistrats qui avaient le mandat et le devoir de poursuivre l’affaire vinrent ici.

Ils trouvèrent deux femmes en présence : l’une, dont on ignorait le nom et l’origine ; l’autre, qu’on connaissait, ou plutôt qu’on croyait connaître de longue date.

Blanche eut un sourire de mépris.

— Vous voulez parler de la maîtresse de mon mari et de moi, n’est-ce pas ? demanda-t-elle en ricanant ; autant vaut le dire franchement.

Jacques fronça violemment les sourcils.

M. de Boutin la regarda. Ses yeux clairs et implacables étaient en ce moment semblables à deux lames d’acier ; malgré elle, elle tressaillit.

— Vous entendez votre acte d’accusation, Madame, reprit le juge, veuillez ne pas l’interrompre.

Un frisson d’épouvante courut sur tous les assistants, Georges Larroche parut s’éveiller de son idiote apathie :

— Acte d’accusation ? répéta-t-il avec une interrogation niaise qui avait quelque chose de lugubre.

M. Drieux protesta seul.

— Oh ! oh ! fit-il, ceci demande de plus amples explications, monsieur le juge !

— Je vais vous les donner, continua M. de Boutin. Deux femmes étaient devant nous, je viens de vous le dire. Vous, monsieur le président, qui étiez alors procureur, vous accusâtes hardiment Marianne, le premier jour, et avant d’avoir la moindre preuve contre elle.

— J’étais l’interprète de l’opinion publique. Alors, comme aujourd’hui du reste, j’étais et je suis resté parfaitement convaincu de sa culpabilité.

M. de Boutin eut un sourire de pitié :

— En êtes-vous bien sûr ? fit-il. Mais je continue :

Ensemble nous avons fait l’enquête. Vous souvenez-vous que, loin de trouver contre elle un indice sérieux, chaque heure de cette mémorable instruction nous a révélé une grandeur de caractère et une noblesse de sentiments qui ne cadraient guère avec une accusation d’empoisonnement, c’est-à-dire de l’assassinat le plus lâche, le plus bas, le plus hideux qui existe.

— Pourquoi aurait-elle voulu se défaire de son bienfaiteur ? vous demandais-je sans cesse.

— Elle était lasse d’un amant jaloux, me répondiez-vous, d’un amant qui l’empêchait de conclure un mariage inespéré.

Et j’étais sûr, moi, que cette raison, la seule plausible, était une chimère. Non, M. de Sauvetat n’était pas un homme à souiller le toit conjugal, Marianne n’était pas une femme à tromper celui dont elle allait accepter le nom.

C’était ailleurs qu’il fallait chercher la duplicité, le mensonge et le crime, ailleurs qu’il fallait voir la trahison, la lâcheté et l’infamie !

Ah ! cette autre assez adroite pour répandre dans le public les perfides calomnies qui, à un moment donné, allaient devenir les horribles, mais solides jalons d’une accusation capitale, cette autre capable d’exploiter un dévouement au-dessus des forces humaines, je l’avais devinée.

De tous ceux qu’elle recevait dans sa maison, j’étais peut-être le seul qui l’eût pressentie. Mais toutes mes convictions étaient le résultat d’analyses intraduisibles, de faits tellement intimes et fugitifs, que cette certitude était bien plutôt chez moi une intuition qu’une réalité, et qu’il m’était interdit de la formuler catégoriquement par un acte d’accusation.

D’un autre côté, les grandes preuves que j’espérais découvrir ici étaient absentes, absentes comme le corps des soupçons sans lequel je ne pouvais préciser ma pensée.

Je dus me taire pour garder mes moyens d’agir. Mais le jour de la condamnation de Marianne, de cette condamnation que je n’avais pu empêcher, je jurai d’en faire appel. Aussi, comptant sur le temps et ma volonté, j’ai attendu d’eux ces preuves que je n’avais pu alors découvrir.

Blanche voulut payer d’audace devant ceux qui l’entouraient :

— Et aujourd’hui, interrogea-t-elle, vous les avez sans doute, ces preuves ?

— Oui, Madame, nous avons au grand complet toutes celles qui sont nécessaires ; nous les avons irrécusables et flagrantes, et je vous accuse, vous Blanche d’Auvray, d’avoir empoisonné Lucien de Sauvetat, votre premier mari.

En même temps M. Dufour-Lafeuillade, qui avait laissé parler le juge sans l’interrompre, s’approcha de madame Larroche :

— Au nom de la loi, dit-il, je vous arrête.

Il lui mit la main sur l’épaule.

À ce contact, Blanche poussa un cri rauque qui ressemblait à un hurlement :

— Oh ! mais vous êtes tous fous ! s’écria-t-elle en se débattant l’écume aux lèvres ; la justice a parlé une fois, elle a proclamé mon innocence : est-ce qu’on revient sur ses arrêts ? Laissez-moi !… laissez-moi !…

Elle était livide, la colère l’étranglait : c’était un spectacle horrible.

Mais M. de Boutin, implacable, la regardait les yeux pleins d’un froid mépris.

— Lorsque la justice a parlé, Madame, dit-il, elle ignorait la vérité. La seule personne qui la lui pouvait révéler aima mieux alors exposer sa tête que de dire le nom de la véritable criminelle.

Aujourd’hui, nous n’aurions même plus besoin de son témoignage. Nous connaissons l’empoisonneuse ; nous connaissons son but, son crime, le mobile qui la faisait agir ; elle ne nous échappera plus. Sa conscience est pour nous maintenant un livre ouvert où il nous est permis de lire !…

Ah ! vous n’avez donc pas compris, Madame, le but de mes visites assidues chez vous depuis si longtemps ? Vous n’avez pas compris que, seul, je refaisais une enquête mille fois plus minutieuse que la première, une enquête à laquelle rien ne pouvait échapper ? car, Madame, depuis la condamnation de Marianne, mon honneur est en péril, et je ne suis pas homme à l’y laisser.

Est-ce que vous m’avez abusé, moi, avec vos larmes menteuses, lorsque, huit jours après la mort de votre mari, Georges Larroche montait le soir l’escalier dérobé de la terrasse ?

Est-ce que j’ai cru à un besoin de protection, quand vous changiez de nom avant la fin de votre deuil lui-même ?

Est-ce que je n’ai pas vu que vous étiez un monstre, lorsque vous avez tué votre fille en lui volant celui que vous lui aviez fait aimer !…

— C’est faux !… C’est faux !…, cria Blanche exaspérée ; allez-vous-en !… allez-vous-en !…

— Hélas ! ce n’est pas faux !… Ne protestez pas, ne niez pas, ne mentez pas ! Vos dénégations sont inutiles, je vous ai dit que je vous connaissais bien ; jugez-en plutôt ! Vous avez empoisonné votre mari parce que vous saviez qu’il allait vous tuer, ayant la certitude que Georges Larroche était votre amant.

— Oh ! exclama l’accusée, ceci, je vous défends de jamais le prouver !

M. de Boutin ne broncha pas.

Elle crut que les preuves dont il parlait étaient surtout ses convictions morales à lui.

Elle reprit alors toute son assurance.

— Il est, sans doute, très loyal et très honnête, continua-t-elle, de s’éprendre de la beauté d’une femme ; d’être capable, pour la conquérir, de combiner un plan durant trois années ; de mentir à sa conscience, aux hommes, à tous ceux qui vous ont estimé jusque-là ; oui, toutes ces choses sont dignes d’un sévère et intègre magistrat. Mais de là à prouver ce que vous inventez, monsieur de Boutin, il y a plus loin que vous ne croyez.

Devant cette accusation, en présence de cette allusion infernale à un sentiment peut-être mal éteint, le juge devint pâle comme un suaire.

— Ah ! vipère, murmura-t-il, essaie de mordre, va, ce ne sera pas long ; je vais bien t’enlever les dents, malgré tes efforts et ta rage.

Jacques avait déjà saisi Blanche par le bras et voulait la forcer à s’agenouiller devant M. de Boutin pour lui demander pardon de ses insultes.

Celui-ci, grave et résolu, l’arrêta d’un geste solennel.

— Laissez, Jacques, dit-il, ne touchez pas à cette femme : elle appartient à la justice.

Madame Larroche, écumant de colère, n’entendit pas ces quelques mots du magistrat, elle ne vit que le mouvement : elle crut qu’il hésitait ; aussi elle reprit des forces :

— Oui, s’écria-t-elle, je vous mets au défi, vous, monsieur Descat, tous tant que vous êtes, amis ou ennemis, d’apporter un seul témoignage sérieux contre mon honneur de femme et de mère.

Mais parlez donc, je vous écoute. Lequel de vous peut montrer une preuve, lequel peut dire que je n’ai pas été une épouse irréprochable, que je n’ai pas soigné mon mari comme le devoir me le commandait, que je ne l’ai pas pleuré et regretté ?…

Et ma fille ! Cette enfant de mes entrailles, est-ce que je n’aurais pas donné ma vie pour elle ?

Oh ! oui, méconnaissez-moi, accusez-moi ! c’est facile ! Il y a longtemps, du reste, que je m’attendais à ces monstruosités de votre part ! Je supporterai vos injures sans que ma dignité en soit atteinte, parce que je sais que nul ne vous croira.

On me connaît et on me rend justice !…

Tous ceux du pays qui m’ont vue naître et grandir, savent bien que ma pauvre mère est morte de chagrin de m’avoir mariée à un être indigne qui m’a fait souffrir dans tout ce que la femme a de cher et d’intime.

Tout le monde m’a rendu justice, personne ne doute que cette Marianne, votre idole, ne soit venue chez moi pour y porter le trouble et le désordre ; on sait qu’elle était la maîtresse de mon mari, que tous les deux m’imposaient de force leurs horribles relations !…

— Taisez-vous, vous, Madame, taisez-vous ! cria Jacques hors de lui ; je vous l’ordonne !…

Mais elle se drapa dans une dignité froide et parut enfin laisser échapper de son cœur le secret d’un désespoir longtemps contenu :

— Non, s’écria-t-elle, je ne me tairai pas aujourd’hui, ne peux plus me taire ! Ah ! parce qu’autrefois j’ai été généreuse, et que je n’ai pas voulu accabler ceux qui l’auraient mérité, vous croyez qu’il en sera toujours ainsi ? Vous vous trompez, je n’ai plus de fille pour laquelle il faut sauvegarder l’honneur du père ; je parlerai, et lorsque j’aurai fait connaître les infamies qui se sont passées sous mes yeux, sous les yeux de Marguerite, lorsque j’aurai dévoilé tous ces mystères de honte, lorsque j’aurai dit ce que j’ai souffert, nous verrons s’il y a encore sur terre une seule personne pour me croire coupable !…

— Oui, il y en aura une, et ce sera moi !… dit tout à coup une voix profonde et grave.

Le procureur et Jacques s’écartèrent vivement.

Derrière eux, une jeune femme était debout, pâle, sévère, vêtue de noir.

Ses yeux sombres brillaient pleins d’éclairs, son bras droit était tendu en avant ; en la voyant, on aurait dit la Némésis antique.

— Marianne s’écrièrent-ils tous, stupéfaits et presque épouvantés.

— Oui, Marianne, que j’ai fait sortir de sa prison, dit M. de Boutin, pour servir de témoin à la justice ; Marianne, qui aujourd’hui se décide enfin à parler !

Blanche eut un éclat de rire satanique.

— La maîtresse de mon mari ! fit-elle. Oh ! arrière ! je vous chasse !…

— Pourquoi mentez-vous, à cette heure, et devant moi, Blanche d’Auvray ? répondit Marianne, calme et terrible ; en votre âme et conscience, vous savez bien que je me nomme Marianne de Sauvetat, et que je suis la sœur de votre mari !

— Sa sœur ! répétèrent toutes les voix en une seule.

Sa sœur ! allons donc ! fit Blanche en haussant les épaules, vous êtes habile ; c’est sans doute la fin de la comédie imaginée par vos complices.

Et, dédaigneuse, elle jeta un regard de défi à M. de Boutin.

— Oui, sa sœur, reprit Marianne d’une voix qui ne tremblait pas, et comme si elle eût laissé toutes ses émotions derrière elle. J’ai les preuves de ce que j’avance, Messieurs, ici même.

Mon père se nommait le général de Sauvetat ; ma mère était la fille unique du chef de la tribu arabe des Beni-Muzza. Madame Larroche le sait tout aussi bien que moi. En outre de la parole de son mari, elle a lu le manuscrit écrit en entier de la main de mon père, comme vous le lirez vous-même tout à l’heure.

Ah ! elle se croit forte, parce qu’elle espère que tout est anéanti, perdu, oublié. Un jour, elle n’a plus entendu parler de ce manuscrit, mon plus précieux héritage ; elle n’a plus vu la reconnaissance du général, et elle a cru tout cela détruit. Dans les papiers du mort elle avait cherché avant vous, Messieurs, et elle se croyait invulnérable ; car il n’y avait aucune preuve de notre proche parenté.

Elle ne pensait pas possible qu’une trépassée sortît de sa tombe pour venger ceux qu’elle a tués.

Mais, avant de vous montrer ces documents, témoins irrécusables de mon honneur, j’ai un devoir à remplir.

Je dois, moi, l’ancienne accusée, moi qui me suis tue, qui ai tout foulé aux pieds, ma vie, mon bonheur, mon amour, pour conserver un nom pur à l’enfant que j’avais vu naître, moi la condamnée, aujourd’hui la vengeresse de Marguerite et de mon frère, je dois vous apprendre tous les détails de la mort de M. de Sauvetat. Écoutez-moi.

Lorsque la jeune fille avait parlé de fournir des preuves authentiques, les yeux de Blanche s’étaient arrondis, ses dents s’étaient mises à claquer ; maintenant, elle devenait verte.

Elle voulut protester encore. M. de Boutin lui imposa silence.

Georges, affolé, se leva ; il commençait à comprendre.

— C’est elle qu’on accuse, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec une épouvante terrible.

— Écoutez, ordonna le procureur d’un accent bref.

Marianne, seule, resta debout : tous ceux qui l’entouraient retombèrent sur leurs sièges, épouvantés, saisis au dernier point par ces suprêmes révélations.

— Je ne vais pas vous raconter, commença-t-elle de sa voix grave et lente, ni mon arrivée ni mon rôle dans la maison de Sauvetat, ce serait inutile ; ma vie intime n’a besoin d’être connue que de quelques personnes qu’elle intéresse tout particulièrement. Ce qu’il vous importe de savoir, c’est le crime et le mobile qui l’a fait commettre ; ce qu’il vous faut surtout, c’est la vérité ; la voici :

Un jour, par un hasard étrange, fatal pour moi, je me trouvai enfermée dans le cabinet de toilette de madame de Sauvetat pendant qu’elle était avec un de ses amants.

Tout à coup, sans transition, fut ainsi déchiré à mes yeux le voile d’honnêteté et de vertu dont elle recouvrait ses débauches et ses vices.

Mais, tandis qu’elle traînait un nom pur dans la boue, elle avait su, avec une habileté infernale, conserver intactes toutes les apparences. J’étais seule à connaître ce secret de honte, je résolus de me taire.

Cependant, pour demeurer libre de consoler plus tard celui qu’elle trahissait, et de me consacrer tout entière à lui et à sa fille, je dus, ce jour-là, briser des liens qui tenaient au plus profond de mon cœur, je dus renoncer à tout ce qui était pour moi le bonheur sur terre !…

Elle devint encore plus pâle en prononçant ces mots, et pour la première fois sa voix trembla.

Toutefois, elle se remit et continua :

— Mon frère était loin d’avoir gardé sur sa femme toutes les illusions des premiers jours.

Il la trouvait légère, insuffisante, frivole.

Il aurait voulu que la trentième année mûrisse la femme et la mère. Il faisait souvent des observations sur le besoin de distractions incessantes, de fêtes et de bruit que ressentait Blanche. De là quelques nuages et de légères querelles grossies par la malveillance publique.

Mais, à part ces reproches peu graves, il la croyait loyale. Soupçonner sa femme, la mère de Marguerite, c’est une idée qui jamais ne serait venue à l’esprit de M. de Sauvetat.

Le 7 décembre 1863, il y avait une réunion nombreuse ici, dans ces mêmes salons.

On causait, on jouait, on discutait sur toutes choses. Les plus graves questions succédaient aux plus futiles anecdotes.

Entre autres propos, on se mit à agiter l’éternel problème du bonheur et du droit des femmes dans la société moderne.

M. de Sauvetat, au milieu des vérités ou des paradoxes plus ou moins acceptables de chacun, vint apporter son opinion sur l’idée qu’on débattait, et cela, avec la décision énergique et franche qui était la base essentielle de son caractère.

— Si j’avais été un misérable rendant ma femme malheureuse, dit-il, si je l’avais trahie ou fait peser sur elle un joug despotique, si je lui avais imposé une tyrannie d’habitudes et de sentiments mauvais, en un mot, si je n’avais pas été capable de remplir les mêmes devoirs que je réclamais d’elle, je vous jure que je me serais fait justice et que j’aurais eu le courage de la débarrasser de moi. Mais si, à mon tour, n’ayant rien à me reprocher, j’étais tombé sur une créature indigne, j’aurais cherché des preuves de sa trahison, et lorsque je les aurais eues en main, je l’aurais tuée.

On se récria.

— Ce sont des catastrophes qu’on regrette toujours, dit quelqu’un.

— Je n’aurais rien regretté, reprit M. de Sauvetat, parce que j’aurais tout prémédité. Ah ! je n’aurais pas tiré un coup de révolver sans réflexion, avec beaucoup de scandale et de tapage, au hasard.

Non, j’aurais examiné, pesé l’affaire ; je lui aurais bien laissé le temps et la liberté de se défendre ; je serais descendu au fond de ma conscience pour savoir si mes procédés n’avaient rien provoqué ; mais lorsque ma conviction aurait été établie, je serais devenu implacable.

Tout le monde frissonna.

— Heureusement, dit quelqu’un, que sa femme est de celles qu’on ne soupçonne pas.

Malgré cette réflexion, chacun se regarda épouvanté de ces paroles sinistres, et plus encore peut-être, de la froide résolution avec laquelle elles avaient été prononcées.

Marianne s’arrêta.

— Oh ! je me souviens, dit niaisement M. Delorme, c’est vrai, j’y étais…

La jeune fille s’était un instant recueillie ; elle reprit :

— Le lendemain, M. de Sauvetat partit pour la campagne. Il devait demeurer deux jours absent.

Le hasard le fit revenir le soir même vers dix heures.

Il y avait de la lumière dans ce petit salon ; j’étais dans ma chambre ; Lucien entra sans frapper, il nous croyait toutes deux réunies, Blanche et moi.

Sur le seuil de la porte, il s’arrêta, étouffant un rugissement : un jeune homme était aux pieds de sa femme.

— C’est faux ! cria Blanche, c’est faux !…

Georges, qui écoutait, baissa la tête.

Marianne eut un superbe sourire de dédain.

— Soutenez-vous aussi que c’est faux, Monsieur ? demanda-t-elle en s’adressant à Georges.

Celui-ci devint livide, et se mit à trembler.

— C’est bien, dit-elle simplement, je continue :

M. de Sauvetat montra la porte à l’étranger qu’il trouvait chez lui. Celui-ci affolé, partit, ou plutôt s’enfuit, sans une protestation, sans un cri, sans un mot.

— À nous deux ! fit alors le mari outragé en s’avançant vers sa femme.

Mais il ne connaissait pas la créature perverse et habile à laquelle il avait affaire : Blanche s’était déjà ressaisie.

— Qu’est-ce qui vous prend donc ? l’interrogea-t-elle toute tranquille et presque souriante.

— Comment ! vous osez le demander ?… Un homme est à vos pieds !… à cette heure Oh !… c’est de l’audace !…

— De votre part, de me soupçonner, oui, en effet.

M. de Sauvetat se sentit ébranlé par un si formidable aplomb.

— Alors ! miséricorde ! s’écria-t-il, que veut donc dire ce que j’ai vu ? Parlez, expliquez-vous !… je vous laisse tout le temps de vous disculper.

— Et si je ne veux pas le faire !

— Je vous tuerai.

Elle frissonna malgré elle ; mais ce fut un éclair.

— Sans preuves ? demanda-t-elle, plus maîtresse d’elle que jamais.

— Ah ! vous pensez que ce n’est pas une preuve ce que je viens de voir, là, il y a quelques minutes ?…

— Certainement ; parce qu’un homme ne se met pas aux pieds d’une femme, uniquement pour lui faire une déclaration d’amour.

— Ah ! ah fit M. de Sauvetat, sur deux tons différents. Oui, en effet, on s’agenouille aussi devant les reines pour leur demander des grâces.

— Il y a des circonstances dans la vie, Lucien, où une femme devient pour celui qui l’implore plus qu’une reine.

M. de Sauvetat demeura impitoyable devant l’accent digne et ému avec lequel furent prononcés ces derniers mots. Il haussa les épaules :

— Vous voulez sans doute, dit-il, parler du moment où l’homme la supplie de répondre à la passion ou au caprice qu’elle lui a inspiré, n’est-ce pas ?

Blanche se releva, pudique et grave, triste et fière.

— Ou bien, Monsieur, reprit-elle avec calme, lorsque cet homme supplie une mère de lui accorder la main de sa fille.

M. de Sauvetat poussa un cri de joie.

Il aimait trop sa femme pour ne pas s’emparer de la plus mauvaise raison.

— Ah ! si c’était vrai, s’écria-t-il, si c’était vrai !…

Blanche le regarda un instant avec une indéfinissable expression.

— C’est si sûr, prononça-t-elle enfin lentement, que votre fille aime déjà M. Larroche : demandez-le lui.

M. de Sauvetat se mit à réfléchir.

Il venait de surprendre le regard de sa femme. Avec lui, une indicible souffrance était entrée dans son cœur.

— Je n’ai pas le droit de douter de votre parole, dit-il au bout de quelques instants de silence. Je vais envoyer chercher Marguerite par Bertrand. Promettez-moi de ne pas essayer de lui écrire ou de la voir avant moi. Si elle aime M. Larroche, malgré la différence de position et de fortune, je les marierai dans quinze jours.

Blanche ne sourcilla pas. Elle promit tout ce que demandait son mari.

Le surlendemain matin, Marguerite arriva.

C’était vrai, elle aimait Georges Larroche.

Hélas ! M. de Sauvetat ne m’a jamais appris le secret de sa fille !… Peut-être ne prit-il pas au sérieux l’affection naissante de Marguerite, peut-être eut-il peur en me la dévoilant, que mon dévouement lui cachât la vérité, et essayât à tout prix de pallier la situation. Je l’aurais fait.

Toujours est-il que je ne soupçonnai pas l’amour de ma pauvre petite. Ah ! si je l’avais pressenti ou deviné !…

Elle repartit pour Bordeaux. À mon retour de la campagne, je crus qu’elle était venue faire une de ses visites hebdomadaires ; je regrettai de ne pas l’avoir vue, rien de plus.

Cependant Lucien ne pouvait me dissimuler longtemps ses préoccupations et son désespoir, il m’en parla.

Je cherchai à le calmer, à lui tout expliquer ; je m’accrochai au mariage de Marguerite comme une noyée aux branches ; j’étais sûre au dernier moment de trouver un moyen de le dénouer, mais, ce qu’il me fallait d’abord, c’était gagner du temps.

Lucien flairait la vérité, mes raisonnements ne l’ébranlaient pas.

J’étais folle, je redoutais tout, je prévoyais tout ; j’aurais donné ma vie pour débrouiller cette horrible situation sans scandale et sans bruit, surtout sans douleur pour M. de Sauvetat.

Il attendait, lui, le résultat de son épreuve, calme comme le droit, résolu comme la justice, prêt à tout, surtout à venger son honneur outragé.

À certains moments, cependant, son amour reprenait le dessus, il s’attendrissait :

— Il y avait seize ans que je l’estimais, me disait-il, et je l’aimais tant !… Ah ! si je pouvais m’être trompé !…

Marguerite était venue le 10 décembre à Roqueberre ; dans la nuit du 12, M. de Sauvetat fut pris de coliques et de vomissements.

M. Delorme, appelé sur-le-champ, diagnostiqua le retour d’une ancienne maladie de foie.

Je ne vous raconterai pas tout ce qui suivit ; vous connaissez les détails extérieurs, si je puis parler ainsi, et surtout le dénoûment de cette suprême douleur !…

Je veillais M. de Sauvetat sans le quitter un seul instant. Mais, chose étrange malgré toute ma volonté, chaque matin, vers quatre heures, je m’assoupissais ; un invincible sommeil fermait mes paupières. Deux heures après, lorsque je m’éveillais, M. de Sauvetat se tordait dans d’intolérables souffrances ; puis la journée se passait relativement calme, la soirée était presque bonne.

Je me reprenais à espérer ; hélas ! la nuit suivante les mêmes phénomènes avaient lieu, la crise revenait toujours plus violente et plus terrible, et à elle seule elle empirait l’état du malade d’une façon désespérante.

Un soir, je m’étais endormie comme à l’ordinaire : c’était le 24 décembre, la veille de Noël ; tout à coup, dans mon assoupissement, plein de rêves étranges, d’obsessions et de cauchemars, il me sembla entendre un cri terrible, rauque, strident, puis une voix affolée qui répétait :

— Marianne ! Marianne !

J’essayai de secouer la torpeur qui m’engourdissait, impossible.

Et cependant l’appel désespéré continuait.

— Marianne, Marianne ! disait-on toujours à mes côtés.

Après un effort insensé où je tendis tous mes nerfs à les briser, je parvins à ouvrir les yeux.

Lucien, pâle, mourant, mais terrible, retenait dans ses dents crochetées les vêtements de Blanche qui se débattait :

— Ah ! s’écria-t-il, en me voyant debout, tu m’as donc entendu, enfin ; tiens-la, tiens-la, je ne pouvais plus !…

Et il me montra ses bras paralysés.

Je crus que le délire de la dernière heure le saisissait. Par un mouvement machinal, je m’emparai des mains de Blanche ; elles étaient glacées. Je regardai alors ma belle-sœur, mais je faillis jeter un cri moi-même. Sa figure était livide et décomposée ; ses yeux hagards lui sortaient de la tête, sa bouche ouverte par l’épouvante ne se fermait plus.

— Ah ! m’écriai-je, qu’est-ce donc ! miséricorde !… Qu’avez-vous ?

Mon frère se souleva alors sur ses oreillers :

— Empoisonneuse ! dit-il, en me la montrant du doigt, empoisonneuse ! adultère !…

Et son bras décharné, raide, tendu droit vers elle, semblait la maudire et la foudroyer.

Je la repoussai avec dégoût pour courir vers lui ; elle alla tomber, comme une masse inconsciente, sur le fauteuil le plus proche.

— Calme-toi, m’écriai-je en le pressant dans mes bras ; c’est le délire, c’est la fièvre ! Lucien, Lucien, reconnais-moi ! c’est moi, Marianne !…

Mais lui, reprenant sa voix grave, subitement apaisée :

— Ah ! tu crois que je rêve, n’est-ce pas ? me demanda-t-il. Plût à Dieu ! Hélas ! tu ne sais pas !… tu ne sais pas !… Oh ! c’est horrible !… Mes crises du matin, c’est le poison, le poison ! … Je meurs empoisonné !…

Je sentis ma raison s’en aller.

— Empoisonné !… répétai-je, sans comprendre.

— Oui, empoisonné par elle, Blanche, ma femme !… oh !…

Il se renversa, laissant éclater son désespoir dans un sanglot déchirant ; puis il reprit :

— Elle devait te faire prendre chaque soir un narcotique quelconque ; et lorsque tu étais là, impuissante et aveugle, lorsque la souffrance me rendait moi-même inerte sur mon lit de douleur, lâchement, dans l’ombre, elle venait me verser la mort !… Oui, je viens de la surprendre. Tiens ! voici ce que j’ai arraché de ses mains.

Et il me montra une fiole longue, à demi pleine d’un liquide clair, sans arôme et sans couleur, une fiole en tout semblable à celle que vous avez autrefois trouvée dans le placard de ma chambre, monsieur le président, fit Marianne en s’adressant à M. Drieux.

Celui-ci leva les yeux au ciel ; la surprise lui enlevait la voix.

De plus en plus émue, la fiancée de Jacques continua :

— Je m’élançai vers mon frère, je m’emparai de cette fiole, je l’ouvris, je goûtai son contenu :

— Ah ! m’écriai-je, de l’extrait de Saturne ! Vite, un médecin, un médecin !…

Il m’attira vivement vers son lit de douleur ; et m’arrachant le fatal liquide à son tour :

— Malheureuse, ordonna-t-il d’une voix impérieuse, tais-toi, tais-toi !

— Mais tu sais donc ce qu’il faut employer pour te guérir !… Quel contre-poison dois-je aller chercher ?… Vite, dis vite… lequel ?… je meurs…

— Aucun.

— Aucun !… Mais alors ! alors !… mon Dieu !…

Je le connaissais, je commençais à comprendre.

— Alors, reprit-il, avec un accent de résolution impossible à rendre, je dois mourir.

Je sentis ma raison s’en aller :

— Mourir ! m’écriai-je éperdue ; mourir, toi, mon frère bien-aimé ! Oh ! je ne veux pas ! Au nom de notre père, grâce !… grâce !…

Il se releva calme, solennel, impitoyable.

— Mon honneur est souillé, dit-il ; pour le laver, il fallait une vie humaine ; que Dieu prenne la mienne et épargne ma fille !…

Sa fille !… J’espérais le fléchir en lui parlant d’elle.

Il eut un triste sourire.

— C’est encore, au fond, pour elle que je meurs, fit-il ; à quel homme sur terre veux-tu que j’ose confier que sa mère m’a empoisonné ?… Ah ! si on le savait, sa vie serait brisée !…

— Lucien, écoute-moi, je t’en supplie. Je vais partir pour Paris, je consulterai, je demanderai… on ne se doutera pas !…

— Oui, et plus tard on t’accusera ! Et on verra peut-être un remords dans tes démarches. Non, ma sœur, tais-toi, je te l’ordonne ; je dois mourir.

Du reste, continua-t-il, il y a près de quinze jours qu’elle a commencé ! Ah ! elle n’a pas dû épargner les doses, sois-en sûre ; il est trop tard aujourd’hui !…

Et il me montra ses mains inertes, qui avaient à peine la force de tenir un objet léger, ses bras amaigris.

Jusqu’à sa dernière heure, je suis revenue à la charge, j’ai insisté et pleuré. Inflexible comme il l’était, il m’a constamment refusé, tout a été inutile, mes prières, mes larmes, mon désespoir, tout…, tout… Et je l’ai vu mourir, continua-t-elle, suffoquant enfin dans ses sanglots, je l’ai vu mourir…, et on m’a accusée de l’avoir tué, moi qui aurais donné ma vie pour lui. Ah !…

Elle se tordit les bras.

Tous les assistants étaient bouleversés : Georges n’avait pas l’air de comprendre ; M. Drieux se sentait mal à l’aise ; M. Delorme faisait entendre son sifflement ordinaire et répétait :

— C’est trop fort !…

Au milieu de l’émotion générale, Blanche se redressa.

— Vous ne vous doutez pas que tout cela n’est qu’une comédie, n’est-ce pas ? dit-elle cherchant à recouvrer son impudente assurance. Eh bien ! moi, je vous affirme que cette histoire est une fantaisie absurde, fausse, tout ce qu’il y a de plus invraisemblable.

Elle se retourna alors vers Marianne.

— Je n’ai pas voulu vous interrompre, dit-elle, écoutez-moi, à votre tour.

Mais la jeune fille était à bout de patience.

Comme une lionne, elle s’élança vers Blanche, et, lui saisissant violemment le poignet, elle la traîna malgré sa résistance jusqu’à la porte du salon :

— Misérable ! s’écria-t-elle, misérable qui osez encore nier et mentir, et qui ne tombez pas foudroyée ! Mais venez donc, venez tous, venez, venez !… Là haut sont les preuves dont je vous ai parlé ! venez !

Semblable à un torrent qu’aucune digue n’arrête, elle entraîna Blanche, à demi pâmée, vers l’étage supérieur.

Tout le monde suivit les deux femmes.

Le procureur, qui avait conservé plus de sang-froid que les autres, songea à emporter des lampes allumées.

Rien ne manquait dans la chambre de M. de Sauvetat, ni un fauteuil, ni une tenture, ni aucun des objets familiers qui s’y trouvaient le soir de sa mort. Seulement un œil habitué à certains détails devait voir au premier abord que, tout en demeurant les mêmes, aucun meuble n’occupait place primitive.

— Ah ! je comprends ! s’écria Marianne, vous avez tout bouleversé, tout remué, tout soulevé !

Vous avez cherché et fouillé partout ! Vous ne m’avez pas crue lorsque je vous ai dit que le secret du trépassé serait gardé malgré vous. Vous avez eu tort, il l’a été ?

Elle s’approcha, calme et solennelle, de la glace qui couronnait le dessus de la cheminée, et toucha, l’une après l’autre, deux grosses roses sculptées dans la guirlande de fleurs qui entourait le cadre.

Aussitôt, on entendit comme le bruit d’un ressort qui se détend. Un pan de la muraille sembla tourner sur des gonds invisibles, et un trou carré apparut instantanément.

Tous ceux qui étaient là jetèrent un cri.

Blanche tomba, inanimée, dans un fauteuil.

— Approchez-vous, Jacques, dit Marianne à son fiancé, ceci vous appartient. Il y a là mon honneur, ma fortune et mon nom. Prenez ce coffret.

Elle lui désigna la plus petite de deux grandes cassettes d’argent qui étincelaient, étagées l’une au-dessus de l’autre, dans l’excavation du vieux mur.

Le jeune homme obéit. Il déposa le coffre sur une table de chêne massif placée au milieu de la chambre.

Chacun s’approcha curieusement.

Marianne fit jouer un ressort, et la boîte s’ouvrit comme s’était ouverte la muraille.

Un monceau d’or et de pierreries occupait le fond de la cassette.

Au-dessus, on voyait quelques papiers jaunis par le temps.

Sur l’un d’eux, on distinguait un large timbre bleu, entouré de lettres imprimées formant ces mots : Subdivision d’Oran : le général ; et au-dessous, d’une écriture très ferme, la signature Pierre de Sauvetat.

À côté de celui-là était un autre papier, plus blanc et évidemment de plus fraîche date, puis une fiole à moitié pleine d’un liquide clair, et dont l’étiquette grattée était indéchiffrable.

M. Drieux jeta un cri.

— Ah ! fit-il en devenant pâle, la fiole du placard !

— Non, répondit Marianne ; mais la pareille.

Elle prit alors le papier le plus jaune et lut :

— « Moi, Pierre de Sauvetat, général commandant la subdivision d’Oran, au moment de mourir, je déclare confier à mon fils Lucien de Sauvetat ma fille bien-aimée, Marianne de Sauvetat. Des raisons de prudence m’ont empêché de reconnaître devant les autorités de mon pays cette enfant de mon cœur et de mon sang, mais je désire que mon fils lui donne mon nom, et la part qui lui revient de ma fortune personnelle. »

Au-dessous, le timbre de la subdivision, la date et la signature.

Marianne fit passer la pièce à Jacques, qui la laissa examiner par chacun.

Nul ne douta de son authenticité.

— Ceci, dit-elle en montrant le dossier le plus volumineux, est le récit détaillé de ma naissance et de la mort de ma mère ; le général de Sauvetat l’a tout entier écrit de sa main.

Pendant que Jacques en baisait pieusement la signature, Marianne ouvrit le papier le plus blanc ; mais à la vue des caractères dont il était couvert, de grosses larmes inondèrent ses joues, on aurait dit que sa voix brisée ne pouvait plus articuler ce que ses yeux déchiffraient :

« Moi, Lucien de Sauvetat, » affirmaient ces quelques lignes.

« Malade de corps, mais parfaitement sain d’esprit, je déclare mourir empoisonné par ma femme, Blanche d’Auvray. La nuit dernière je l’ai surprise versant dans la potion que je devais prendre de l’extrait de Saturne. Je lui ai arraché la fiole à moitié pleine des mains, et je la joins à cet écrit que je vais déposer dans un endroit secret connu seulement de ma sœur, Marianne de Sauvetat.

« Je n’ai pas voulu essayer de me sauver en prenant un remède quelconque ; je l’aurais peut-être pu ; mais je n’ai osé confier à aucun médecin sur terre l’horrible mystère dont la connaissance entraînerait la perte morale de ma fille.

« Toutefois, ma conscience m’ordonne de faire cette déclaration que je confie à l’honneur de Marianne, lui enjoignant de s’en servir si, malheur terrible entre tous, un innocent était accusé du crime de Blanche d’Auvray. J’espère que Dieu, en échange de cette mort que j’accepte, préservera ma fille bien-aimée de cet immense malheur, et qu’elle pourra vivre heureuse et honorée, sans que nul soupçonne le crime de sa mère.

« Lucien DE SAUVETAT. »

— Ah ! s’écria Marianne sanglotant et pleurant, comprenez-vous pourquoi, Jacques, j’ai déchiré votre cœur, pourquoi je me suis laissé accuser et condamner, pourquoi je suis partie ?

Il était mort, lui, pour sauvegarder sa fille, et laisser notre nom intact. Et moi, moi, qui étais la vraie mère de Marguerite, moi, qui avais juré de veiller sur elle, moi à qui appartient aussi ce nom que notre père nous a légué sans tache, pouvais-je dévoiler cette trame infâme ? pouvais-je déshonorer ma pauvre petite, l’avilir et briser sa vie ? Oh ! non, non, ce n’était pas possible !

— Et c’est pour être fidèle au devoir, à l’honneur, à la plus exquise loyauté, à toutes ces vertus que vous tenez de votre père, ma fille, dit M. de Boutin d’une voix émue, que vous avez accepté une accusation monstrueuse et imméritée ; au nom de tous les gens de cœur, de tous ceux qui comprennent la vraie grandeur et le sacrifice, je vous vénère et vous bénis.

— Hélas ! reprit Marianne, à quoi ont servi mes souffrances et ma honte, à rien, à rien !… Marguerite est morte !…

Elle se rapprocha de Blanche qui avait la tête cachée dans ses mains.

Par un mouvement spontané elle découvrit la figure de madame Larroche, et, la regardant en face :

— Vous saviez bien cependant, dit-elle, que je ne vous pardonnerais pas une seule de ses douleurs ; je n’avais pas prévu sa mort !… Vous le saviez ! Je vous avais prévenue avant de partir, pendant que M. de Boutin et M. Drieux m’attendaient. Tenez, voici mes paroles : Prenez garde, si jamais vous la rendiez malheureuse, je sortirais de ma prison tout exprès pour vous dénoncer, et donner à la justice les preuves de votre crime, je le peux !

Et vous ne m’avez pas crue ! Imprudente, folle, misérable !… Et vous me l’avez tuée ! Ah ! mauvaise mère, mauvaise femme, mauvaise fille ! soyez maudite ! maudite ! maudite !… On vous tuera, vous aussi ; mais est-ce assez, cette minute de douleur et d’expiation, pour vous qui avez tant torturé, tant trahi, tant fait souffrir ! Ah ! la justice n’est pas juste !

Elle se retourna subitement vers Georges :

— Et à vous, son complice, que fera-t-on ? demanda-t-elle brusquement.

Celui-ci affolé fit deux pas en arrière.

— Moi, son complice, s’écria-t-il, non, non, je ne le suis pas ! je n’ai rien fait ! Ah malheur !

Mais Marianne ne s’arrêta pas à ses dénégations, elle dardait sur lui ses yeux enfiévrés et brillants d’un feu magnétique.

— Oui, son complice, je le soutiens, continua-t-elle avec violence et conviction. Pourquoi êtes-vous venu dans une maison hospitalière voler l’honneur d’un homme qui ne vous avait fait que du bien ? Pourquoi, vous aussi, avez-vous trahi et menti ? Pourquoi la mort est-elle entrée ici sur vos pas ? Ah ! vous étiez pauvre et misérable ! On ne le savait pas ; mais c’est vrai, puisque vous n’aviez, en vous mariant, que des dettes criardes que votre femme a dû cautionner d’abord, payer ensuite.

Ah ! vous vouliez le luxe, le confortable, les joies de la vie ! Les richesses de cette grande maison vous ont séduit, et vous avez trouvé qu’un empoisonnement, que nul ne connaîtrait, n’était pas un trop lourd paiement de toutes vos convoitises assouvies ! n’est-il pas vrai ?

— Je n’ai rien su, je n’ai rien appris, s’écria Georges avec d’ardentes supplications ; c’est elle qui m’a poursuivi, qui a voulu notre liaison ; je n’osais pas, moi, je vous le jure.

— Je ne vous crois pas, répondit Marianne impitoyable, vous êtes un lâche et un menteur ! Vous ne saviez pas… belle défaite !

Vous ne saviez pas non plus que Marguerite vous aimait, n’est-ce pas ?

Vous ne vous en êtes pas aperçu, durant dix-huit mois que vous êtes venu ici chaque jour ? Est-ce que les hommes ont l’habitude d’être aveugles devant un amour de seize ans qui ne sait ni se cacher, ni se dissimuler ?

Non, vous aviez tout vu et tout compris, mais, implacable comme votre complice, vous avez eu le courage d’assister aussi muet et aussi impassible qu’elle à l’agonie de cette pauvre petite.

Oh ! ma fille ! ma fille !… ils avaient compté sans moi, les monstres, sans moi, ta mère !… Mais si je n’ai pu veiller, je te vengerai !

Quel malheur pour vous que je ne sois pas morte, autrefois, de désespoir et de honte ! Nul ne serait venu alors vous reprocher votre forfait !…

Nulle voix ne se serait élevée pour demander justice ; tous vos anciens amis se seraient pressés chez vous, aux fêtes nouvelles que vous auriez données.

Vous auriez vécu tranquilles, considérés, heureux, oui, heureux, car le remords n’entre pas dans des cœurs faits de fange et de boue comme les vôtres.

Mais il y a une suprême justice, et c’est elle qui a permis que je sois là pour vous dévoiler, moi, la vengeresse !…

Monsieur le procureur, voilà les preuves que je vous ai promises, le manuscrit et la déclaration de mon père, celle de mon frère ; faites votre devoir !…

— En voici une autre, dit M. de Boutin en s’avançant à son tour.

Lorsque vous ne vouliez pas parler, Mademoiselle, je cherchais tout seul à prouver votre innocence.

Durant la première enquête, nous nous étions en vain demandé où avait été acheté l’extrait de Saturne dont s’était servie l’Empoisonneuse.

Il me semblait, j’étais même sûr, que là était le nœud de l’affaire.

En effet, de la personne qui avait procuré le poison à celle qui l’avait administré, quelle légère distance à franchir et quelles données facilement retrouvées !…

Aujourd’hui, je sais qui a vendu et qui a acheté l’acétate de plomb : je ne me trompais pas !

Blanche, enfouie dans son fauteuil, anéantie, perdue, dissimulant ses traits et son visage, eut, à ces mots, un tressaillement profond.

— Un jour, continua le juge, des taches apparurent sur le visage de madame de Sauvetat. C’était le commencement de la suprême justice dont vous parliez tout à l’heure.

Un homme éminemment instruit et loyal, Orphée Labarthe, m’assura que ces taches étaient la manifestation extérieure de quelque ancienne maladie honteuse cachée aux yeux de tous.

Avec cette légère donnée, j’ai cherché, j’ai fouillé dans tous les sens.

Où madame de Sauvetat aurait-elle pu se faire soigner du vivant de son mari ? À Roqueberre ? Évidemment non : elle était trop prudente. À Bordeaux seulement, cela sautait aux yeux ; car les visites fréquentes qu’elle faisait à sa fille lui rendaient les consultations faciles.

Je suis alors parti pour cette ville, et, armé des pouvoirs presque illimités que la loi donne au juge instructeur, j’ai pu aisément contrôler tous les registres des pharmacies ou des drogueries. Après bien des recherches infructueuses, j’ai enfin trouvé chez un M. Augé, pharmacien, ce que je cherchais.

À la date du 17 juin 1863, une livraison considérable d’extrait de Saturne avait été faite à une certaine madame Durand qui avait mis son nom en regard de l’inscription, sur le registre même.

L’écriture, évidemment contrefaite, de cette signature de fantaisie flamboya immédiatement comme une torche devant mes yeux. Oh ! le d de la fin, surtout, et une manière imparfaite de lier l’a du milieu, comme cela me frappa !…

J’avais trop souvent vu ces lettres dans les de Sauvetat placés au bas des procès-verbaux de l’enquête pour ne pas les reconnaître à première vue. Mais cette preuve ne me suffisait pas.

Je me rendis immédiatement chez le médecin qui avait signé l’ordonnance.

Celui-ci se rappelait parfaitement la circonstance et le cas, extrêmement curieux, paraît-il.

Je vous éviterai les détails ; le résumé, c’est qu’une jeune femme était venue le consulter, elle l’avait apitoyé, et, pour lui éviter des commentaires inévitables dans une petite ville à chaque nouvel achat d’extrait de Saturne devenu indispensable, il lui en avait fait délivrer une forte dose à la fois.

— Elle devait revenir me retrouver au bout de quelques mois, me dit-il, je ne l’ai jamais revue ; mais je la reconnaîtrais sans hésiter : elle était particulièrement jolie, elle avait surtout une chatterie de mouvements et d’attitudes qui m’a frappé.

Le pharmacien, également, se fait fort de reconnaître madame Durand.

— L’instruction appellera ces deux témoins, fit M. Dufour-Lafeuillade en se levant.

— Madame, continua-t-il en s’adressant à Blanche toujours inerte et presque morte, il faut nous suivre pour éviter le nouveau scandale de vous voir traverser la ville entre deux gendarmes. Vous aussi, monsieur Larroche, apprêtez-vous à nous accompagner ; mademoiselle vous accuse formellement de complicité, la justice appréciera.

Les yeux de Georges se dilatèrent, sa figure se décomposa.

— Moi, complice, fit-il, ah !… ah !…

Un éclat de rire strident lui coupa la parole.

— Allons, interrompit M. de Boutin de sa voix la plus sévère, c’est lorsque vous portiez le déshonneur et la honte dans cette maison qu’il fallait reculer ; maintenant, marchez !

— Mais ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai ; je ne la voulais pas pour maîtresse ; elle me faisait peur ! je vous le jure ! je la désavoue ; c’est une misérable !

À ce dernier mot, Blanche se redressa, livide et terrible ; un éclair de haine indicible brilla dans ses yeux.

Elle regarda son mari :

— Toi aussi, tu m’accuses et m’insultes ? demanda-t-elle farouche et violente.

— Oui, oui, je vous méprise, je vous renie, je vous maudis !

Elle porta la main à son cœur.

— Ah !… fit-elle avec un gémissement.

Puis, faisant un pas en avant :

— Lâche !… murmura-t-elle.

On aurait dit qu’elle allait mourir, tant elle était pâle ; mais, au bout de quelques instants, elle parut redevenir maîtresse d’elle-même :

— Écoutez tous, dit-elle, calme et froide en apparence, j’avoue avoir empoisonné mon mari, Lucien de Sauvetat, avec de l’extrait de Saturne, parce qu’il avait surpris mes relations avec Georges Larroche.

Mais je déclare formellement que ce dernier m’a poussée au crime pour ne pas être tué par M. de Sauvetat.

Marianne a raison, Georges Larroche est mon complice, il m’a conseillée et… aidée.

Sa voix était nette et ferme.

Elle reprit sans la moindre émotion :

— Je vais mettre mon chapeau, messieurs, et je vous suis.

Georges s’élança derrière elle.

Il riait ; ses gestes étaient désordonnés, des paroles incohérentes s’échappaient de ses lèvres.

Jacques regarda le procureur.

M. Dufour-Lafeuillade lut dans les yeux du jeune homme la pensée qu’il ne formulait pas :

— Soyez sans crainte, dit-il, ils ne s’enfuiront point : toutes les issues sont gardées.

— Elle est très forte, répétait M. Delorme.

— C’est égal, disait M. Drieux, toutes les apparences étaient bien contre Marianne ; pourquoi n’a-t-elle pas parlé ?

Depuis un instant, cette dernière ne voyait plus ni n’entendait plus ce qui se passait autour d’elle ; anéantie, elle considérait ce lit où était mort son frère ; on aurait dit qu’elle l’apercevait là couché, raide et froid, visible pour elle seule.

Elle avait les mains jointes, ses paupières étaient gonflées de pleurs, ses lèvres murmuraient des paroles de regret et de douleur.

Tout à coup, un cri effrayant, terrible, désespéré, un appel inénarrable d’angoisse et de souffrance se fit entendre ; puis un long éclat de rire retentit en même temps, un éclat de rire strident, prolongé, horrible.

Tous les assistants se précipitèrent par la porte restée ouverte et coururent vers la chambre de madame de Sauvetat, où l’éclat de rire continuait…

Ils entrèrent.

Un spectacle terrifiant s’offrit à leurs yeux.

Blanche était étendue par terre, pâle et livide ; elle semblait inanimée ; par une large blessure qui apparaissait au-dessus de la clavicule gauche, tout son sang s’échappait.

M. de Boutin se pencha vers elle et la souleva dans ses bras.

Elle entr’ouvrit les paupières.

— J’ai tué, murmura-t-elle, on m’a tuée… justice !…

Elle se raidit, son sang s’arrêta : la carotide avait été tranchée net ; ses yeux dilatés par l’épouvante, demeurèrent ouverts, aucune main ne s’approcha pour les fermer.

Georges, un couteau-poignard à la main, gesticulait au milieu de la chambre.

— Ne me touchez pas, criait-il ; moi, Lucien de Sauvetat, j’ai tué ma femme qui m’avait trahi : c’était mon droit.

Et il riait toujours, regardant autour de lui avec ses grands yeux hagards et allumés au feu de la folie. Sa faible raison n’avait pas résisté à la vengeance de Blanche.

Jacques essaya de s’emparer de lui ; après une lutte assez vive, il y réussit et le désarma.

M. Delorme examina le corps de Blanche, mais il ne put que constater sa mort.

Lorsqu’il se releva, tremblant et décomposé, Jacques toucha son bras. La physionomie du jeune homme était implacable.

— N’avez-vous pas peur que ce soit bientôt votre tour ? demanda-t-il au médecin.

— Mais je n’ai rien fait, moi, répondit celui-ci, ahuri de peur.

— Rien ? Et votre terrible et faux témoignage de l’audience, l’avez-vous donc oublié ? Et tout ce que, de vous à moi, il doit y avoir au fond de votre conscience, pour quoi le comptez-vous ?

— Oh ! grâce ! grâce ! Vous allez être heureux, pardonnez !

— Jamais ! Comme vous avez été impitoyable, je le serai.

— Mais c’est elle, fit M. Delorme en montrant le cadavre, elle qui m’a persuadé que j’avais insisté pour les vomissements, et… je l’ai cru.

Jacques eut un suprême mouvement de dégoût.

— Lâche ! murmura-t-il, vous ne savez donc que frapper les femmes à terre !

M. Drieux, profondément bouleversé, regardait les restes de celle qu’il avait si évidemment soutenue, tandis que M. de Boutin et le procureur prenaient des mesures pour faire garder Georges par les domestiques.

Ce dernier riait et répétait sans cesse :

— Je suis M. de Sauvetat.

Marianne seule, impassible, froide et calme, demeurait sans émotion devant cet horrible spectacle.

On aurait pu l’entendre murmurer :

— C’est la suprême justice !



FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE