L’Emploi des mathématiques en économie politique/I


PREMIÈRE PARTIE

Opportunité de l’emploi des mathématiques en économie politique.


On est toujours tenté de dire à ceux que l’on voit s’engager dans des considérations a priori sur les qualités de telle ou telle méthode (μετὰ, ὁδός) : « Peu m’importent vos bonnes raisons, montrez-moi les résultats que vous avez obtenus et je verrai bien si vous avez suivi une bonne voie ». Cependant nous ne croyons pas inutile de reprendre une fois de plus la question des méthodes appropriées aux recherches économiques, non certes pour établir la supériorité de l’une d’elles, car loin de s’exclure les divers procédés d’investigation doivent au contraire se prêter un mutuel appui, mais précisément pour montrer que les mathématiques, elles aussi, ont un rôle à jouer dans l’édification des sciences sociales. Se trouvant encore dans la période analytique qui, pour tout ordre d’étude, précède la période synthétique où il devient possible de dégager des résultats pratiques dont chacun peut reconnaître la valeur, l’économie politique ne fournit en effet que des matériaux scientifiques dont l’appréciation exige des connaissances techniques, tout à la fois mathématiques et économiques, lorsqu’il s’agit de théories mathématico-économiques. Or, dès l’instant où la connaissance préalable des mathématiques n’est pas considérée comme nécessaire à ceux qui se préoccupent de questions économiques, ce serait créer un cercle vicieux que de ne faire état que des arguments a posteriori qui justifient leur emploi.

Dans la première partie de ce travail nous allons donc examiner indépendamment de l’usage qui en a été fait — sans cependant nous attarder aux discussions byzantines dans lesquelles sont tombés ceux qui se sont confinés dans le domaine de la méthodologie — les raisons qui ont amené certains économistes à recourir à l’appareil mathématique et les motifs qui ont été invoqués par ceux qui ont entendu condamner son emploi. Cet examen a d’ailleurs été déjà entrepris à plusieurs reprises par les auteurs les plus qualifiés[1] (ce qui nous autorise à ne pas le considérer comme oiseux), mais comme depuis plusieurs années, ainsi que nous le verrons, la nature du rôle des mathématiques en économie politique a évolué tout en se précisant, nous croyons pouvoir reprendre l’œuvre de nos prédécesseurs sans paraître caresser le présomptueux espoir d’être mieux inspiré qu’eux.


CHAPITRE PREMIER

Justification de l’emploi des mathématiques en économie politique.


§ 1. — Les mathématiques sont appropriées aux études économiques.

Les mathématiques sont, d’après d’Alembert, « la science qui a pour objet les propriétés de la grandeur ». Or, les études économiques, en tant que distinguées des études sociales, portent constamment sur des questions de plus ou de moins, c’est-à-dire de quantités. Aussi, jusqu’à ces derniers temps, la plupart des auteurs qui ont voulu justifier l’emploi des mathématiques en économie politique ont-ils argué de ce fait que cette science traite de quantités. À la naissance même de l’économie mathématique, Gianmaria Ortes, le plus illustre des économistes vénitiens du temps passé, suivant Cossa[2], a défendu l’usage du calcul, auquel il recourait dans ses recherches économiques, en affirmant que l’insuffisance et l’inexactitude des conclusions de nombreux économistes proviennent de ce qu’ils n’ont pas fait usage de la géométrie[3] « qui seule peut conduire à la connaissance des vérités naturelles et principalement de celles qui ont trait aux quantités, comme cela a lieu indubitablement pour les vérités économiques »[4][5]. Et plus d’un siècle plus tard, les deux principaux créateurs des théories mathématico-économiques modernes, W. St. Jevons et L. Walras, ont usé du même argument dans de nombreux passages de leurs œuvres parmi lesquels nous nous bornerons à citer le suivant, qui nous paraît particulièrement typique parce qu’il peut être considéré comme l’expression commune de la manière de voir de ces deux auteurs, car Walras n’a pas hésité à le faire sien[6] après l’avoir lu dans un ouvrage de Jevons. « Il me semble que notre science doit être nécessairement mathématique, simplement parce qu’elle traite de quantités. [C’est l’auteur qui a souligné]. Toutes les fois que les choses dont on traite sont susceptibles d’être plus grandes ou plus petites, les lois et les relations doivent être mathématiques[7]. Les lois ordinaires de l’offre et de la demande traitent uniquement de quantités de produits, demandées ou offertes, et expriment la manière dont les quantités varient en raison du prix. La conséquence de ce fait est que ces lois sont mathématiques. Les économistes ne peuvent en modifier la nature en leur en refusant le nom ; ils pourraient aussi bien chercher à modifier la lumière rouge en l’appelant lumière bleue »[8].

À la vérité, c’est aller un peu loin que de conclure directement de la possibilité de l’emploi des mathématiques en économie politique à l’opportunité de cet emploi sans rechercher s’il est susceptible d’offrir un réel intérêt. Mais — sous réserve d’objections que nous examinerons ultérieurement, — il ne reste pas moins des raisons invoquées par ceux qui ont développé ce que l’on peut appeler elliptiquement l’argument des quantités, que, du fait de leur nature quantitative, les questions économiques sont susceptibles d’être traitées mathématiquement, et c’est là le seul point qui nous importe quant à présent, car nous nous réservons d’exposer plus loin les avantages que, en l’espèce, la logique mathématique présente par rapport à la logique ordinaire.

On voit donc que la matière économique est de nature à pouvoir être introduite dans ce que Taine a appelé le moule mathématique ; et il ne nous reste plus par suite qu’à montrer que les phénomènes économiques revêtent des formes qui s’adaptent parfaitement à ce moule, c’est-à-dire que l’analyse mathématique est appropriée à l’étude de ces phénomènes.

Eh bien ! d’une part, dès l’instant où l’on entend faire une œuvre scientifique, il ne faut prendre en considération que des phénomènes généraux, ceux qui présentent des caractères permanents, car, selon la formule que Platon prête à Socrate, il n’y a de science que du général. La vente d’une boîte à musique au milieu du lac Supérieur, à laquelle Mill s’est arrêté, ou les opérations commerciales d’un Robinson Crusoé, à l’analyse desquelles se sont complu certains économistes, ne sont que des cas tératologiques de l’examen desquels on ne peut guère espérer tirer les éléments de la physiologie économique[9], encore que cette science doive être capable d’expliquer les anomalies qu’ils présentent. Les seules données dont un économiste scientifique ait à faire état sont celles qui correspondent non pas à des phénomènes exceptionnels, mais à des phénomènes moyens qui, comme tels, sont régis par la loi des grands nombres et ne subissent que des variations que l’on peut pratiquement, ainsi qu’on a coutume de le faire dans les sciences physiques, considérer comme continues[10].

Et, d’autre part, les variations subies simultanément par plusieurs phénomènes ne sont pas indépendantes, elles sont liées les unes aux autres, elles sont fonction les unes des autres. C’est là un fait extrêmement important dont nous ne faisons qu’indiquer ici l’existence, parce que nous aurons l’occasion d’entrer ultérieurement dans de plus amples développements à son sujet pour montrer la nécessité de l’emploi des mathématiques en économie politique.

Or, les deux concepts fondamentaux qui sont à la base de toute l’analyse mathématique sont précisément la notion de continuité et surtout la notion de fonction[11], et l’on peut dire que ces deux notions constituent l’essence même de cette science, de telle sorte que non seulement les procédés analytiques sont applicables à toutes les questions dont les éléments sont susceptibles de subir des variations continues, fonctions les unes des autres, mais encore que ces questions sont ipso facto des problèmes analytiques quand bien même leur simplicité permettrait de les traiter sans recourir aux symboles dont, pour plus de clarté, on revêt en général les solutions mathématiques[12]. Il est à peu près impossible en effet de se faire une conception claire et complète du principe de continuité a priori, c’est-à-dire indépendamment des principales conséquences qu’en dégage l’analyse mathématique, et la notion de fonction est inséparable de l’idée de correspondance mathématique entre les valeurs de plusieurs grandeurs interdépendantes. Et c’est ainsi que pour l’économie politique en particulier on peut dire que l’analyse est si bien appropriée à l’étude scientifique des questions qui font l’objet de cette science, que du jour où l’on s’est aperçu que l’utilité (valeur d’usage) n’est pas une qualité objective et absolue des choses, mais une fonction des dispositions individuelles, elle est venue, en quelque sorte spontanément, prendre place dans le domaine des mathématiques appliquées, à côté de la mécanique et de la physique. Comme ces sciences, en effet, l’économie politique est dominée par la loi de la moindre action[13], — qui prend parfois, lorsqu’il s’agit de l’ordre sociologique, le nom de principe de l’intérêt bien entendu — de telle sorte que de même que les positions d’équilibre d’un système matériel sont celles qui correspondent aux valeurs maxima et minima de certaines fonctions, de même les conditions d’équilibre du monde économique sont celles qui assurent à l’individu le maximum d’utilité avec le minimum de peine, si bien que tous les problèmes de la science sociale peuvent être envisagés comme des problèmes de maximum, ainsi que l’a fait remarquer M. Winiarsky[14]. Or, l’étude de toutes les questions de maximum relève essentiellement de la discipline mathématique, comme s’en rendait déjà compte Malthus lorsqu’il écrivait que « bien des questions de morale et de politique semblent être de la nature des problèmes de Maxima et de Minima dans les variations ; dans lesquels il y a toujours un point où un certain effet est plus grand, tandis que de part et d’autre de ce point il diminue progressivement »[15]. L’économie politique présente d’ailleurs avec la mécanique de nombreuses analogies à l’existence desquelles — depuis que Jevons a établi son fameux parallèle entre la théorie de l’équilibre d’un levier et celle de l’échange de deux marchandises entre elles[16] — tous les partisans de l’emploi des mathématiques se sont référés en commençant par établir une correspondance entre certaines données mécaniques et certaines données économiques[17] pour en déduire ensuite des principes économiques — analogues aux grands principes mécaniques, tels que celui des vitesses virtuelles[18] — dont l’application venait corroborer leurs théories. Du reste, ce rapprochement de l’économie politique et de la mécanique n’offre pas seulement la possibilité de faire ressortir la légitimité de l’emploi des mêmes procédés d’investigation (ce qui ne serait en somme qu’un avantage négatif), il est de plus susceptible d’assurer le développement de la première de ces sciences parallèlement à celui de la seconde ; on peut espérer, par exemple, que l’adaptation à l’économie politique du principe de d’Alembert permettra un jour de passer de la connaissance des phénomènes statiques à celle des phénomènes dynamiques, dont l’étude n’a été qu’effleurée jusqu’à présent[19]. Mais ce sont là des questions que nous n’avons pas l’intention d’examiner ici.

Rappelons en outre, pour en terminer avec ce premier paragraphe, que les mathématiques n’ont pas seulement pour objet de calculer des quantités déterminées, mais qu’elles se prêtent aussi tout particulièrement à l’étude des variations de fonctions plus ou moins arbitraires, par rapport à telle ou telle variable. C’est là un point qu’il convient de ne pas perdre de vue, parce que l’on a parfois prétendu que l’usage des mathématiques était inapproprié aux recherches économiques, ces recherches portant fréquemment plutôt sur des questions de tendance que sur des phénomènes précis, car les individus ne réalisent que bien rarement le maximum de bonheur qu’ils tendent à obtenir et qui leur échappe sans cesse, tel le rocher de Sisyphe.


§ 2. — Les mathématiques sont susceptibles de rendre de grands services dans les recherches économiques.

D’après ce que nous venons de voir, les mathématiques sont parfaitement applicables à l’étude des phénomènes économiques ; nous allons maintenant essayer de montrer que leur application est de nature à présenter de réels avantages. Mais, au préalable, nous croyons indispensable de préciser le point de vue auquel nous entendons nous placer.

On s’est parfois demandé s’il y avait lieu de considérer cette application comme un procédé heuristique ou simplement comme un procédé didactique[20]. Or comme, ainsi que nous le dirons dans un paragraphe suivant, nous ne croyons l’usage des mathématiques opportun que dans les seules théories dont l’élaboration comporte leur emploi, c’est là une question qui, à notre sens, ne se pose même pas. « J’avoue », écrivait à ce propos Walras au professeur K. Menger, « que je ne comprends pas bien comment la méthode mathématique de recherche ne serait pas la méthode mathématique d’exposition et réciproquement »[21]. Dans ce qui suit nous examinerons donc l’utilité de l’emploi des mathématiques en économie politique au point de vue le plus général, tant comme procédé d’exposition et de démonstration, que comme procédé de recherche.


À vrai dire, on ne saurait distinguer à côté de la logique proprement dite, qui fournit les éléments de tous nos raisonnements, une autre logique, en quelque sorte plus raffinée, à laquelle on donnerait le nom de logique mathématique, et si Jevons a pu dire, ainsi que nous l’avons vu, que quelle que soit la manière de les exposer, avec ou sans symboles, les lois économiques sont par leur nature même des lois mathématiques, on pourrait soutenir à l’inverse que, quels que soient les symboles qui lui donnent un caractère particulier, ce que l’on a parfois appelé la méthode mathématique est foncièrement identique à la méthode déductive ordinaire. Cependant, tandis que pour poursuivre depuis les prémisses jusqu’à la conclusion un raisonnement un peu compliqué avec les seules ressources dont dispose l’esprit, il faut passer par toute une série de considérations intermédiaires qui, d’une part, diffusent inutilement les idées et par là s’opposent à toute vue d’ensemble, et, d’autre part, sont susceptibles d’égarer cet esprit — et dans tous les cas lui rendent inaccessible l’analyse des phénomènes qui sont rattachés les uns aux autres, non par des rapports de cause à effet, mais par des liens de mutuelle dépendance —, les procédés mathématiques permettent au contraire fréquemment de passer directement, avec la plus grande simplicité, des prémisses aux conclusions. « Non seulement » en effet « les mathématiques par leurs signes, par leurs figures donnent un corps, une forme à des idées abstraites, et appellent ainsi les sens à concourir à la puissance intellectuelle de l’homme, mais leurs formules saisissent ces idées, les modifient, les transforment et en expriment tout ce qu’elles contiennent de vrai, de juste et d’exact, sans que l’esprit soit obligé de suivre les mouvements de tous ces rouages dont la marche a été réglée une fois pour toutes »[22], de telle sorte que leur emploi dispense de reproduire, à propos de chaque cas particulier, l’enchaînement des idées qui s’adapte à tous les cas semblables. Eh bien ! c’est l’ensemble de ces raisonnements condensés (comparables] aux associations d’idées qui nous permettent d’interpréter instantanément, pour ainsi dire sans réflexion, les phénomènes que nous observons constamment) traduits en des symboles appropriés à la représentation des notions et des relations qui en font l’objet, qui constitue la logique mathématique.

Cela étant, il devient évident que les mathématiques sont avant tout « la science de la clarté »[23] et que c’est grâce à cette précision et à cette netteté, qui leur méritent si bien la qualification de science exacte — parfois faussement interprétée (Cf. infra, I, 11, 2) — que les mathématiques doivent être susceptibles de rendre des services dans les recherches économiques. Et, en effet, le professeur Cossa a pu résumer assez fidèlement en ces termes les avantages qu’offre leur emploi : « Il substitue des formules brèves et élégantes aux exemples arithmétiques prolixes et ennuyeux dont se servent d’habitude les économistes. Il présente une série de raisonnements dont on découvre, à vue d’œil, l’enchaînement et les erreurs qui ont pu s’y glisser ; il oblige à formuler avec beaucoup de précaution et de précision les prémisses du raisonnement, à apprécier dans leur signification véritable l’élément de la continuité et celui de la réciprocité d’influence des différents phénomènes, et il permet d’éviter l’erreur dans laquelle tombent les économistes non mathématiciens, qui considèrent souvent comme constantes des données variables »[24]. Il est du reste bien facile de montrer la clarté que l’emploi des mathématiques est de nature à introduire dans l’étude des questions économiques, car il n’est guère de raisonnement, si obscure soit-il, qui ne puisse, pourvu qu’il soit juste, être présenté d’une façon lumineuse en faisant appel à la langue mathématique. Aussi, les partisans de l’usage de cette langue ont-ils donné de nombreux exemples, dont quelques-uns sont devenus classiques, de théories verbeuses qui sont susceptibles d’acquérir une grande netteté en revêtant une expression mathématique appropriée : l’un des plus typiques est fourni par la théorie du commerce extérieur de John Stuart Mill[25], qui présente cette particularité d’avoir eu lui-même l’intuition de l’opportunité d’un langage symbolique puisqu’il a fini par recourir à une sorte d’algèbre, à l’état embryonnaire il est vrai. Tous ces exemples ne se présentent d’ailleurs que comme des manifestations variées de l’élégante simplicité qu’apporte dans les démonstrations la seule notion de fonction, en permettant de se débarrasser des données numériques qui encombrent les œuvres de tous ceux, tels que Ricardo et les économistes de l’École autrichienne, qui ont voulu se soustraire aux représentations analytiques que comportaient leurs travaux. Mais comme on peut toujours prétendre — bien que ce ne soit pas tout de dire les choses et qu’il faille encore les bien dire — que le seul fait d’améliorer l’exposé d’une théorie ne fournit en définitive aucune contribution à l’élaboration de la science[26], nous ne nous étendrons pas davantage sur ce sujet, pour aborder immédiatement la question de l’utilité de l’emploi des mathématiques à un point de vue plus positif tout en ne nous occupant cependant que d’avantages connexes à la clarté d’expression dont nous venons de parler : la rigueur et la puissance d’investigation. En économie politique, en effet, de même que dans la nature, la lumière n’est pas seulement une source d’agrément, elle assure aussi la destruction des germes morbides, lire des erreurs, tout en favorisant le développement de la vie, c’est-à-dire des théories constructives[27].

La rigueur apparaît à première vue comme l’une des qualités les plus hypothétiques que l’emploi des mathématiques soit susceptible d’introduire dans les théories économiques, si souvent incertaines, car les critiques ne se sont pas fait faute de relever des erreurs d’économistes mathématiciens pour en conclure à la condamnation de leurs procédés. Nous ne craignons cependant pas de placer le haut degré de certitude qu’il assure au premier rang des avantages inhérents à cet emploi, parce que, en réalité, les erreurs en question ne sauraient, sauf exceptions, — « il y a des mathématiciens qui font de faux calculs, comme il y a des logiciens qui font de faux raisonnements »[28] — être mises à la charge des mathématiques. Il y a lieu, en effet, de distinguer dans toute théorie deux parties : les données tirées de l’observation des faits et les raisonnements établis sur ces données pour expliquer ces faits ; de telle sorte qu’une théorie peut être fausse soit par suite du défaut de coïncidence entre les données et les faits, soit par suite du défaut d’adaptation des raisonnements aux données. Or, les mathématiques ne jouent un rôle efficace que dans les raisonnements, il n’y a donc aucune contradiction à parler de la certitude inhérente à leur emploi tout en reconnaissant la fausseté de certaines théories, dans l’élaboration desquelles elles sont largement intervenues. Il est vrai que l’on a objecté — et Walras a été le premier à reconnaître[29] — qu’en économie politique la difficulté réside principalement dans la position des questions. Mais cette objection comporte deux réponses. La première, c’est que quand bien même les procédés analytiques n’assureraient que l’exactitude des raisonnements, cela constituerait déjà un élément de certitude des conclusions qui ne serait pas négligeable. Quant à la seconde, c’est que, sans offrir les mêmes garanties d’infaillibilité que lorsqu’il s’agit des raisonnements, l’emploi des mathématiques est cependant de nature à faire échapper celui qui y recourt à de nombreuses erreurs qui auraient pu se glisser dans ses prémisses[30]. D’une part en effet, l’usage du langage mathématique, essentiellement précis, ne permet pas de se contenter d’énoncés vagues, dont l’imprécision cache le plus souvent soit des erreurs, soit des lacunes, tels, par exemple, que cette fameuse formule d’après laquelle le prix des marchandises varierait en raison directe de l’offre et en raison inverse de la demande, ce qui est faux et constitue un contresens, à moins que ce ne soit un non-sens. Et d’autre part, du fait de cette grande simplicité grâce à laquelle on peut embrasser d’un seul coup d’œil les divers facteurs qui interviennent dans un phénomène, l’usage des symboles et des procédés analytiques ne laisse aucune place à ces problèmes insolubles, parce que le nombre des inconnues y est différent de celui des conditions destinées à les déterminer, dont certains économistes littéraires se sont parfois acharnés à chercher la solution, bien heureux quand ils ne l’ont pas trouvée ! Ajoutons que si on ne saurait évidemment songer à prouver que l’emploi des procédés mathématiques a évité à ceux qui y font appel de tomber dans de graves erreurs, car, en général, les propositions négatives ne se démontrent pas, on peut par contre facilement se rendre compte que ces procédés permettent de mettre en évidence les incorrections de théories élaborées sans leur concours. Les fondateurs de l’économie mathématique n’ont en effet pas fait autre chose que de rectifier les erreurs qui avaient cours à propos de ce qu’on est convenu d’appeler la théorie de la valeur, et d’ailleurs certains auteurs[31] se sont appliqués à montrer sur des exemples particuliers comment les mathématiques peuvent être appelées à jouer le rôle de correcteur. Mais, bien que ce soit « une fonction honorable de jouer le rôle de serpe dans la vigne de la science, et vraiment nécessaire à cette époque de luxuriante spéculation, où les nouvelles théories croissent dans tant de journaux économiques »[32], nous n’insisterons cependant pas sur ces questions de crainte de donner à penser, selon la formule de Renan, que M. Painlevé a rappelée à ce propos, que l’économie mathématique préserve de l’erreur plus qu’elle ne donne la vérité.

Quant à la puissance d’investigation qui constitue la seconde des deux qualités des mathématiques auxquelles nous faisons allusion plus haut, elle a deux origines principales. La première, c’est qu’elle apporte dans les raisonnements cette clarté dont nous avons déjà tant parlé, de telle sorte qu’à l’instar d’une lanterne qui servirait à éclairer une région précédemment plongée dans une demi-obscurité, elle permet de distinguer un plus grand nombre de points parce qu’elle assure la vision à une plus grande distance. La seconde, c’est qu’elle met à la disposition des chercheurs toute une réserve de force vive sous la forme de l’admirable appareil mathématique « créé à travers une longue suite de siècles, par l’énergie accumulée des génies les plus subtils et des esprits les plus sublimes qui aient jamais existé »[33]. Voici en effet, par exemple, d’après un mathématicien éminent, comment il est devenu possible grâce aux procédés du calcul intégral de pénétrer la substance des phénomènes naturels.

« Les phénomènes naturels, de quelque espèce qu’ils soient, se présentent au premier abord avec une apparence complexe. Celui d’aujourd’hui est la conséquence de tous ceux qui ont eu lieu dans le passé. Les modifications qu’on vérifie en un point de l’espace sont liées à celles que l’on vérifie dans tous les autres endroits. Vouloir découvrir d’un seul coup ces lois cachées, vouloir les dominer et les embrasser toutes d’un seul regard, c’est là une œuvre qui, au premier abord, semble non seulement difficile, mais impossible, bien qu’elle paraisse indispensable pour se former une idée complète des phénomènes. »

« Comment la méthode infinitésimale réussit-elle à débrouiller un tel cahos, qui nous entoure de toutes parts et semble défier tout effort pour l’analyser ? »

« Imaginons la succession des événements dans un temps infiniment court et dans un espace également infinitésimal. Il devient alors possible de distinguer dans les changements des éléments variables des parties prédominantes de celles qui sont négligeables. On pourra alors, en mesurant les premières ou en établissant entre elles des relations, déduire de ce qui est arrivé dans un certain moment et dans un certain endroit, ce qui aura lieu en tous temps et partout où les lois élémentaires sont satisfaites. »

« Fixer ces lois élémentaires s’appelle poser des équations différentielles ; les résoudre, c’est-à-dire calculer de proche en proche tous les éléments inconnus, s’appelle les intégrer »[34]. Dès lors, les origines de la puissance des mathématiques comme procédé d’investigation ainsi indiquées, nous ne croyons pas utile d’insister sur l’importance du concours que les mathématiques peuvent fournir à ceux qui veulent se livrer à des recherches économiques : en présence de matières qui, d’après ce que nous avons vu au début, se prêtent également bien à leur application, elles sont de nature, suivant la forte expression de Henri Poincaré[35], à augmenter le rendement des sciences économiques comme elles ont augmenté celui des sciences physiques, dont on ne compte plus les acquisitions dues aux procédés analytiques. D’ailleurs, nul ne peut songer de bonne foi à nier cette importance ; nous n’en voulons d’autre preuve que l’appréciation d’un critique aussi compétent en mathématiques que peu suspect de bienveillance exagérée à l’égard de leur emploi en économie politique, M. Painlevé, qui n’a pas hésité à proclamer, à l’occasion de cet emploi, que « notre capacité de déduire en langage ordinaire est incomparablement plus faible qu’en langage mathématique »[36].

Aussi ne s’agit-il pas maintenant pour nous de rechercher si les mathématiques peuvent prêter un concours efficace à l’économie politique, mais de savoir si l’économie politique est susceptible de bénéficier de l’intervention des mathématiques, c’est-à-dire si l’emploi des mathématiques en économie politique est justifié par un profit qui ne soit pas annihilé par la difficulté de mise en œuvre d’un appareil aussi compliqué. C’est là une question, dont l’importance ne saurait échapper, à laquelle nous allons donner une réponse nettement affirmative en essayant de montrer que l’emploi des mathématiques en économie politique est rendu indispensable par la complexité du monde économique.


§ 3. — Les mathématiques sont nécessaires pour aborder l’étude des phénomènes économiques généraux.

Pour se rendre compte de la nécessité de l’emploi des mathématiques pour aborder l’étude du monde économique dans son entière complexité, une simple constatation suffit : tandis que depuis la naissance de l’économie politique[37], les économistes littéraires n’ont pas cessé de proclamer (souvent pour excuser l’insuffisance des résultats de leurs recherches) la répercussion des phénomènes économiques les uns sur les autres et la solidarité des marchés, ces mêmes économistes se sont évertués dans leurs études à rechercher des causes^ la cause de la valeur, par exemple, — ce qui, en présence de phénomènes mutuellement relationnés, est aussi vain, ainsi qu’on l’a fait remarquer[38], que de se demander en présence de deux frères quel est le frère de l’autre — jusqu’au jour où un économiste mathématicien, Walras, a, pour la première fois, précisé la nature de cette interdépendance économique dont ses prédécesseurs avaient obscurément conscience.

Mais comme dans cette partie de notre travail nous n’entendons faire appel à aucune considération mathématique, nous allons nous efforcer maintenant de montrer a priori la nécessité de l’emploi des mathématiques en précisant les grandes lignes du problème qui se présente à ceux qui cherchent à obtenir une vue d’ensemble du monde économique.

Le monde économique, pris dans son ensemble, se présente comme un agrégat d’individus ou de groupes d’individus dont les tendances, en se limitant mutuellement, arrivent à se contrebalancer sous l’action de la concurrence (dont on ne saurait faire abstraction même sous le régime le plus interventionniste), de même que en s’entrechoquant les molécules d’une masse liquide, mise en mouvement pour une raison quelconque, finissent par retrouver une position d’équilibre sous l’influence de la pesanteur. Or, la satisfaction des désirs d’un individu ne dépend de sa volonté qu’entre certaines limites au delà desquelles ses efforts sont inévitablement annihilés par les efforts de ceux dont les intérêts sont en opposition avec les siens. Mais on peut admettre qu’entre ces limites où il est libre d’agir à sa guise, l’individu manœuvrera de manière à obtenir avec le moindre effort la plus grande somme de bonheur possible, étant données les circonstances dans lesquelles il se trouve placé. Sur un marché économique, il tend donc à s’établir un équilibre tel que chaque individu se trouve réaliser avec les moyens dont il dispose la plus grande satisfaction de ses désirs compatible avec la satisfaction équivalente, toutes choses égales d’ailleurs, des désirs des autres trafiquants.

Dès lors, il est évident qu’on ne saurait songer à extraire de l’ensemble des phénomènes qui se produisent sur un marché économique tel fait particulier pour l’étudier plus aisément en faisant abstraction des faits concomitants. Il est clair, en effet, d’après ce que nous venons de dire, que ce fait dépend de toutes les circonstances qui influent sur la détermination de l’équilibre, de telle sorte qu’il n’y a pas lieu de tenter, en le considérant isolément, de lui découvrir des caractères absolus, indépendants des conditions générales qui régissent le marché considéré. C’est ainsi, par exemple, qu’il est tout aussi illusoire de rechercher la valeur « vraie » ou « normale » d’un objet indépendamment des frais de sa production et de son utilité, ou de prétendre fixer une fois pour toutes les proportions optima des facteurs de la production d’une marchandise déterminée, qu’il le serait d’espérer calculer la force susceptible d’immobiliser une poulie sans tenir compte des efforts subis par les deux brins de cette poulie, ou de vouloir déterminer les conditions de l’équilibre d’un système matériel sans se préoccuper des influences extérieures auxquelles il peut être soumis. En un mot, dans le monde économique de même que dans le monde physique, l’équilibre dépendant non pas des valeurs absolues des éléments qui y concourent, mais de leurs valeurs relatives, ces éléments ne sont déterminés qu’en fonction les uns des autres, d’où il résulte qu’il faut nécessairement les examiner en bloc si l’on veut aboutir à des conclusions qui ne s’écartent pas trop de la réalité.

Ainsi, dans l’étude des problèmes économiques généraux, de même que dans celle des mouvements du système solaire, — si parva licet componere magnis — on se trouve en présence de phénomènes qui réagissent les uns sur les autres sans qu’il soit possible d’attribuer une origine déterminée aux faits observés, de telle sorte qu’il ne s’agit nullement rerum cognoscere causas, mais bien plutôt, comme on l’a dit[39], rerum cognoscere nexus[40].

Eh bien ! la logique courante est absolument insuffisante pour analyser des rapports de mutuelle dépendance ; les seuls problèmes qu’elle permet d’étudier sont ceux où l’on ne se trouve en présence que de rapports de cause à effet. Là preuve en est dans toutes les conceptions erronées, du fait de la méconnaissance des liens de mutuelle dépendance, qui sont dues à de nombreux économistes qui avaient pourtant conscience de l’enchevêtrement des phénomènes qu’ils étudiaient. Si ces économistes n’ont pas hésité à considérer un simple rapport, la valeur (d’échange), comme une entité métaphysique dont ils puissent rechercher la cause, c’est qu’en présence de leur impuissance à montrer comment la valeur se trouve déterminée par l’ensemble des conditions de l’équilibre économique, ils se sont résolus à en indiquer l’origine apparente, le plus souvent par simple application du principe : Post hoc ergo propier hoc, application dont la théorie du coût de production, voire de reproduction, offre un exemple absolument typique. Si, d’une manière plus générale, ces mêmes économistes se sont ingéniés à simplifier toutes les questions sur lesquelles ils ont fait porter leurs recherches : soit en montrant une prédilection marquée pour les marchés ne comportant qu’un nombre réduit de trafiquants, soit en introduisant dans leurs exposés des conceptions, telles que la pseudo-loi des proportions définies, ayant pour avantage de permettre de considérer comme préfixées des quantités qui sont en réalité des inconnues, c’est qu’ils se sont sans cesse efforcés de réduire le nombre des facteurs intervenant dans leurs théories, de manière à pouvoir les rattacher les uns aux autres par de simples rapports de causalité[41].

Pour atteindre à la vision complète du monde économique, il faut donc de toute nécessité recourir à un procédé d’investigation plus perfectionné que la logique courante. Or, il n’est qu’un seul moyen qui permette de saisir dans un même raisonnement les différents éléments d’un phénomène complexe : c’est de traduire en un système d’équations simultanées les réactions que ces différents éléments exercent les uns sur les autres. La plupart des œuvres des économistes littéraires, en tant qu’ils se sont occupés de théories générales, peuvent par conséquent être considérées[42] comme des tentatives de résolution d’équations simultanées avec les seuls moyens du langage vulgaire, ce qui est impossible, à moins de réduire, par des hypothèses plus ou moins appropriées, le nombre de ces équations à un ou deux, au risque de n’en avoir qu’une pour déterminer trois inconnues, comme cela se produit dans certaines théories de la répartition.

Et il apparaît ainsi nettement que du fait de la mutuelle dépendance des phénomènes envisagés, l’emploi des mathématiques est absolument indispensable pour aborder l’étude du monde économique dans son entière complexité.


§ 4. — L’école de Lausanne.

Si, jusqu’à présent, nous avons évité d’employer l’expression de « méthode mathématique », c’est qu’il n’y a pas « une méthode mathématique qui s’opposerait à d’autres méthodes »[43], mais simplement « un procédé de recherche et de démonstration qui vient s’ajouter aux autres ». Aussi est-il quelque peu gratuit d’englober, ainsi qu’on a accoutumé de le faire, sous un nom générique, celui d’École mathématique, tous les auteurs qui ont fait appel aux mathématiques dans des études économiques. Le seul fait de recourir à l’emploi des mathématiques pour étudier les questions les plus disparates n’est en effet guère plus de nature à créer un lien entre ces auteurs, aux opinions parfois diamétralement opposées, que n’était de nature à en créer un entre les divers savants l’usage du latin auquel ils recouraient jadis dans leurs exposés scientifiques.

Mais, d’après ce que nous venons de voir, c’est uniquement la mutuelle dépendance des phénomènes qui nécessite l’usage des mathématiques en économie politique, et qui, par suite, en justifie pleinement l’emploi, car on ne comprendrait guère que l’on recourt sans nécessité, à moins que ce ne soit par « snobisme », à des procédés qui sont incontestablement moins faciles à mettre en œuvre que le simple bon sens[44]. Il y a donc un domaine qui appartient en propre à l’économie mathématique : celui de l’analyse de l’équilibre économique, c’est-à-dire de l’étude des rapports de mutuelle dépendance qui tendent à s’établir entre les différents facteurs de l’ordre économique, sous la pression des efforts de l’homme, et la recherche des principes généraux qui peuvent être dégagés de la connaissance de ces rapports. Et dès lors, si au lieu de vouloir enrôler sous un même étendard tous ceux qui ont fait peu ou prou appel aux mathématiques, on se contente de réunir les économistes qui ont apporté une contribution à l’analyse de l’équilibre économique, il devient possible d’en former un groupe homogène, constituant réellement une école mathématique, puisque exclusivement composé d’auteurs auxquels l’emploi des mathématiques a permis d’aborder, pour la première fois, des recherches qui sont restées leur spécialité[45].

Eh bien ! sous l’influence des événements qui ont fait naître la théorie de l’équilibre économique à Lausanne (grâce aux travaux de L. Walras qui le premier, comme nous le verrons, a mis en évidence la solidarité réciproque des phénomènes économiques et indiqué les moyens de la représenter) ce groupe a reçu un nom qui est déjà consacré par l’histoire[46] : celui d’École[47] de Lausanne, qui offre l’avantage de ne pas prêter à confusion comme pourrait le faire l’expression de École mathématique détournée de son sens primitif.

Ainsi ce sont uniquement les auteurs que l’on peut rattacher à l'École de Lausanne, c’est-à-dire les successeurs de Walras, qui doivent être considérés comme de véritables économistes mathématiciens, si tant est que cette désignation ait une signification bien déterminée. Aussi sont-ce les seuls dont nous rappellerons les travaux en détails, mais sans cependant passer entièrement sous silence les autres économistes qui, en recourant avant eux à l’emploi des mathématiques, ont ouvert la voie aux recherches ultérieures.


CHAPITRE II

Objections à l’emploi des mathématiques en économie politique.


§ 1. — Les différentes espèces d’objections.

Malgré les grands avantages dont nous venons de nous efforcer de donner un aperçu, l’emploi des mathématiques a été fort mal accueilli à ses débuts, et s’il a fini par triompher à l’étranger, il est encore loin d’avoir conquis les économistes français. Mais, à vrai dire, ce n’est pas uniquement, tant s’en faut, dans la portée réelle des objections adressées à cet emploi qu’il faut rechercher les causes effectives de cet insuccès.

Ces causes sont en réalité au nombre de deux.

La première, d’ordre très général, consiste en ce fait que la mise en mouvement d’idées nouvelles rencontre fréquemment une résistance au départ considérable qui se développe au contact des principes préexistants.

Quant à la seconde, d’une nature toute spéciale, elle est constituée par le fossé qui sépare le domaine des études mathématiques de celui des études sociologiques, fossé plus infranchissable peut-être en France que partout ailleurs, ce qui expliquerait que ce pays soit le dernier où l’économie mathématique n’ait pas encore pu acquérir droit de cité.

Voici en effet ce qui s’est produit de chaque côté de ce fossé.

Les mathématiciens, épris de rigueur par profession, et ne travaillant souvent que « pour la seule gloire de la pensée humaine», selon l’expression de l’un d’eux, se soucient en général fort peu de voir faire des applications pratiques, et par là nécessairement très approximatives, de leurs théories. Et puis, conscients de la délicatesse de l’instrument qu’ils ont construit, ils redoutent toujours d’être rendus responsables des résultats fâcheux auxquels pourrait, en des mains inexpertes, aboutir l’emploi de cet instrument au traitement de matières inappropriées. Or, les sciences sociales sont évidemment parmi celles qui semblent le plus mal se prêter à l’application des procédés mathématiques, puisque ce sont les dernières pour lesquelles on ait songé à les utiliser. Aussi, en général, les mathématiciens ne se sont-ils départis de leur indifférence à l’égard de l’économie politique que pour lui contester plus ou moins complètement le caractère de science mathématique. C’est ainsi, par exemple, que dès l’apparition, en Italie, des premières tentatives mathématico-économiques, un mathématicien d’une assez grande envergure si l’on en juge d’après ses œuvres, l’abbé G.-B. Venturi, n’a pas hésité à condamner ces tentatives à l’occasion des Meditazioni sull’ economia politica de Pietro Verri, annotées par Frisi[48] ; que plus tard Joseph Bertrand s’est ingénié[49] à réduire à néant les théories de A.-A. Cournot et de L. Walras, le principal précurseur et le fondateur de l’économie mathématique moderne ; et qu’enfin de nos jours, M. P. Painlevé, dans son brillant avant-propos à la traduction française[50] de la Theory of political economy de W.-St. Jevons, a montré fort peu de sympathie pour les économistes mathématiciens. Il y a d’ailleurs lieu d’observer qu’en général les mathématiciens n’ont pas fait preuve dans leurs critiques d’une connaissance bien approfondie des œuvres qu’ils ont censurées, — ainsi que nous le verrons (III, I, 4) à propos des observations de Bertrand relatives à la théorie de l’échange de Walras[51] — ce qui tendrait assez à prouver qu’ils avaient simplement en vue de rejeter des théories qui ne les intéressaient pas. Aussi ces critiques n’ont-elles qu’une portée trop restreinte pour que nous nous arrêtions à les examiner dans ces considérations générales, qui n’ont du reste nullement pour objet d’essayer de faire rentrer l’économie politique dans le domaine des mathématiques appliquées, mais uniquement de montrer que les mathématiques ont un rôle à jouer dans les recherches économiques. C’est pourquoi nous allons passer immédiatement de l’autre côté du fossé, du côté des économistes, non cependant sans avoir mentionné — afin de ne pas laisser croire qu’en agissant ainsi nous désirons échapper à la vision impressionnante d’une condamnation à l’unanimité — que ce faisant nous laissons derrière nous des appréciations qui, pour être dues à des mathématiciens parmi lesquels nous nous plaisons à signaler un maître incontesté de l’analyse contemporaine, M. Émile Picard[52], et le savant professeur Vito Volterra[53], n’en sont pas moins favorables à l’emploi des mathématiques en économie politique.

Les économistes, en présence de l’introduction en économie politique de procédés qui ne leur étaient pas familiers, se sont également, dans leur ensemble, montrés plutôt hostiles ; mais ils n’ont pas tous adopté la même attitude.

Les uns se sont contentés de proclamer ex cathedra, sans explications, que l’emploi des mathématiques devait nécessairement demeurer stérile.

D’autres ont eu la franchise de déclarer qu’il leur paraissait insupportable de voir assujettir l’étude de l’économie politique à la connaissance préalable des mathématiques.

D’autres enfin, surpris de cette apparition de procédés inaccoutumés, se sont demandé s’il n’y avait pas lieu de les considérer comme des intrus et ont entrepris de rechercher les causes possibles de leur inopportunité.

Des premiers nous ne dirons rien, car, en l’absence d’arguments, on ne peut que se borner à regretter que des économistes comme M. Paul Leroy-Beaulieu, pour ne citer que le plus considérable, aient usé de leur grand crédit pour tenter de jeter par-dessus bord l’économie mathématique menaçante, en affirmant, sans justification[54], que (c’est l’auteur qui souligne) « l’École dite mathématique en économie politique n’a aucun fondement scientifique, ni aucune application pratique ; c’est un pur jeu d’esprit, un ensemble de fictions en dehors de toute réalité et contraire à toute réalité. Cet exercice d’esprit ressemble à la recherche de martingales à la roulette de Monaco »[55].

Non seulement en effet il n’est rien de moins scientifique, de plus impertinent, dit M. Gide[56], que d’écarter l’emploi des mathématiques par la question préalable, mais encore on se demande quelles raisons intimes ont tracé leur ligne de conduite aux auteurs qui ont essayé de décourager, par un infranchissable Lasciate ogni speranza, ceux qui pourraient avoir des velléités de s’engager dans la voie nouvelle, à moins que ce ne soient les mêmes raisons que celles qui semblent avoir réduit tel auteur d’une histoire des doctrines à se faire sur l’économie mathématique l’opinion défavorable qu’il a pu trouver dans le Dictionnaire d’économie politique, ou tel autre auteur d’un ouvrage de références sur l’économie politique à étayer sa rancœur d’opinions anonymes ou de citations judicieusement choisies ne représentant qu’une partie de la pensée de ceux à qui ces citations sont empruntées.

Aux seconds, et ils sont nombreux[57], nous répondrons simplement que si l’économie politique est une science compliquée, c’est évidemment très regrettable, mais qu’elle partage cet inconvénient avec bien d’autres sciences telles que la mécanique, la physique et même la chimie, qui nécessitent également l’emploi des procédés mathématiques sans qu’on ait jamais songé à le déplorer particulièrement. Et nous ajouterons que cette nécessité n’a pas même, ainsi qu’on a parfois affecté de le laisser croire, de conséquences fâcheuses au point de vue de la diffusion des connaissances économiques ou de leur utilisation pratique. Limitées aux cas où elles sont nécessaires, les applications des mathématiques à l’économie politique ne portent en effet que sur des questions purement scientifiques[58], dont l’intelligence des démonstrations n’est nullement indispensable tant au point de vue de la seule connaissance des faits qu’à celui de l’application des règles qui se dégagent de l’étude de ces faits, de même que l’étude de la mécanique céleste ne saurait être considérée comme la condition préalable de l’acquisition de connaissances cosmographiques, et que l’étude de la théorie de l’élasticité ne s’impose en aucune mesure à ceux qui veulent appliquer les règles de la résistance des matériaux, de telle sorte que pour être un bon « technicien », point n’est besoin d’être un mathématicien accompli.

Quant aux objections soulevées par les derniers, 1-eur examen va faire, conformément au programme que nous nous sommes fixé, l’objet de la suite de ce second chapitre de la première partie de notre travail.

§ 2. — Les mathématiques seraient inapplicables à l’économie politique parce qu’elle constitue une science morale.

De toutes les objections adressées à l’emploi des mathématiques en économie politique, la plus souvent répétée, celle qui est devenue classique, c’est celle qui, dès 1873, à l’occasion de la communication d’un mémoire où L. Walras posait, pour la première fois, les bases de l’économie mathématique moderne, a été formulée en ces termes, par Wolowski, à l’Académie des sciences morales et politiques : « En prétendant faire de l’économie politique une science exacte, M. L. Walras en a méconnu le vrai caractère : l’économie politique est une science morale, qui a pour point de départ et pour but l’homme »[59].

Cette objection a d’ailleurs reçu, il y a bientôt trente ans, de M. F. Bernard, la forme définitive suivante : « Il semble bien difficile que l’on puisse mettre en formules l’intérêt personnel avec tous les facteurs qui s’y rattachent et le combiner par des syllogismes et des sorites mathématiques (substitutions ou réductions, équations et conjointes) avec les forces naturelles, le milieu si complexe en conflit avec les intérêts de l’homme »[60]. Et depuis lors tous les contempteurs de l’économie mathématique n’ont pas cessé de reprendre, pour lui donner de nouveaux développements, le thème de l’incompatibilité des mathématiques et de l’économie politique par suite du fait que cette dernière est une science morale.

Les uns, faisant remarquer l’influence des sentiments et des passions sur toutes les décisions humaines, s’en sont allés répétant que « la liberté humaine ne se laisse pas mettre en équations », ou que ce les mathématiques font abstraction des frottements qui sont tout dans les sciences morales » et autres gentillesses de mêmeforce ».

D’autres, insistant sur ce fait que l’homme est un sujet ondoyant et divers, ont conclu au rejet des « procédés rigoureux de la spéculation mathématique » dans la crainte, qu’à leur contact, cet homme ne devienne « une constante pour tous les temps et tous les pays, tandis qu’en réalité il est une variable ».

D’autres encore, en présence de l’enchevêtrement des influences qui s’exercent sur la volonté humaine et la déterminent à agir, n’ont pas hésité à affirmer que « les faits économiques sont d’une complexité telle que leur analyse, avec des répercussions et des réactions réciproques, écraserait le puissant appareil des mathématiques modernes ».

D’autres enfin, qui constituent la majorité, ont objecté qu’en admettant que des phénomènes moraux puissent se plier à la discipline mathématique, les procédés mathématiques n’en resteraient pas moins inapplicables par suite de l’impossibilité d’assujettir les prémisses des problèmes économiques à une détermination rigoureuse, et spécialement de mesurer les quantités de plaisir ou d’utilité par suite de l’absence d’unité de mesure psychologique[61].

Eh bien ! toutes ces objections participent plus ou moins d’une même erreur, extrêmement fréquente chez toutes les personnes qui ne se sont pas spécialement préoccupées d’études mathématiques, contre laquelle les économistes mathématiciens n’ont jamais cessé de s’élever : nous voulons parler de l’erreur consistant à s’imaginer que les mathématiques se composent exclusivement des éléments d’arithmétique, des principes de géométrie et des rudiments d’algèbre qui sont nécessaires à l’éducation d’un « honnête homme ». Il suffit pour s’en convaincre de se reporter aux concessions consenties par les adversaires de l’emploi des mathématiques en économie politique. Tandis que d’aucuns concèdent « qu’une certaine éducation mathématique serait nécessaire aux économistes à qui la méthode rendrait, pour certains cas, de grands services et éviterait des erreurs graves : telles que de dire que deux quantités varient en raison inverse l’une de l’autre, lorsque c’est la somme et non le produit qui est constant », d’autres reconnaissent que « l’esprit mathématique n’en a pas moins fait faire de réels progrès à la science économique, par la statistique, les méthodes de calcul et les courbes graphiques », et vont même jusqu’à signaler à ce propos « l’habitude, relativement récente, d’exprimer toutes les proportions non pas en fractions ordinaires, mais en pourcentages » !

Certes, il est incontestable que la vie économique dépend d’un grand nombre de facteurs qui, à vouloir les prendre isolément, demeurent absolument insaisissables. Mais, comme l’a dit L. Walras[62], jamais les économistes mathématiciens n’ont prétendu calculer les décisions de la liberté humaine, ils veulent seulement essayer d’en exprimer mathématiquement les effets. Or, d’une part, les actes en apparence les plus spontanés, ceux qui sont le fait de l’habitude, de l’imitation ou de l’hérédité, sont le plus souvent des actes qui ont été mûrement réfléchis une fois pour toutes, et, d’autre part, les actes les plus capricieux, comme le suicide ou le mariage, se présentent dans leur ensemble comme constants et uniformes. Du reste, de deux choses l’une : ou bien les phénomènes économiques n’offrent pas de caractères permanents, et la science économique n’est qu’un vain mot, — nulla est fluxorum scientia — ou bien, au contraire, ils obéissent à des lois, et alors ce serait singulièrement méconnaître la souplesse des procédés mathématiques, que de s’imaginer qu’ils ne peuvent être appliqués à l’étude de ces lois du fait de l’excès de généralité des données économiques, car « l’une des fonctions les plus importantes de l’analyse consiste précisément à assigner des relations déterminées entre des quantités, dont les valeurs numériques et même les formes algébriques sont absolument inassignables »[63] pour permettre d’atteindre à la connaissance des faits qui ne dépendent que des caractères généraux des phénomènes étudiés[64]. Et il n’est d’ailleurs nullement à craindre que cette méthode de recherche entraîne l’introduction d’hypothèses ayant pour objet de remédier à l’imprécision des données en fixant arbitrairement des éléments essentiellement variables, car non seulement rien n’empêche de laisser aux fonctions auxquelles on recourt le degré d’imprécision que comporte la question envisagée, mais en outre il reste toujours loisible d’étudier les variations de coefficients momentanément considérés comme des constantes : c’est là une méthode d’adaptation et de mise au point d’un usage courant dans les diverses branches des mathématiques appliquées, grâce à laquelle on peut parfaitement n’établir qu’une seule théorie « pour les Esquimaux ou les Africains ».

À propos de l’objection à l’emploi des mathématiques en économie politique, tirée du fait de la complexité des phénomènes étudiés, nous nous bornerons à rappeler ici que c’est justement cette complexité qui a nécessité la mise en œuvre de l’appareil mathématique, tout en nous réservant d’examiner par la suite dans quelle mesure les économistes mathématiciens ont triomphé des obstacles.

Quant à la difficulté d’avoir des prémisses rigoureusement déterminées, c’est encore par suite d’une conception trop étroite de l’usage des mathématiques qu’on a pu la considérer comme une entrave à leur emploi en économie politique. Si certains auteurs se sont figuré que « l’emploi des signes et des formules ne pouvait avoir d’autre but que celui de conduire à des calculs numériques »[65], de telle sorte qu’il ne soit possible de calculer que sur des données précises, c’est qu’ils se sont laissé abuser par l’expression de sciences exactes sous laquelle on désigne parfois les sciences mathématiques par opposition aux sciences morales. « Mais les personnes versées dans l’analyse ^mathématique savent qu’elle n’a pas seulement pour objet de calculer des nombres ; qu’elle est aussi employée à trouver des relations entre des grandeurs que Tonne peut évaluer numériquement, entre des fonctions dont la loi n’est pas susceptible de s’exprimer par des symboles algébriques »[66]. En réalité il n’y a pas de science « exacte » au sens que l’on prête d’habitude à ce qualificatif (l’astronomie elle-même, la plus parfaite des sciences mathématiques, n’est constituée que d’approximations), et si l’on peut considérer les sciences mathématiques comme plus exactes que les autres, c’est uniquement en ce sens que les raisonnements mathématiques sont plus rigoureux que les raisonnements purement logiques. Or, la plus ou moins grande précision des données d’un problème n’a évidemment pas pour effet de modifier le mode de raisonnement applicable à la résolution de ce problème, il n’y a donc aucun antagonisme entre les sciences morales et les sciences mathématiques, et l’imprécision des données économiques n’est nullement de nature à faire rejeter a priori l’emploi des procédés analytiques[67].

Pour ce qui est en particulier de la question de l’impossibilité de mesurer des quantités de plaisir ou d’utilité, du fait de l’absence d’une unité de mesure psychologique — question dont tant de critiques ont fait leur cheval de bataille depuis la publication du fameux article de l’Encyclopœdia britannica[68] dû à la verve de J.-K. Ingram — on peut faire observer qu’il ne faut pas confondre l’existence d’une quantité et la possibilité de la mesurer, et qu’au point de vue théorique, le seul envisagé par les économistes mathématiciens, il suffit de savoir que l’on a à faire à des quantités pour pouvoir appliquer les procédés mathématiques, quitte « à jeter un vêtement quantitatif sur des données qui ne sont encore que qualitatives »[69]. On pourrait même ajouter que la science moderne aurait laissé échapper ses plus belles conquêtes, si les physiciens du xixe siècle s’étaient butés à l’impossibilité de mesurer certaines quantités, des quantités d’électricité par exemple, d’autant plus que fréquemment — cela arrive constamment en optique — ce n’est qu’a posteriori que l’on parvient à mesurer certaines grandeurs demeurées provisoirement indéterminées. Mais en réalité cette question est désormais dépourvue d’intérêt, car les économistes mathématiciens sont arrivés à séparer complètement, comme nous le verrons par la suite, le domaine de l’économie politique de celui de l’hédonique, en ne faisant plus intervenir dans leurs théories que la seule notion de l’égalité (ou de l’inégalité) des utilités des biens ou des plaisirs procurés par leur consommation, ce qui supprime toute difficulté, car pour constater l’égalité de deux grandeurs point n’est besoin d’unité de mesure.


§ 3. — Les théories mathématico-économiques seraient des spéculations purement académiques.

Nous avons vu, dans le paragraphe précédent, que la complication des phénomènes économiques a paru à certains auteurs dénature à exclure l’emploi des procédés mathématiques, et il est en effet incontestable qu’on ne saurait tenir compte dans une étude mathématique des influences multiples qui s’exercent sur l’équilibre économique. Mais si d’innombrables éléments contribuent à donner aux phénomènes économiques les facies les plus variés, il n’en est en réalité qu’un petit nombre qui puissent être considérés comme des facteurs essentiels de la vie économique, les autres influant seulement sur les conditions dans lesquelles l’équilibre économique se trouve réalisé, sans modifier les caractères généraux de cet équilibre. Or, comme nous le rappelions au début, il n’y a de science que du général. Aussi, en présence de l’infinie complexité du monde économique, les économistes mathématiciens ne se sont-ils pas montrés plus embarrassés que les physiciens en présence de la complexité non moins grande du monde physique : négligeant, provisoirement tout au moins, les facteurs secondaires de l’ordre économique, ils n’ont fait porter leurs recherches que sur les faits et gestes d’un homme idéal — l’homo economicus de M. Pantaleoni — se comportant comme le ferait la moyenne des hommes, mais incapable de se laisser influencer par les circonstances accidentelles, c’est-à-dire faisant, à l’exclusion de tous autres, les seuls actes sans lesquels la vie économique cesserait d’exister, de même que les physiciens font porter leurs études sur les propriétés de solides ou de fluides parfaits, et qu’ils font souvent abstraction dans leurs travaux des frottements et des déformations qui viennent superposer leurs actions à celles qui donnent naissance aux phénomènes étudiés proprement dits. Mais cette manière de procéder a paru tout à fait inacceptable aux auteurs qui voyaient, dans la complication des phénomènes économiques, un obstacle insurmontable à l’emploi des procédés mathématiques, et ils n’ont pas hésité à proclamer qu’établies sur des bases aussi simplifiées, les théories mathématico-économiques étaient totalement dépourvues d’intérêt parce que inapplicables à l’étude des cas concrets. Ce n’est d’ailleurs là qu’une manifestation de la vieille querelle que, dans tous les domaines des connaissances humaines, les praticiens cherchent sans cesse aux théoriciens.

L’emploi des mathématiques en économie politique n’a nullement pour but en effet, comme semblent se l’imaginer bon nombre de critiques, d’obtenir les solutions des problèmes pratiques qui préoccupent les économistes ; cet emploi a, quant à présent du moins^ pour objet unique de représenter et d’expliquer les phénomènes économiques généraux dont l’étude constitue la partie de la science économique, à laquelle Jevons a proposé de réserver le nom d’Économique, tandis que d’autres lui ont donné celui d’Économie rationnelle, et que nous appellerons, conformément à l’usage qui tend à prédominer, l’Économie pure[70]. Et dès lors il est clair que toutes les critiques, que l’on peut adresser aux théories mathématico-économiques du fait de leur défaut d’adaptation aux problème pratiques, s’appliqueraient presque mot pour mot à toutes les sciences pures, à la mécanique rationnelle, par exemple, dont tous les théorèmes reposent sur des hypothèses absolument irréalisables. Mais il ne viendrait jamais à l’esprit des personnes tant soit peu au courant des questions techniques de contester l’importance de la mécanique rationnelle du fait de l’impossibilité d’éviter les frottements ou de se procurer des matériaux parfaitement homogènes, parce qu’elles savent bien que, pour établir une machine ou pour calculer un pont, il ne suffit pas de tenir compte de la théorie de l’élasticité et qu’il faut encore se préoccuper des propriétés particulières des matières employées. Or, la science étant toujours analytique et la pratique synthétique, ainsi que M. Pareto le rappelle sans cesse à ceux qui se montrent disposés à l’oublier, il en va des questions économiques comme des questions mécaniques, et si les théories de l’économie pure ne fournissent pas à elles seules leurs solutions, cela ne prouve nullement l’inanité de ces théories, cela indique simplement qu’elles doivent être complétées par certaines connaissances sociologiques permettant de tenir compte des caractères particuliers qui distinguent l’individu (ou la collectivité) envisagé de l’homo economicus en général, et l’acquisition de ces connaissances est du domaine de l’économie appliquée, dont les économistes mathématiciens n’ont jamais contesté l’intérêt[71]. Il ne semble donc pas que l’on puisse reprocher sérieusement à l’économie pure de ne pas serrer d’assez près la réalité ; et d’ailleurs il faut reconnaître que les économistes littéraires seraient bien mal placés pour le faire, si l’on songe aux exemples particulièrement simplifiés sur lesquels ils font fréquemment porter leurs explications des problèmes les plus complexes.

Mais le reproche de ne pas serrer d’assez près la réalité n’est pas la moindre critique adressée dans ce sens aux théories mathématico-économiques. De nombreux auteurs n’ont voulu voir dans ces théories que de pures inventions, sans rapports avec les phénomènes concrets, et quoique cette appréciation, absolument gratuite, témoigne de leur méconnaissance des travaux dont nous nous occupons, ce qui nous permettrait de n’en pas tenir compte, elle n’en est pas moins la conséquence d’une grave erreur dont nous croyons indispensable de faire justice. Si ces auteurs se sont imaginé que l’économie mathématique restait confinée dans le domaine de l’abstraction, c’est que se méprenant, dans un sens que nous avons déjà indiqué (I, II, 2) sur la véritable signification du mot mathématique, ils ont cru qu’enfermé dans une tour d’ivoire, l’économiste mathématicien s’employait à créer de toutes pièces une œuvre de logique pure, analogue à la géométrie par exemple. Nous n’en voulons d’autre preuve que l’énoncé suivant des trois caractères qui placent, selon un économiste des plus autorisés, le professeur A. Jourdan, les sciences mathématique aux « antipodes » des sciences morales : « 1o Les principes, les théorèmes, les solutions, tout est absolument vrai, sans la moindre parcelle d’erreur ; la vérité est toute d’un côté. Quand on a démontre que le carré de l’hypothénuse est égal à la somme des carrés faits sur les deux autres côtés, on ne peut pas dire : « Cela est vrai en principe, cependant… » Il n’y a pas de cependant ; 2o de ces principes vous pouvez tirer toutes les conséquences qu’ils renferment ; vous serez toujours dans le vrai et personne ne sera fondé à vous dire : mais vous allez trop loin ! En quoi puis-je aller trop loin en déduisant toutes les conséquences contenues dans ce théorème que la somme des trois angles d’un triangle est égale à deux droits ? 3o enfin les sciences exactes comportent des définitions rigoureusement exactes. Les définitions dans les sciences exactes sont ou bien des vérités dévidence, des truismes, comme disent les Anglais, ou bien sont ce que l’on pourrait appeler une reproduction photographique de l’objet à définir : quand vous me définissez la circonférence une ligne fermée dont tous les points sont également distants d’un point intérieur appelé centre, il me semble voir la main qui fait tourner le compas et trace la circonférence »[72]. Or, si les maîtres de l’économie pure ont voulu faire de l’économie politique une science mathématique, il suffit de se reporter à leurs œuvres pourvoir que c’est à la manière de la mécanique, de la physique et même de la chimie qu’ils ont entendu la traiter. Ils n’ont jamais songé à faire de l’économie politique, science expérimentale, une science purement rationnelle, mais l’observation fie nous apprenant rien, comme l’a dit le professeur Marshall, si elle n’est pas complétée par la déduction, ils ont simplement essayé d’utiliser dans leurs recherches le puissant appareil déductif que les mathématiques mettent à la disposition de ceux qui recourent à leur emploi. C’est là ce qu’a fort bien exposé M. A. Landry dans les termes suivants : « Entendons-nous. Il ne saurait être question d’assimiler notre science à la géométrie ou à l’arithmétique. Le propre de ces dernières sciences c’est de ne renfermer aucune notion que l’esprit ne puisse former par lui-même, qui ne soit, au sens cartésien de ce mot, innée. L’économie politique, comme la mécanique, comme la physique. est une science expérimentale : parmi les lois qu’elle nous fait connaître, il n’en est pas une seule qui n’ait en définitive son fondement dans l’expérience. Mais les sciences expérimentales peuvent recourir à la déduction ; et il en est qui font un très grand usage de celle-ci… »[73]. Il ne faut donc pas s’y tromper : les économistes mathématiciens ne font nullement œuvre d’imagination pure en dehors de tout souci de la vérité, et s’il leur arrive parfois d’introduire dans leurs énoncés des données d’une simplicité irréalisable, ils ne font alors qu’user de licences analogues à celles qui sont admises dans toutes les branches des mathématiques appliquées^ en vertu de ce principe que la science procède toujours par approximations successives. D’ailleurs, c’est là un point important, le fait d’introduire dans une théorie des fictions — telles que la droite à une seule dimension de la géométrie ou le solide ponctuel de la mécanique — loin de créer un fossé infranchissable entre cette théorie et la pratique, est au contraire fréquemment la condition sine qua non de la possibilité d’adapter cette théorie à la multitude des cas que présente la pratique ; et ainsi, au lieu d’avoir à justifier cette manière de procéder, on peut dire que c’est l’honneur des économistes mathématiciens d’avoir fait de l’économie pure une science réellement objective, débarrassée de toutes considérations morales ou métaphysiques, en la limitant à des phénomènes idéaux ne présentant que les caractères permanents des phénomènes concrets, à l’instant où les économistes de l’École autrichienne se montraient assez disposés à voir dans des accidents, constatés à l’occasion d’examens de cas particuliers, les manifestations de lois générales.

§ 4. — La prétendue stérilité de l’emploi des mathématiques en économie politique.

Le suprême argument de tous ceux qui font le procès de l’emploi des mathématiques en économie politique, c’est que, en définitive, cet emploi serait demeuré stérile[74], et que a en tous cas il n’empêche pas les erreurs, comme le montrent les nombreuses critiques que les mathématiciens ont faites les uns aux autres »[75]. Aussi, allons-nous essayer maintenant de répondre au défi lancé naguère par Cairnes[76] à Jevons de produire des vérités économiques nouvelles, dont la découverte puisse être portée à l’actif des procédés mathématiques. Mais nous croyons devoir examiner tout d’abord la question des erreurs mises à la charge des économistes mathématiciens, parce qu’il est clair que si l’on en était réduit à considérer l’économie mathématique comme un tissu d’erreurs, cela couperait court à tout, comme l’aurait voulu M. Block[77].

Que les économistes mathématiciens puissent se tromper, c’est incontestable — errare humanum est — et nous ne contredirons certainement pas ceux qui viennent déclarer que l’emploi des procédés mathématiques n’empêche pas la valeur des déductions de rester subordonnée à celle des hypothèses[78]. Mais avant de conclure de ce défaut d’infaillibilité à la condamnation des procédés mathématiques, il faut rechercher au préalable l’importance de ses manifestations, c’est-à-dire des erreurs reprochées aux économistes mathématiciens[79].

Or, une première observation s’impose immédiatement du fait que ce sont les économistes mathématiciens eux-mêmes qui, par leurs discussions et leurs polémiques, ont donné à penser que leurs œuvres devaient receler des erreurs : c’est que, dans la mesure où elles existent, ces erreurs ne peuvent fournir que des arguments ad hominem, qui ne prouvent même pas nécessairement l’incapacité de ceux qui les ont commises si l’on songe que des d’Alembert, des Laplace, des Poisson se sont parfois entièrement fourvoyés, et dont on ne saurait, dans tous les cas, faire état contre l’économie mathématique en général.

D’autre part, l’analyse des discussions et des polémiques dont il s’agit montre — ainsi que nous aurons l’occasion de le voir pour les principales d’entre elles — que les controverses qui en font l’objet ne portent que sur les positions des questions et non sur les solutions, de telle sorte qu’elles laissent hors de cause l’emploi des procédés mathématiques, dont on ne peut réclamer rien autre chose que la certitude des raisonnements.

Enfin, et si paradoxale qu’une telle assertion puisse paraître, il ne faut pas toujours attacher à l’exactitude des hypothèses, sur lesquelles repose une théorie, une importance exagérée. Il peut, en effet, fort bien arriver — l’histoire de l’optique en fournit maints exemples — que la forme d’équations obtenues à partir d’hypothèses reconnues erronées « résiste », suivant une expression de Henri Poincaré, aux modifications qu’il convient de faire subir à ces hypothèses pour les adapter à de nouvelles conceptions ; si bien que M. Pantaleoni n’a pas craint d’affirmer qu’il importe peu que l’hypothèse hédonistique, d’où se déduisent toutes les vérités économiques, coïncide ou non avec la réalité, parce que c’est là une question qui ne touche pas à l’exactitude des vérités qui en sont déduites[80]. Et en outre, fut-elle entièrement fausse par suite d’une erreur initiale, une théorie établie avec soin facilite encore les progrès de la science, perpétuel devenir, en lui indiquant « un chemin à ne pas prendre »[81].

Tout en ne prétendant pas attribuer aux procédés mathématiques l’infaillibilité dont les économistes littéraires, pourtant si sceptiques à cet égard, paraissent redouter qu’ils ne donnent l’illusion[82], on ne saurait donc proclamer a priori la faillite de l’économie mathématique en alléguant l’incertitude des résultats auxquels ils conduisent, et il est par suite légitime d’examiner quelle contribution ces procédés ont apportée à la science.

Avant de rechercher quelles sont les conquêtes dont le mérite doit être attribué aux procédés mathématiques, il n’est pas inutile, croyons-nous, de préciser le sens que nous entendons donner au mot conquêtes. Comparant, à la suite de Huxley, les mathématiques à un moulin, bien des économistes ont en effet posé en principe qu’elles ne sont pas susceptibles de constituer un instrument de découvertes, parce qu’elles ne peuvent rendre que ce qu’on leur a fourni. Or, cette manière de voir nous semble absolument inacceptable étant donné que l’homme ne crée jamais rien au sens absolu du mot, et que tous les travaux des astronomes, par exemple, depuis tant de siècles, n’ont eu d’autres résultats que de préciser les notions que chacun possède dès qu’il a tourné ses regards vers le ciel. Aussi considérerons-nous comme des conquêtes des procédés mathématiques toutes les découvertes dues à leur emploi, sans examiner si elles se rapportent à des vérités plus ou moins directement connues précédemment.

Cela étant, pour découvrir la contribution apportée par l’emploi des mathématiques à l’économie politique, nous n’avons qu’à nous reporter aux quelques considérations que nous avons développées dans le précédent chapitre. Nous avons vu en effet dans ce chapitre que ce qui rend indispensable l’emploi des mathématiques en économie politique, c’est la complexité des problèmes qui se présentent dès que l’on veut aborder l’étude du phénomène économique dans son entière complexité, l’étude de l’équilibre qui tend à s’établir entre les différents facteurs économiques. Or, il est évident que si les économistes mathématiciens ont pu être assez heureux pour sortir des chemins battus par les économistes littéraires, ce doit être dans les régions où seul l’appareil mathématique leur a permis d’aborder ; et c’est effectivement l’étude de l’équilibre économique qui leur a fourni la matière des découvertes qu’on ne saurait leur contester. Aussi, la véritable conquête des économistes mathématiciens consiste-t-elle à avoir su donner, pour la première fois, une représentation sinon détaillée du moins rigoureuse de l’équilibre économique, c’est-à-dire une notion générale du phénomène économique pris dans son ensemble. Et l’on peut même soutenir que cette conquête comprend et résume toutes les autres, car, il ne faut pas s’y tromper, — ceci soit dit pour répondre à certaines objections — pour que l’étude d’une question puisse être considérée comme complète, il n’est nullement nécessaire d’avoir substitué des énoncés synthétiques à la représentation symbolique des rôles des divers éléments qui y interviennent : quand on nous dit en physique, pour prendre un exemple très simple, que le volume V, la pression P et la température T d’une masse gazeuse déterminée sont liés par une relation PV = RT, R étant un coefficient donné, nous ne demandons pas à en savoir davantage. Mais les économistes mathématiciens ne se sont cependant pas bornés à poser les équations exprimant les conditions générales de l’équilibre économique ; s’ils n’ont pas essayé de procéder à une résolution qui aurait été aussi impraticable eu égard au grand nombre de ces équations, que dénuée d’intérêt étant donné qu’ils n’entendent pas aborder les problèmes pratiques, ils ont toutefois dégagé de la considération de ces équations diverses conséquences, qui constituent des résultats nouveaux, tels qu’en réclament les économistes littéraires, bien que certaines d’entre elles aient été pressenties par avance, car il ne faut pas oublier, ainsi que le fait observer Walras, que « affirmer une théorie est une chose, la démontrer en est une autre »[83]. Tout d’abord, par le seul fait de s’astreindre à poser les équations représentant les données des problèmes envisagés, au lieu de faire des raisonnements in vacuo, ils ont été tout naturellement amenés à établir irréfutablement l’inanité de toutes les théories des prix, des salaires, de la rente et de l’intérêt qui aboutissaient à de véritables cercles vicieux en visant à la détermination de chacun de ces éléments indépendamment les uns des autres (Voir I, 1, 3). Puis, une fois posées les équations représentant les conditions de l’équilibre économique sur un marché déterminé, équilibre dont ils ont, pour la première fois, distingué des positions de stabilité et des positions d’instabilité, ils en ont tiré diverses conclusions du plus grand intérêt, relatives aux lois de l’offre et de la demande établies dans toute leur généralité en faisant état des variations des prix et des quantités de tous les produits figurant sur le marché considéré, au lieu d’isoler les produits directement envisagés pour ne tenir compte que des variations du prix de chacun d’eux en fonction de sa propre quantité, comme avaient l’habitude de le faire leurs devanciers[84]. Enfin, ils ont projeté la lumière sur diverses questions dont la solution avait échappé à leurs prédécesseurs[85], questions parmi lesquelles nous citerons : la détermination des conditions du maximum d’utilité pour une collectivité (III, V, 5), la recherche et l’étude des différents cas de monopole susceptibles de se produire (III, V, 4), l’explication de la véritable nature des différentes espèces de rente et, en particulier, de la rente des consommateurs (II, II, 3), qui, pour subjective qu’elle soit, n’en offre pas moins un réel intérêt parce qu’elle représente, comme le fait remarquer M. Colson « le plus clair du gain dû aux progrès de la civilisation, au point de vue matériel »[86]. En outre, ils ont considérablement amélioré l’exposition de nombre de théories qui étaient demeurées jusqu’alors passablement obscures, verry hazy, dit le professeur Irving Fisher, mais c’est là un point sur lequel nous n’insisterons pas, pour ne pas sembler revenir sur ce que nous avons dit précédemment à ce sujet, et à propos duquel nous rappellerons seulement, ainsi qu’on l’a fait maintes fois à cette occasion, que la possibilité de voyager à pied ne diminue en rien les mérites des chemins de fer.

Une esquisse de l’ensemble de la vie économique, ensemble dont l’analyse n’est pas accessible à la logique courante, et des vues détaillées de certains phénomènes particuliers dont l’explication échappe au raisonnement déductif ordinaire, telles sont en résumé les principales contributions que, grâce à leur extrême généralité, — à leur impersonnalité si l’on peut dire — et à leur grande souplesse, les procédés mathématiques ont apportées à l’économie politique. Et à l’objection que l’on pourrait faire que ce sont là de bien médiocres acquisitions, qui se réduisent en réalité à néant étant donné que les théories mathématico-économiques restent sans applications pratiques de l’aveu même de leurs auteurs, nous ferons les deux réponses suivantes.

Certes, l’économie mathématique est encore bien loin d’avoir atteint son plein développement, car des deux grandes parties de l’économie pure : la statique économique et la dynamique économique[87], non seulement la dynamique n’existe quant à présent qu’à l’état embryonnaire, mais en outre la statique elle-même présente encore bien des lacunes, ne serait-ce que sous la forme de ces fonctions indéterminées dont on a parfois reproché aux économistes mathématiciens de se montrer trop prodigues[88]. Mais ce n’est pas là un état de choses qui doive être considéré comme de nature à jeter le discrédit sur l’économie mathématique si l’on songe à la lenteur avec laquelle se sont développées toutes les sciences mathématiques, et en particulier l’astronomie, à laquelle nous aimons à nous référer parce qu’elle constitue, ainsi que nous l’avons déjà dit, la plus parfaite de ces sciences, et si l’on se souvient, comme le rappelle à ce propos le fondateur de l’économie mathématique, que « l’astronomie de Kepler et la mécanique de Galilée ont mis de cent à cent cinquante ou deux cents ans à devenir l’astronomie de Newton et de Laplace et la mécanique de d’Alembert et de Lagrange »[89]. Du reste, pour n’en n’être qu’à ses débuts, l’économie mathématique n’en offre déjà pas moins, d’après ce que nous venons de voir, tout un faisceau de résultats acquis qui fournit une base étendue aux recherches futures, puisque, de par leur généralité même, ces résultats sont applicables à l’étude de la vie économique tout entière. Aussi croyons-nous pouvoir conclure avec le maître de l’économie mathématique contemporaine, M. V. Pareto : « Si quelqu’un trouve que c’est trop peu, il n’a qu’à nous montrer comment on peut faire mieux. La route est libre, et le progrès de la science est continu. Mais, en attendant, ce peu vaut mieux que rien ; d’autant plus que l’expérience nous enseigne que dans toutes les sciences, le peu est toujours nécessaire pour arriver au plus »[90], et, ferons-nous observer avec ce même auteur, que, dans tous les cas, quand on ne peut avoir une carte topographique d’une contrée avec les moindres détails, ce n’est pas une raison pour renoncer à en avoir une carte géographique[91].

D’autre part, pour ce qui est du fait de prétendre que les théories mathématico-économiques sont vaines parce que dépourvues d’applications pratiques immédiates, ce n’est que l’expression d’une très ancienne objection — aussi ancienne, semble-t-il, que la science pure elle-même — à toutes les recherches purement scientifiques, mais qui n’a pas acquis de valeur avec le temps. C’est ainsi effectivement, pour reprendre l’exemple de l’astronomie, que Socrate déjà s’élevait contre la folie de ceux qui se livraient à l’étude du mouvement des astres, d’après ce que nous rapporte Xénophon en faisant à ce propos un jeu de mots : Κινδυνεῦσαι δ’ἂν ἔφη καὶ παραφρονῆσαι τὸν ταῦτα μεριμνῶντα, οὐδὲν ἧττον ἢ Ἀναξαγόρας παρεφρόνησεν ὁ μέγιστον φρονήσας ἐπὶ τῷ τὰς τῶν θεῶν μηχανὰς ἐξηγεῖσθαι.[92]. Or, il serait à cette objection une réponse bien facile, d’un ordre tout à fait général. C’est celle qui consisterait tout simplement à revendiquer hautement pour le savant le droit de faire de la science pour la science, ainsi que l’a revendiqué Walras qui a très joliment développé sa pensée en ces termes : « La statique nous apprend que lorsqu’un corps s’appuie sur un plan horizontal par plusieurs points, il faut, pour l’équilibre, que la verticale passant par le centre de gravité de ce corps tombe dans l’intérieur du polygone formé par tous les points de contact. Or, ce théorème, qui est fécond en conséquences de théorie ou d’application, ne nous sert à rien pour ce qui est de nous tenir debout. En ce sens, lorsque Philaminte et Bélise disent à Lépine qui s’est laissé tomber :


Voyez l’impertinent ! Est-ce que l’on doit choir
Après avoir appris l’équilibre des choses ?
De ta chute, ignorant, ne vois-tu pas les causes,
Et qu’elle vient d’avoir du point fixe écarté
Ce que nous appelons centre de gravité ?


celui-ci est fondé à répondre, avec une nuance marquée d’ironie :


Je m’en suis aperçu, Madame, étant par terre.


« Mais, si ce facétieux jeune homme, allant plus loin, entendait insinuer que la connaissance des propriétés du centre de gravité et des conditions mathématiques de l’équilibre des corps est inutile, ce serait de lui qu’il faudrait rire ; car c’est le propre de la science de chercher et de trouver le comment et le pourquoi de faits que le vulgaire accomplit ou subit tous les jours sans s’en rendre compte »[93]. Indépendamment de toute considération utilitaire, la science pure a en effet pour les progrès de l’humanité une importance que l’on ne saurait nier à moins de prétendre que des Leibnitz, des Descartes ou des Henri Poincaré ne sont que des rêveurs aux élucubrations oiseuses ; sans compter qu’il est toujours possible qu’une étude dénuée en apparence d’intérêt pratique trouve un jour une application — telle que l’application de l’astronomie à la navigation — et cela d’autant mieux que la meilleure manière d’atteindre à des fins pratiques, c’est souvent de ne pas les poursuivre pour ne pas être exposé à localiser ses recherches dans une région stérile[94]. Mais lorsqu’il s’agit de l’économie mathématique en particulier, on n’est nullement réduit à se contenter de cette réponse d’ordre général, car il y a mieux à dire dans ce cas. Nous avons vu en effet dans ce qui précède (I, II, 3) que c’est une erreur de croire que pour n’être pas directement applicable à la résolution de problèmes concrets, une théorie pure, rationnelle, doive nécessairement être considérée comme dénuée d’utilité, parce que la pratique étant essentiellement synthétique, cette théorie peut fort bien être de nature à contribuer à l’obtention des solutions qu’elle est impuissante à fournir à elle seule. On ne saurait donc refuser a priori toute utilité aux théories mathématico-économiques, et le plus que l’on en puisse dire c’est qu’en l’état actuel de leur développement, elles ne semblent pas présenter les éléments d’une utilisation pratique (si tant est que l’économie politique en général soit parfois bonne à quelque chose ! ) Mais c’est encore là un point sur lequel il ne faut pas se méprendre, car quand bien même l’économie mathématique n’offrirait que des enseignements insuffisamment précis, ce ne serait pas nécessairement une raison pour qu’elle ne soit pas susceptible de fournir dans certains cas de précieuses indications, ainsi que l’a fait ressortir le professeur Marshall par une heureuse comparaison entre l’économie politique et la science des marées[95]. Et d’ailleurs, envisagée au point de vue de l’insuffisance de « rendement », l’objection de l’inutilité de l’économie mathématique se réduit immédiatement à celle de l’insuffisance des acquisitions de cette science[96], objection que nous avons précédemment prise en considération.

C’est pourquoi nous ne nous arrêterons pas plus longuement à l’examen de la prétendue stérilité de l’emploi des mathématiques en économie politique, nous bornant pour terminer à faire remarquer que les économistes littéraires sembleraient mal venus à en exagérer l’importance si l’on admet, comme ne craint pas de l’affirmer M. Bouvier, que les méthodes anciennes ont été, elles aussi, en grande partie stériles, et qu’il faut à tout prix trouver autre chose.


Arrivé au terme de cette première partie, nous voudrions pouvoir dire : Et nunc erudimini ; mais, si présomptueux que l’on soit, c’est là une conclusion qu’on ne saurait se croire autorisé à formuler, car s’il était possible de dresser en des termes purement littéraires — ainsi que l’ont demandé certains critiques — le bilan de l’économie mathématique qui, en tant que science pure et encore à ses débuts, comprend nombre de théories se présentant non pas sous la forme de résultats synthétiques, mais sous celle de matériaux analytiques, il n’y aurait plus alors qu’à proclamer l’inutilité de l’emploi des mathématiques. Aussi, abandonnant l’étude in abstracio de notre sujet, allons-nous, par la suite, tenter de montrer l’importance et l’intérêt de l’économie mathématique en indiquant, dans les grandes lignes, son évolution et son état actuel.

    hardiment », et Jevons déclarait « qu’un avantage de la Théorie de l’Économique, soigneusement étudiée, sera de nous rendre très prudents dans nos conclusions quand la matière ne sera pas de la nature la plus simple ».

  1. Notam. par M. E. Bouvier dans son étude sur la Méthode mathématique en économie politique publiée, dans les numéros de août-septembre et de décembre 1901 de la Revue d’économie politique.
  2. Histoire des doctrines économiques, trad. A. Bonnet, Paris, 1899, Part. II, ch. vii, § 6.
  3. On sait que le terme « géométrie » a servi jusqu’à une époque assez récente à désigner l’ensemble des mathématiques pures.
  4. Passage cité par MM. F. Virgilii et C. Garibaldi dans leur Introduzione… [p. 259], Int., sect. I.
  5. Il est intéressant de rapprocher de cette appréciation celle de Le Trosne : « La science économique s’exerçant sur des objets mesurables est susceptible d’être une science exacte et d’être soumise au calcul. » (De l’ordre social. Discours VIII, p. 218).
  6. Cf. Économique et Mécanique dans Bulletin de la Société vaudoise des sciences naturelles, t. XLV, Lausanne, 1909, p. 166.
  7. Cpr. J. Dupuit (Annales des Ponts et Chaussées, 1844, 2e sem., p. 375 n.) « Dès que l’on reconnaît, comme J.-B. Say, que l’Économie politique s’occupe de quantités susceptibles de plus ou de moins, on est obligé de reconnaître en même temps qu’elle se trouve dans le domaine des mathématiques. »
  8. W. St. Jevons, Théorie… [p. 91], chap. i, p. 56.
  9. Cpr. A. Marshall, Principes… [p. 100], liv. V, chap. ii, § 2 note, et préf. de la 5e éd., App. C, p. 636.
  10. Cf. Irving Fisher, Mathematical Investigations… [p. 136], part. I, ch. i, § 13, et V. Pareto, Manuel… [p. 143], ch. iii, §§ 65 et s.
  11. C’est ainsi que M. Émile Picard constate, dans son ouvrage sur La science moderne… [p. 31] ch. II, div. i, que toute la science mathématique repose sur l’idée de fonction.
  12. Voir à ce propos la curieuse note xi de l’App. A des Principes… [p. 100] de A. Marshall
  13. Cf. F.-Y. Edgeworth, Mathematical psychics [p. 119], p. 9.
  14. Dans une étude sur La méthode mathématique dans la sociologie et dans l’économie politique, publiée dans le numéro de décembre 1894 de la Revue socialiste.
  15. Passage cité par W. St. Jevons dans Théorie… [p. 91], préf. de la 2e éd., p. 23.
  16. Théorie… [p. 91], ch. iv.
  17. Voir les tableaux en deux colonnes dressés par MM. Irving Fisher (Mathematical investigations… [p. 136], part. II, ch. iii, § 2) et V. Pareto (Cours… [p. 143], vol. II, no  592, p. 12).
  18. Cf. Vito Volterra, Discours d’ouverture de l’Université de Rome en 1901.
  19. Cf. A. Aupetit, Essai… [p. 112], p. 31.
  20. Certains auteurs ont même été plus loin et ont envisagé l’emploi des mathématiques comme procédé d’ « autocompréhension ». Voir notam. P.-H. Wicksteed, On certain passages in Jevons’ « Theory of political economy » dans le Quarterly journal of economics, numéro d’avril 1889 et A. Marshall, Principes… [p. 100], préf. de la 1re éd., p. XI.
  21. Lettre inédite en date du 2 juillet 1883.
  22. Dupuit, De la mesure… [p. 80], p. 375 note.
  23. F. Bernard, De la méthode en économie politique, dans le Journal des Économistes, numéro d’avril 1885, p. 20.
  24. Histoire des doctrines… [p. 5], part. I, ch. vi, § 4.
  25. Cf. F.-Y. Edgeworth, Discours [p. 120], notes b et c.
  26. Voir dans ce sens l’article bibliographique de A. Wagner, relatif aux Principles of economics de A. Marshall, dans le Quarterly journal of economics, numéro d’avril 1891.
  27. Il n’est pas sans intérêt de rappeler à ce propos cette assertion formulée par le célèbre astronome Simon Newcomb, à l’occasion de la publication du livre de Cairnes sur The caracter and logical method of political economy : « Mathematical analysis is simply the application to logical déduction of a language more unambigous, more precise, and for this particular purpose, more powerful than ordinary language. » (Passage cité par le professeur Irving Fisher dans ses Mathematical investigations… [p. 136], App. III).
  28. Dupuit, De la mesure… [p. 80], p. 375 note.
  29. Voir Théorie mathématique… [p. 163], p. 12.
  30. Cpr. W. Whewell, Mathematical exposition... [p. 74], p. 194.
  31. Not. M. Edgeworth, Discours [p. 120] note i et Mathematica psychics [p. 119] App. VI (The errors of the ἀγεωμέτρητοι ).
  32. F.-Y. Edgeworth, Discours [p. 120], p. 546.
  33. V. Volterra, Les mathématiques dans les sciences biologiques et sociales, dans la Revue du mois, numéro de janvier 1906, p. 2.
  34. V. Volterra, loc. cit., p. 8.
  35. La physique expérimentale et la physique mathématique, dans la Revue générale des sciences, numéro du 15 novembre 1900, p. 1164.
  36. Avant-propos à la Théorie… [p. 91] de W. St. Jevons, p. xvii.
  37. Le Tableau économique de Quesnay, le fondateur de l’économie politique, offre déjà l’exemple d’une tentative de représentation de la mutuelle dépendance des phénomènes économiques, si bien qu’on a voulu voir dans les Physiocrates des précurseurs de l’emploi des mathématiques (Voir Ch. Gide et Ch. Rist, Histoire des doctrines économiques, 1re éd., Paris, 1909, liv. I, ch. i, sect. I, § 2, p. 21 n.), emploi qui est du reste conforme à leurs idées (Cf. l’opinion de Le Trosne rappelée ci-dessus, p. 6 n.).
  38. P. Boven, dans un travail sur Les applications mathématiques à l’économie politique, Lausanne, 1912, ch. ii, p. 27 (Ce travail a d’ailleurs pour objet la mise en lumière de la nécessité de l’emploi des mathématiques en économie politique du fait de la mutuelle dépendance des phénomènes étudiés).
  39. Akin Karoly, Solution nouvelle de deux questions fondamentales d’économie sociale, dans la Revue d’économie politique, numéro de juillet-août 1887.
  40. « Just as the motion of every body in the solar System affects and is affected by the motion of every other, so it is with the elements of the problem of political economy » (A. Marshall, Academy, numéro du 1er avril 1872).
  41. Il est si vrai que les rapports de cause à effet sont les seuls qui satisfassent directement à notre besoin de recouvrir toutes choses d’un « vernis logique » (Pareto), que ceux-là même qui ont le plus contribué à mettre en évidence l’interdépendance des phénomènes économiques n’ont pas toujours échappé au désir de rechercher des rapports de causalité, comme en témoignent, par exemple, certains chapitres des œuvres de Jevons et de Walras. (Cf. infra, II, II, 2, note p. 97 et III, I, 2.) La création par divers économistes d’une théorie de la production marginale parallèle à celle de l’utilité marginale (finale) paraît être également une manifestation de cette tendance à rechercher quel est des deux membres d’une équation celui qui détermine l’autre.
  42. Cf. V. Pareto, Manuel… [p. 143], ch. iii, passim.
  43. V. Pareto, Manuel… [p. 143], ch. iii, § 3.
  44. « On ne fait point seller son cheval pour passer du salon à la salle à manger » (R. de Montessus, Revue du mois, numéro de septembre 1906, p. 338). Il est bien entendu qu’il ne s’agit pas ici des graphiques, qui sont maintenant d’un usage courant dans toutes les sciences (bien que ces graphiques soient également employés pour établir une correspondance entre grandeurs non proportionnelles, c’est-à-dire dont les variations de l’une ne sont pas, du moins directement, la cause des variations de l’autre).
  45. En particulier c’est précisément le fait d’avoir abordé l’étude de l’équilibre économique général au lieu de se borner à examiner des problèmes spéciaux, qui sépare complètement les économistes mathématiciens des économistes de l’École autrichienne, bien qu’ils aient les uns et les autres un point de départ commun.
  46. Voir note 2, p. 106.
  47. L’emploi du mot « École » pouvant être une cause de malentendu, il est essentiel de noter que l’étude de l’équilibre économique, en tant qu’elle fait l’objet de l’École de Lausanne, est une étude exclusivement scientifique sans tendances doctrinales.
  48. D’après A. Montanari, La teoria matematica del valore e uno scrittore emiliano del secolo scorso, Reggio-Emilia, 1891.
  49. Cf. III, I, 4.
  50. Voir II, II, 2.
  51. Au sujet de l’avant-propos de M. Painlevé, voir : P. Bonin-segni, supplément au numéro du 11 juin 1909, de la Gazette de Lausanne, p. 2, 1re col. et P. Boven, Les Applications... [p. 22], ch. ii, p. 36 et ch. v, pp. 198 et 199.
  52. La science moderne et son état actuel, Paris, 1908, ch. i, div. vii.
  53. Revue du mois, numéro de janvier 1906 et Giornah degli economisti, numéro de novembre 1901.
  54. On ne saurait, en effet, considérer comme telle cette assertion que « la loi de substitution rend impossible l’usage utile des mathématiques en économie politique. » Voir Ch. Gide et Ch. Rist, Histoire des doctrines… [p. 21] l. V, ch. i, § 4, p. 616 n. et V. Pareto, Cours… [p. 142], t. I, no  55 9, p. 405 et infra, III. IV.
  55. Traité théorique et pratique d’économie politique, Paris, 1896, t. I, ch. iv.
  56. Revue d’économie politique, numéro de janvier 1903.
  57. Voir notamment Maurice Block, Les progrès de la science économique, 2e édit., Paris, 1897, t. I, ch. i, div. iii et E. Levasseur, De la méthode dans les sciences économiques dans la Revue bleue, numéros des 5 et 12 mars 1898.
  58. {{lang|en|« Mathematical method is for higher économics », Irving Fisher, Mathematical investigations… [p. 136], App. III, § 4,
  59. Compte rendu des séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, numéro de janvier 1874, p. 120.
  60. De la méthode en économie politique dans le Journal des Économistes, numéro d’avril 1885, p. 14.
  61. Voir notam. J.-E. Cairnes, Le caractère et la méthode logique de l’économie politique, trad. G. Valran, Paris, 1902, préf. ; J.-K. Ingram, Histoire de l’économie politique, trad. H. de Varigny et E. Bonnemaison, Paris, 1893, ch. v, p. 260 ; E. Levasseur, Compte rendu… [p. 35], p. 117 ; J. St. Mill, Système de logique, l. III, ch. xxiv, § 9 ; J. Rambaud, Histoire des doctrines économiques, 3e éd., Paris, 1909, l. II, ch. ix.
  62. Éléments… [p. 106], 22e leç., § 222.
  63. A. Cournot, Recherches… [p. 76], ch. iv, art. 21.
  64. La théorie de la capillarité fournit un exemple devenu classique des résultats que l’on peut obtenir sans sortir du domaine des généralités (Cf. A. Cournot, Recherches… [p. 76], ch. iv, art. 21 et H. Poincaré, La Physique expérimentale… [p. 20], § iv.
  65. A. Cournot, Recherches… [p. 76], préf. p. xii.
  66. Ibid., p. viii, — Voir sur ce point F.-Y. Edgeworth, Mathematical psychics…[p. 119], pp. 1-7 et App. I (On unnumerical mathematics).
  67. Voir W. St. Jevons, Théorie… [p. 91], ch. i, pp. 58 et s. et L. Winiarsky, La méthode mathématique dans la sociologie et l’économie politique dans la Revue socialiste, numéro de décembre 1894.
  68. 9e éd., vol. XIX (L’Histoire de l’économie politique de J.-K. Ingram est sensiblement la reproduction de cet article.)
  69. P. Painlevé, avant-propos à la Théorie[p. 91] de Jevons, p. xvi.
  70. La nature purement théorique de l’économie mathématique n’a pu échapper qu’à des lecteurs bien inattentifs des ouvrages des économistes mathématiciens contemporains, car on ne voit guère comment on pourrait déceler la prétention d’établir mathématiquement des mercuriales dans les travaux d’un Walras, qui, son œuvre achevée, s’apprêtait à déclarer que « l’application [des mathématiques à l’économie politique] ne consiste pas du tout à prévoir, mais à expliquer la variation des prix suivant les variations de l’offre et de la demande » (Passage d’une préface inédite à un abrégé des Éléments… [p. 106], cité par M. Antonelli dans la Revue d’histoire des doctrines économiques et sociales, 1910, p. 176 note), ou dans ceux d’un Pareto, qui a été le premier à reconnaître que pour que l’on puisse résoudre les 70699 équations de la détermination des prix sur un marché ne comportant que 100 trafiquants et 700 marchandises, il faudrait que l’économie politique vienne en aide aux mathématiques ! (Manuel… [p. 143], ch. iii, §217).
  71. « Toute science a deux parties : une partie rationnelle, pure, qui étudie la forme la plus générale et abstraite des phénomènes respectifs, et une partie appliquée qui étudie leur forme concrète et détaillée ». (Début du rapport du Dr J. Winiarsky sur l’Enseignement de l’économie pure et de la mécanique sociale au « Congrès international de l’enseignement des sciences sociales de Paris » en 1900.) Sur la question des rapports de la science et de l’art en économie politique, voir dans les Mathematical investigations…[p. 136] (App III, § 8) de M. Irving Fisher l’intéressante réfutation de la critique des Principii… [p. 154. ], de M. Pantaleoni par le professeur U. Rabbenio, et dans le Manuel… [p. 143] de M. V. Pareto, les considérations générales développées tant au cours du ch. i, qu’au début du ch. ix.
  72. Cours analytique d’économie politique, Paris, 1882, p. 26. — A. Jourdan a également développé ces idées dans le discours qu’il prononça à l’Académie de Marseille, le 11 mars 1888.
  73. L’utilité sociale de la propriété individuelle, Paris, 1901, préf. p. xi.
  74. Voir entre autres : Yves Guyot, La science économique, Paris, 1887, p. 8 ; J.-K. Ingram, Histoire… [p. 36], ch. v, p. 260 ; André Liesse, Dictionnaire d’économie politique, Paris, 1892, art. Méthode ; F. Simiand, Remarques sur l’économie mathématique en général, iv, dans l’Année sociologique, t. XI (1906-1909).
  75. M. Block, Les progrès… [p. 33], t. I, ch. i, div. iii.
  76. Le caractère… [p. 36], préf.
  77. Loc. cit.
  78. A-M. B., Grande encyclopédie, article Économie.
  79. Il ne saurait, bien entendu, être question ici des élucubrations à allure plus ou moins mathématique, mais au demeurant complètement fantaisistes, telles que les lois de Davenant et de Gregory King, de Malthus, voire de von Thünen, dont les adversaires de l’économie mathématique se plaisent parfois à rappeler l’inexactitude, sans paraître se douter qu’elles constituent des créations purement littéraires.
  80. M. Pantaleoni, Principii… [p. 154], p. 15. Cpr. V. Pareto, Manuel… [p. 143], App. § 138.
  81. E. Bouvier, Revue d’économie politique, numéro de décembre 1901, p. 1059.
  82. Cf. H. Hadley, Yale review, III, p. 254 (cité par M. Block, op. cit.) ; J. K. Ingram, Histoire…, [p. 36], ch. v ; p. 260 ; E. Levasseur, De la méthode... [p. 33], I, pp. 294-295.
  83. Éléments… [p. 106], 40e leç., § 370.
  84. Cf. V. Pareto, Manuel…[p. 143], ch. III, §§ 180 et s., 222 et s. App. §§ 52 et s., et Encyclopédie… [p. 149], §§ 32 et s.
  85. L’économie littéraire aurait même ignoré jusqu’à l’existence de certaines de ces questions, s’il faut en croire M. Pareto : « Il y a d’ailleurs des gens qui prétendent que « la méthode mathématique n’a jusqu’ici formulé aucune vérité nouvelle », et cela est vrai en un certain sens, parce que, pour l’ignorant, ce dont il n’a pas la moindre notion, ne peut être ni vrai ni nouveau. Quand on ne connaît même pas l’existence de certains problèmes, on n’éprouve certainement pas le besoin d’en avoir la solution ». (Manuel… [p. 143], ch. iii, §189.)
  86. Cours d’économie politique, L. I, 2e éd., Paris, 1907, ch. iii, § 2 B.
  87. Sur la subdivision de l’économie pure en statique économique et dynamique économique, voir notamment V. Pareto, Manuel… [p. 143], ch. iii, §§ 7 et 8, et I. Fisher, Mathematical investigations… [p. 136], App. II, § 5. La nécessité d’étudier la dynamique économique à côté de la statique avait d’ailleurs été indiquée dès la naissance de l’économie mathématique par W. St. Jevons, au début de la préface de sa première édition de sa Théorie[p. 91].
  88. Il y a cependant lieu de noter que l’on peut fort bien concevoir la détermination des fonctions d’utilité ou mieux des fonctions indices qui constituent en dernière analyse ce que le professeur I. Fisher a appelé à juste titre les formules résiduaires (residuary formulas). Cf. I. Fisher, Mathematical Investigations… [p. 156]. Part. II et V. Pareto, Encyclopédie… [p. 149], §§ 2 et 3.
  89. L. Walras, Éléments… [p. 106], préf. p. xx.
  90. Manuel… [p. 143], ch. iv, § 30. Cpr. Émile Picard, De la science dans De la méthode dans les sciences, Paris, 1909 « La science n’est formée que d’approximations successives ».
  91. Introduction à la Théorie… [p. 176], de A. Osorio, p. xii.
  92. Mémorables, l. IV, ch. vii (passage rappelé par M. Pareto à l’occasion de la question qui nous occupe).
  93. Journal des Économistes, numéro d’avril 1885, p. 70.
  94. Voir dans ce sens A. Marshall, Principles of economics, Londres, 1890, p. 94 (Cette page de l’œuvre du savant auteur des Principles n’a pas été reproduite intégralement dans la 4e édition de son ouvrage sur laquelle a été obtenue la traduction française [p. 176]).
  95. Principes… [p. 100], t. I, l. I, ch. vii, § 3 n.
  96. C’est même en se plaçant au point de vue utilitaire, duquel nous envisageons maintenant la question de la fécondité de l’emploi des mathématiques en économie politique, que l’un des premiers économistes mathématiciens, M. W. Launhardt, a entrepris, il y a 30 ans, de répondre par avance de la manière suivante à tous ceux qui seraient tentés de proclamer la stérilité de cet emploi : « Dass die Mathematik nicht alle Seiten volkswirthschaftlicher Aufgaben, die ja oft vielfach in das sittliche und politische Leben eingreifen, in erschöpfender Weise aufklären kann, darf wahrlich kein Grund sein, ihre Anvendung zu verwerfen oder auf ihre Hülfe da zu verzichten wo sie allein helfen kann. » (Mathematische Begründung [p. 202], préf. p. ii). — Notons, à ce propos, que les premiers économistes mathématiciens n’étaient pas aussi présomptueux que certains auteurs affectent de le croire : ainsi, tandis que Dupuit n’hésitait pas à proclamer que « quand on ne peut savoir une chose, c’est déjà beaucoup de savoir qu’on ne sait rien », Cournot avouait que « ses modestes prétentions étaient, non d’accroître de beaucoup le domaine de la science proprement dite, mais plutôt de montrer (ce qui a bien aussi son utilité) tout ce qui nous manque pour donner la solution vraiment scientifique de questions que la polémique quotidienne tranche