L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 3/Chapitre 9

Hachette (Tome 3p. 496-518).


CHAPITRE IX


Les sectes rationalistes ou protestantes. — Molokanes et doukhobortsy. — Leur origine et leur théologie. Singulière doctrine sur Dieu et sur l’âme. — Comment ces sectaires envisagent le pouvoir civil et la société. Tendances radicales et socialistes. — Les obchtchiie ou communistes. Application de leurs principes. — Le stundisme. Comment, des colonies allemandes du Midi, l’esprit de la réforme a pénétré chez le moujik. — Doctrines et progrès des stundistes ou évangéliques russes. — Les sabbatistes ou judaïsants. D’où proviennent-ils ? Unitaires à rites judaïques.


Skoptsy et khlysty, comme en Amérique les mormons, ont peu de droits au titre de chrétiens ; ces deux sectes sont moins des hérésies que des contrefaçons du christianisme. Le culte de l’Esprit a été, dans le peuple même, entendu d’une autre manière que celle des flagellants ou des mutilés. En voulant échapper aux superstitions du ritualisme, le moujik ne s’est point toujours jeté dans les aberrations de l’illuminisme. Les tendances réformistes, pour ainsi dire protestantes, les tendances rationalistes, sont représentées en Russie par plusieurs sectes, les unes déjà anciennes, les autres toutes récentes. Parmi les premières, il en est deux fort voisines, que l’histoire comme les doctrines lient l’une à l’autre. Ce sont les doukhobortsy ou lutteurs de l’esprit, et les molokani ou buveurs de lait, ainsi nommés parce qu’ils usent librement de laitage, les jours où cet aliment est interdit[1]. S’ils admettent le jeûne, ils disent qu’il doit être surtout spirituel. Certains d’entre eux, il est vrai, s’abstiennent de porc, de poisson sans écailles et des mets prohibés par l’Ancien Testament ; mais ils cherchent à expliquer cette abstinence par l’hygiène.

Au milieu du peuple russe, en général si respectueux de toutes les observances, molokanes ou dovkhobortses se distinguent par le dédain des formes traditionnelles du culte. Ces réformés russes se donnent le nom de « chrétiens spirituels » : ils repoussent, comme une sorte de matérialisme et d’idolâtrie, la plupart des pratiques extérieures, des cérémonies, des sacrements. Ces athlètes de l’esprit et ces buveurs de lait personnifient la réaction de la raison et de la conscience contre le formalisme orthodoxe ou starovère. L’excès du ritualisme, dans le raskol ou dans l’Église, mène à la négation du rituel ; les disputes sur les cérémonies conduisent au rejet du cérémonial, devenu un principe de discussions et de sectes. « Les raskolniks, disait un de ces contempteurs de la forme, vont au billot pour le signe de croix à deux doigts ; quant à nous, nous ne nous signons ni avec deux ni avec trois doigts, mais nous cherchons à mieux connaître Dieu. » Comme la gauche du raskol, comme la bezpopovstchine, le doukhobortse et le molokane ne reconnaissent point de sacerdoce, mais ce n’est plus parce que l’Église a perdu le pouvoir sacerdotal, c’est parce que la véritable Église n’a pas besoin de clergé. « Il n’y a pas d’autre pontife, pas d’autre maître de la foi que le Christ, disent les molokanes[2]. Nous sommes tous prêtres. » La même idée se rencontre chez nombre de bezpopovtsy qui prétendent, eux aussi, être revenus au sacerdoce primitif, « au sacerdoce de Mélchisédec ». Pour présider à leurs réunions les molokanes se contentent d’ordinaire d’un ancien ou presbyter qui n’a aucun caractère sacerdotal, aucun pouvoir sur la communauté, pas même un costume particulier durant l’office divin.

Dieu est esprit et veut être adoré en esprit et en vérité. Telle est la maxime fondamentale de ces chrétiens spirituels. Cette maxime, ils l’appliquent avec la logique du paysan russe. Dieu est esprit, dit le rigide molokane, et c’est en esprit que le chrétien se prosterne devant lui. Dieu est esprit, et toute image n’est qu’une idole. Aux exhortateurs officiels qui leur présentaient l’image du Christ, les paysans doukhobortses de la Nouvelle-Russie répondaient : « Ce n’est pas là le Sauveur, ce n’est qu’une planche peinte. Nous croyons au Christ, non à un Christ de cuivre, d’or ou d’argent, mais au Christ de Dieu, Sauveur du monde ». Rien de plus simple que le culte de l’une ou l’autre secte. Les molokanes n’ont ni églises ni chapelles ; Dieu, selon eux, n’a d’autre temple que le cœur de l’homme. Le templum Dei estis de saint Paul, ils le prennent à la lettre. Une église, disent-ils, n’est pas faite de poutres, mais de côtes : ne v brevnakh tserkov a v rebrakh, donnant à entendre que c’est la poitrine du chrétien et non un édifice fait de main d’homme. Pour leur office, ils se réunissent dans une de leurs maisons : le Pater, la lecture de l’Écriture, le chant des psaumes, constituent tout le service divin de ces paysans.

La mystique échelle de grâces et de sacrements dressée par l’Église entre la terre et le ciel, le molokane la rejette avec dédain, prétendant s’élever à Dieu par ses propres forces. Il supprime les sacrements ou ne les entend que d’une manière allégorique. Selon lui, le baptême de l’eau est sans vertu : ce qu’il faut au chrétien, ce n’est pas l’eau matérielle, mais l’eau vivante, la parole divine. La pénitence consiste dans le repentir ; le chrétien spirituel se confesse à Dieu ou à ses frères, selon le précepte de saint Paul. La vraie communion du corps et du sang du Christ, c’est la lecture et la méditation de sa parole. S’ils mangent le pain en commun, en souvenir du Sauveur, les buveurs de lait ne voient là aucun mystère. De même, ce qui, pour eux, fait le mariage, ce n’est pas la cérémonie, mais l’amour et le bon accord des époux. Pour leurs noces, ils se contentent de la bénédiction de leurs parents.

Le culte des doukhobortses et des molokanes est facile à connaître ; l’origine et la théologie des deux sectes sont obscures. Ces réformés russes semblent procéder indirectement de la réforme de Luther et de Calvin. Les étrangers si nombreux en Russie, depuis et même avant Pierre le Grand, y apportaient, pour ainsi dire, des semences d’hérésies à la semelle de leurs chaussures. Aux sectes rationalistes nées dans le sud-ouest de l’empire, aux confins de l’Europe, on s’est complu à chercher des antécédents russes ou slaves. Les molokanes, qui prétendent avoir conservé ou retrouvé la primitive doctrine du Christ, font remonter leur origine en Russie jusqu’aux Rurikovitch. Selon quelques historiens, ils auraient pour ancêtres les hérétiques ou libres-penseurs moscovites du seizième siècle, notamment Bachkine, condamné à Moscou en 1555[3]. Ce n’est toutefois qu’au dix-huitième siècle que les tendances protestantes prirent corps dans les deux sectes jumelles des doukhobortses et des molokanes. Parmi leurs précurseurs, on cite un médecin du nom de Dmitri Tvéritinof, poursuivi en 1714 pour avoir prêché le calvinisme. Le premier apôtre des athlètes de l’esprit semble un ancien soldat ou sous-officier, probablement étranger d’origine, peut-être un prisonnier allemand, qu’on rencontre, vers 1740, dans un village des Slobodes de l’Ukraine. Il y trouva pour disciples des Russes du nom de Kolesnikof qui répandirent sa doctrine parmi leurs compatriotes. L’Ukraine, alors parcourue par des exilés et des sectaires de toute sorte, russes ou polonais, était un pays favorable à l’éclosion des sectes. L’enseignement des doukhobortses d’Ekatérinoslaf aurait été résumé, dès 1791, dans une profession de foi attribuée à l’écrivain ukrainien Skorovoda, dont les écrits moraux et religieux auraient exercé une grande influence sur « les chrétiens spirituels ». De l’Ukraine, la nouvelle doctrine était passée dans la région de Tambof, où elle fut propagée par un prophète nommé Pobirokhine. C’était, paraît-il, un homme impérieux, violent, à la fois mystique et fanatique, qui gouvernail ses adhérents en despote. Son gendre ou beau-frère (ziat) Ouklein, un tailleur de pierre, entra en lutte avec lui et forma une communauté dissidente d’où proviendraient les molokanes de Tambof. Cet Ouklein, poussant la doctrine dans le sens du rationalisme, en élimina les éléments mystiques. Avant la fin du dix-huitième siècle, les molokanes avaient pénétré jusqu’au Volga et à Moscou.

Ces nouveautés n’échappèrent pas à l’attention du clergé et du gouvernement. Le nom de molokanes se rencontre dans un rapport du Saint-Synode, dès 1765. Paul Ier persécuta ces réformés russes, pour des motifs plutôt politiques que religieux, leur radicalisme Ihéologique les ayant amenés à une sorte de radicalisme politique. Alexandre IIer se montra plus tolérant envers eux, après avoir fait faire une enquête dans leurs villages par les sénateurs Lopoukhine et Méletsky. Les sectaires qui, sous Paul IIer, avaient été en partie exilés en Sibérie, demandèrent à être réunis dans une contrée nouvelle. On leur assigna des terres, vers 1800, sur les bords de la Molotchna, dans les environs de Mélitopol, au nord de la mer d’Azof. Les doukhobortses formèrent là une sorte de république agricole, sous la direction de Kapoustine, un ancien caporal qui devint leur législateur et les gouverna avec ce génie pratique si commun chez les sectaires russes. À côté des athlètes de l’esprit furent colonisés des molokanes qui se constituèrent en communauté distincte. Les adhérents des deux sectes sœurs vécurent là en paix un demi-siècle, dans le voisinage de Tatars musulmans et de colons allemands anabaptistes, dont les doctrines ont pu réagir sur les leurs. Cet Israël des steppes reçut plusieurs visites, entre autres celle de l’empereur Alexandre IIer, attiré vers la Molotchna par son penchant pour l’illuminisme. En 1817 ou 1818, des quakers d’Angleterre eurent la curiosité de faire connaissance avec ces frères de l’Azof qu’on leur avait représentés comme des coreligionnaires. Ils se réjouirent d’avoir découvert en Russie une nouvelle Pensylvanie et discutèrent par interprètes avec les principaux doukhobortses s’émerveillant de leur connaissance de l’Écriture et s’effrayant de la hardiesse de leurs spéculations[4]. Une vingtaine d’années plus tard, en 1843, les bords de la Molotchna furent visités par Haxthausen ; mais déjà la plupart des doukhobortses en avaient été expulsés. La mort de Kapoustine, leur législateur, les avait livrés à l’anarchie, et en 1841 l’empereur Nicolas avait donné l’ordre de transporter au Caucase tous les hérétiques qui ne voudraient pas rentrer dans le giron de l’orthodoxie. Près de 8000 sectaires des deux dénominations durent ainsi émigrer dans la Transcaucasie. Ils y ont fondé des villages aujourd’hui encore prospères. Quelques groupes de ces exilés ont poussé jusque dans les dernières conquêtes du tsar. Sur le territoire de Batoum et de Kars on en comptait en 1888 plusieurs milliers, vivant de culture et de jardinage. Comme tant d’autres sectaires, ces chrétiens spirituels ont été, eux aussi, les pionniers de la colonisation russe.

Les athlètes de l’esprit et les buveurs de lait diffèrent par plusieurs points de leur doctrine. La première secte, aujourd’hui la moins importante pour le nombre, est la plus originale par ses croyances. Son rationalisme est tout imprégné de mysticisme. Entre les doukhobortses modernes et les bogomiles du moyen âge, on a cru retrouver plus d’un trait de ressemblance. Des Russes, jaloux de ne rien devoir à l’Occident, ont même imaginé de secrètes infiltrations de l’hérésie bulgare à l’hérésie russe. L’enseignement des doukhobortses semble, malgré ses obscurités, un des plus hardis efforts de la pensée populaire. À de pareilles sectes de paysans souvent illettrés, on ne saurait malheureusement demander une théologie bien arrêtée[5].

Tandis qu’ainsi que les protestants, le molokane prétend fonder la religion sur la Bible, le doukhobortse n’accorde aux saints livres qu’un rôle secondaire. Il fait une large part à la tradition, appelant l’homme le livre vivant, par opposition à l’Écriture composée de lettres mortes. Le Christ, dit-il, a tout le premier préféré la parole à la plume. La grande originalité des doukhobortses, c’est la croyance à la révélation intérieure. Suivant eux, le Verbe divin parle en chaque homme, et cette parole intérieure est le Christ éternel. Ils rejettent la plupart des dogmes ou ils les entendent d’une manière symbolique : ainsi de l’incarnation, de la rédemption, de la Trinité. D’ignorants paysans interprètent les mystères d’une façon analogue à celle des hégéliens ; l’incarnation, affirment-ils, se reproduit dans la vie de chaque fidèle : le Christ vit, enseigne, souffre, ressuscite dans le chrétien. Ils nient le péché originel, soutenant que chacun ne répond que de ses fautes. S’ils admettent une tache primitive, ils la font remonter à la chute des âmes avant la création du monde, car, dans leur cosmogonie à demi gnostique, ils croient à la préexistence de l’âme. Cette croyance leur a fait attribuer des pratiques aussi barbares que logiques. Comme Haxthausen remarquait la vigueur des doukhrobortses de la Molotchna : « il n’y a rien là d’étonnant, lui dit son guide, ces athlètes de l’esprit mettent à mort les enfants débiles ou contrefaits, sous prétexte que l’âme, image de Dieu, ne doit habiter qu’un corps sain.

Certains de ces paysans ont poussé leurs spéculations jusqu’à ne plus reconnaître à Dieu qu’une existence subjective et à l’identifier à l’homme. Dieu, disent-ils, est esprit, il est en nous, nous sommes Dieu. De même que les khlysty, les doukhobortses s’inclinent dans leurs réunions les uns devant les autres, prétendant adorer la forme vivante de Dieu, l’homme. Le prophète Pobirokhine, un de leurs chefs du dix-huitième siècle, aurait enseigné que Dieu n’existe point par lui-même et qu’il est inséparable de l’homme. C’est aux justes, en quelque sorte, de le faire vivre. Ces moujiks prononcent ainsi, à leur manière, le fiat Deus de certains de nos philosophes. Dieu est l’homme, aiment à répéter les doukhobortses ; la Trinité divine, c’est la mémoire, la raison, la volonté. D’accord avec cette conception, ils nient la vie éternelle, le paradis et l’enfer. Le paradis doit se réaliser sur cette terre ; il n’y a pas de différence essentielle entre la vie actuelle et la vie future. L’âme humaine, au lieu de passer après la mort dans un autre monde, s’unit à un nouveau corps humain pour mener sur la terre une vie nouvelle. Les doukhobortses finissent ainsi par sortir du Christianisme. Pour eux, le Christ n’est qu’un homme vertueux. « Jésus est fils de Dieu dans le sens où nous nous appelons nous-mêmes fils de Dieu ; nos vieillards, disent-ils, en savent plus que lui. » Leur notion de l’Église est conforme à leur théologie. Suivant eux, l’Église est la réunion de tous ceux qui marchent dans la lumière et la justice, à quelque religion, à quelque nation qu’ils appartiennent, chrétiens, juifs ou musulmans.

Une pareille doctrine, dans un pareil milieu, ne pouvait recruter beaucoup d’adhérents. Aussi les doukhobortses n’ont-ils jamais été bien nombreux. Il en existe à peine quelques milliers aujourd’hui, tandis que les molokanes se comptent par centaines de mille. L’enseignement des athlètes de l’esprit était trop abstrait pour faire beaucoup de conquêtes dans un peuple grossier. Le Christianisme spirituel ne pouvait guère se répandre chez le moujik que sous une forme plus accessible. De là le succès des buveurs de lait. Chez eux l’idéalisme mystique des doukhobortses s’est évaporé ; il n’est guère resté que le rationalisme. Les molokanes interprètent les livres saints avec non moins de liberté, s’appuyant, eux aussi, sur la maxime : La lettre tue et l’esprit vivifie. Comme ils ont des adhérents en des régions fort éloignées, on distingue parmi eux divers groupes et diverses opinions. Ils ne semblent pas toujours croire à la réalité historique des récits évangéliques ; mais, à les entendre, cela importe peu, tout dans l’Évangile devant se prendre au figuré. Les molokanes sont ouvertement unitaires, et ce n’est pas une petite surprise pour l’étranger de rencontrer, au fond d’obscures communautés populaires, le christianisme de Newton, de Milton, de Locke. On songe au socinianisme, accueilli en Pologne alors qu’il trouvait si peu d’adeptes dans l’Europe occidentale, comme si, au contact des juifs et des mahométans, les peuples slaves de l’Orient eussent eu plus de facilité à revenir à la conception hébraïque de l’unité divine.


Molokanes et doukhobortses ont été accusés de repousser l’autorité temporelle, aussi bien que l’autorité spirituelle. On leur a prêté la maxime que les gouvernements n’étaient faits que pour les méchants. La conception sociale de ces rationalistes aboutit à une sorte de théocratie démocratique. D’après les molokanes, l’Église et la société ne doivent pas être séparées ; l’une et l’autre ne font qu’un. La société civile est réellement l’Église ; et, comme telle, la société doit être constituée sur les principes évangéliques, sur l’amour, l’égalité et la liberté. On retrouve là, en termes presque identiques, la devise de la Révolution, avec cette différence capitale que le premier terme est l’amour et que le point de départ est Dieu. « Le Seigneur est Esprit, dit le molokane, d’après saint Paul (II Corinthiens, iii, 17), et où est l’Esprit du Seigneur est la liberté. » Le vrai chrétien doit être libre de toutes les lois et obligations humaines. Les autorités terrestres ont beau avoir été établies par Dieu, elles ne l’ont été que pour les fils du siècle, car le Seigneur a dit des chrétiens : « Ils ne sont pas du monde, comme je ne suis pas du monde » (Saint Jean, xvii, 14). Les lois des hommes ne sont point faites pour les justes ; au lieu d’obéir à ces lois changeantes, le vrai chrétien doit obéir à la loi éternelle écrite par Dieu sur la table de notre cœur.

Les molokanes arrivaient ainsi au mépris des autorités et de la loi positive. Leur radicalisme théologique aboutissait, l’Ëcriture en main, au radicalisme politique. Comme les quakers et les frères moraves, avec lesquels ils ont plus d’un trait de ressemblance, molokanes et doukhohortses ont une religieuse répugnance pour le serment et pour la guerre, prenant à la lettre les passages de l’Évangile qui défendent de jurer et de tirer l’épée. Bien plus, certains d’entre eux se sont refusés au payement des impôts, aussi bien qu’au service militaire. Le Christ a bien dit : « Rendez à César ce qui est à César » ; mais les chrétiens spirituels, qui n’appartiennent qu’à Dieu, ne doivent rien à César.

D’accord avec ces maximes, plusieurs ont essayé de se soustraire aux impôts aussi bien qu’au recrutement ; mais leurs résistances ont été sévèrement réprimées par Nicolas. Beaucoup ont été knoutés et déportés ; d’autres, selon une méthode plus d’une fois adoptée par l’autocratie, furent enfermés comme aliénés dans des maisons de fous. Depuis lors les buveurs de lait ont dû se plier à la loi commune. Comme l’extrême-gauche du raskol, il leur a fallu en venir à des compromis. C’est ainsi que les molokanes du Don admettent qu’on peut être soldat et se battre pour la défense de la patrie. D’autres ont montré une telle obstination à ne pas porter les armes que le gouvernement a dû ne les employer que dans les ambulances et les services auxiliaires. Se soumettent-ils, dans la pratique, aux lois et aux autorités, les molokanes les nient souvent encore en théorie. Non contents de ne pas reconnaître l’empereur comme l’oint du Seigneur, ils contestent l’utilité de l’institution monarchique, s’appuyant sur les objections de Samuel contre la royauté de Saûl. Avec le pouvoir impérial ils rejettent les distinctions de classes, les grades et les titres, comme contraires à l’Évangile[6]. Si, en dépit de ces maximes révolutionnaires, ils vivent paisiblement sous l’autorité des pouvoirs qu’ils nient en droit, on les a soupçonnés de ne se résigner à l’obéissance que par nécessité, jusqu’au moment où les vrais chrétiens seront assez forts pour secouer le joug des enfants du siècle et établir le règne des saints.

Comme la plupart des sectaires russes, les molokanes ont des ambitions apocalyptiques. Leur rationalisme ne les a pas défendus des espérances millénaires. Ils ont, eux aussi, leurs songes de prochaine rénovation de la terre, ils attendent, sous le nom d’empire de l’Ararat, le règne universel de la justice et de l’égalité. On raconte qu’en 1812 les Cosaques arrêtèrent une députation de molokanes ou de doukhobortses du sud, chargés d’aller demander à Napoléon s’il n’était pas le libérateur annoncé par les prophètes.

De ces buveurs de lait est sorti un groupe de sectaires qui n’ont pas voulu attendre l’établissement de l’empire de l’Ararat pour mettre en pratique leurs rêves de transformation sociale. Comme ils prêchaient la communauté des biens, ils ont été appelés obchtchié, ce qu’on ne saurait guère traduire que par communistes. À leur tête était un certain Popof qui commença son apostolat, vers 1825, en distribuant ses biens aux pauvres. Des villages entiers du gouvernement de Samara adoptèrent cette doctrine, moins dure sans doute à des oreilles russes qu’à des oreilles françaises. Pour couper court à cette singulière propagande, le gouvernement transporta Popof, avec ses principaux adhérents, au delà du Caucase. Le prophète parvint, après des années de misère, à constituer autour de lui une nouvelle communauté. Cela lui valut d’être de nouveau déporté, cette fois dans les déserts de la Sibérie orientale. Il vivait encore, assure-t-on, dans la région de l’Iénisséi en 1867.

L’enseignement de Popof était directement inspiré de l’Évangile et des Actes des apôtres. En mettant leurs biens en commun, ses disciples prétendaient imiter les premiers chrétiens. Comme eux, ils venaient déposer leurs richesses aux pieds de leurs apôtres, dont ils avaient fixé le nombre à douze, pour que l’imitation fût complète. L’argent, les maisons, le bétail, les instruments de culture étaient communs comme la terre. Il n’y avait de propriété personnelle d’aucune sorte. Chaque village devait former une communauté ; mais, pour les nécessités de l’exploitation rurale, chaque communauté était divisée en plusieurs groupes entre lesquels se partageaient le bétail et les instruments de culture. Dans chaque groupe il y avait des ordonnateurs de l’un et de l’autre sexe, préposés, qui aux travaux de champs, qui aux soins du ménage, qui à la cuisine, qui à la lingerie et aux vêtements. À la tête même de la communauté se trouvaient les autorités centrales élues par les intéressés. Pour réaliser leur utopie, ces obchtchié avaient été obligés de donner à leurs villages une constitution monacale. Le fondateur Popof en était venu à supprimer la liberté de discussion et d’interprétation chère à tout molokane. Il avait fait de la soumission aux autorités le premier devoir, de l’insubordination le plus grand péché. C’était là une nécessité du système communiste. Pour maintenir ces pieux phalanstères, il ne fallait rien moins qu’une obéissance religieuse. Malgré cela, les disciples de Popof se lassèrent de la servitude inhérente à un pareil régime. Leur zèle se refroidit ; ils finirent par partager leurs biens entre les diverses familles. De leur ancienne organisation ils n’ont guère conservé qu’un magasin communal où chaque ménage doit verser, au profit des indigents, la dixième partie de ses récolles. Ces communistes, qui ont cessé de l’être, ne se trouvent plus qu’au Transcaucase, au village de Nikolaîevka.

Popof est loin d’avoir été le seul apôtre du communisme dans les campagnes russes. La forêt ou la steppe ont mainte fois entendu annoncer le même évangile. Vers la fin du règne d’Alexandre II, un prophète, nommé Grigorief, prêchait aux molokanes des environs de Samara la communauté des femmes avec la communauté des biens, sous prétexte que, le Christ ayant émancipé l’homme, le vrai chrétien doit user de tout en liberté, et de l’amour comme du reste[7]. Les penchants communistes se sont fait jour chez des sectaires de différente origine. Ainsi chez les errants : les mots « tien » et « mien » sont maudits, disait leur prophète Eugène. Ainsi chez les chalopoutes, variété de khlysty qui, vers 1860 et 1870, ont tenté d’appliquer à certains villages la doctrine de la communauté. En dehors des sectes où le communisme a été formellement prêché, beaucoup de skytes de raskolniks ont été de véritables phalanstères, où les frères vivaient en égaux, travaillant en commun et partageant le produit de leur travail. C’est qu’en effet, si le communisme n’est pas une pure utopie, il ne saurait être mis en pratique, même partiellement, qu’à l’aide d’une discipline religieuse et du lien de la charité. Le communisme religieux est le seul qui ait quelque chance de durée, non seulement parce qu’il a pour règle la foi et pour fondement l’amour, mais parce qu’il a pour principe moins la convoitise des biens de ce monde que le renoncement aux biens de ce monde ; parce que ce sont moins les pauvres qui veulent usurper les biens des riches, que les riches qui veulent partager avec les pauvres. C’est là une différence essentielle entre le socialisme religieux et le socialisme révolutionnaire ; et cela seul suffirait pour que l’un pût vivre, çà et là, en petites sociétés volontaires, tandis que l’autre est irréalisable. Les sectaires et les prophètes errants qui prétendent transformer les sociétés humaines et fonder sur la terre une sorte de cité de Dieu ont beau être des illuminés, ils sont moins chimériques que nos prétendus réformateurs qui rêvent le même songe, sans Dieu et sans foi pour les aider à le réaliser. Entre les disciples de Popof et nos communistes ou mutualistes, les moins naïfs sont encore les moujiks qui prétendent bâtir sur l’Évangile.

Est-ce à dire, comme semblent le croire certains Russes, qu’il germe au fond de ces sociétés obscures des semences de rénovation sociale ? Nous ne le pensons pas, et ce qui nous en fait douter, ce n’est ni l’ignorance, ni le petit nombre, ni la dispersion des groupes de paysans où se tentent ces curieuses expériences ; c’est qu’elles ne peuvent se faire qu’à couvert de la religion ; et réussiraient-elles à cet abri, elles ne sauraient s’en passer. Pour qu’il sortît de là une transformation en grand de la propriété, de la famille, de l’État, il faudrait d’abord, selon le rêve de maints raskolniks, transformer la Russie en une sorte de république théocratique ou de fédération monacale.

Par contre, on se tromperait en ne voyant dans les penchants plus ou moins communistes de telle ou telle secte qu’une conséquence de ses doctrines. Les penchants sont dans le peuple et pour ainsi dire dans le sol[8]. En faut-il dire autant de l’esprit de fraternité, qui anime toutes ces petites communautés sectaires ? On peut aussi en retrouver le germe dans le génie national et dans les institutions communales, mais il ne fleurit pleinement qu’à l’ombre de la foi. S’il a plus de force chez les dissidents, c’est que d’habitude les dissidents sont les plus religieux des moujika. Les chrétiens spirituels ne le cèdent, à cet égard, à aucuns raskolniks. Les molokanes ne souffrent pas de misérables parmi eux ; mais ils n’arrivent à prévenir l’indigence qu’à l’aide de la charité, en se secourant les uns les autres en cas de malheur. Cela, du reste, est singulièrement plus facile dans de petites démocraties rurales qu’en de grands centres industriels. Il en est de même de l’égalité, que quelques-uns de ces sectaires poussent jusqu’à une exagération contre nature. Les doukhobortses proclament égaux non seulement les sexes, mais les âges. Ils vont jusqu’à proscrire les noms de père et de mère ; les enfants appellent leurs parents le vieux, la vieille (starik, staroukha), ou encore ils les désignent par leur prénom, Pierre, Jean, Marthe. Les femmes témoignent de leur égalité avec leurs maris en buvant et en fumant comme eux.


Le rationalisme évangélique s’offre à nous, en Petite-Russie, sous une forme plus nouvelle et plus simple que le molokanstvo. Le stundisme ou, comme prononcent les Russes, le chtoundisme est une des plus récentes et déjà une des plus vigoureuses sectes de l’empire. Deux choses donnent à cette hérésie, née d’hier, un intérêt particulier : c’est peut-être la première qui ne soit pas sortie d’une population grande-russienne et peut-être la seule qui soit directement issue du protestantisme occidental. Le stundisme a été découvert en 1867 ou 1870. Il s’est propagé, en quelques années, sur la surface de la Russie méridionale. Le fait a frappé d’autant plus que les Petits-Russiens avaient jusque-là montré peu de penchant aux sectes. Une chose encore à noter, c’est le sud et non le nord de l’empire qui a été le point de départ des principales sectes rationalistes, de la stunda comme du molokanstvo. En France aussi le protestantisme a eu plus de prise sur le midi.

Le stundisme s’est d’abord montré aux environs d’Odessa, dans la Nouvelle-Russie, région où sont établies, depuis plusieurs générations, des colonies allemandes, luthériennes ou mennonites. Les doctrines, comme le nom de la stunda, viennent de ces colons allemands. C’est là un phénomène écent, car, d’ordinaire, ces Allemands se tenaient à l’écart de leurs voisins russes et avaient peu d’influence sur le moujik. Parmi ces colons, pour la plupart d’origine souabe, les hommes pieux ont l’habitude de se réunir pour lire en commun la Bible. Ces réunions portent dans leur nouvelle patrie, comme dans l’ancienne, le nom de Stunden (heures)[9], d’où le sobriquet de stundistes donné aux Russes qui les ont fréquentées ou imitées. Un pasteur du village de Rohrbach eut, vers 1860, l’idée d’inviter des paysans petits-russiens à ces Stunden, non pour les convertir, ce qui est interdit par la loi, mais pour les moraliser. Alors même qu’il admettait des Russes dans la confrérie des amis de Dieu (Gottesfreunde), ce pasteur avait soin de les engager à ne pas abandonner l’Église orthodoxe. Ses conseils ne furent pas suivis. Les visiteurs des Stunden se pénétrèrent des maximes protestantes et se détachèrent entièrement de l’Église. Le berceau du stundisme semble en effet le village de Raslopol, limitrophe de la colonie de Rohrbach. Le paysan Michel Ratouchny, qu’on a regardé comme le fondateur de la stunda russe, adopta l’enseignement des anabaptistes ou mennonites, exigeant de ses prosélytes adultes un second baptême. Un autre paysan, Gérasime Balabane, nie au contraire la nécessité du second baptême et repousse des rites conservés par les baptistes russes. Les sectateurs de Balabane, qui paraissent les plus nombreux, s’intitulent « Confrérie évangélique ».

Baptistes ou non, la théologie de ces nouveaux évangéliques ne semble pas toujours fort arrêtée. Comme mainte secte russe, ils paraissent avoir sur le dogme des idées moins nettes que sur le culte et la morale. En paysans, avant tout préoccupés de la vie pratique, c’est par la réforme du culte et des observances qu’ils ont commencé, s’embarrassant peu du reste. Ils ont rejeté presque tous les sacrements, quelques-uns même, le baptême. Ils avaient gardé des fêtes ou des rites, que la plupart ont depuis abandonnés. Ainsi, par exemple, de la fête de Pâques, laquelle a suscité beaucoup de discussions parmi eux. De même que les molokanes, ils repoussent tout clergé. Au début, ils avaient à la tête de leurs communautés un ancien ou frère aîné, starchii brat, qui présidait à leurs réunions ; aujourd’hui le rôle de ce frère aîné est bien réduit. L’office de la plupart des stundistes se borne au chant de Psaumes ou de cantiques et à la lecture de la Bible. Chacun est libre de prendre la parole et de commenter à sa façon le texte sacré, en sorte que la polémique s’introduit parfois dans leurs assemblées[10]. Une des causes du succès de leur prédication, c’est, semble-t-il, l’emploi dans leur culte de la langue locale, le malorusse. La stunda a fait ses plus rapides conquêtes à l’époque où l’harmonieux provençal russe était le plus sévèrement traité[11].

Le mépris des formes extérieures est, pour le peuple et le clergé, le principal trait du stundisme. Aussi, en certains districts, a-t-on pu exciter contre ces sacrilèges contempteurs de la Vierge et des saints, le fanatisme des masses orthodoxes. Le passage à la stunda se manifeste d’habitude par l’enlèvement des images qui, dans l’izba russe, occupent une place d’honneur. Voici comment procédaient, il y a quelques années, les convertis d’un village du gouvernement de Kief. Ils décrochèrent leurs images et allèrent en commun les porter au pope, lui disant qu’ils n’en avaient plus besoin, parce qu’elles ne leur servaient à rien. Quelquefois, semble-t-il, c’est moins les scrupules religieux que l’esprit de calcul et d’économie qui inspirent ces nouveaux iconoclastes. Ce n’est pas toujours comme des pratiques impies et idolâtriques, c’est aussi comme une dépense inutile que ces paysans paraissent repousser les sacrements et les offices de l’Église. À cet égard, les Petits-Russiens se montrent aussi positifs que tels sans-prêtres de la Grande-Russie : ils cherchent à se dérober aux redevances ecclésiastiques. Ils restent soumis aux autorités, ils acquittent régulièrement l’impôt, mais, en dépit des poursuites, ils refusent le ministère du clergé ; ainsi que nos révolutionnaires, ils paraissent le considérer comme un coûteux parasite. Au luxe des pompes orthodoxes ils préfèrent un culte simple et peu dispendieux, un culte pour ainsi dire domestique, dont la lecture des livres saints fait les principaux frais.

De l’avis de leurs adversaires, les stundistes se font remarquer par leur probité, leur sobriété, leur amour du travail. « Depuis qu’ils ont passé à l’hérésie, je n’ai qu’à me féliciter de nos paysans, m’affirmait un propriétaire du gouvernement de Kherson : ils ne s’enivrent plus, ils ne volent plus, ils observent leurs engagements. » La vie et la prospérité de ces évangéliques leur valent plus de prosélytes que la prédication. Le moujik embrasse leur doctrine pour participer à leur aisance, de même que les premiers adeptes de la stunda ont été attirés par le spectacle du bien-être de leurs voisins allemands.

Comme la plupart des sectaires, les stundistes ont l’instruction en grande estime. Toute leur religion est fondée sur la Bible, et le besoin de lire la Bible leur donne le goût de l’école. Les idées de liberté et d’indépendance s’insinuent dans leurs villages avec le libre examen. Les jeunes ménages ne se plient plus à la subordination patriarcale de l’ancienne famille russe. Chez les stundistes aussi, la religion est une des formes populaires de l’émancipation des femmes. Les babas prétendent être les égales et non plus les servantes de leurs maris. Aussi sont-elles souvent parmi les plus ardents apôtres de la secte. Comme les buveurs de lait des mêmes régions, ces nouveaux molokanes ont des tendances égalitaires à demi communistes. Ils forment une société de frères et de sœurs où tous les bres sont égaux. On y prêche, dit-on, le partage égal des terres, ce qui est une nouveauté dans la Nouvelle-Russie où, d’habitude, les partages périodiques du mir ne sont point en usage. La terre doit être à tous, disent ces rustiques réformateurs ; chacun n’en doit posséderque ce qu’il peut cultiver. C’est là, partout, une des idées du moujik.

La rapide croissance du stundisme est un des phénomènes les plus curieux du dernier quart de siècle. Les exhortations du clergé, l’intervention de la police et des tribunaux n’ont pu arrêter ces déserteurs de l’Église officielle. Pour les faire rentrer au giron de l’orthodoxie on a vainement recouru aux amendes et à la prison. On peut agir avec les stundistes comme autrefois avec les molokanes, on peut les déporter aux extrémités de l’empire, au Caucase, en Sibérie, il est à craindre que, pour cette nouvelle secte, comme pour les anciennes, les exilés ne servent de missionnaires.

On s’est demandé si les stundistes et les molokanes se fondront ensemble, ou si, au contraire, la stunda s’émiettera en petites sectes. Ce n’est là qu’une question secondaire ; l’important pour nous, c’est de montrer la prise de pareilles doctrines sur le moujik. Le fait est d’autant plus digne d’attention que le molokanstvo et le slundisme ne sont pas les seules manifestations de ce genre. Nous avons vu le rationalisme et le libre examen se glisser dans le vieux raskol. Chez les descendants des fanatiques vieux-croyants, on entend professer des maximes non moins hardies que chez les prosélytes des anabaptistes allemands. Les bezpopovtsy répètent, eux aussi : L’Église, c’est nous. Quelques sans-prêtres vont jusqu’à dire que, pour le chrétien, le pain ordinaire devient communion et que l’homme qui se nourrit de son travail communie tous les jours[12]. Les sectes d’avant-garde réagissent sur tout le raskol. Certains Russes annoncent déjà la prochaine dissolution du schisme au profit des sectes radicales. Le rationalisme pénètre peu à peu ces sombres campagnes russes enveloppées d’une buée de mysticisme ; il s’infiltre lentement dans ces épaisses masses rurales, en apparence réfractaires à toutes les idées de l’Occident. Mais si le libre examen entame le moujik, comme l’ouvrier ou le paysan de l’Europe occidentale, ce n’est pas sous la forme d’un matérialisme abject ou d’un vide et frivole scepticisme ; c’est à couvert même de la religion et au nom de la foi religieuse. Loin de fermer dédaigneusement l’Évangile comme un livre d’enfant, dont l’homme adulte n’a plus rien à apprendre, ces soi-disant rationalistes s’inspirent, dans leurs égarements mêmes, de la parole du Christ, y cherchant la vérité et la lumière.

Entre le peuple athée de nos capitales et les plus hardis de ces hérétiques, cela seul ferait une différence à l’avantage du Russe. Il garde encore des croyances auxquelles attacher ses notions morales et sur lesquelles appuyer ses souffrances et sa faiblesse. Le moujik demeure religieux jusqu’en ses révoltes contre l’Église. La religion reste pour lui le viatique de la vie. Alors même qu’il ne semble plus en attendre les félicités d’un paradis supraterrestre, c’est d’elle qu’il attend la direction et le bonheur de son existence sublunaire ; s’il a parfois, lui aussi, ramené ses espérances du ciel en terre, c’est à elle, la vieille consolatrice, qu’il demande de lui ouvrir le nouvel Éden. L’obscure évolution de la pensée religieuse dans les sectes de Russie tient moins de « l’infidélité » contemporaine que de la réforme du seizième siècle. Jusque dans le naufrage des dogmes traditionnels, Dieu et l’âme surnagent.


Il y a au fond du peuple des sectes réformées, protestantes ; il y a aussi une secte à tendances juives, à la fois plus ancienne et moins connue : les judaïsants ou sabbatistes (soubbotniki). Ces judéo-chrétiens ont substitué le samedi, le sabbat juif, au dimanche. Cette secte, qui incline à revenir aux rites du judaïsme, est-elle bien une hérésie chrétienne ? Les sabbatistes de Russie ne sont-ils pas, comme les marranes du Portugal, les descendants de juifs jadis amenés au baptême par la violence ou l’intérêt, et qui, de génération en génération et d’une manière de plus en plus confuse, se sont secrètement transmis la foi et les rites de leurs ancêtres ? Un juge de paix du sud de la Russie, qui avait eu l’occasion d’en voir à son tribunal, nous disait que ces judaïsants lui avaient rappelé le type israélite. Ce n’est pas, semble-t-il, le cas habituel. Les soubbotnikine paraissent pas de sang sémite. Les sabbatistes cités devant notre juge de paix pour réunions clandestines semblaient eux-mêmes ignorer l’origine des traditions auxquelles ils demeuraient obstinément attachés. À toutes les questions, à toutes les objurgations du magistrat, ils faisaient la réponse ordinaire des raskolniks : C’est la foi de nos pères. Le juge ayant été contraint par la loi de leur infliger une amende, en les avertissant qu’en cas de récidive ils seraient plus sévèrement punis, les malheureux répliquèrent qu’ils ne demandaient qu’à garder les usages de leurs ancêtres ; pour cela ils étaient prêts à tout supporter.

L’existence des sectes judaïsantes n’est pas nouvelle en Russie. Ces sabbatistes, aujourd’hui perdus dans les classes inférieures, sont les derniers héritiers d’une hérésie qui, au quinzième siècle, pénétra jusque dans le haut clergé et mit en péril l’orthodoxie russe. Des juifs de Novgorod, un savant Zacharie entre autres, avaient enseigné aux chrétiens la négation de la Trinité, de la Rédemption, de la divinité du Christ. Sous leur influence, une partie du clergé de Novgorod avait ramené le christianisme, ainsi simplifié, à une sorte de judaïsme. On voit que les tendances rationalistes ne sont pas nouvelles en Russie. Ivan III en avait transporté le germe de Novgorod à Moscou, en transférant les prêtres Denys et Alexis de l’ancienne république dans la capitale des tsars. Un moment, les judaïsants furent assez puissants pour élever un des leurs, le métropolite Zosime, à la chaire suprême de l’Église. Ils ne purent cependant triompher des résistances de l’épiscopat. Anathématisés aux conciles de 1490 et de 1504, les chefs des hérétiques furent condamnés au bûcher ou à la claustration dans les couvents, et l’hérésie sembla disparaître de la terre russe[13]. Les judaïsants avaient, en Russie, frayé la voie aux sectes radicales et, en Pologne, aux unitariens du seizième siècle.

Aujourd’hui c’est surtout dans les provinces du sud, dans le voisinage des contrées habitées par les juifs polonais, que se rencontrent les sabbatistes. On a parfois attribué leur présence à une propagande israélite, ce qu’il est difficile d’admettre, pour qui connaît le peu de propension des israélites modernes au prosélytisme[14]. Cette accusation n’en a pas moins été, vers 1880, la cause ou le prétexte de l’expulsion des juifs de certains districts des gouvernements de Voronège et de Tambof. Les sabbatistes ont, eux-mêmes, été une des sectes les plus persécutées durant tout le dix-neuvième siècle. Alexandre Ier, Nicolas, Alexandre II ont tour à tour sévi contre eux, s’attachant à extirper le sabbatisme du midi de l’empire, comme si l’on eût redouté de lui voir dénationaliser les villages où il s’implantait. La plupart de ces soubbotniki ont été déportés au Caucase.

Quelle qu’en soit la provenance ou la filiation, le sabbatisme n’est guère qu’une forme de l’unitarisme. En rejetant le dogme de la Trinité, des lecteurs de la Bible en sont revenus à la tradition mosaïque et ont rendu à l’Ancien Testament le pas sur le Nouveau. Les sabbatistes de Russie ont adopté certains rites juifs. y compris la circoncision. Ils attendent le Messie et croient que le règne d’Israël commencera l’an 7000 de la création. De même que les mormons, qui sont, eux aussi, à certains égards, des judéo-chrétiens revenus à la polygamie patriarcale, certains soubbotniki permettraient d’avoir plusieurs femmes à la fois, tout en se bornant d’ordinaire à une seule[15]. Ils observent les prescriptions bibliques sur les viandes pures et impures ; mais en cela ils ne font guère que se conformer à l’ancien usage de l’Église russe, qui a longtemps maintenu la prohibition de se nourrir de sang et de bêtes étouffées. Des sabbatistes du Caucase est sorti, vers 1860, un groupe d’ultra-judaïsants désignés sous le nom de Ghéry ; ils ont appelé un rabbin juif et remplacé dans leurs prières le russe par l’hébreu[16]. La Russie n’est point le seul pays chrétien où se soient montrés des sabbatistes ou sabbatariens. Il en existe aussi en Hongrie, en Transylvanie, et là, comme en Russie et dans l’ancienne Pologne, ils se sont trouvés en contact avec des israélites et des sociniens, des chrétiens unitaires. Si détestés ou méprisés qu’ils soient, les juifs n’en ont pas moins, par leur seul voisinage, inspiré des tentatives de synthèse religieuse, de réconciliation de l’ancienne et de la nouvelle loi. Dans ces dernières années, était encore enfermé au couvent de Solovetsk, sur une île de la mer Blanche, un vieillard du nom de Nicolas Iline, coupable d’avoir prêché, aux mineurs de l’Oural, un évangile qui, en dépouillant l’Église et la Synagogue de leurs dogmes et rites particuliers, les devait toutes deux réunir dans une nouvelle forme d’unitarisme[17].

  1. Telle est au moins l’interprétation la plus vraisemblable de ce nom bizarre : on en a aussi cherché l’étymologie dans une petite rivière du sud de la Russie, à laquelle la couleur crayeuse de ses eaux a fait donner le nom de laiteuse (Molotchna), et sur les bords de laquelle furent établies quelques colonies de molokanes.
  2. 1Verotspovedanié Doukhovnykh Khristian obyknovenno navjvaemykh Molokanami, Genève, 1865, p. 99-102.
  3. Kostomarof, Otetch. Zapiski, mars 1869. Novilsky, Doukhobortsy, ikh istoriia i véroouichenié, Kief (2e édit. 1882). Cf. Vestnik Evropy ; Rousskie Ratsionalisty (février 1881).
  4. Voir The Quakers par Cuningham, Edimbourg, 1868. Livanof, Raskolniki i Ostrojniki, t. II. Haxthausen, Studien, t. I, p. 412.
  5. Une anecdole montre à quel point les doctrines de semblables hérésies peuvent longtemps rester indécises. Un professeur de l’académie ecclésiastique de Kief, du nom de Novitsky, ayant entrepris d’exposer les doctrines des doukhobortses dont lui-même n’avait, comme tout le monde, qu’une vague connaissance, eut la surprise de recevoir les remerciements des sectaires. Le livre du critique orthodoxe fut acheté par les hérétiques, comme pour leur tenir lieu de catéchisme ou de règle de foi, si bien que le prix de cet opuscule s’éleva au-dessus de 50 roubles, et que le malheureux auteur en devint quelque peu suspect. L’ouvrage de Novitsky a été réimprimé en 1882. Quant aux molokanes, on a publié à Genève, en leur nom, une profession de foi qui montre une sérieuse connaissance des Écritures.
  6. Kostomarof ; Otetch, Zapiski, mars 1869.
  7. Mackenzie Wallace, Russia, 2e édit., t. I, p. 456.
  8. Voyez tome I, livre VIII, chap. vii.
  9. Comparez le mot Heures en français. On a aussi voulu faire dériver le nom de stundistes d’un livre de piété intitulé Stunden der Andacht.
  10. Kievskaïa Starina, avril 1882.
  11. Voyez tome Ier, livre II, chap. iv.
  12. Iouzof, Rousskié Dissidenty, p. 71, 72.
  13. Voyez, par exemple, une étude de M. O. Lévitsky dans la Kievskaia Starina, avril 1882. M. Nikitsky (Otcherk vnoutrennoï istorii tserkvi v velikom Novgorodé, 1879, chap. x) attribue principalement l’apparition de cette secte à la déception des fidèles qui attendaient la fin du monde pour l’accomplissement des sept mille ans, d’après l’ère de la création en usage en Russie. L’année fatale s’étant écoulée sans que le Christ redescendît sur la terre, l’Évangile, les apôtres et les Pères de l’Église furent, pour nombre de croyants, convaincus de mensonge.
  14. M. N. Gradovsky, dans ses études sur la situation des juifs en Russie, a constaté qu’aucun israélite n’avait été compris dans les nombreux procès intentés aux sabbatistes. — Cf. le Ratsvét, revue israélite, 1819, p. 421.
  15. Étude sur les rationalistes russes, Vestnik Evropy, février 1881.
  16. Voyez Maksiniof. Za Kavkazom (Otetch. Zapiski, 1867).
  17. Sur ce personnage on peut voir un chapitre de M. Dixon, Free Russia 3e édit., 1er vol., p. 226, 244,