L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 3/Chapitre 8

Hachette (Tome 3p. 479-495).


CHAPITRE VIII


Sectes mystiques : les blanches-colombes, eunuques ou skoptsy, — De la mutilation comme moyen d’ascétisme. Le baptême du feu. Mutilation des deux sexes. Skoptsy mariés. Comment se recrute la secte. Ses moyens de propagande. — Dogmes et histoire des skoptsy. Leur parenté avec les khlysty. Leur Christ du dix-huitième siècle. Leur organisation par loges ou nefs. Leur millénarisme. Pierre III et Napoléon messies des eunuques. — Professions favorites des skoptsy. Leur goût pour l’or, leurs richesses. Avantage d’avoir des eunuques pour caissiers. — Lois contre les skoptsy. Leurs procès. Skoptsy spirituels.


Des mystiques comme les khlysty, des illuminés aux doctrines ascétiques ou sensuelles, érigeant l’inspiration en règle de la foi, se sont montrés de tout temps, chez les peuples où l’imagination religieuse a conservé sa première puissance. Une secte qui de la plus dégradante pratique de l’esclavage et des harems d’Orient fait un système religieux, une secte qui convertit la castration de l’homme en obligation morale, ne s’est peut-être vue qu’en Russie. Il est facile de trouver aux skoptsy des ancêtres spirituels dans le paganisme ou même dans le christianisme, depuis les prêtres de Cybèle ou d’Atys, qui semblent ne s’être mutilés que par symbolisme religieux, jusqu’au savant Origène qui, dans la mutilation du corps, cherchait la paix de l’esprit. La pensée du grand docteur de l’Église est une de celles qui inspirent ses imitateurs russes ; elle n’est point la seule. L’émasculation est une forme d’ascétisme ; c’est la plus radicale des macérations, la plus effective des pénitences. Dans leur haine contre les sens et la chair, les skoptsy retranchent par le fer le siège de la tentation. À leurs yeux, le meilleur moyen d’arriver à l’extase ou au don de prophétie, c’est de rendre l’esprit libre du corps en anéantissant les appétits corporels. Pour s’unir à Dieu, l’homme doit devenir semblable aux anges, il doit abdiquer tout sexe. Ces rêveries de sectaires frénétiques, les skoptsy les ont poétiquement développées dans leurs hymnes et leurs vers. Par allusion à cette pureté idéale, ils se donnent à eux-mêmes le nom symbolique de blanches-colombes (bélyie goloubi). Ils se vantent, dans leurs cantiques, d’être plus blancs que la neige. Ils sont les purs, les saints qui traversent sans se souiller ce monde de péché, les vierges qui, dans l’Apocalypse, suivent partout l’Agneau.

Des étrangers ont été tentés de voir, dans la doctrine de ces ennemis de la génération, le terme logique du pessimisme. Rien de plus juste en apparence : la vie étant mauvaise, il faut en tarir la source ; la génération étant la grande coupable, il faut en retrancher les organes. Tel ne semble pas cependant le point de vue des skoptsy russes. S’ils suppriment en eux la faculté reproductrice, ce n’est pas que leur main ait soulevé le voile trompeur de la Maya, ce n’est pas que leur volonté se soit détachée de la vie etqu’ils se refusent à être complices des pièges de la nature. Leur frigide chasteté d’eunuques n’est point le premier pas dans « la voie de la négation à l’existence ». Ils n’ont rien de Schopenhauer ou du Bouddha ; ils sont moins pessimistes que mystiques. Ils n’ont pas en vue la fin de l’espèce, mais la perfection de l’individu et la glorification de Dieu. Il ne professent point que la vie est mauvaise et ne cherchent pas à s’affranchir du mal de l’être. Leurs visées sont moins philosophiques que théologiques ; elles ne sortent pas du cercle d’idées communes aux sectes russes.

En touchant au mariage et à la génération, l’esprit de secte a provoqué en Russie les égarements les plus contraires. Il a suscité, d’un côté, l’impudent libertinage de certains sans-prêtres et l’impudique « amour en Christ » de quelques khlysty ; de l’autre, le célibat obligatoire de plusieurs « sans-mariage » et la mutilation des blanches-colombes. Dans leur aversion pour « l’œuvre de chair » les skoptsy se rapprochent de certains bezpopovtsy. Ce point de contact n’est pas le seul. Entre ces fanatiques, en apparence isolés, et les vieux-croyants du raskol, il n’est pas impossible de trouver plus d’un trait de ressemblance et, jusqu’en des aberrations divergentes, des tendances analogues. C’est d’abord le caractère russe qui, chez le skopets, comme chez le théodosien ou l’errant, se montre enclin à pousser les idées jusqu’au bout, ne reculant devant aucune extrémité. C’est ensuite, jusque chez ces mystiques qui en semblent le plus éloignés, le vieux réalisme moscovite, qui s’insinue dans l’illuminisme même, matérialisant l’ascétisme, attachant le salut à une opération de chirurgie. C’est encore le culte de la lettre, l’amour du sens littéral, c’est-à-dire la chose qui, d’habitude, répugne le plus au mystique. Les skoptsy invoquent dans l’Évangile un texte plus facile à citer en latin qu’en français[1]. Le Christ a dit : « Si ton œil droit te scandalise, arrache-le et jette-le, et si ta main droite te scandalise, coupe ta main et jette-la ». Ce conseil, les nouveaux origénistes l’érigent en précepte, avec le même aveuglement que les raskolniks, d’autres textes non moins malaisés à entendre à la lettre. Ces versets, par lesquels ils justifient la plus bizarre de leurs coutumes, ne sont pas les seuls que les skoptsy prennent au sens littéral ; ils en font autant des prophètes et de l’Apocalypse, de Daniel et de saint Jean.

Ce n’est point d’ordinaire sur les jeunes enfants que les skoptsy pratiquent leur rite fondamental ; c’est le plus souvent sur des hommes faits, alors que le sacrifice est le plus dur et l’opération le plus dangereuse. Cette sanglante initiation a parfois plusieurs degrés : la mutilation est complète ou incomplète ; suivant l’un ou l’autre cas, elle porte, chez les sectaires, les noms de sceau royal ou de seconde pureté[2]. Les femmes n’échappent pas toujours à l’horrible baptême. Pour elles, la mutilation n’est pas obligatoire ; beaucoup cependant, lors de leur admission parmi les « colombes », reçoivent les stigmates de la secte et le sceau royal, qui est le signe de l’entrée au nombre des purs. Chez elles, les skoptsy paraissent s’en prendre plutôt à la faculté de nourrir qu’à la faculté d’engendrer. Le sein nouvellement formé de la jeune fille est amputé ou défiguré, sa poitrine soumise à une sorte d’odieux tatouage. Parfois les deux mamelles sont entièrement enlevées. Chez quelques femmes, le fer des fanatiques va plus loin, il s’attaque à des organes plus intimes, sans que le plus souvent ces incisions, exécutées par des mains ignorantes, rendent les malheureuses qui les subissent incapables d’être mères. Des procès ont mis en lumière ces outrages à la nature humaine : on a discuté devant la justice les procédés chirurgicaux employés pour ces détestables cérémonies. Les juges ont vu de vieilles femmes octogénaires et des jeunes filles de quinze, de dix-sept, de vingt ans toutes diversement déformées par le couteau ou les ciseaux des fanatiques[3]. La plupart des jeunes victimes avaient, à la fleur de l’âge, perdu la fraîcheur de la jeunesse ; comme celui du skopets, leur visage était prématurément flétri. Quelques-unes déclaraient ne point se souvenir de l’époque où elles avaient été soumises à ce sauvage traitement. Il n’est pas impossible qu’on ait parfois confondu avec les rites des skoptsy de barbares pratiques inspirées à d’ignorants parents par d’autres superstitions. De semblables mutilations de la femme, signalées par les anciennes chroniques chez les païens de la Rous primitive, se seraient retrouvées de nos jours chez des tribus finnoises.

Il semble, au premier abord, qu’une pareille religion ne se puisse recruter qu’à l’aide de prosélytes étrangers : il n’en est point entièrement ainsi. Les skoptsy ne condamnent pas tous, d’une manière absolue, le mariage et la génération. Se considérant comme les élus de Dieu, les dépositaires de la sainte doctrine, il en est qui se croient permis de donner la vie à des enfants pour leur transmettre ïa vraie foi. Souvent ce n’est qu’après la naissance d’un fils que le père passe à l’état de pur esprit. L’enfant grandit en sachant à quelle immolation il est destiné. L’homme qui, l’heure venue, refuserait de se soumettre au sanglant baptême serait en butte aux poursuites et aux vengeances des sectaires, qui forment dans l’empire une vaste association, dont les membres, comme ceux des sociétés secrètes politiques, se permettent de faire eux-mêmes justice des traîtres et des déserteurs. On entend, à ce sujet, de lugubres histoires. Un skopets, par exemple, avait un fils qui, arrivé à l’âge d’homme, s’enfuit de la maison paternelle, passa à l’étranger et s’y maria. Au bout d’une quinzaine d’années, il crut pouvoir revenir dans sa patrie ; il fut reconnu par son père et disparut.

Soit pour perpétuer leur doctrine avec leur race, soit pour se mieux dissimuler et se donner en même temps les avantages de la vie conjugale, les skoptsy se marient souvent, et ces ménages inféconds ou d’une stérilité prématurée semblent souvent heureux, comme si ces froides unions étaient d’autant plus paisibles que la passion y a moins de part. À en croire certains récits, il y aurait, parmi les blanches-colombes, des époux assez débonnaires pour laisser leurs femmes leur donner d’ailleurs des enfants qu’ils ne peuvent engendrer eux-mêmes. Mariés ou non, ayant ou non des héritiers de leur sang, les skopsty ne suffisent point à la reproduction de leur secte. Il leur faut chercher des prosélytes, ei, pour s’en procurer, ils n’épargnent ni fatigue, ni ruse, ni argent. Les sacrifices que s’imposent à cet égard les blanches-colombes s’expliquent par leurs doctrines. Comme la plupart des sectaires russes, les skoptsy sont millénaires. Ils attendent un messie qui doit établir son règne en Russie et donner l’empire de la terre aux saints, aux vierges. Or, selon l’Apocalypse (VI, 10, 11), ce messie ne doit paraître que lorsque le nombre des saints sera complet. Pour que le nouveau et dernier Christ vienne leur assurer l’empire, il faut que les hommes marqués du sceau de l’Ange soient au nombre de 144 000 ; aussi tous leurs efforts tendent-ils à atteindre le chiffre apocalyptique.

Les riches marchands emploient souvent leur fortune à la propagande. Aux promesses de la béatitude éternelle ils ne dédaignent point de joindre le grossier appât du bien-être terrestre. Tantôt ce sont de pauvres gens, des soldats surtout qu’ils séduisent par des offres brillantes ; tantôt ce sont de pauvres enfants qu’ils se font céder pour les élever dans leurs principes. Ils recherchent de préférence les enfants et les adolescents, s’efforçant de les pénétrer de la nécessité de « tuer la chair ». Ils y réussissent parfois si bien qu’on a vu des garçons d’une quinzaine d’années s’amputer eux-mêmes pour se délivrer des troubles de la puberté. Parfois ces apôtres de la pureté ne se font pas scrupule de recourir à la force ou à l’artifice. Ils surprennent le consentement de leurs victimes par d’équivoques formules, ne révélant à leurs confiants prosélytes le dernier mot de leur doctrine que lorsqu’il est trop tard pour se dérober à leur couteau. Deux hommes, l’un encore jeune, au teint frais, l’autre âgé, au visage jaune et glabre, causaient un soir en prenant le thé dans une maison de Moscou. « Les vierges paraîtront seuls devant le trône du Très-Haut, disait le dernier. Qui regarde une femme en la désirant commet l’adultère dans son cœur, et les adultères n’entreront pas dans le royaume des cieux. — Que devons-nous donc faire, nous pécheurs ? demandait le jeune homme. — Ne sais-tu pas, reprit le plus âgé, la parole du Sauveur : Si ton œil droit te scandalise, arrache-le et jette-le ? Ce qu’il faut faire, c’est tuer la chair. Il faut devenir semblable aux anges incorporels, et cela ne se peut que par le blanchiment (belénié). — Qu’estce que le blanchiment ? » interrogea le jeune homme. Au lieu de répondre, le vieillard invita son compagnon à le suivre ; il le fit descendre dansune cave brillantede lumières. Une quinzaine d’hommes et de femmes étaient là rassemblés, tous vêtus de blanc. Dans un coin, un poêle où le feu flambait. Après des prières et des danses, à la manière des khlysty, l’initiateur dit à son prosélyte : « Voici l’heure d’apprendre ce qu’est le blanchiment ». Et, sans qu’il eût le tempsde faire des questions, le catéchumène, saisi par les assistants, les yeux bandés, la bouche bâillonnée, fut étendu à terre, pendant que l’apôtre, armé d’un couteau rougi au feu, lui imprimait le sceau de la pureté[4]. Cette aventure, arrivée à un paysan du nom de Saltykof, a pu se reproduire plusieurs fois. Évanoui durant l’opération, le nouvel élu entendit, lorsqu’il reprit ses sens, ses chastes parrains lui donner le choix entre le secret ou la mort. Une fois opérés, il ne reste plus aux initiés malgré eux qu’à mettre à profit la générosité des chefs de la secte.

On sait à quelle époque les eunuques ont formé en Russie des communautés ; on ne sait point s’ils se rattachent, par quelque obscure filiation, aux religions de l’Orient. C’est à une date peu reculée qu’ils se sont montrés comme secte distincte. Cette hérésie qui, de toutes, semblerait la moins moderne, fit son apparition au dix-huitième siècle, vers 1760 ou 1770. C’est la nouvelle capitale, la ville européenne des bords de la Neva, qui en fut la Jérusalem. Le fondateur ou l’organisalcur de la secte, André Selivanof, prêchait sa doctrine à Pétersbourg au temps de Napoléon Ier : il n’est mort qu’en 1832, sous le règne de Nicolas, Pour les blanches-colombes, ce Selivanof est une incarnation divine ; les skoptsy lui rendent les mêmes adorations que les khlysty à Ivan Souslof. Eunuques et flagellants ont, du reste, de nombreux rapports, dans leur dogme comme dans leur culte, si bien qu’on peut regarder les deux sectes comme le rejeton l’une de l’autre. Le skoptchestvo est la dernière expression de la khlyslovstchina ; il n’en est qu’une exagération ou une réforme. Les premiers skoptsy sont sortis d’une communauté de khlysly, et le sauvage ascétisme de Selivanof n’est peut-être qu’une réaction contre le mystique dévergondage imputé aux adorateurs d’Ivan Souslof.

À l’image des hommes de Dieu, les skoptsy fondent tout leur culte sur l’inspiration et le prophétisme : pour arriver à l’extase, ils emploient des artifices analogues, en particulier le mouvement circulaire. Comme les khlysty, les mutilés appellent ces danses du nom de radénie (ferveur). Pour leurs assemblées, ils revêtent aussi de longues chemises de lin et se ceignent les reins de ceintures symboliques. De son vivant, Selivanof, le dieu sans sexe, présidait en personne aux radénia de ses fidèles, dans une maison de Pétersbourg, naguère encore la possession d’un skopets. À leurs réunions, les blanches-colombes admettent tous les initiés de la secte, alors même qu’ils n’ont point encore reçu le baptême du feu. Comme les khlysty, les mutilés se conforment extérieurement aux pratiques de l’Église dominante, pour mieux se soustraire aux soupçons de l’autorité. De même enfin que les flagellants, les eunuques sont répartis en loges secrètes, également appelées du nom mystique de nef (korabl). Au temps de Selivanof, le korabl de Pétersbourg, dirigé par le faux-christ, portait parmi les adeptes le titre de « nef royale ». Dans leur langage allégorique, les communautés arfiliées n’étaient que de légères nacelles voguant dans le sillage du navire qui, pour pilote, avait le Dieu vivant. Les mutilés ont, eux aussi, leurs prophétesses et leurs saintes vierges. Les femmes, et en particulier une prophétesse du nom d’Anna Bomanovna, ont eu une grande part dans l’invention ou la diffusion de la doctrine. Parfois ce sont encore des femmes qui, de leurs mains, transforment les hommes en anges.

Chez les blanches-colombes, l’émasculation n’est pas seulement un acte d’ascétisme, elle découle du dogme. Toute la doctrine repose sur une interprétation du péché originel, qui s’est plus d’une fois produite ailleurs, mais dont on n’avait jamais tiré d’aussi rigoureuses conséquences. Selon les skoptsy, c’est l’union charnelle des premiers parents qui a été le premier péché ; ce péché, c’est à la castration de le racheter. Ils rejettent ainsi, ou mieux ils renversent le dogme fondamental du christianisme, la rédemption par le Christ. Au lieu de Jésus, c’est leur christ eunuque, Selivanof, que les blanches-colombes reconnaissent comme rédempteur, et ce n’est point en mourant sur la croix, c’est en se mutilant que le nouveau sauveur a délivré l’humanité. Ce sacrifice de leur rédempteur, les blanches-colombes s’y doivent associer en l’imitant. Ils accordent à Jésus le titre de fils de Dieu, mais, interprétant l’Évangile à leur manière, ils font de lui une sorte de précurseur de Selivanof. Ils lui prêtent un enseignement ésotérique. La mutilation était, selon eux, l’objet de la doctrine secrète de Jésus ; mais, cette doctrine ayant été corrompue ou oubliée, il a fallu, pour achever la rédemption du genre humain, la venue d’un nouveau Christ qui enseignât et pratiquât le principe de la mutilation dans toute sa force.

Ce sauveur, dont les blanches-colombes attendent le retour visible, se fit connaître sous Catherine II. On ne sait rien de son origine ; il est probable que ce n’était qu’un paysan échappé au recrutement. Avant de devenir fondateur de religion, il avait longtemps mené une vie vagabonde. Reçu par les khlysty, il rompit un jour avec eux. C’est dans une de leurs communautés, alors dirigée par une prophétesse presque centenaire, Akoulina Ivanovna, que la nouvelle foi fut proclamée, et le vrai Dieu, reconnu dans la personne de Selivanof. Ce christ improvisé était sans éducation, il ne savait ni lire ni écrire. Ses enseignements étaient recueillis par ses disciples, qui devinrent rapidement nombreux. Arrêté comme un des instigateurs de la nouvelle hérésie, Selivanof fut knouté et exilé en Sibérie, à Irkoutsk : il n’en revint que sous le règne de Paul Ier. Chose singulière, par ambition politique peut-être autant que par folie religieuse, ce paysan qui se donnait comme fils de Dieu, se donnait en même temps comme prince et empereur. Également fréquentes ont été les deux impostures dans la Russie moderne : un peuple crédule et épris du merveilleux, un peuple esclave et rêvant de vague délivrance, accueillant avec la même naïveté les faux tsars et les faux christs. Selivanof est probablement le seul qui ait assumé à la fois cette double qualité.

Comme son contemporain le raskolnik Pougatchef[5], Selivanof se faisait passer pour Pierre III. Encore aujourd’hui, les skoptsy identifient les deux personnages, l’empereur et le sectaire. À l’origine, sous Catherine II, alors que le peuple s’attendait toujours à voir reparaître le souverain détrôné, cette seconde imposture ne fut peut-être, pour le faux christ, qu’un moyen de faire réussir la première. Peut-être l’idée n’en vint-elle pas à Selivanof, et lui fut-elle imposée par l’ignorance ou les calculs de ses adeptes. Toujours est-il que, de son vivant même, le nouveau rédempteur prenait, dans les prières qu’il se faisait adresser, le titre de dieu des dieux et de roi des rois. La vieille bogoroditsa Akoulina Ivanovna reçut des blanches-colombes, comme son fils spirituel, des titres royaux en même temps que des honneurs divins. Pour les initiés, cette Akoulina Ivanovna n’était autre que l’impératrice Elisabeth, dont ils faisaient la mère de Pierre III. Selon les skoptsy, l’empereur Paul Ier aurait voulu voir l’homme qui se déclarait son père : c’est pour cela qu’il l’aurait fait revenir du fond de la Sibérie, où le faux tsar était exilé. Les sectaires ont, sur l’entrevue de leur chef et de l’empereur, une légende reproduite dans leurs chants[6]. Cette tradition ne paraît pas justifiée. Paul Ier, qui rappela de Sibérie l’apôtre de la mutilation, semble n’avoir vu en lui qu’un fou. Selivanof fut enfermé dans un hôpital d’aliénés. Il ne recouvra la liberté que sous Alexandre Ier, grâce à l’intervention d’un gentilhomme polonais du nom d’Elinski, secrètement converti à la secte, qui comptait déjà dans la capitale de nombreux et riches partisans[7]. Pendant dix-huit ans, ce singulier messie vécut à Pétersbourg, dans la maison d’un de ses disciples, recevant les hommages de ses adorateurs en sa double qualité de dieu et de tsar, travaillant à propager sa doctrine, parfois même, dit-on, faisant à ses prosélytes l’honneur de leur en appliquer de sa main le principal précepte. L’argent des sectaires et l’état moral de la société russe sous Alexandre Ier expliquent seuls cette longue tranquillité du fanatique doublement imposteur. En 1820 Selivanof, enfin arrêté, fut enfermé, pour le reste de ses jours, dans le monastère de Souzdal ; il y est mort en 1832, âgé de cent ans. Le dieu châtré était tombé en enfance.

Pour les skoptsy, Selivanof, ou mieux Pierre III, qui a reparu sous ce nom, n’est pas mort. Il vit dans les solitudes de la Sibérie, d’où il doit revenir, à la tête des légions célestes, pour fonder l’empire des saints. C’est vraiment une destinée bizarre que celle de ce prince de Holstein, détrôné pour avoir si mal compris la Russie, et devenu le dieu de la plus singulière des sectes russes[8]. Pour établir le règne de la justice, quelques skoptsy donnent, comme futur lieutenant, à l’époux peu guerrier de Catherine II, Napoléon Ier, que ces eunuques revendiquent comme un des leurs[9]. D’autres sectaires, voisins des skopsky et des khlysly, ont fait de Napoléon leur unique messie, et rendent à ses images le même culte que les blanches-colombes aux images de Pierre III[10]. Les portraits de ce dernier prince, comme ceux de Selivanof, sont un des indices auxquels se reconnaisseat les skoptsy. Ils ont aussi parfois d’autres emblèmes, ainsi un moine crucifié qui semble une figure de leur nouveau rédempteur. Le roi David, qui dansait devant l’arche, est encore un des types favoris des skoptsy, aussi bien que des khlysty.


Malgré leurs précautions pour se dissimuler, les mutilés sont souvent dénoncés par leur extérieur même, par leur visage, par leur voix. Comme les sopranistes des chapelles romaines, le skopets a d’ordinaire le teint jaune, la barbe rare, la voix aiguë, avec un je ne sais quoi d’efféminé et d’incertain dans la démarche et le regard. À ces signes, l’œil reconnaît les disciples de Selivanof parmi les changeurs de Pétersbourg ou de Moscou. La police semble parfois seule à ne pas les voir.

Les skoptsy font en effet fréquemment le métier de changeur. Ils aiment à manier l’or, l’argent, les billets de banque ; à leur comptoir de change s’est souvent ébauchée une fortune achevée dans une autre industrie. D’où vient cette prédilection des blanches-colombes pour un métier ailleurs accaparé par les juifs ? Est-ce d’une idée religieuse, est-ce d’un calcul politique ? Révent-ils de préparer par la richesse la domination de leur messie ? Sont-ils simplement soucieux de s’assurer des armes contre une police longtemps vénale ? À cette question posée dans un procès, un témoin répondait que les skoptsy étaient changeurs parce qu’ils ne se sentaient pas la force de faire autre chose. Peut-être serait-il plus juste de dire que les blanches-colombes se livrent au commerce des métaux précieux parce qu’en les préservant de certaines tentations, la mutilation leur donne plus de chance d’y réussir. « Si j’étais banquier, me disait un Russe, je ne voudrais d’autre caissier qu’un skopets. Pour une caisse, comme pour un harem, un eunuque est le plus sûr gardien. Dans toute soustraction de fonds, toute infidélité de comptable, il y a une femme ; avec les blanches-colombes, on peut dormir en paix. » Telle semble être l’opinion de certains skoptsy. Un de leurs chefs disait, dans un procès, qu’ils se mutilaient parce que, l’or étant le prince de ce monde, il faut supprimer dans sa racine tout ce qui en peut distraire. Le skopets, sans passion et sans jeunesse, peut, pendant une vie entière, mettre à la recherche de la richesse un esprit de suite, une régularité, une opiniâtreté, qui d’ordinaire n’appartiennent qu’à la vieillesse ou à la maturité. Sans femme et sans famille, ayant peu ou point d’enfants, il est plus maître d’épargner, comme il est plus libre d’acquérir. Aussi a-t-on vu, parmi les skoptsy, des hommes riches à millions de roubles, et ces richesses, ils les employaient à la propagande de la secte, qui leur offrait de dociles agents et de sûrs commis. Ils se passent, d’ordinaire, la fortune de main en main, par adoption ; le patron la laisse souvent à un commis. La succession d’un skopets, mort en prison avant son jugement, a été, en 1874, l’un des motifs du fameux procès de l’abbesse Métrophanie. L’intrigante abbesse prétendait tenir de l’eunuque millionnaire, à qui elle devait procurer la liberté, pour six cent mille roubles de lettres de change. Un skopets a, vers la fin du règne d’Alexandre II, consacré cinq millions de roubles à l’érection d’un asile pour les vieillards et les enfants[11]. De pareils moyens d’action expliquent la persistance de cette répugnante hérésie. De telles fortunes, un tel souci des intérêts matériels rapprochent, en même temps, les skoptsy des vieux-croyants et des autres raskolniks. Cette secte mystique par excellence, ces illuminés affamés de prophéties n’ont pas failli à l’esprit positif, à l’esprit mercantile du Grand-Russe et du raskol.

Pour mettre fin à la barbare religion de Selivanof, il semblerait n’y avoir qu’à en isoler les partisans et à les laisser s’éteindre sans postérité ni prosélytes. Ce moyen a longtemps été employé ; en dépit de toutes les rigueurs de la loi, il semble n’avoir que médiocrement réussi. Comme les autres sectes, c’est dans l’état mental, dans l’état moral de la nation, que la doctrine des mutilés trouve des aliments. La prison et la déportation n’ont point suffi à en débarrasser l’empire. Sous le règne de Nicolas on faisait souvent de ces fanatiques des soldats. Une ville du Caucase, Maran, a longtemps servi de garnison à cette singulière troupe. Aujourd’hui on les envoie au fond de la Sibérie orientale. Il en a été ainsi, sous Alexandre II, du marchand Plotitsyne et des frères Koudrine, condamnés, l’un en 1869, les autres en 1871. Dans le premier procès il y avait une quarantaine d’accusés des deux sexes ; dans le second, une trentaine. Plotitsyne, arrêté avec sa sœur, était le chef des blanches-colombes du gouvernement de Tambof. Comme la plupart de ses coreligionnaires, ce riche marchand se donnait pour un zélé orthodoxe. Il avait construit, à ses frais, des chapelles et enrichi des hôpitaux. On découvrit dans sa maison, au beau milieu de la ville de Morchansk, une vaste cave fermée par une porte de fer. C’était la salle des opérations ; les cris des patients ne pouvaient s’entendre du dehors. Ceux qui succombaient étaient enterrés sur place. Dans une cave voisine, la presse annonçait qu’on avait découvert un fabuleux trésor métallique de plusieurs millions de roubles. Le trésor s’évanouit lors de l’enquéte judiciaire ; la crédulité publique en imputa la disparition à la police.

Plotitsyne fut condamné à la déportation avec vingt de ses complices. Interné aux bords du PaciBque, il employa ses loisirs à monter un chantier de bateaux à vapeur. L’administration ne pouvait qu’encourager cette utile initiative. Le premier steamer lancé, le déporté y monta, sous les yeux de la police, pour en essayer la machine. Une fois à bord, il mit le cap sur San Francisco. Cela se passait en 1879. La même année, le tribunal d’Ékaterinebourg condamnait à la déportation quarante-deux blanches-colombes des deux sexes. Le plus souvent, les skoptsy sont arrêtés et poursuivis en troupe, toute une nef ou korabl à la fois. En 1876 cent trente eunuques ou affiliés à la secte étaient traduits d’un même coup devant le tribunal de Symphéropol, en Crimée. C’étaient des marchands, des petits bourgeois, des ouvriers. Les quarante-deux condamnés d’Ékaterinebourg étaient des paysans à la vie ascétique. Ils ne buvaient pas d’alcool, ne fumaient pas, ne mangeaient pas de viande : « La viande, disent les skoptsy, est maudite, comme le fruit de l’accouplement des sexes. » Tous, du reste, observaient les rites de l’Église. Aucun ne voulut avoir d’avocat. Pour toute défense, ils se contentaient d’alléguer le verset de l’Évangile qui leur semble justifier leur doctrine[12].

Pour n’être pas inquiétés, quelques skoptsy ont émigré à l’étranger, en Roumanie notamment, où ils sont confondus avec les vieux-croyants, sous le nom de lipovanes[13]. Aucune mesure n’a encore pu arrêter la propagation de la secte. En 1871, dans le procès des frères Koudrine, un expert, M. Bélaïef, professeur à l’académie ecclésiastique de Moscou, affirmait que, loin d’être en diminution, le nombre des mutilés était en accroissement. Malgré tout, une doctrine qui a un pareil baptême ne saurait compter sur des millions d’adeptes. On n’estime guère leur nombre qu’à deux ou trois milliers.

La loi est justement rigoureuse pour les adhérents du faux Pierre III : tout eunuque est obligé d’avoir cette qualité inscrite sur son passeport, et demeure placé sous la surveillance de la police. Toute personne logeant ou employant des skoptsy est tenue d’en prévenir l’autorité. Une fois arrêté, un skopets échappe avec peine à la prison ou à la déportation ; mais l’argent étouffe bien des affaires de ce genre. Tandis que des eunuques sont poursuivis aux quatre coins de l’empire, on en voit se promener, au grand jour, dans les « perspectives » de la capitale. À la Bourse de Pétersbourg il y avait naguère un banc appelé banc des skoptsy. On a vu, il est vrai, des oukazes déclarer officiellement que tel riche marchand connu pour eunuque avait été mutilé, malgré lui, dans sa jeunesse, et n’appartenait point aux disciples de Selivanof. Le mode de propagande des blanches-colombes, leur prosélytisme parmi les enfants ne permettent guère de punir que les apôtres ou les opérateurs de la secte. Aujourd’hui surtout que ces délicates affaires sont renvoyées au jury, la pitié publique acquitte les aveugles victimes du fanatisme d’autrui.

Les skoptsy semblent former une sorte de corporation dont tous les membres se tiennent et s’entr’aident mutuellement. Cette franc-maçonnerie d’eunuques a, prétend-on, à son service des émissaires secrets au moyen desquels les colombes correspondent, d’un bout de l’empire à l’autre. Les adeptes ont pour se reconnaître des signes de ralliement, entre autres un mouchoir rouge, que dans leurs entretiens ils poseraient sur le genou. Ces cruels partisans de l’émasculation sont, dans la vie ordinaire, les plus honnêtes et les plus doux des hommes. Ils se distinguent par leur frugalité, leur probité, la simplicité de leurs mœurs. Leurs réunions sont innocentes ; on y chanle de chastes cantiques ; un pain noir ou un gâteau de blanche farine sert à la communion[14]. Tout leur crime est dans leur doctrine et leur prosélytisme, moins coupable cependant que les calculs intéressés des parents qui, naguère, en Italie, infligeaient à leurs enfants semblable mutilation pour en faire des sopranistes. On affirme que sur les adhérents de ces maximes contre nature souffle un esprit nouveau. Certains des disciples de Selivanof tendraient à prendre le précepte du Maître, comme le conseil évangélique, au sens spirituel. L’émasculation serait remplacée par la chasteté. Pour rester vierges, ils renonceraient à être eunuques. La police de l’empereur Nicolas avait déjà signalé des skoptsy spirituels ; leur chef, un ancien soldat du nom de Nikonof, avait personnellement connu Selivanof et se donnait pour son successeur[15]. Bien que lui-même mutilé, ce réformateur niait la nécessité de la mutilation. Il serait curieux de voir la plus barbare des sectes russes se transformer en une inoffensive communauté de moines laïques.



  1. « Sunt enim eunuchi qui de matris utero sic nati sunt et sunt eunuchi qui facti sunt ab hominibus, et sunt eunuchi qui seipsos castraverunt propter regnum cœlorum : qui potest capere capiat. » (Vulgate, Matth., xix, 12.)
  2. Pour les hommes, la première pureté semblerait consîster dans l’ablation des testicules, la seconde dans l’ablation de la verge. Il y a du reste différentes manières de procéder à ces opérations.
  3. Voyez, par exemple, dans le procès de Koudrinc les dépositions des médecins et l’interrogatoire des accusés. Skoptcheskoé Delo : Protsces Koudrinykh. Moscou, 1871.
  4. Béoutsy, Lioudi Rojii i Skoptsy, p. 157, 158.
  5. On a parfois imaginé que Pougatchef élait affilié aux skoptsy sans être lui-même eunuque. Cela est peu vraisemblable. Si Pougatchef a réellement fait mutiler des prisonniers, c’est par barbarie plutôt que par fanatisme.
  6. I. A. Arsenief ; Sekta skoptsof v Rossii, Berlin, 1874.
  7. Comme les khlysty, les skoptsy semblent, sous Alexandre Ier, avoir recruté des prosélytes jusque dans les classes privilégiées, parmi les officiers et les fonctionnaires, C’est. au moins ce qui résulte, des notes de police mises à profit par Nadejdine dans ses Izvedovaniia o skoptch érési, Sbornik, t. III.
  8. Si Pierre III est demeuré populaire parmi les dissidents, c’est qu’il leur avait accordé la liberté de conscience. De plus, en dépouillant les monastères de leurs biens, Pierre III avait enjoint de donner à leurs paysans les terres qu’ils cultivaient. Or les khlysty d’où sont sortis les skoptsy, étaient nombreux parmi les serfs des couvents. On comprend qu’en le voyant leur octroyer la terre et la liberté, certains de ces paysans aient cru reconnaître, dans ce libérateur couronné, un messie.
  9. Liprandi, Sbornik, II, p. 135.
  10. Voyez plus haut, même livre, ch. ii, p. 37.
  11. L’asile Timenkof à Pétersbourg, construit par un banquier skopets qu’un marchand orthodoxe avait converti à la Bourse. Le riche eunuque avait hérité de son patron, lui aussi un eunuque.
  12. Saint Matthieu ; XIX, 12. — Il vient aussi parfois devant les tribunaux des cas de mutilation isolée. En 1879, par exemple, le tribunal d’Odessa jugeait une affaire de « lésion des parties génitales par piété » (is revnosti). Tout récemment, en 1887, un déporté du nom de Tchegol, se trouvant à l’étape de Kouskounsk, dans le gouvernement d’Iéniséisk ; profitait de la nuit pour se châtrer avec quatre enfants.
  13. 1Ce nom, parfois appliqué à tort aux eunuques, n’est qu’une abréviation du nom de philippovtsy, donné par extension aux sectaires russes établis en Roumanie. La plupart ne sont pas eunuques ; les naissances égalent chez eux les décès. Voyez Aurelianu, Tera nostra, 1878.
  14. Selon certains écrivains, les skoptsy communieraient parfois avec le sang provenant de la castration d’un enfant ; mais cela n’est nullement prouvé.
  15. Sbornik prav. sved., t. II, p. 122-124.