L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 2/Chapitre 6

Hachette (Tome 3p. 167-203).


CHAPITRE VI


Des relations de l’Église et de l’État. — Comment la constitution ecclésiastique a été affectée par l’autocratie. — Principales phases de l’histoire de l’Église russe. — Modes successifs de son gouvernement. — La période byzantine. — Les deux métropolies. — Le patriarcat. — Le patriarche Nikone et la lutte des deux pouvoirs. — Pierre le Grand et l’abolition du patriarcat. — Le « Règlement spirituel » et la suprématie de l’État. — La fondation du « collège ecclésiastique » ou saint-synode. — Comment l’administration synodale semble la forme définitive du gouvernement des Églises orthodoxes. — Du pouvoir du tsar en matière ecclésiastique. — Est-il vrai que l’empereur soit le chef de l’Église ? — Comparaison avec l’étranger.


Dans l’orthodoxie orientale, la constitution ecclésiastique tend à se modeler sur la constitution politique, de même que les limites des Églises tendent à se calquer sur les limites des États. Ce sont là deux faits corrélatifs, inhérents à la forme nationale des Églises orthodoxes. Confinées dans les frontières de l’État, dépourvues de chef commun et de centre religieux étranger, ces Églises, indépendantes les unes des autres, sont plus ouvertes à l’influence du pouvoir temporel, plus accessibles au contrecoup des révolutions de la société laïque. Avec une hiérarchie partout identique de prêtres et d’évêques, les Églises orthodoxes s’accommodent, selon les temps ou les lieux, de régimes fort divers : le mode de leur gouvernement intérieur finit toujours par se mettre en harmonie avec le mode de gouvernement politique. Le degré de leur liberté est en raison de la liberté civile, et la forme de leur administration en rapport avec l’administration de l’État.

Sur ce point, nous devons le rappeler, on a souvent, en Occident, pris l’effet pour la cause. L’asservissement des Églises de rite grec a été la conséquence plutôt que le principe de la servitude des peuples de l’est de l’Europe. En Russie, comme à Byzance, c’est moins la dépendance de l’Église qui a créé l’autocratie, que l’autocratie qui a fait la dépendance de l’Église.

L’autocratie, telle est la clef de l’histoire de l’Église russe. Veut-on en comprendre les destinées et la constitution, il faut sans cesse se répéter que c’est une Église d’État, et d’un État autocratique. Cela seul explique bien des anomalies apparentes. Placée à côté d’un tsar omnipotent, grandie à l’ombre d’un pouvoir illimité, l’Église a dû se faire à de pareilles conditions d’existence. Aucune religion n’eût échappé à cette nécessité. L’Église la plus jalouse de sa liberté, la seule qui ait jamais revendiqué une indépendance absolue, l’Église romaine, n’eût pu respirer impunément l’air épais de l’atmosphère autocratique. On ne conçoit pas une Église entièrement libre dans un État où rien n’est libre. Comment le spirituel s’y émanciperait-il du temporel ? Comment délimiter ce qui est à Dieu et ce qui est à César, sous un régime où César est en droit de tout exiger ?

L’histoire de l’Église de Rome en fournit la preuve. Les papes ne se sont sentis pleinement indépendants que lorsqu’ils ont été affranchis de la sujétion des Césars grecs ou germaniques. Si l’on étudie les relations des pontifes romains avec les empereurs byzantins, au sixième, au septième, au huitième siècle, on est étonné des marques d’humilité auxquelles sont obligés de se courber les prédécesseurs de Grégoire VII. Comme à tous les sujets de l’imperator, il leur faut descendre, envers les Augustes, aux formules serviles de l’abjecte étiquette orientale, aux formules païennes de l’idolâtrique étiquette romaine. Il leur faut appeler « divins » les ordres qui leur viennent de la personne « sacrée » du basileus, alors même que cet héritier du princeps romain n’est qu’un usurpateur sans autre droit au trône que ses crimes. Les plus grands, les plus saints des pontifes, un Léon le Grand, un Grégoire le Grand, non contents de flatter les empereurs, doivent faire leur cour aux impératrices et, pour gagner le maître, s’assurer la faveur des maîtresses, les Augustæ[1]. Et cependant, pour Grégoire et ses successeurs, l’empereur est loin ; il ne trône pas au Palatin ou au Cœlius, dans le voisinage du Latran ; il n’est représenté en Italie que par un officier étranger, l’exarque, qui n’habite même pas à Rome. Les écrivains catholiques aiment à considérer l’abandon de la Ville Éternelle par les empereurs et la chute de l’empire d’Orient comme des événements providentiels. Ils ont raison. L’empereur fût demeuré à Rome ou le pape l’eût suivi à Byzance, que jamais la papauté n’eût été la papauté. On conçoit mal un pape face à face avec un autocrate.

Ce contact du pouvoir absolu, l’Église russe y a été soumise durant des siècles. Comment toute sa constitution n’en aurait-elle pas été affectée ? Elle ne pouvait, comme Rome, se parer du prestige de la succession apostolique et se retrancher dans le principat de saint Pierre. Fille de l’Église grecque, elle ne pouvait prétendre à plus d’indépendance que sa mère. Les modèles que lui offrait Byzance ne l’excitaient pas à convoiter une orgueilleuse indépendance. À l’exemple de sa mère, une mère qu’elle ne pouvait prétendre égaler ni en illustration ni en science, elle ne devait point se montrer trop exigeante en fait de liberté. Ses premiers instituteurs dans le christianisme lui avaient inculqué la soumission aux puissances ; les missionnaires grecs lui avaient apporté les lois et les règles de la Nouvelle Rome. Comment le métropolite de la Russie, longtemps suffragant de Byzance, eût-il réclamé plus de franchises que le patriarche œcuménique ? Pour Moscou, comme pour Kief, Tsargrad, la Ville Royale du Bosphore[2], n’était elle pas le soleil vers lequel se tournaient sans cesse les yeux des orthodoxes ? Or, à Tsargrad, l’autocrator grec, littéralement adoré et encensé comme un dieu, était le gardien traditionnel de l’union de l’Église et de l’État, union qui pour lui, comme pour son clergé, revenait à la subordination de l’Église à l’État. L’empire grec écroulé, les tsars russes devaient se regarder comme les héritiers des empereurs d’Orient, s’en approprier l’étiquette et les prétentions, avec une double différence à l’avantage de l’Église russe. Dans la sainte Moscou, les murs du Kremlin n’ont jamais été souillés par les rites idolâtriques de la cour byzantine ; à Moscou, les tsars ne naissant pas tous théologiens comme les empereurs grecs, ni les Rurikovitch, ni les Romanof ne se sont, à la façon des Comnènes, ingérés dans les querelles de doctrine ou de discipline. Respectueux du dogme, il leur suffisait de tenir les pasteurs de l’Église dans leur dépendance. Pourvu que la doctrine demeurât intacte, le clergé, de son côté, acceptait la subordination de l’Église. Heureuse d’être honorée par le tsar orthodoxe, la hiérarchie sentait moins la suprématie du trône qu’elle n’en sentait la protection. Loin de se révolter contre le pouvoir suprême, l’Église se faisait un mérite de se montrer humble et soumise, se flattant d’être fidèle aux antiques traditions des Constantin et des Théodose, prétendant ainsi témoigner son esprit de paix et mettre en pratique la maxime : « Mon royaume n’est pas de ce monde ».

Les conséquences du régime autocratique dans le gouvernement ecclésiastique ne se sont manifestées que peu à peu. Avant d’occuper dans l’État la place que lui a marquée Pierre le Grand, l’Église russe a passé par des phases fort diverses. Cette Église, dont toute la vie nous semble un sommeil de neuf siècles, a eu une existence active, vivante, souvent tragique. À notre étonnement, elle a une histoire aussi remplie et aussi animée qu’aucune[3]. La lente diffusion du christianisme dans les immenses plaines du Nord, parmi des peuplades de tant de races diverses, prête à ces annales un charme égal à celui des récits de la prédication chrétienne dans les forêts de la Gaule ou de la Germanie. Pour le politique, elles ont un double intérêt : au dehors, l’émancipation progressive de l’Église russe vis-à-vis de l’Église mère de Constantinople ; au dedans, l’intimité croissante de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel. Cette marche parallèle vers un double objet donne à l’histoire ecclésiastique de la Russie une singulière unité.

Au point de vue de ses relations étrangères, comme au point de vue de son gouvernement intérieur, l’existence de l’Église russe se partage en quatre phases : l’âàge de la complète dépendance du siège de Constantinople, — la période transitoire où l’Église moscovite acquiert peu à peu son autonomie, — enfin, l’indépendance ecclésiastique définitivement proclamée, — la période du patriarcat, puis celle du saint-synode, qui dure encore.

Pendant la première époque, les métropolites de la Russie, siégeant à Kief, comme les grands-princes, sont d’ordinaire directement nommés par le patriarche de Constantinople. Souvent même ce sont des Grecs étrangers à la langue et aux mœurs du pays. En dépit des tentatives de quelques kniazes pour rompre cette sujétion, l’Église russe n’est guère alors qu’une province du patriarcat byzantin. Peut-être un jour, l’influence russe dominant sur le Bosphore, verra-t-on l’inverse : des Slaves s’asseoir sur le trône patriarcal de Photius, et les Églises grecques d’Asie devenir vassales du Nord.

L’invasion des Tatars et le transport du centre politique de la Russie des bords du Dniepr au bassin du Volga relâchent, en les isolant, le lien de Byzance et de sa fille. Le métropolite, qui suit les grands-princes à Vladimir, puis à Moscou, est encore suffragant du patriarche grec, mais il est de sang russe ; il est élu par son clergé ou choisi par le souverain. Les guerres civiles des princes apanages, puis la domination tatare, lui garantissent longtemps plus d’influence ou d’indépendance que ne lui en eût laissé un pouvoir plus fort. Comme les kniazes de Moscou, les métropolites étaient confirmés par les khans mongols. La politique des oppresseurs se joignait à la piété des princes nationaux pour assurer les prérogatives de la hiérarchie ecclésiastique. Russes et Tatars contribuaient à l’ascendant d’un clergé dont les chefs servaient d’arbitres entre les difFérents kniazes, ou d’avocats vis-à-vis de l’envahisseur. Il n’y avait qu’un métropolite et il y avait plusieurs princes. L’autorité métropolitaine s’étendait plus loin que le pouvoir du souverain. Ce dernier avait intérêt à ménager le chef du clergé, à s’en faire un allié ou un instrument. Et, de fait, l’unité de la hiérarchie a préparé l’unité politique. Les métropolites peuvent être comptés au nombre des fondateurs de la Moscovie. Cet âge est peut-être le plus glorieux de l’Église russe ; c’est son âge héroïque ; c’est l’époque de ses plus grands saints nationaux : les Alexandre Nevski, les Alexis, les Serge, l’époque de la plupart de ses grandes fondations monastiques.

Pendant que les métropolites de Moscou aidaient à « rassembler la terre russe », une autre métropolie surgissait à l’ouest, dans les terres orthodoxes passées sous la domination lithuano-polonaise. L’Église se dédoublait, comme la Rous antérieure à l’invasion tatare. Jaloux de posséder une hiérarchie indépendante du Moscovite leur voisin, les princes lithuaniens érigeaient dans leurs États, tour à tour à Vilna et à Kief, une métropole rivale de Moscou. Les prélats moscovites eurent beau continuer à s’intituler métropolites de toutes les Russies[4], ce dualisme dura jusque vers la fin du dix-septième siècle. Pour ramener l’unité dans la hiérarchie, il fallut la réunion de la Petite à la Grande-Russie. Les deux métropoles, soumises à des influences diverses, se montrèrent animées d’un esprit différent. Kief, orgueilleuse de sa culture, dédaignait la grossièreté de Moscou, lui reprochant son ignorance et son formalisme ; Moscou, fîère de son indépendance, suspectait l’orthodoxie de Kief. En contact avec les Latins et en lutte avec l’Union, la métropole occidentale subissait l’ascendant des idées européennes, tout en faisant tête à la propagande catholique. À Kief se rattachent plusieurs des grandes figures de l’Église russe, au premier rang le métropolite Pierre Moghila. D’origine moldave, bien que sans doute de sang slave, Moghila est un des grands évêques de l’orthodoxie, pour ne pas dire de la chrétienté. Il avait étudié à Paris : l’Orient doit à cet élève de la Sorbonne la fameuse confession orthodoxe, acceptée comme règle de foi par ses patriarches. Sujet de la Pologne, Moghila a mérité d’être regardé comme un des précurseurs de Pierre le Grand. Il lui avait, à un demi-siècle de distance, préparé des auxiliaires dans son Académie de Kief[5]. Grâce à lui, lorsque la métropolie kiévienne fut réunie au patriarcat de Moscou, dans l’Église russe, reconstituée en son unité, le premier rôle appartint aux Petits-Russiens, aux enfants de la métropolie supprimée.

L’élévation de l’autocratie, au sortir du joug tatar, devait diminuer la position de l’Église : l’extinction de la maison souveraine lui redonna, pour un temps, une puissance nouvelle. À travers ses fureurs bizarres, Ivan le Terrible avait abaissé le clergé aussi bien que les boyars. Le métropolite Philippe avait payé de son siège, et peut-être de sa vie, ses remontrances à Ivan. Aujourd’hui la châsse d’argent du saint évéque occupe, selon l’usage oriental, un des quatre angles de la cathédrale de Moscou (ce sont les places d’honneur) ; et les souverains de la Russie vont baiser les reliques de la victime du tsar. Le métropolite, chef unique de l’Église moscovite, était déjà un personnage bien considérable en face d’un autocrate. Il fut remplacé par un prélat pourvu d’un titre plus imposant et de plus hautes prérogatives. En 1589, au lendemain de la mort du prince qui avait le plus violenté le clergé, sous le fils du Terrible, la Russie demanda un patriarche. L’initiative de cette innovation ne vint pas d’un tsar, elle vint des calculs d’un homme qui, devant la fin prochaine de la famille régnante, rêvait le pouvoir suprême. Le patriarcat fut établi à la même époque et sous la même influence que le servage. Par l’une de ces deux mesures, Boris Godounof cherchait l’appui de la noblesse, par l’autre l’appui du clergé. Les motifs étaient honorables pour la Russie : il s’agissait de l’émanciper de toute suprématie religieuse étrangère, de mettre la chaire de Moscou sur le même rang que les vieilles métropoles ecclésiastiques de l’Orient. Les prétextes étaient plausibles : la Moscovie, démesurément agrandie sous les derniers tsars, était trop vaste pour que son Église pût être gouvernée des rives du Bosphore ; Constantinople était tombée sous le joug des Turcs et son patriarche sous la dépendance du sultan. L’empire russe n’était pas seulement le plus grand des États orthodoxes, il était le seul libre de toute domination étrangère : ne semblait-il pas naturel que l’indépendance ecclésiastique suivît l’indépendance politique ?

La création du patriarcat, comme, un siècle plus tôt, le mariage d’Ivan III avec l’héritière des empereurs d’Orient, cachait-elle de lointaines visées ? Les Russes entrevoyaient-ils la possibilité de succéder aux Grecs dans leur ancienne suprématie religieuse et politique ? On ne saurait l’affirmer : les peuples, les princes mêmes, en pareil cas, sent d’ordinaire à un vague instinct. Toujours est-il qu’en faisant conférer à son Église, si longtemps vassale de Byzance, la suprême dignité ecclésiastique, Godounof continuait l’œuvre des Ivan s’appropriant, avec le titre de tsar, l’aigle impériale. C’était le second acte du transfert de l’héritage gréco-romain de Constantinople à Moscou. Moscou était la troisième Rome. La défection de la vieille Rome, en rupture avec l’orthodoxie, justifiait l’érection du patriarcat moscovite. La place laissée vacante par le pape était occupée par le pontife russe. Et, comme la seconde Rome avait succédé à l’ancienne, la troisième ne pouvait-elle supplanter la seconde, profanée par le Musulman, et devenir, à son tour, la tête de l’orthodoxie ? De pareilles perspectives semblaient peu faites pour disposer le patriarcat de Constantinople à l’érection d’un patriarcat rival. Moins faibles ou moins besogneux, les hiérarques orientaux ne se fussent pas aussi facilement prêtés aux désirs du tsar Féodor et du grand-boyar Godounof. Le patriarche Jérémie, venu en Russie pour chercher des aumônes, consentit à toutes les demandes russes. Le prélat byzantin eût même volontiers échangé son précaire siège de ConstantinopIe, acheté au Sérail, contre l’opulente Église de Moscou. Il semble que les Russes eussent eu avantage à faire asseoir sur la chaire nouvelle le patriarche cecuménique, le chef traditionnel de l’orthodoxie. Godounof avait d’autres vues ; pour ses desseins personnels l’usurpateur avait besoin d’un Russe. Un Russe, Job, fut sacré patriarche[6].

Le patriarcat moscovite eut un caractère strictement national ; sa juridiction ne s’étendit qu’avec les limites politiques de l’empire. C’était aux évêques russes, rassemblés en concile, de nommer leur chef ; ils choisissaient trois noms, entre lesquels le sort devait décider. Les prérogatives du patriarche restèrent, au fond, les mêmes que celles du métropolite : il fut seulement entouré de plus d’hommages. Comme le métropolite, le patriarche était le chef de la justice ecclésiastique, et cette justice d’Église, outre les affaires du clergé et les causes de mariage, embrassa, jusqu’à Pierre le Grand, les causes de succession. À l’entretien du supiéme pontife étaient affectés les revenus de riches couvents et de vastes domaines. Sa maison était modelée sur celle du tsar ; comme le tsar, il avait sa cour, ses boyars, ses grands-officiers ; il avait ses tribunaux, ses chambres financiëres, ses administrations. C’était une sorte de souverain spirituel.

À l’Église, l’institution d’un patriarche revêtu de tels privilèges donna plus d’éclat que de garanties d’indépendance. En coupant le lien qui la rattachait à la juridiction de Constantinople, le patriarcat accrut l’isolement de la hiérarchie russe, la laissant, par là, plus exposée aux entreprises du pouvoir civil. Affranchi de toute autorité étrangère, le clergé moscovite n’eut plus à l’étranger de recours contre l’autorité des tsars. N’ayant au dehors ni supérieur, ni sujets spirituels, le patriarche restait sans appui du dehors, enfermé dans les limites de l’empire, face à face avec l’autocrate. L’autocratie devait tôt ou tard réduire les privilèges du patriarcat ou supprimer le patriarche, comme un contrepoids incommode. Une pareille dignité, dans de telles conditions, ne pouvait avoir longue vie : elle ne dura guère plus d’un siècle (1589-1700).

La situation d’où était sorti le patriarcat lui donna d’abord un grand rôle. La forte organisation de son Église, au moment de l’affaiblissement de son gouvernement civil, fut pour la Russie une chance heureuse. C’était, disent ses historiens ecclésiastiques, une précaution providentielle. Institué à la veille de l’extinction de la maison tsarienne du sang de Rurik, le patriarcat traversa l’anarchie des usurpateurs et présida à l’établissement des Romanof. Durant la première période, il aida à sauver la Russie de la dissolution intérieure ou de la domination étrangère. Durant la seconde, il contribua largement à donner au règne réparateur des premiers Romanof le caractère religieux et paternel qui, dans l’histoire de la Russie, en fait une sorte d’âge d’or.

Les dix patriarches de Moscou forment comme une dynastie pontificale dont l’existence est remplie d’alternatives de grandeur et de chute. Le patriarche Job est le principal promoteur de l’élection au trône de Boris Godounof ; il est chassé de son siège par le faux Dmitri. Le patriarche Hermogène, déjà octogénaire, soulève le peuple contre les Polonais campés dans Moscou ; arrêté par le parti des étrangers, il meurt de faim dans sa prison. Sous Michel Romanof, c’est le père du tsar, le patriarche Philarète, qui gouverne ; c’est lui qui rétablit l’autocratie et est le vrai fondateur de la dynastie. Les actes publics portent le nom du patriarche à côté de celui du tsar. Le dimanche des Rameaux, quand le patriarche, monté sur une ânesse, figure l’entrée du Sauveur à Jérusalem, le tsar en personne tient la bride de sa monture. Sous Alexis, c’est un patriarche, Nikone, qui a la principale part à la conduite des affaires ; c’est lui qui décide la réunion de l’Ukraine et la soumission des Cosaques. Le pontificat de Nikone marque le point culminant de l’Église russe et la crise de son histoire. Ce fils du peuple, arraché à un couvent du lac Blanc, est peut-être le plus grand homme qu’ait produit la Russie avant Pierre le Grand. Sa puissance, odieuse aux boyars, tourna à l’abaissement de son siège, et la plus sage de ses réformes, la correction des livres liturgiques, au déchirement de son Église.

Nikone est le Thomas Becket de l’orthodoxie moscovite. Sous son pontificat, la Russie assiste, pour la première et pour la dernière fois, à ce vieux duel du sacerdoce et de l’empire que M. de Bismarck faisait un jour remonter à Calchas et à Agamemnon. Avec Nikone, l’autorité ecclésiastique, à l’apogée de la puissance, entre un moment en conflit avec le pouvoir civil. Cette tentative, unique dans l’histoire russe, a été sévèrement appréciée par la plupart des historiens nationaux. Le personnage et les idées de Nikone leur sont tellement étrangers qu’ils ont peine à comprendre l’homme et à juger ses actes. Ecclésiastiques ou laïcs, la plupart sont portés à ne voir, dans les revendications du patriarche, que l’orgueil d’un homme et l’esprit de domination d’un prélat. Ils l’accusent d’avoir voulu mettre en antagonisme le chef de l’Église et le chef de l’État ; ils lui reprochent d’avoir imité les procédés du pontife romain et tenté de s’ériger en pape russe. Le fait est que Nikone reste une figure sans analogue en Orient. On ne s’attend pas à rencontrer, chez un prélat moscovite, une telle confiance dans les droits de l’Église, une telle conscience de la dignité épiscopaIe[7].

Homme fort supérieur à son temps ou à son pays, ennemi de l’ignorance et de la superstition, presque aussi remarquable par l’étendue des connaissances que par l’indépendance du caractère, Nikone est un objet d’étonnement dans un pays comme la Russie, un quart de siècle avant Pierre le Grand. On dirait d’un prélat d’Occident, transporté des monastères de Rome sur la chaire patriarcale de Moscou. Sa science ecclésiastique, ses prétentions mêmes feraient croire que les couvents de la Russie n’étaient pas aussi fermés aux idées de l’Europe et aux influences latines qu’on se l’imaginç d’ordinaire. On retrouve chez lui toute la théorie scolastique des deux pouvoirs. Cette théorie, le prélat moscovite l’expose avec les formules et les métaphores classiques de notre moyen âge. Il invoque, tour à tour, les deux glaives dont l’un frappe les malfaiteurs et dont l’autre « lie les âmes » ; les deux luminaires dont l’un, le plus grand, luit dans le jour, éclairant l’esprit ; dont l’autre, le plus petit, brille dans la nuit, éclairant les corps[8]. Tout en proclamant, avec les théologiens de l’Occident, la prééminence du pouvoir spirituel, il déclare que les deux pouvoirs sont nécessaires l’un à l’autre et qu’en ce sens aucun des deux n’est supérieur, chacun d’eux tenant son autorité de Dieu. Fort de cette distinction, il s’élève, avec autant d’énergie qu’un évèque catholique, contre la suprématie de l’État dans l’Église, la traitant d’apostasie qui vicie tout le Christianisme, anathématisant Pitirime et les prélats disposés à s’y soumettre. Dans ses répliques écrites en 1663, ce contemporain de Bossuet proteste hautement contre l’idée que l’administration des affaires ecclésiastiques ait pu lui être conférée par le tsar. « Ce que vous dites là, répond-il au boyar Strechnef, n’est qu’un horrible blasphème. Ne savez-vous point que la sublime autorité du sacerdoce, nous ne la recevons ni des rois ni des empereurs, tandis qu’au contraire c’est du sacerdoce que ceux qui gouvernent reçoivent l’onction pour l’empire. Par là même, il est clair que le sacerdoce est une chose bien plus grande que la royauté. » Et l’inflexible patriarche insiste, demandant quel pouvoir il tient du tsar ; rappelant que l’homme orné du diadème est lui-même soumis à l’autorité du sacerdoce ; jetant à la face de ses adversaires ce canon suranné : « Celui qui reçoit une Église du pouvoir civil doit être déposé ».

C’était là un langage auquel n’était pas habitué le Kremlin. Nikone paya son audace de son siège patriarcal. — « Quoi de plus inique, avait-il dit, qu’un tsar jugeant les évêques et s’arrogeant un pouvoir que Dieu ne lui a pas conféré ? » Le tsar Alexis, homme religieux et timoré, n’eut garde de juger en personne le patriarche. Il laissa ses boyars, les ennemis de Nikone, le traduire devant un concile, qui finit par le condamner et le déposer. Longtemps tout-puissant, grâce à son ascendant personnel sur le pieux tsar, Nikone fut perdu du jour où les intrigues de ses adversaires réussirent à l’empécher de communiquer avec Alexis. Il éprouva qu’en Russie, dans l’Église comme dans l’État, rien ne résiste, quand l’appui de l’autocrate vient à manquer. Dépouillé de la dignité patriarcale, exilé dans un couvent des bords du lac Blanc, l’unique faveur qu’il obtint du tsar fut de rentrer au monastère de la Nouvelle Jérusalem, érigé par lui au nord de Moscou. Il mourut avant d’en avoir atteint les portes. Le grand patriarche y repose aujourd’hui dans une tombe délaissée. Les paysans qui viennent, en pèlerins, à la Nouvelle Jérusalem vénérer le fac-similé du Saint-Sépulcre et du Calvaire, dessiné par Nikone, ne baisent point la dalle qui recouvre ses os. Frappé au service de Rome, il eût eu, en tombant, les honneurs de l’apothéose chrétienne. Dans la Russie orthodoxe, son inflexible revendication des droits de l’Église ne lui a pas seulement coûté le béret blanc de patriarche, mais l’auréole de saint.

Telle fut la fin de ce duel disproportionné entre deux pouvoirs trop manifestement inégaux pour que le combat pût être long, ou l’issue douteuse. Sur le sol autocratique, il était interdit au sacerdoce d’entrer en lutte avec l’empire. Toute querelle des investitures aboutissait fatalement à la défaite de la hiérarchie ecclésiastique, isolée dans l’empire, sans recours au dehors, sans foi en sa propre force. Le champion de l’Église devait être abandonné du clergé aussi bien que des laïcs. L’épiscopat devait sacrifier l’altier défenseur de sa dignité, et l’Église russe renier son patriarche. Les Églises orientales, résignées à toutes les humiliations, vouées par le joug turc à une éternelle mendicité, devaient elles-mêmes subir les décisions d’un concile agréable au tsar orthodoxe. Pour que la leçon fût complète, l’abaissement du patriarcat eut lieu sous un ami du patriarche, sous un prince dévot et scrupuleux, que sa piété eût arrêté devant les résistances de l’épiscopat, si l’Église eût adhéré à son chef. Après un pareil exemple, on comprend que Nikone n’ait pas trouvé d’imitateurs. Le savant patriarche avait beau citer les anciens canons, il s’était trompé de pays et d’Église. La constitution ecclésiastique de la Russie le condamnait presque autant que la constitution politique. Le personnage qu’il avait osé jouer ne convenait pas à une Église essentiellement nationale. Dans l’Église russe, comme s’en plaignait vainement Nikone, la grâce du Saint-Esprit ne pouvait agir que par oukaze du tsar[9].

La défaite de Nikone établit définitivement la suprématie de l’État dans l’Église. La chaire de Moscou reçut de la chute du plus grand de ses pontifes un ébranlement dont elle ne se remit point : la déposition du patriarche prépara l’abolition du patriarcat. Le schisme, le raskol, qui repoussait la réforme liturgique de Nikone, dépouilla l’Église officielle de son influence sur une grande partie de la nation. En ayant, pour lutter contre les sectaires, recours au pouvoir civil, la hiérarchie ne fit que s’en rendre plus dépendante ; l’appui qu’elle perdait dans le peuple, elle fut obligée de le chercher auprès du trône. À ce point de vue, la position de l’Église russe n’était point sans ressemblance avec celle de l’Église anglicane, vers la même époque, vià-à-vis des sectes puritaines. Lorsqu’elle fut supprimée par Pierre le Grand, l’autorité patriarcale était déjà en décadence.


Le patriarcat était affaibli, il parut encore entouré de trop de prestige au rénovateur de la Russie. L’abolition du trône patriarcal devait être une des réformes de Pierre le Grand : c’était la condition de la durée des autres. Le patriarcat représentait les vieilles traditions, l’esprit conservateur hostile aux étrangers et aux mœurs étrangères. L’Église était naturellement trop opposée aux innovations pour que le réformateur lui laissàt une constitution aussi forte. On connaît le propos du malheureux tsarévitch Alexis : « Je dirai un mot aux évéques, qui le rediront aux prêtres, lesquels le répéteront au peuple, et tout reviendra à l’ordre ancien ». Pierre savait les encouragements donnés dans le clergé aux projets réactionnaires de son fils. Petit-fils d’un patriarche, il se souvenait du pouvoir exercé par son bisaïeul, Philarëte, sous le nom du tsar Michel ; il se rappelait les embarras qu’avait donnés à son père Alexis la déposition de Nikone. Pierre Ier n’était pas homme à admettre la théorie scolastique des deux astres qui éclairent les peuples d’une lumière indépendante ; ce n’étaient point de pareilles leçons qu’il avait rapportées de l’Europe du dix-huitième siècle.

La suppression du patriarcat fut un des effets de l’imitation de l’Occident. Ne pouvant, comme à la guerre ou dans l’administration, y employer des étrangers, Pierre se servit, pour la réforme de l’Église, de Petits-Russiens élevés à l’académie de Kief, au contact de l’Europe. La réforme ecclésiastique se fit sous une inspiration occidentale, en partie sous une inspiration protestante. C’était l’époque où les souverains réformés et luthériens montraient le moins d’égards pour l’Église, où, presque partout, le pouvoir civil s’ingérait sans scrupules dans les affaires ecclésiastiques. Les voyages du tsar, les exemples de l’Angleterre, de la Suède, de la Hollande, de certains États de l’Allemagne, ne furent probablement pas étrangers à la nouvelle constitution de l’Église russe. La France elle-même y contribua d’une manière indirecte. Le remplacement d’un chef unique par une assemblée ne fut point, dans l’œuvre de Pierre le Grand, un acte isolé, spécial à l’Église ; c’était un plan général, un système alors en vogue en Occident, particulièrement en France, où les ministres de Louis XIV cédaient la place aux conseils de la Régence. Pierre s’était approprié cette innovation ; au retour de son second voyage, il substitua partout, aux dignités exercées par un seul homme, des collèges composés de plusieurs membres. De Tadministration de l’État, il transporta ce système à l’administration de l’Église. Le Saint-Synode russe n’eut point d’autre origine, et, pendant quelques semaines, il porta le titre de Collège spirituel.

Pierre lui-même, au début de son « Règlement spirituel[10] », assimile le collège ecclésiastique aux autres collèges, déjà établis par lui. C’étaient, en effet, des institutions analogues, taillées sur le même patron ; on y sent le même esprit ; on y retrouve les mêmes règles, la même procédure. Comme tous les grands révolutionnaires, Pierre, le plus pratique des réformateurs, s’est ici montré épris de logique et de symétrie. Il s’est plu à façonner toutes choses suivant les mêmes maximes, modelant l’État et l’Église d’après des principes identiques, les faisant de force rentrer dans le même moule, sans souci des traditions et des coutumes. Dans son Règlement spirituel, écrit pour lui par un évêque, il ne se demande pas quelles sont les institutions les plus conformes à l’esprit ecclésiastique ou à l’enseignement de l’Église ; avec une sorte de rationalisme inconscient, il recherche uniquement quel est le meilleur mode d’administration. Et il prouve, par de longues déductions, que c’est la forme collégiale, le gouvernement d’un seul étant sujet à des erreurs, à des partis pris, à des passions. Ce qu’il y a de singulier, c’est que les auteurs du Règlement n’ont pas un instant l’idée que tout ce qu’ils disent de l’Église et de l’autorité patriarcale s’appliquerait aussi bien à l’État et à l’autocratie.

La vérité, qui se trahit çà et là, c’est que l’autocratie entend être seule. Elle veut être hors de pair ; elle n’admet pas, à côté d’elle, d’autorité qui lui puisse être comparée. C’est précisément parce que l’État est une monarchie absolue, et le tsar un autocrate, que l’Église doit cesser d’avoir une constitution monarchique, et le patriarche disparaître. Entre l’État et l’Église, entre le pouvoir temporel et l’autorité spirituelle, il ne doit y avoir ni comparaison ni conflit ; et, pour cela, le meilleur moyen, c’est qu’ils n’aient pas une constitution analogue. L’autocratie est un soleil qui ne peut tolérer dans son ciel aucun astre rival. Sur ce point, le tsar russe renchérit sur l’autocrator byzantin. Dans la Russie de Pierre le Grand, il n’y a qu’un pouvoir suprême ; à côté du trône impérial, il n’y a pas de place pour le trône patriarcal. Le « Règlement » le confesse avec une sorte de naïveté : il importe de déraciner l’erreur populaire sur la coexistence de deux pouvoirs. — « Le simple peuple, dit Pierre par l’organe de Prokopovitch, ne voit pas en quoi la puissance ecclésiastique diffère de la puissance autocratique. Ébloui par la haute dignité et la pompe du suprême pasteur de l’Église, il s’imagine qu’un tel personnage est un second souverain, égal à l’autocrate ou même supérieur à lui ; il regarde l’ordre ecclésiastique (doukhovnyi tchin) comme un autre État et un meilleur État (gosoudarstvo), » Pierre touche ici à la formule si souvent opposée au clergé ; il ne veut pas que l’Église forme un État dans l’État. Pour lui en enlever la possibilité, il lui enlève son chef, craignant que la foule ne voie dans le patriarche une sorte d’empereur spirituel. À l’entendre, le peuple s’était habitué « à considérer, en toutes choses, moins l’autocrate que le pasteur suprême, jusqu’à prendre parti pour le second contre le premier ; se figurant ainsi embrasser la cause même de Dieu ». D’après son Règlement, c’est donc bien un pouvoir rival que Pierre renverse en supprimant le patriarcat. Pour que la Russie n’ait qu’une tête, il décapite l’Église.

En réalité, ce qui recommandait à Pierre le gouvernement synodal, ce n’était pas sa supériorité théorique, laborieusement démontrée par le Règlement spirituel, c’était sa faiblesse. Le grand tort du patriarcat était sa force. Avec la constitution collégiale, l’État, dit le Règlement spirituel, n’a point à redouter les troubles et les agitations qui le menacent lorsqu’un seul homme est à la tête de l’Église. L’autocrate sentait qu’un pontife, chef de droit de la hiérarchie, en concentrant en ses mains tous les pouvoirs, devait être un instrument moins docile qu’un synode composé de membres nommés par le prince, séparés d’opinions ou d’intérêts, et ne portant chacun qu’une part de responsabilité. Il savait que fractionner l’autorité ecclésiastique, c’était l’affaiblir.

Dans sa jalousie de toute apparence de pouvoir rival, Pierre, en substituant au patriarche un conseil de prélats, a soin de ravaler la dignité épiscopale. Il met les évêques en garde contre l’orgueil, il leur fait prêcher l’humilité. Le Règlement spirituel, signé par tous les évêques de Russie, se plaint du faste insolent des évêques ; il a soin de leur rappeler que, si leur ministère est un honneur, c’est un honneur médiocre, qui ne saurait à aucun titre s’égaler à la dignité du tsar. Le réformateur est partout préoccupé d’établir la suprématie du pouvoir civil. Le souvenir de Nikone semble l’obséder. Il n’a pas oublié que son père Alexis a entendu le patriarche exalter la sublimité des fonctions épiscopales aux dépens de la majesté tsarienne. Nikone, à l’appui de son dire, avait cité les prières où l’Église appelait l’évêque image de Dieu : cette inconvenante métaphore a disparu du rituel, comme si, pour la Russie orthodoxe, il ne devait y avoir qu’une image de Dieu, le tsar[11].

Pour être faite dans l’intérêt de rÊtat, au bénéfice de l’autocratie, la révolution opérée par Pierre le Grand n’en était pas moins facile à colorer de l’intérêt de l’Église. Au nouveau synode on pouvait découvrir des précédents. N’était-ce pas les conciles qui dans l’orthodoxie orientale avaient, de tout temps, exercé l’autorité suprême ? D’après les canons, c’était à une assemblée de prélats que, pendant les vacances de la chaire patriarcale, revenait l’administration ecclésiastique. Ce mode de gouvernement, rien ne défendait de le rendre permanent. Pour donner à la nouvelle institution un caractère ecclésiastique, il suffisait d’un changement d’étiquette. Au nom de « collège spirituel » il n’y avait qu’à substituer un nom plus religieux. Pierre et Prokopovitch n’y manquèrent point. Après avoir présenté le nouveau conseil « comme une sorte de synode ou de sanhédrin », ils se déterminèrent pour le premier terme ; le collège spirituel prit définitivement le nom de Très Saint Synode. Ses fondateurs eurent soin de le représenter comme un concile permanent[12]. Ils ne semblent pas avoir vu combien une assemblée d’évêques et de prêtres choisis par le tsar différait d’un véritable concile.

En renouvelant la constitution de l’Église, Pierre agissait en autocrate. On est frappé des précautions prises par le tsar dans ce remaniement de l’organisation ecclésiastique. Sa conduite, dans toute cette affaire, contraste avec ses procédés habituels. Il a recours à des lenteurs, à des fictions, à des déguisements étrangers à son caractère. C’est qu’alors même qu’il s’érige en arbitre de la hiérarchie, Pierre ne se sent pas aussi libre dans le domaine religieux que sur le terrain politique. S’il s’arrange de façon à devenir pratiquement le chef de l’Église, ce n’est point en chef de l’Église qu’il agit, ni encore moins qu’il parle. Le pouvoir que l’autocrate s’arroge sur elle, l’autocrate cherche à le dissimuler.

Le principal acte d’ingérence des tsars dans l’Église a été l’établissement du Saint-Synode. C’est l’usage le plus extrême, et, si l’on veut, l’abus le plus grand qu’ils aient fait de leur pouvoir ; mais, jusque dans l’abus, on en sent les limites. On sent, même chez Pierre le Grand, que l’empereur n’est pas le maître de l’Église, comme il l’est de l’État. C’est le plus despote des souverains russes, le plus enclin à aller en tout au bout de ses idées et de sa puissance ; c’est le plus entier, le moins scrupuleux des réformateurs qui accomplit cette révolution ; et il s’ingénie à éviter tout ce qui peut lui donner l’apparence d’une révolution. Ce prince, d’ordinaire incapable de ménagements et de lenteurs calculées, n’attaque pas de front la dignité qu’il veut détruire. Avant de supprimer le patriarcat, il habitue la Russie à se passer de patriarche. Lui, d’habitude, si pressé, comme si une vie ne pouvait suffire à ses desseins, il prolonge indéfiniment la vacance de la chaire de Moscou. Entre le patriarcat et le futur synode il cherche une transition. Au patriarche il substitue dans la personne de Stéphane Iavorski un exarque. Ce n’est qu’au bout de vingt ans, lorsque le patriarcat n’est plus qu’un souvenir historique, quand le haut clergé a été renouvelé et rempli de Petits-Russiens imprégnés d’un autre esprit, que Pierre déclare ses intentions. Une fois décidé, le monarque orthodoxe, qui aime à s’entendre comparer à Constantin, ne se contente pas de décréter le remplacement du patriarcat par un synode ; il ne dédaigne point de le faire approuver par l’épiscopat. Ce synode, il en déguise la forme ; il a soin de lui donner un faux air de concile. Le règlement organique qui détermine les fonctions du nouveau pouvoir, le tsar le fait sanctionner par les évêques et les hégoumènes.

Le Saint-Synode institué, il ne suffit pas à Pierre d’en faire part aux autres branches de l’Église orthodoxe ; il demande, pour sa nouvelle institution, la reconnaissance, on pourrait dire la confirmation des patriarches orientaux. Que lui pouvaient répondre ces hiérarques aux mains besogneuses, toujours tendues vers le nord ? Ils n’avaient qu’à souscrire aux volontés de l’unique prince orthodoxe. Leur faiblesse complaisante laissa supprimer le patriarcat de Moscou, comme elle l’avait laissé établir. Le Saint-Synode fut reconnu par eux comme légitime héritier du patriarche et légitime tête de l’Église russe. La pauvreté des grands sièges d’Orient, leur sujétion de l’infidèle, leur permettaient peu d’indépendance vis-à-vis du tsar ; il n’en est pas moins vrai que le seul fait d’être membre d’une Église œcuménique, ainsi que disent les Grecs, alors même que cette Église affecte la forme nationale, impose certaines restrictions à l’ingérence de l’État. Il est des mesures que l’autocratie ne pourrait décréter par oukaze sans s’exposer à un schisme. Si loin que s’étende dans l’Église le pouvoir du tsar, il rencontre ainsi une double borne : l’une dans la foi du peuple, l’autre dans le besoin de demeurer en communion avec les patriarcats d’Orient. Pour n’être ni bien hautes ni bien gênantes, ce n’en sont pas moins des barrières que l’omnipotence impériale ne saurait franchir impunément.

Aux collèges administratifs de Pierre le Grand ont, sous Alexandre Ier, succédé des ministres : le collège ecclésiastique, le Saint-Synode a seul survécu. C’est que le tsar, mal inspiré pour les départements civils, avait rencontré une forme de gouvernement adaptée à son Église et à son époque, si bien que, en dépit de tous les défauts qu’on lui peut reprocher, le Saint-Synode russe a trouvé au dehors des imitateurs. Après la mort de Pierre, quelques personnes songèrent à rétablir le patriarcat ; eût-il été relevé qu’il n’eût pu rester debout. Il n’y a plus de place en Russie pour un patriarche ; à vrai dire, il n’y en aurait dans aucun État moderne. Quelques Russes de tendances slavophiles, Ivan Aksakof notamment[13], ont eu beau en rêver le rétablissement, jamais autocrate ne redressera le trône du patriarche Nikone. Une Russie constitutionnelle ne s’en soucierait pas davantage. Un parlement ne serait pas, sur ce point, moins jaloux ou moins ombrageux que l’autocratie. Si la Russie doit de nouveau avoir un patriarche, ce sera celui de Constantinople, le patriarche œcuménique ; et encore les tsars ne toléreraient un aussi encombrant personnage qu’aussi longtemps qu’il serait indispensable à leur politique.

En détruisant le patriarcat, Pierre Alexiévitch n’a fait, comme en bien d’autres choses, qu’anticiper sur les temps. La création de son Saint-Synode, une des plus contestées de ses réformes, a été l’une des plus durables. Ce que son Église lui pourrait reprocher, c’est moins la substitution du gouvernement de plusieurs au gouvernement d’un seul que la manière dont le principe synodal fut appliqué et la composition du nouveau synode. Au point de vue religieux, en effet, il est difficile de contester que Pierre obéit, sciemment ou non, à des influences protestantes. Élève de protestants étrangers, son orthodoxie avait pris une teinte calviniste[14]. La composition de son Saint-Synode, où de simples prêtres figurent à côté des évêques, révèle une tendance presbytérienne. L’esprit de la Réforme a passé sur le Règlement spirituel, demeuré le code du clergé. Les protestants attirés en Russie ne s’y sont pas trompés, et ils en ont fait honneur au fondateur du Saint-Synode. Une dissertation écrite à l’occasion du mariage de Pierre III et de la future Catherine II apprend à l’Allemagne que la religion russe, « établie et purifiée par le glorieux Pierre », se rapproche étroitement du luthéranisme[15]. On est tenté de se demander pourquoi Pierre Ierce grand admirateur de la Hollande et de l’Allemagne, si enclin à les copier en tout, n’a pas essayé d’implanter dans ses États le protestantisme, partout si commode aux princes. Peut-être est-ce uniquement qu’il sentait que son omnipotence y échouerait. Au lieu d’introduire officiellement la Réforme en Russie, il se contenta d’en faire pénétrer l’esprit dans l’Église et le clergé.

Le remplacement du patriarcat par un synode a eu beau s’effectuer sous des influences étrangères, en partie hétérodoxes ; il a eu beau fournir un grief aux sectaires et rendre le raskol plus obstiné, ce n’en était pas moins, pour la Russie, une révolution inévitable. La substitution, chez les Églises nationales, d’une autorité collective à une autorité unique était dans les destinées, sinon dans l’esprit du christianisme oriental. Comme l’ensemble de l’Église orthodoxe, chacune de ses Églises particulières tend à être gouvernée par des assemblées : dans les membres, comme dans le corps entier, l’autorité est en train de passer à une représentation ou à une délégation multiple.

Il y a une autre cause de cette transformation. Dans l’orthodoxie, c’est, en grande partie, à la nation, au pouvoir civil, qu’il appartient de décider du mode d’administration de l’Église. Naturellement, le gouvernement ecclésiastique tendra de plus en plus à se mettre en harmonie avec le gouvernement civil et les habitudes des sociétés modernes. On a dit qu’en créant le Saint-Synode Pierre le Grand avait fait une œuvre analogue à celle de Henri VIII et d’Élisabeth en Angleterre. À part toutes les autres, il y a cette différence, que le catholicisme grec comporte, dans sa constitution, des réformes incompatibles avec le catholicisme romain. Chez lui, l’autorité administrative suprême, patriarcat ou synode, a toujours été d’institution humaine, historique ; aucune ne peut, comme la papauté, élever de prétentions à une origine divine et à une durée éternelle. Le gouvernement de l’Église par une assemblée n’est point particulier à la Russie et au régime autocratique. Les peuples orthodoxes, auxquels le dix-neuvième siècle a rendu une existence indépendante, ont adopté la même institution. La Grèce démocratique, la Roumanie libérale ont, comme la Russie, mis à la tête de leur Église un synode. La Serbie a également suivi l’exemple russe. Dans tous ces États, les détails de l’organisation varient, le fond est le même.

La forme synodale peut être regardée comme la forme définitive du gouvernement des Églises de rit grec. Le respect de leur antiquité pourra préserver les patriarcats orientaux du sort de celui de Moscou ; ils verront leur autorité effective se réduire à une sorte de présidence du conseil d’administration de l’Église. Aujourd’hui même, le patriarche de Constantinople est entouré d’un synode sans lequel il ne prend aucune mesure importante. Dans toutes les Églises orthodoxes, l’ancienne administration monarchique par patriarche, exarque ou métropolite, doit graduellement céder la place aux autorités collectives.

Il ne suit point de là que les Églises gouvernées par un synode doivent partout et toujours demeurer dans une étroite et perpétuelle dépendance de l’État. La forme synodale n’implique point en elle-même l’asservissement des Églises, pas plus que le patriarcat n’implique leur liberté. De nos jours même, la comparaison entre le Saint-Synode de Pétersbourg et le patriarche de Constantinople est peu propre à faire regretter au clergé russe cette dernière dignité. « À l’étranger, me disait un Russe en rade de Constantinople, vous pleurez volontiers le patriarcat de Moscou. Connaissez-vous celui du Phanar ? Quand nous aurions un patriarche, quelles seraient les garanties de son indépendance ? Votre grand patriarche d’Occident, le pape romain, qui a des sujets spirituels aux quatre coins du globe, ne se trouve pas assez libre dans un État libéral ; il ne voit de garanties pour sa liberté que dans la souveraineté. Que serait-ce d’un patriarche national, isolé en face d’un autocrate ? Il lui faudrait descendre au rang de fonctionnaire révocable ou s’ériger en empereur religieux, en mikado. Vous plaignez » en Occident, la servitude de notre Église, et, quant à l’Église de Turquie, vous lui trouvez assez de liberté pour mettre vos armes ou votre diplomatie au service de ses maîtres musulmans ; serait-ce que le Saint-Synode russe est choisi par un prince chrétien et que le patriarche byzantin est confirmé par le sultan ? Nous avons vu des patriarches œcuméniques tour à tour nommés, destitués et renommés ; nous avons vu le synode de Constantinople composé en majeure partie d’anciens patriarches déposés. Y a-t-il là de quoi faire envie à notre Église ? »

En effet, ni l’une ni l’autre forme, ni le synode ni le patriarcat n’a la vertu d’assurer la liberté de l’Église. L’essentiel, c’est le mode d’élection d’où sort l’une ou l’autre autorité et les garanties qui l’entourent ; c’est, avant tout, les lois et plus encore les mœurs publiques. Dans des conditions également favorables, la comparaison entre un patriarche et un synode pourrait tourner au profit du dernier. C’est un conseil synodal qui saurait le mieux assurer la liberté intérieure du clergé et les droits des prêtres ou des fidèles ; c’est lui qui mènerait le mieux la société religieuse au self-govemment. Il n’y a pas de constitution libérale qui ne soit conciliable avec un synode : en le composant de membres de droit, inamovibles, comme l’est en partie le synode de Pétersbourg, on en pourrait faire une sorte de sénat ecclésiastique, — en le laissant élire par les évêques, une sorte de concile par délégation, — en le faisant choisir par les différentes classes du clergé, un parlement, une assemblée représentative de tous les intérêts ecclésiastiques. Cette forme flexible se prête à toutes les évolutions des mœurs politiques ou des idées religieuses. Là est le gage de sa durée : un synode est aussi bien à sa place dans un gouvernement absolu que dans un gouvernement libéral, dans une république que dans une monarchie.

Le Saint-Synode de Russie est en rapport avec le gouvernement et la société russes. Comme toutes les autorités de l’empire, il est à la nomination du souverain. À l’instar du Sénat, dont il est le pendant, il a le titre de Très Saint Synode dirigeant, c’est-à-dire administrant ; mais le code et le Règlement spirituel ont soin de constater qu’il n’agit qu’en vertu d’une délégation de l’empereur. Le Svod ne le dissimule point ; le Recueil des lois le proclame en maint endroit. Pour la puissance autocratique, le synode est l’instrument de l’administration des affaires ecclésiastiques orthodoxes ; il est pour elles ce qu’est le Sénat pour les affaires civiles[16]. Les Russes n’en contestent pas moins les déductions tirées de ces textes législatifs par les adversaires de leur Église. Il en est, disent-ils, de cette prérogative souveraine comme de toutes les prérogatives monarchiques : il est facile de les pousser à l’absurde, facile d’en tirer des conséquences outrées. En pareille matière, il est toujours malaisé de déterminer les bornes des droits du pouvoir ; ce sont moins les titres ou les textes qui en décident que les mœurs. En Russie, où il ne peut y avoir de concordat avec un pouvoir ecclésiastique étranger, l’État semble libre de régler la constitution de l’Église à son gré. En fait, le pouvoir de l’État est limité par les mœurs nationales et par les coutumes des’pays orthodoxes.

Il nous faut ici toucher un point délicat. L’étranger se représente le tsar comme le chef de son Église, comme une sorte de pape national. Aucun Russe, aucun orthodoxe n’admet de pareilles vues. L’orthodoxie orientale ne reconnaît qu’un chef, le Christ, qu’une autorité pour parler au nom du Christ, les conciles œcuméniques. Quel que soit le pouvoir du tsar sur l’Église, ce pouvoir est extérieur à l’Église. L’empereur est plutôt le maître de la hiérarchie que le chef de la hiérarchie.

Écoutons ce que disent les Russes, ce qu’enseigne leur Église. Elle ne veut voir dans le tsar qu’un protecteur, un défenseur, qualités que les traditions chrétiennes attribuent à tout monarque chrétien. Si parfois l’empereur reçoit dans la législation le titre de chef de l’Église, il ne s’agit que de l’administration des affaires ecclésiastiques. Vis-à-vis du dogme, le souverain n’a pas plus d’avis à donner que le dernier des fidèles. À cet égard, les empereurs de Russie n’ont jamais glissé sur la pente où s’est laissé entraîner plus d’un des premiers empereurs chrétiens. Seul peut-être, Ivan le Terrible s’est piqué de théologie, et sa théologie ne lui servait guère qu’à enlacer ses ennemis dans de captieuses questions. Le dogme reste en dehors et au-dessus des délibérations du Saint-Synode : les questions de discipline lui sont même d’ordinaire étrangères ; viennent-elles devant lui, c’est comme devant une commission d’étude, la décision suprême restant aux conciles et au corps de l’Église. Dans ce cas, la confirmation impériale n’est guère qu’une sorte d’exequatur ou de placet, comme en Occident s’en est si longtemps réservé le pouvoir civil. L’administration de l’Église, voilà la sphère où se renferme l’intervention de l’État ; là même, son autorité est contenue par la tradition, par les canons des conciles, et aussi par le caractère œcuménique de l’Église, par l’exemple des autres peuples orthodoxes avec lesquels l’empire tient à rester en communion.

En Russie, comme en Occident, le droit de nomination aux dignités ecclésiastiques est la principale des prérogatives du trône vis-à-vis de l’autel ; encore, celle prérogative est-elle partagée entre le Saint-Synode et le tsar. L’intervention de la puissance civile dans la distribution des bénéfices s’explique aisément, au point de vue du droit du peuple comme au point de vue du droit divin. Dans le premier cas, c’est comme représentant de la nation, dont il absorbe en sa personne tous les pouvoirs, que l’empereur propose ou confirme les évêques, jadis directement choisis par le peuple ; dans le second, c’est comme préposé au bien-être physique et moral de ses sujets que le souverain a part à la collation de dignités ecclésiastiques, qui, d’ailleurs, confèrent des privilèges temporels ; c’est, comme l’écrivait Pierre le Grand au patriarche de Constantinople, que Dieu doit demander compte aux princes de la manière dont ils auront veillé sur l’administration de son Église. Que de querelles suscitées en Occident par la question des investitures ! Comment s’étonner qu’elle ait été tranchée au profit du pouvoir civil dans une Église qui n’a pas de pape pour les lui disputer ?

En Russie, l’ingérence de l’empereur dans les affaires ecclésiastiques peut encore être regardée comme une conséquence de l’esprit patriarcal, naturellement peu subtil en fait de distinction des deux puissances. Parmi les sujets de peinture des églises russes sont les sept conciles œcuméniques, sur lesquels repose l’orthodoxie orientale. Le mode de représentation en est simple : des évêques assemblés autour du trône d’un empereur, parfois, comme pour l’impératrice Irène, autour d’une femme. Ce sujet se rencontrait aussi dans nos églises du moyen âge, et il y était figuré à peu près de la même façon. Les gens qui ont sous les yeux de telles représentations s’étonnent peu de la part que prend le souverain à l’administration ecclésiastique. Et de fait, s’ils ont parfois outrepassé, vis-à-vis de l’Église, les droits que s’étaient arrogés les empereurs d’Orient, les tsars sont le plus souvent demeurés en deçà. L’influence du pouvoir civil sur le clergé de Russie pourrait même sembler un reste des anciens rapports de l’Église et de l’État, dans cet Orient qui change si peu, si les Russes n’avaient fait la remarque que, chez eux, les plus grands abus de l’autorité laïque dans les affaires ecclésiastiques dataient de l’influence occidentale.

On prétend que, lors de l’ouverture du Saint-Synode, un prélat moscovite ayant demandé à l’empereur s’il n’y aurait plus de patriarche, Pierre lui répondit : « C’est moi qui suis votre patriarche[17] ! » Quand le mot serait vrai, de pareilles saillies ne sont pas à prendre à la lettre, pas plus que l’assertion de Catherine se décernant, dans une lettre à Voltaire[18], le titre de « chef de l’Église grecque ». Tout autres sont les prétentions avouées par le gouvernement et les théories enseignées dans ses écoles. Il est vrai qu’en matière ecclésiastique, comme en toutes choses russes, la pratique n’est pas toujours d’accord avec la théorie. Dans les catéchismes orthodoxes, les tsars sont simplement appelés principaux curateurs et protecteurs de l’Église. Les célèbres catéchismes de Platon et de Philarète, demeurés les dépositaires de l’enseignement officiel, ne reconnaissent pas au souverain d’autres qualités. Un Français est humilié de découvrir que, en fait d’adulation et de servilité, il ne s’y rencontre rien de comparable au chapitre « des devoirs envers l’Empereur » du catéchisme de Napoléon Ier.

Le tsar est-il pratiquement le chef de l’Église, c’est de fait et non de droit. Il n’en est point de l’Église russe comme de l’Église anglicane, comme des Églises luthériennes ou évangéliques de l’Allemagne et des pays Scandinaves. En Angleterre, le roi et, à défaut de roi, la reine est, de par la loi, le chef de l’Église ; il l’est en droit non moins qu’en fait. De même dans la plupart des pays protestants. La suprématie de l’État sur l’Église a été hautement proclamée, elle a été régulièrement établie, elle persiste en droit alors même qu’elle ne s’exerce plus toujours dans la pratique. L’Église ne la conteste pas, ou l’Église a été des siècles sans la contester. Sur ce point, jamais l’autocratie tsarienne n’a élevé les mêmes prétentions ou montré les mêmes exigences que la couronne d’Angleterre sous les Tudors, sous les Stuarts, sous les Georges de Hanovre[19]. Ni Moscou ni Pétersbourg n’ont vu une assemblée laïque, telle que le Parlement britannique, légiférer souverainement sur l’Église. Ni Moscou ni Pétersbourg n’ont entendu les juristes ou les théologiens revendiquer pour le prince, en matière ecclésiastique, la suprême autorité que lui déféraient si volontiers juristes et théologiens dans l’Allemagne protestante. La classique théorie de l’évêque du dehors n’a jamais reçu les mêmes développements dans la Russie orthodoxe que dans les pays luthériens. Ici encore, on pourrait dire que, tout en se rapprochant davantage des premiers, l’Église russe est demeurée à mi-chemin des protestants et des catholiques.

Un autre fait moins connu et non moins digne de remarque, c’est que, de tous les États orthodoxes, l’empire russe est encore celui qui a témoigné le plus de déférence vis-à-vis de l’Église. C’est peut-être une des raisons des sympathies que garde la Russie parmi le clergé, en certains pays où les laïcs sont défiants envers elle. Si le gouvernement impérial n’a pas laissé à l’Église plus de liberté réelle, il a pris plus de soin d’en déguiser la dépendance. Les États orthodoxes sortis des démembrements successifs de la Turquie ont tous, nous l’avons dit, imité la constitution imposée à l’Église russe par Pierre le Grand ; mais, en copiant la Russie, ils ont, d’habitude, renchéri sur leur modèle.

En Grèce, le roi a été reconnu, par les synodes nationaux, comme l’administrateur et l’archëge, arxègos de l’Église nationale. En Serbie, le gouvernement du roi Milan a montré son respect de l’indépendance ecclésiastique en déposant ou, mieux, en destituant de sa propre autorité, comme de simples fonctionnaires, les métropolitains récalcitrants à ses ordres. La Russie autocratique y eût mis plus de formes. Les évêques de Serbie ont eu beau prendre parti pour leur chef, le métropolitain déposé a en vain excommunié l’intrus placé sur son siège par les ministres de Belgrade. Le gouvernement serbe a fait fi des protestations de l’épiscopat, et les évêques ont dû se soumettre aux ministres[20]. En Roumanie le « régalisme » s’étale à nu. Aussi a-t-on vu le synode de Pétersbourg se joindre au patriarche de Constantinople pour représenter au gouvernement de Bucarest que la constitution de l’Église roumaine outrepassait les droits du pouvoir civil et violait les canons des conciles. Ces remontrances des deux plus hautes autorités de l’orthodoxie, les Roumains n’en ont pas tenu compte, ils ont persisté à souligner dans l’Église la suprématie de l’État. Leurs évêques, élus par un corps électoral mi-ecclésiastique, mi-laïque, reçoivent publiquement l’investiture des mains du roi, qui la leur confère dans son palais, du haut de son trône. Pour le métropolitain primat, choisi par une assemblée composée des membres du Saint-Synode et des deux Chambres, le ministre des cultes présente au souverain la crosse archiépiscopale, en le priant de donner l’investiture au nouvel élu[21]. — « Je confie à Votre Sainteté le bâton archiépiscopal pour diriger la métropole de Hongro-Valachie », dit le roi au nouveau primat. Et le métropolitain primat et les évêques, dans leurs remerciements au prince, se félicitent de tenir la crosse de ses mains, promettant d’accomplir fidèlement la mission dont ils sont investis par Sa Majesté[22]. Il est vrai que, la cérémonie d’investiture terminée, le roi, descendant du trône, baise la main du métropolitain ; et les ministres, les sénateurs, les députés en font autant à tour de rôle. Le pouvoir temporel, satisfait d’avoir constaté sa suprématie, rend ainsi hommage à l’autorité spirituelle.

En Russie, où l’on a épargné à l’Église cette humiliante investiture du pouvoir laïque, l’empereur baise, lui aussi, la main des dignitaires ecclésiastiques, montrant que, dans l’intérieur du temple, le tsar fait partie des ouailles du troupeau et non des pasteurs. Selon l’usage national, les princes baisent la main des prêtres. On raconte qu’un curé de village hésitant à tendre sa main aux lèvres d’un grand-duc, qu’il était venu recevoir à la porte de son église, le prince impatienté s’écria : « Allonge donc ta patte, imbécile ! » Un tel hommage peut sembler tout extérieur, parfois presque dérisoire ; comme beaucoup d’actes de religion, en devenant habituel il est devenu machinal ; il n’en garde pas moins une valeur symbolique et marque la distinction entre le temporel et le spirituel.

Loin de se regarder comme un pape ou un patriarche, le tsar russe ne revendique aucun rang dans la hiérarchie. Je ne sais qu’un empereur qui ait jamais prétendu à des fonctions ecclésiastiques ; c’est le malheureux Paul Ier. Un jour, dit-on, il eut envie de célébrer la messe ; pour l’en dissuader, le métropolite de Pétersbourg dut lui rappeler qu’il avait été marié deux fois, ce que l’orthodoxie interdit à ses prêtres. Le pauvre maniaque eût aussi bien pu dire la messe en qualité de grand maître de l’ordre de Malte qu’en qualité de chef de l’Église russe. Le tsar n’a aucun caractère ecclésiastique. Ses droits vis-à-vis de l’Église lui viennent de son pouvoir civil ; ce n’est pas comme chef du clergé, c’est comme autocrate, qu’il intervient dans l’administration ecclésiastique.

Il faut toutefois faire ici une distinction essentielle. Si le tsar reste un laïc, si, dans les affaires religieuses aussi biep que dans les affaires civiles, l’empereur agit en qualité de chef de l’État, ce n’est point comme chef d’État laïc, à la façon moderne ou à la manière occidentale. S’il n’a aucun caractère ecclésiastique, le tsar a, pour la masse du peuple, un caractère religieux. Il est l’oint du Seigneur, préposé par la main divine à la garde et à la direction du peuple chrétien[23]. Le sacre sous l’étroite coupole d’Ouspenski lui a conféré une vertu sacrée. Sa dignité est hors de pair sous le ciel. Ses sujets de toutes classes lui ont, collectivement ou individuellement, prêté serment de fidélité sur l’Évangile[24]. L’autocrate couronné, par les soins de l’Église, selon le rit emprunté à Byzance, est, par le fait de l’onction, non seulement le défenseur de l’Église, mais, à certain égard, le suprême représentant de l’orthodoxie. Le sacre est une espèce d’ordination qui confère au souverain les lumières d’en haut pour l’accomplissement de sa providentielle mission, L’Église qui présidée l’onction ne saurait oublier le caractère dont l’huile sacrée a marqué l’oint du Seigneur. Quant au peuple, le tsar sacré au Kremlin est à ses yeux comme le namestnik, le lieutenant de Dieu[25].

On peut se demander si un changement dans le régime politique accroîtrait les libertés de l’Église. Cela est douteux. Rien n’assure que l’Église gagnerait plus d’indépendance à la conversion du gouvernement autocratique en gouvernement constitutionnel. Les régimes les plus libres, au point de vue politique, ne sont pas toujours les plus libéraux en matière religieuse. L’État moderne est singulièrement défiant de l’Église. Un parlement n’a pas toujours, vis-à-vis du clergé, moins d’exigences qu’un autocrate. La Grèce et la Roumanie en sont la preuve parmi les pays orthodoxes. Dans une Russie libre, les membres du clergé pourraient revendiquer leur part des libertés publiques ; l’Église, comme corps constitué, risquerait fort de demeurer en tutelle[26].

L’Église russe, on ne doit pas l’oublier, est une Église d’État ; et, partout, l’union de l’Église et de l’État amène la dépendance de l’Église. Plus l’union est intime, plus cette dépendance est étroite. L’Église latine est la seule qui ait pu jouir des privilèges de religion d’État sans aliéner toute sa liberté, parce que le Vatican peut faire ses conditions et que l’Église y peut traiter d’égal à égal avec l’État. Tout autre est la situation des communautés orthodoxes. Pour s’émanciper de la tutelle civile, pour être entièrement libre, même dans une Russie libérale, il faudrait que l’Église russe devînt une Église libre. Or tout le lui interdit, son histoire, ses habitudes, sa grandeur même ; l’État, du reste, n’aurait garde de le lui permettre. Selon l’expression d’un écrivain orthodoxe[27], elle a dû endosser l’uniforme de l’État ; il s’est collé à ses membres ; elle n’est plus maîtresse de le quitter. Église d’État depuis des siècles, elle est condamnée à demeurer Église d’État ; par là même, elle ne saurait échapper à la fatale dépendance des Églises nationales. Ce qu’elle peut rêver de liberté, elle ne doit l’espérer que du progrès des mœurs publiques.

En attendant, pour la traiter en mineure, l’État n’en est pas moins tenu, vis-à-vis de l’Église, à des égards et à des hommages dont il ne saurait s’affranchir. Si l’Église n’est pas libre de se séparer de l’État, l’État ne l’est pas davantage de se séparer de l’Église. Leur dépendance est, à certains égards, réciproque. La suprématie de l’État s’étend aux personnes, au clergé, aux dignités ecclésiastiques ; elle ne s’étend ni aux doctrines ni même aux usages de l’Église. La religion reste en dehors du pouvoir des tsars : leurs oukazes ne sauraient l’atteindre. Les matières ecclésiastiques sont un domaine où la souveraineté de l’autocrate ne peut s’exercer qu’avec une certaine discrétion. Il lui faut prendre garde de froisser la conscience du peuple. C’est une observation que nous avons déjà dû faire. Sur le terrain religieux, la toute-puissance impériale n’est plus un pouvoir illimité. L’absolutisme russe est tempéré par la foi ou, si l’on aime mieux, par la superstition populaire. C’est là, du reste, une remarque qu’on pourrait appliquer à d’autres États et à d’autres cultes, chrétiens ou non chrétiens. Là même où elle enseigne le despotisme, la religion reste, pour le despote, un frein ou une limite.



  1. Voyez notamment M. E. Lavisse : Études sur l’histoire d’Allemagne : L’entrée en scène de la papauté, Revue des Deux Mondes, 15 déc. 1886
  2. Tsargrad, la Ville Royale, nom slave de Constantinople ; c’est à tort qu’on traduit parfois : « la ville du tsar ».
  3. Les Russes, ecclésiastiques et laïques, l’ont plusieurs fois écrite. M. Mouravief, le frère du terrible général, l’avait ébauchée ; Mgr Philarète, évêque de Tchernigof, en a publié un résumé substantiel, traduit en allemand par le Dr Blumentbal (Geschichte der Kirche Russlands, 1872) ; Mgr Macaire, métropolite de Moscou, l’a racontée en un vaste ouvrage, malheureusement înachevé, qui partout ferait honneur au clergé (Istoriia Rousskoï Tserkvi, 13 volumes). Nous citerons en outre la savante histoire de M. Goloubinsky, arrêtée encore aux époques primitives, l’excellent manuel de M. Znamensky, et, en allemand, le livre déjà ancien de Strahl.
  4. Ivan Kalita, qui pril, le premier ; le titre de grand-prince de toutes les Russies, ne fit peut-être en cela, selon l’historien Bestoujef Rioumine, qu’imiter les métropolites.
  5. Voyez Mgr Macaire ; Istorita Rousskoî Tserkvi, t. XI, 2e partie.
  6. Voyez M. Eug. M. de Vogué : Histoires orientales.
  7. C’est à un AnglaiS ; W. Palmer, que l’on doit l’ouvrage le plus considérable et le plus curieux sur Nikone (The patriarch and the tsar, 6 vols. 1871-1876). Palmer, plus panégyriste peut-être qu’historien, a traduit, sur une copie des manuscrits originaux, les Répliques (Voirajéniia) du patriarche aux boyars, ses adversaires. Ce document capital n’est malheureusement connu que par cette traduction anglaise ; la hardiesse des Répliques de Nikone est telle, que le texte russe risque d’attendre longtemps d’être imprimé. À l’ouvrage de Palmer on peut comparer, dans un autre sens, ceux du P. Mikhaïlovski (1863), de M. Hubbenet (1882-1884), le tome XI de l’Histoire de Russie de Solovief et le tome XII de l’Histoire de l’Église russe de Mgr Macaire.
  8. Voy. Palmer : The Replies of the humble Nikon. Quest. xxiv.
  9. Palmer, The replies of the humble Nikon, p. 206. — On a quelquefois suspecté Nikone de penchants vers Rome. Cela semble erroné. Loin d’avoir fait appel au pape, Nikone traite ses adversaires de papistes. Malgré cela, le patriarche russe n’a guère rencontré de sympathies qu’en dehors de la Russie, parmi les catholiques.
  10. Le Règlement spirituel (Doukhovnyi Reglament), rédigé, sous l’inspiration du tsar, par Théophane Prokopovitch, est demeuré le code ecclésiaslique de l’empire. Le texte russe, accompagné d’une traduction française et d’une ancienne version latine, en a été imprimé à Paris, en 1874, par les soins du P. Tondini.
  11. Palmer a remarqué que cette expression, image de Dieu, avait été supprimée dans le rituel du sacre des évêques. Elle aurait également été effacée des éditions grecques modernes. La formule du serment des évêques à leur sacre a été aussi modifiée par Pierre le Grand. Avant lui, les évéques juraient de résister à la pression du tsar plutôt que d’exercer leur ministère en dehors de leur diocèse. Une pareille promesse était malséante pour le pouvoir suprême.
  12. « Un gouvernement conciliaire permanent », dit le Règlement spirituel : pravlénié sobornoé vsegdachnéé. L’oukaze de janvier 1721 se sert de termes analogues.
  13. Voyez la Rouss, 1882, no 5.
  14. Voyez, par exemple, une étude de M. D. Tsvétaief sur les protestants en Russie, sous le gouvernement de Sophie, Rouskii Vestnik, nov. 1883.
  15. Religionem Ruthenoruni a gloriosissimo Petro instauratam et purgatam … ad nostram Evangélico-lulheranam quam proximo accedere. Wilb. Fred. Lutiens : Dissert. de religione Ruthenorum hodierna (1745) ; Tondini : Règlement ecclésiastique, p. xxxvii.
  16. Svod Zakonof, t. I, 42, 43 ; cf. Alexandrof : Shornik tserkovnograjdanskikh postanovienii. 1860.
  17. Nicolas Polevoï, Istoriia Peira Vélikago ; Tondini, The Roman Pope and the Eastern Popes.
  18. Lettre du 27 décembre 1773 (8 janvier 1774).
  19. En Angleterre, le roi « se déclare chef suprême de l’Église, gardien et défenseur de la vérité religieuse. C’est lui qui est ; en son conseil, la juridiction suprême pour les matières spirituelles. L’hérésie même n’échappe pas à sa compétence. Cranmer estime que la couronne peut, à elle seule, faire un prêtre sans qu’aucune ordination soit nécessaire. Même après que cette opinion extrême a été abandonnée, il reste admis que les évéques reçoivent du prince seul l’investiture et ne gardent leur dignité qu’à son plaisir ; une nouvelle commission leur est délivrée à chaque règne qui commence. » E. Boutmy : Le développement de la Constitution et de la Société politique en Angleterre 1887), p. 140. — Pour les États du continent, cf. Dôllinger : Kirche und Kirchen, passim.
  20. Mgr Michel, métropolitain de Serbie, avait été révoqué en 1881 pour avoir protesté contre un impôt atteignant les membres du clergé aussi bien que les autres citoyens. Il va sans dire que le prélat ainsi mis de côté était des adversaires du parti alors au pouvoir à Belgrade. Comme c’était un ami de l’influence russe, il a trouvé un refuge en Russie. Le métropolitain de Serbie continue à officier comme archevêque à Pétersbourg et à Moscou, tandis que son successeur règne sans conteste sur l’Église serbe. C’est encore là un exemple des dissidences que la politique peut introduire entre les Églises orthodoxes.
  21. Quand il s’agit d’un simple évêque, c’est le métropolitain primat de Roumanie qui présente au roi la crosse en disant : « Je prie respectueusement Votre Majesté de donner l’investiture d’évêque du diocèse de *** au P***. »
  22. Ainsi, par exemple, Mgr Joseph, nommé archevêque primat en décembre 1886.
  23. Voyez plus haut, livre I, ch. iv. Ce sentiment se trouve naïvement exprimé dans une adresse envoyée à l’empereur Alexandre III par une stanista de Cosaques du Don, à l’occasion de l’attentat de mars 1887. « La loi du Seigneur, disaient ces Cosaques, nous enseigne que les Souverains sont désignés et sacrés par le Seigneur lui-même. C’est Lui qui leur donne le sceptre et le pouvoir suprême ; c’est Lui qui gouverne les hommes et délègue son pouvoir à qui il lui plaît. Comme l’œil est fait pour diriger le corps humain, de même le Souverain est donné à un peuple pour le guider dans la bonne voie. Le Souverain est sur la terre l’image de Dieu, car il n’y a personne au-dessus de lui. Le cœur du Souverain est entre les mains de Dieu… Tel est l’enseignement de l’Écriture sainte et des antiques traditions de nos ancêtres… »
  24. « Nous Cosaques du Don, Tes fils et fidèles sujets, nous sommes prêts comme l’ordonne le serment que nous T’avons prêté, à Te faire le sacrifice de nos biens de notre vie, de tout ce qui est en notre pouvoir, selon l’exemple de nos ancêtres. » (Adresse de la stanitsa de Oust-Belokaliventak, en
  25. M.Barsof a publié en 1883, pour la Société Impériale d’histoire et d’antiquités russes, une curieuse étude sur le rite et sur le sens du sacre des souverains russes. L’auteur montre combien cette cérémonie est intimement liée au développement du principe autocratique. Le rite du sacre des empereurs byzantins a, depuis le xve siècle, servi de modèle pour les tsars moscovites. Il est à remarquer que, depuis Pierre le Grand et l’abolition du patriarcat, le cérémonial a subi des altérations en rapport avec les changements effectués dans l’Église. C’est ainsi qu’autrefois l’empereur descendait de son siège à l’autel pour être oint et couronné par la main du patriarche. On voit encore, à l’église de l’Assomption du Kremlin, les deux ambons ou trônes du tsar et du patriarche. Aujourd’hui l’empereur est simplement assisté par les évêques ; le métropolitain lui apporte la couronne, que le souverain place lui-même sur sa tête, indiquant par là qu’il ne tient son pouvoir que de son droit. De même, l’empereur, comme prince orthodoxe, lit encore le Credo ; mais il ne promet plus, comme les vieux tsars et les empereurs grecs, de maintenir les droits de l’Église et de respecter les canons.
  26. Les représentants officiels du gouvernement russe aiment à montrer que, sous le régime autocratique, l’Église a une meilleure situation que dans les États constitutionnels d’Orient. C’est ainsi qu’on a vu, en décembre 1886. dans son rapport pour l’année 1884, le haut procureur du Saint-Synode. M. Pobédonostsef, accuser la Grèce, la Serbie, la Roumanie, de faire de l’Église un instrument politique, de la mettre dans la complète dépendance des majorités variables « de soi-disant représentants de la volonté populaire », de façon que l’Église est à la merci des partis et des intérêts personnels, sans qu’il puisse y avoir pour elle de liberté. À en croire le procureur du Saint-Synode, l’Église ne saurait être libre que sous l’égide de l’autocratie. Sans partager ce point de vue par trop russe, on ne peut nier qu’il y ait une part de vérité dans les reproches faits par M. Pobédonostsef aux orthodoxes d’Orient.
  27. M. Vladimir Solovief, article sur l’autorité spirituelle, dans la Rouss d’Aksakof, Dec. 1881.