L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 2/Chapitre 5

Hachette (Tome 3p. 145-166).


CHAPITRE V


Des sacrements dans l’Église russe et des relations du prêtre et des fidèles. — Le baptême. — Divergence avec Constantinople. — L’eucharistie, la communion sous les deux espèces. — Le saint chrême et l’onction. — La prêtrise. — Conséquences du mariage des prêtres. — Le sacrement du mariage ; le divorce. — Comment on y procède dans la société russe. — La confession. Manière dont on la pratique. — De l’usage de payer le confesseur. — De l’obligation légale de s’approcher des sacrements. — Les registres du clergé et la statistique des communions. — Comment les Russes font leurs dévotions.


Pour se rendre compte de l’efficacité morale et de la valeur politique d’un culte, ce n’est pas seulement ses rites et ses pratiques, c’est aussi les relations du prêtre et du fidèle qu’il convient d’étudier. Des modifications de discipline ou de rituel qui semblent à première vue de simples variantes liturgiques, ont parfois sur l’esprit des peuples une influence plus considérable que des divergences dogmatiques. Il peut suffire d’un changement dans les formes extérieures pour donner à des cérémonies en apparence analogues un caractère étranger, et à deux Églises un esprit différent. À cet égard, on ne paraît pas, en Occident, se rendre compte de l’intervalle que la diversité de leurs usages a mis entre les deux Églises. Toutes deux ont les mêmes sacrements, les mêmes mystères, comme disent les Grecs ; elles les entendent à peu près de la même manière ; elles les confèrent avec des rites, ou dans des conditions, qui en modifient souvent l’influence pratique. Les mêmes sacrements ne valent pas au clergé le même ascendant.

Avant tout, il est bon de remarquer que la situation respective des deux Églises, vis-à-vis de leur liturgie et de leurs usages réciproques, n’est point identique. La défiance des Orientaux contre toute innovation religieuse ne leur saurait inspirer autant de tolérance pour les rites des Latins que ceux-ci en montrent pour les leurs. Sous ce rapport, Rome est assurément plus libérale : la raison en est simple. L’Église latine, qui, plus d’une fois, a sciemment corrigé ou simplifié les anciennes formes du culte, n’a point de motifs de répulsion pour les rites conservés par les Grecs ; il lui est loisible de les proclamer saints et vénérables et d’en admettre la pratique, chez les Orientaux qui consentent à reconnaître la suprématie romaine. La liturgie latine ne peut, dans sa forme actuelle, toujours inspirer le même respect aux orthodoxes. Les rites que le cours des siècles a modifiés en Occident leur paraissent souvent tronqués ; pour eux, telle simplification est une mutilation qui défigure le sacrement et en altère l’essence.

Des divergences de ce genre se rencontrent dans les deux principaux sacrements du christianisme, et d’abord dans celui même qui confère la qualité de chrétien. Comme la primitive Église, Constantinople et Moscou baptisent encore par immersion, trois fois répétée[1]. Ils mettent en doute la valeur du sacrement administré par ablution, selon l’usage des Latins, sauf à Milan, où s’est conservé le rite ambrosien. Les Russes ont longtemps refusé aux Occidentaux le titre de baptisés ; ils ne voulaient les appeler qu’aspergés, et montraient pour eux d’autant plus de répulsion que le droit des Latins au nom de chrétien leur semblait douteux. Jadis les Russes, comme les Grecs, rebaptisaient les Occidentaux qui voulaient entrer dans l’orthodoxie. L’Église de Constantinople le fait encore ; celle de Russie y a renoncé. Les fiancées impériales, auxquelles leur conversion au culte grec ouvre l’accès des degrés du trône, sont dispensées de l’incommode cérémonie du bain baptismal. Cette différence de jurisprudence ecclésiastique est la seule divergence de quelque valeur qui se soit introduite entre l’Église grecque et l’Église russe. C’est la principale des diversités dont se sont autorisés quelques théologiens romains pour faire, malgré elles, de l’orthodoxie russe et de l’orthodoxie grecque deux Églises, deux confessions séparées. La question du second baptême des Occidentaux n’a jamais mis en péril la communion de la Russie avec le patriarcat byzantin. Un Latin admis dans l’Église de Russie est, sans difficulté, reçu dans la communion du patriarche, ce qui a fait dire à un Anglais que, pour entrer dans l’Église grecque, un voyage à Pétersbourg tenait lieu de baptême à Constantinople. Nous pourrions nous étonner que les Églises orientales n’aient point arrêté une discipline commune sur un point qui décide de la qualité même de chrétien, si nous ne savions que l’orthodoxie gréco-russe n’a ni le même besoin, ni les mêmes moyens, que le catholicisme romain, de tout définir et de tout régler.

Des différences plus importantes, parce qu’on a pu leur donner une portée morale et politique, se retrouvent dans le second des deux principaux sacrements, l’eucharistie. L’Église orientale l’entend à peu près comme les catholiques et l’administre à peu près comme les protestants. Elle croit, aussi bien que l’Église latine, à la présence réelle ; comme d’habitude, elle a seulement moins précisé le mode et le moment du mystère, ce qui lui permet de se vanter de l’entendre d’une manière plus spirituelle. Ses théologiens ont même parfois emprunté aux Latins le terme de transsubstantiation, à la place de celui de transformation, plus souvent employé par l’Orient. S’ils sont en désaccord avec Rome, c’est moins sur le mystère lui-même que sur les rites qui l’accompagnent. Ces différences de forme, Russes et Grecs se sont complu à les faire ressortir, leur donnant, comme d’ordinaire, d’autant plus d’importance qu’elles les autorisent à accuser les Latins d’avoir altéré le plus saint des sacrements. C’est ainsi qu’ils leur reprochent de ne plus invoquer le Saint-Esprit au moment de la consécration, et d’employer, pour la communion, du pain azyme au lieu de pain fermenté. Cette question des pains azymes est l’une de celles qui ont le plus passionné l’Orient ; elle a jadis valu aux Latins le reproche bizarre de judaïsme.

Le mode d’administration du sacrement nous offre une divergence d’un autre ordre, qui touche plus directement le peuple. Chez les orthodoxes, comme chez les protestants, la communion du fidèle est semblable à celle du clergé ; selon le rite de l’Église primitive, le peuple, comme le prêtre, a part à la fois au pain et au vin, au corps et au sang du Sauveur. Ce droit des laïques à la communion sous les deux espèces a toujours eu beaucoup de prix pour les adversaires de l’Église romaine. Pour l’obtenir, les Slaves de Bohême soutinrent, après Jean Huss, une guerre terrible. Les réformateurs du seizième siècle furent unanimes à le revendiquer. C’est qu’à leurs yeux cette double participation aux saints mystères constituait une sorte de privilège du clergé et relevait d’autant plus au-dessus des laïques que, dans les idées anciennes, le sang représentait la vie. Pour les Orientaux, la communion réduite à l’élément du pain est une communion tronquée, en même temps qu’un signe de l’abaissement du peuple chrétien devant ses prêtres. Comme pour encourager les Russes à conserver dans son intégrité le rite eucharistique primitif, le plus vénérable de leurs monuments religieux, Sainte-Sophie de Kief, montre, dans ses grandes mosaïques du onzième siècle, le Christ présentant à ses disciples le calice en même temps que le pain[2].

De même que le baptême et l’eucharistie, la plupart des sacrements offrent, dans les deux Églises, des différences notables. La confirmation, par exemple, est bien, par les orthodoxes, considérée comme un sacrement, un mystère ; mais elle n’a, chez eux, ni le même nom, ni le même rite, ni le même ministre, ni tout à fait le même sens. On l’appelle le sacrement du saint-chrême, et, au lieu de l’évêque, c’est un prêtre qui l’administre, non point après la première communion, comme en France, mais, selon l’usage de l’antiquité chrétienne, immédiatement après le baptême. C’est le sceau dont l’Église marque ses membres, la mystique sphragis qui, par le don de l’Esprit, les corrobore dans la foi. Ici, par exception, les Orientaux ont abandonné le rite apostolique de l’imposition des mains, lui substituant une onction sur différentes parties de la tête et du corps. Si le sacrement est administré par un simple prêtre, la consécration du saint chrême appartient aux évêques. C’est, dans toutes les Églises orthodoxes, une cérémonie d’une grande solennité, d’ordinaire réservée à la métropole religieuse. En Russie, le saint chrême est, pour tout l’empire, préparé à Moscou, durant le carême, dans l’ancienne sacristie patriarcale du Kremlin. On n’y emploie que des chaudières et des vases d’argent. Il y entre, non seulement de l’huile, mais du vin, des herbes, des aromates, des ingrédients de toute sorte, auxquels on attache une valeur symbolique.

L’autre sacrement de l’onction, l’extrême-onction des Latins, n’a également, chez les orthodoxes, ni le même nom, ni tout à fait le même emploi. Les Russes l’appellent soborovanie, ce qui, d’après l’étymologie, veut dire assemblée, réunion[3]. Au lieu d’être conféré par un seul prêtre, il l’est, d’ordinaire, par plusieurs, par sept s’il est possible, ce que les Grecs disent plus conforme au texte de l’épître de saint Jacques. L’Église gréco-russe voit dans ce mystère, moins le sacrement des mourants et une préparation à la mort, que le sacrement des malades et un moyen de guérison.

Toutes ces divergences, dont la liste serait longue, peuvent sembler indifférentes ou puériles aux profanes ; pour l’observateur, comme pour le croyant, elles ont leur importance. Ce n’est point seulement que, dans les religions, la masse du peuple s’attache surtout au côté extérieur, c’est que, sous ces diversités de forme ou de discipline, se cachent souvent des différences d’esprit. Il en est ainsi des deux sacrements par où l’Église intervient dans la vie civile, le mariage et l’ordre sacerdotal. Sur l’un et sur l’autre, les orthodoxes sont, en théorie, d’accord avec les catholiques, et, en pratique, ils se rapprochent de certaines sectes protestantes. Dans l’Église gréco-russe, il n’y a point d’incompatibilité absolue entre ces deux sacrements, dont les Latins se sont habitués à regarder l’un comme aussi essentiellement laïque que l’autre est ecclésiastique. Loin que la renonciation au mariage soit la condition indispensable du sacerdoce, l’ordination, en Russie comme en Grèce, n’est communément accordée qu’au lévite pourvu d’une femme, en sorte que c’est le mariage, et non le célibat, qui ouvre l’accès de l’autel.

Elle a beau ne pas s’étendre aux degrés supérieurs de la hiérarchie, à l’épiscopat, on comprend l’importance sociale d’une telle coutume. Marié et père de famille, le prêtre, plus rapproché du fidèle par le genre de vie, s’en sépare moins par les idées et les sentiments. La constitution de l’orthodoxie, par État ou par peuple, faisait déjà de ses ministres un clergé uniquement national ; le mariage et la vie domestique en font des citoyens ayant des intérêts analogues à ceux des autres classes. À cette différence entre les deux Églises s’en joint une autre non moins digne d’attention. Chez les orthodoxes, le sacerdoce n’est pas, comme chez les catholiques, un sceau indélébile. Un prêtre peut, avec l’agrément du saint-synode et l’autorisation du souverain, être délié de ses vœux et rentrer dans la vie civile, à peu près comme un militaire sort de l’armée[4]. Le pope convaincu d’un crime est dégradé, comme un officier. Jadis, des prêtres dont on était mécontent, on faisait des soldats.

Avec même origine et mêmes fonctions, le clergé a ainsi dans les deux Églises une position et une influence bien diverses. Comme chez les Latins, le prêtre est, chez les orthodoxes, le canal unique et nécessaire des sacrements et de la grâce divine ; mais, entre le fidèle et lui, ni la discipline ecclésiastique, ni les pratiques religieuses n’ont mis le même intervalle qu’en Occident. Le prêtre n’est pas élevé aussi haut au-dessus de l’humanité ; il n’est point, par l’ordination, tellement mis en dehors des laïques qu’il ne puisse retomber à leur niveau. Les fidèles et le clergé communient également sous les deux espèces. Le mariage, enfin, est le grand trait d’union qui joint le clergé aux laïques. Pourvus de famille et privés de tout chef étranger, les popes ne peuvent former entre eux un corps aussi étroitement associé et aussi distinct de tous les autres. Par cela même qu’elle met moins de distance entre le peuple et le sacerdoce, l’Église gréco-russe accorde une plus grande influence aux laïques et à l’État, qui en est le naturel représentant. Chez elle, le caractère mystique, divin du prêtre, est moins en lumière ; l’éclat de la religion rejaillit moins sur lui et l’accompagne moins en dehors des cérémonies sacrées. Le clergé ne se confond pas avec l’Église ; le peuple voit moins en lui le représentant de Dieu et le roi du temple que le ministre, le serviteur de l’autel.

Pour le mariage, il n’y a pas entre les deux Églises le même contraste. Là encore, tout en étant plus voisine de Rome, l’Église orientale est, à certains égards, entre Rome et la Réforme. Fidèle aux répugnances des premiers chrétiens pour le renouvellement du lien conjugal, l’orthodoxie tolère chez les laïques les secondes et les troisièmes noces ; elle se refuse à bénir les quatrièmes. Au veuf ou à la veuve assez charnels pour recourir à un nouveau mariage, elle impose même une légère pénitence. Avec les catholiques, l’Église gréco-russe fait du mariage un sacrement et en proclame l’indissolubilité ; avec les protestants, elle admet, d’après l’Évangile (saint Matthieu, v, 32), que l’infidélité d’un des époux autorise l’autre à s’en séparer. Selon ses traditions, l’adultère est la mort du mariage, et la violation du serment conjugal annule le sacrement. L’Église russe autorise l’époux injurié à contracter une nouvelle union, elle interdit les secondes noces à l’époux qui n’a pas tenu les promesses des premières. En Russie, où il n’y a, pour les orthodoxes, d’autre mariage que le mariage religieux, cette jurisprudence ecclésiastique tient lieu de législation civile. Elle a l’inconvénient de prêter parfois à de frauduleux compromis, à de honteux marchés. Le code mondain a singulièrement altéré et faussé la loi canonique. Quoique la faute en soit aux mœurs et à la procédure plutôt qu’à l’Église, le clergé a le tort d’être trop facilement la dupe des combinaisons intéressées des époux mal assortis.

Il n’est pas rare de voir des hommes se reconnaître coupables du crime commis par leur femme et l’aider à épouser son complice. C’est là, dans le beau monde, le procédé d’un galant homme ; on en a presque fait une règle du savoir-vivre. Il est admis que, dans les mauvais ménages, c’est au mari de prendre sur lui tous les torts ; il doit, au besoin, se laisser prendre en flagrant délit, et même, s’il le faut, jouer devant témoins la comédie de l’adultère. Plus rarement, c’est la femme qui se sacrifie et prend sur elle l’opprobre de la faute qu’elle n’a pas commise. Quelques-unes le font par dévouement, d’autres par cupidité. On cite, dans le monde des marchands, de riches veuves qui ont ainsi acheté à des femmes sans fortune un mari de leur goût. Le théâtre russe a mis sur la scène des transactions de ce genre. C’est le sujet d’une médiocre comédie d’Ostrovsky, le Bellâtre (Krasavets Mouchtchina). On a vu des époux ainsi divorcés, pris du désir de se remarier, alors que, grâce à leur complaisance, leur conjoint l’était déjà, intenter une action nouvelle et demander la revision d’une sentence fondée sur des faits supposés.

La question de savoir si le mariage doit être interdit à perpétuité aux époux coupables a été fort discutée. Plusieurs canonistes ont soutenu que jamais les conciles n’avaient condamné l’époux adultère au célibat perpétuel. D’après eux, cette règle n’aurait d’autre fondement que les préceptes du Nomokanon, code byzantin qui associe aux canons de l’Église les lois civiles concernant l’Église et le clergé. Toujours est-il que l’on incline, en Russie, à se départir d’une sévérité généralement jugée excessive. Cela n’est plus guère qu’une affaire de temps. Il y a déjà des exemples d’autorisation de remariage pour l’époux déclaré coupable. Le jour où ce sera devenu la règle, les demandes de divorce se multiplieront. Si les procès de ce genre en deviennent un peu moins scandaleux, il est douteux que le lien conjugal en soit fortifié[5].


Dans une étude des sacrements il est impossible de laisser de côté celui qui fait l’originalité morale du catholicisme, la pénitence, la confession. L’Église grecque est d’accord avec l’Église romaine pour exiger la confession auriculaire. La théorie du sacrement est à peu près semblable chez les Grecs et chez les Latins ; en est-il de même de la pratique, qui seule décide de la valeur d’une telle institution ? Pour un étranger appartenant à une autre Église, il ne saurait en pareille matière, être question d’expérience personnelle, ni de comparaison directe. Il faut se contenter de réponses plus ou moins nettes, plus ou moins sûres, arrachées à des gens qui sont eux-mêmes hors d’état de rapprocher des leurs les usages catholiques. Entre la confession orientale et la confession latine il semble s’être établi, dans la pratique, un intervalle que les années pourront élargir ou combler. La première paraît plus brève ou plus sommaire, moins explicite, moins exigeante ; elle est moins fréquente et elle est moins longue, ce qui diminue doublement l’influence qu’elle a sur le fidèle et l’autorité qu’elle donne au clergé. Elle semble se restreindre davantage aux fautes graves, parfois même se contenter de déclarations générales, sans désignation de péchés particuliers. Elle n’aime pas autant à spécifier, à préciser ; elle pénètre moins avant dans les secrets de la conscience et l’intimité de la vie. Les Russes ne mettent point entre les mains des fidèles de ces examens minutieux qui, jadis surtout, se rencontraient dans tous les pays catholiques. Ils ne mettent pas non plus, croyons-nous, aux mains des prêtres de ces théologies morales où l’anatomie du vice est poussée jusqu’à une répugnante dissection. Par tous ces côtés, la confession orthodoxe paraît plus simple et plus discrète, à la fois plus formaliste et plus symbolique que la confession romaine ; elle semble garder quelque chose de primitif et comme de rudimentaire. Ici encore, l’Église d’Orient se montre moins éprise de précision et de logique que l’Église latine, moins disposée à pousser sa doctrine à ses dernières conséquences.

En Russie, près du peuple surtout, c’est par interrogations que procède d’ordinaire le confesseur. Avec le paysan, le pope a, dit-on, deux questions habituelles : « As-tu volé ? t’es-tu enivré ? » à quoi le moujik répond en s’inclinant : « Je suis pécheur[6] ». Une telle réponse à une ou deux demandes rapidement posées suffit, en général, pour obtenir l’absolution. Quelques personnes prétendent même se blesser de questions trop directes. Un pope ayant demandé à un fonctionnaire s’il s’était laissé corrompre, ou, selon l’expression du narrateur, s’était laissé graisser la patte, le pénitent aurait répondu au confesseur qu’il allait trop loin. Parfois, à la suite ou au lieu de ses interrogations habituelles, le prêtre s’enquiert si l’on se sent la conscience chargée, ou si l’on a quelque faute particulière à déclarer. J’ai entendu citer, dans un chef-lieu de gouvernement, un ecclésiastique qui, pour toute question, se contentait de demander à ses pénitents leur prénom, l’absolution se donnant nominativement. D’habitude, une confession en bloc, un simple aveu de culpabilité, comme la vague formule « Je suis pécheur », est une réponse suffisante à tout ; il n’est pas besoin d’entrer dans des désignations plus précises. On semble avoir un mode de confession analogue dans l’Église arménienne, qui, pour les rites et les pratiques, est restée très voisine de l’Église grecque. J’ai rencontré dans la Transcaucasie un évêque arménien, homme instruit et intelligent, qui ne craignait pas d’ériger ce mode sommaire de confession en théorie théologique. « Reconnaître qu’on a péché, disait-il, comprend toutes les fautes. Quand vous avez dit « Je suis pécheur », vous avez tout dit. La confession est le rite extérieur de la pénitence ; exiger d’elle des aveux plus précis, c’est la matérialiser au profit du clergé. » Cette doctrine, qui pouvait se ressentir de quelque influence protestante, n’est point celle des théologiens russes. Pour la théorie, on ne trouve, sur ce sacrement, entre eux et les catholiques, qu’une différence notable : c’est à propos de la pénitence qu’impose le confesseur. Selon l’enseignement orthodoxe, ce n’est point une satisfaction pour le péché, une compensation des fautes commises ; c’est simplement une correction, un moyen de discipline pour le pécheur, et ce remède ne lui est d’ordinaire prescrit que s’il le réclame. Cette doctrine sur la pénitence se lie à celle sur les bonnes œuvres ; elle fait rejeter à l’orthodoxie orientale toute l’économie des indulgences latines, tout ce que les Russes appellent ironiquement les comptes en partie double et la banque spirituelle de l’Église romaine[7].

Si l’oreille de l’étranger ne peut juger par elle-même de la confession orthodoxe, ses yeux lui en peuvent apprendre quelque chose. Il n’a pour cela qu’à se rendre dans une Église, au commencement ou à la fin du grand carême. Dans les pays orthodoxes il n’y a point de confessionnaux ; rien, dans les temples catholiques de Kief ou de Vilna n’intrigue davantage le paysan russe. La présence ou l’absence de ces monuments spéciaux, de ces petites guérites (boudki), comme les appelait naïvement un moujik, est déjà un signe du plus ou moins d’importance de la confession dans les deux Églises. Il n’y a, d’ordinaire, en Russie, ni siège pour le prêtre, ni prie-Dieu pour le pénitent : tous deux se tiennent dans l’église, debout en face l’un de l’autre, derrière une grille ou un paravent qui les sépare de la foule sans les enlever aux regards. Parfois même cette mince barrière est supprimée : le prêtre reçoit la confession au pied d’un mur ou d’un pilier de la nef, sans que rien l’isole du commun des fidèles. À côté de lui est un pupitre avec une croix et un évangile, sur lequel le pénitent pose deux doigts de la main, comme pour jurer de dire la vérité. En certains jours du carême, on voit, dans les paroisses des villes, se dérouler de longues files de fidèles de tout sexe et de toute classe, parfois des milliers de personnes, faisant queue les unes derrière les autres, toutes debout et tenant chacune à la main un petit cierge. La tête de ces colonnes se presse contre le paravent derrière lequel s’abrite le confesseur ; serré par le flot sans cesse renouvelé de la foule, il peut à peine donner une ou deux minutes à chaque pénitent. Chacun s’avance à son tour, se courbe et se signe plusieurs fois selon l’usage russe, répond à deux ou trois questions du pope, et reçoit l’absolution, que lui donne le prêtre en lui imposant sur la tête un pan de l’étole. Le fidèle absous baise la croix ou l’Évangile, et, après avoir recommencé, devant quelque image, ses signes de croix et ses salutations, il va se faire inscrire sur les registres du diacre, ou sort pour revenir communier le lendemain.

Un usage bien russe et bien chrétien, c’est, en allant à confesse, de demander pardon à toutes les personnes qui vous approchent, parents, amis, serviteurs. À Moscou, cela ne suffit pas aux gens du peuple. Les jours de confession, on en voit, dans l’église, s’incliner humblement les uns devant les autres, sans même se connaître, en signe tacite de mutuel pardon.

La plupart de ces confessions, accumulées à époques fixes, sont naturellement rapides, sommaires, parfois tout extérieures. Il n’en est pas cependant toujours ainsi. Il y a des âmes scrupuleuses ou repentantes, il y a des prêtres zélés qui ne se contentent pas de ces confessions presque uniquement cérémonielles et ont besoin de demander, ou de donner, des conseils ou des consolations. On retrouve, à cet égard, les deux tendances opposées que nous avons signalées chez l’Église gréco-russe, l’une, dans le sens catholique allant au développement de la confession, l’autre, dans le sens inverse, la réduisant à une affaire de forme. Parmi les âmes les plus pieuses, c’est le premier penchant qui semble dominer. Il y a des jeunes filles qui s’effrayent d’approcher du pope, des mères qui s’inquiètent des questions que l’on peut poser à leurs filles. Cela toutefois est rare. La confession est parfois si peu intime, qu’il est des pensionnats ou des écoles où, pour aller plus vite, le prêtre confesse deux ou trois enfants à la fois, leur posant simultanément les mêmes questions, auxquelles les enfants font les mêmes réponses. Cela rappelle l’histoire de la confession du régiment, l’aumônier demandant à haute voix : « As-tu volé ? as-tu bu ? as-tu forniqué ? » et les hommes répondant en chœur : « J’ai péché, mon père ». Encore cela se peut-il comprendre en campagne.

Une chose digne de remarque, c’est que chez les vieux-croyants, qui prétendent en toutes choses demeurer fidèles aux anciens usages, la confession est plus longue et plus stricte. Chez eux, le prêtre, en habits sacerdotaux, reste seul, face à face avec le pénitent. Les autres fidèles attendent leur tour à l’écart, parfois même au dehors, sous le porche de l’église. Non content d’interroger sur les dix commandements, le prêtre, qui, chez eux, tutoie toujours les pénitents, ne craint pas de leur adresser les questions les plus délicates. Tel est, du moins, ce que je tiens de certains vieux-croyants. Un sectaire du nom d’Avvakoum, brûlé sous la minorité de Pierre le Grand, nous a laissé, dans une espèce d’autobiographie, un exemple de la pratique de la confession auquel l’antiquité et la sincérité du narrateur donnent un intérêt singulier. Ce passage[8] montre qu’alors, à l’origine du schisme, la confession russe était loin d’être toujours purement cérémonielle.

Aujourd’hui encore, dans quelques églises de couvent, par exemple, l’œil de l’observateur croit parfois distinguer une confession plus animée et plus intime que d’habitude. La pratique du sacrement de la pénitence n’en semble pas moins être restée plus primitive et plus discrète en Orient qu’en Occident. La confession y est plus flexible, moins strictement réglementée ; elle se rétrécit ou s’élargit selon les habitudes ou selon les besoins des âmes. À ce mystérieux tribunal, comme en toute chose, l’Église gréco-russe serre le cœur et l’esprit de ses enfants de moins près que l’Église romaine. La direction, cette institution catholique si chère au xviie siècle, est peu connue de l’Orient. La généralité même des aveux de la confession en diminue l’attrait et, par suite, la fréquence ; le prêtre a moins de prise sur les âmes : le sacrement qui lui assure le plus d’empire, chez les Latins, lui donne peu d’influence chez les Grecs.

Il y a dans les usages mêmes de l’Église orthodoxe, de l’Église russe en particulier, plusieurs raisons pour que la confession soit moins exigeante qu’en Occident. L’une est le mariage des prêtres. L’exemple de l’Orient prouve que la confession n’exige pas le célibat du confesseur. Rome même le reconnaît en admettant le mariage du clergé chez les Grecs-unis, les Arméniens, les Maronites. Il n’en est pas moins vrai que l’homme attaché à une femme inspire moins de confiance ou, pour mieux dire, moins d’abandon. Plus exposé au soupçon d’indiscrétion, le prêtre marié sera lui-même plus discret avec le pénitent.

En Russie, la loi punit la violation du secret sacramentel. Si l’on y entend plus d’histoires de ce genre qu’en Occident, elles y sont cependant fort rares et, le plus souvent, sujettes à caution. En voici une. Une jeune fille devenue secrètement mère avait étouffé son enfant. Le carême l’ayant, avec tout le village, amenée devant le pope, elle confesse humblement son crime, et l’absolution la délivre de ses remords. À quelques semaines de là, dans une réunion de femmes, un jour de fête, elle se trouve par hasard près de l’épouse du prêtre. Au contact de la jeune fille, la popesse laisse échapper un cri d’horreur et manifeste si clairement sa répulsion, que, d’explication en explication, tout finit par se découvrir. Le pope fut, dit-on, dégradé, et la jeune fille criminelle graciée par l’empereur. De tels faits sont trop exceptionnels pour retenir souvent l’aveu des péchés sur les lèvres du coupable. Ce que le mariage du prêtre peut arrêter, c’est moins peut-être la confession des crimes et des fautes graves que les confidences et les effusions de l’âme religieuse. Marié et père de famille, comme un simple mortel, le pope n’est point entouré de l’angélique auréole que met au front du prêtre catholique le vœu de chasteté ; il n’exerce pas sur les cœurs pieux, sur les femmes surtout, la même fascination mystique.

Une autre cause de cette simplicité de la confession et en même temps du formalisme qui a envahi l’Église, c’est l’usage de faire payer immédiatement au fidèle chaque fonction que le prêtre remplit pour lui. En Russie, de même qu’en Orient, tous les sacrements se payent, la pénitence aussi bien que le baptême ou le mariage. C’est là une triste nécessité de la pauvreté du clergé ; il n’a point de budget suffisant pour affranchir le fidèle de pareilles redevances. Ces offrandes n’ont pas de tarif : pour la confession du moujik, c’est 10 ou 20 kopeks (40 ou 80 centimes), pour celle du riche quelques roubles. Les dons dépendent de la condition ou de la générosité, de la vanité ou du repentir. Cette aumône, remise comme un salaire à la fin de la confession, incline le prêtre à l’indulgence et à la réserve ; il se sent intéressé à encourager la libéralité du pénitent et à en garder la pratique. Pour l’Église et pour son ministre, le fidèle devient une sorte de client.

Si la confession et les autres pratiques de dévotion sont souvent, en Russie, des actes purement extérieurs, tout cérémoniels, la faute en est, pour une bonne part, à l’intimité des deux pouvoirs, à la force légale que l’État prête aux commandements de l’Église. Ce n’est pas impunément qu’on transforme les devoirs religieux en obligations civiles. La législation russe ordonne à tout orthodoxe de recevoir les sacrements au moins une fois par an ; d’après un article du code, le soin de veiller à l’exécution de cette loi est confié aux autorités civiles et militaires en même temps qu’au clergé. Ce sont là, il est vrai, des règlements dont, en Russie même, il est aujourd’hui malaisé d’assurer l’application. La liberté personnelle a déjà fait trop de progrès pour que l’exécution en puisse être stricte. Des milliers de personnes violent impunément la loi ; elle n’en subsiste pas moins pour intimider les uns et servir de prétexte au zèle indiscret des autres.

Grâce à cette législation, les pratiques religieuses et l’Église même sont considérées comme un moyen de police ; le gouvernement et le clergé restent exposés à des reproches ou à des soupçons souvent immérités, toujours exagérés. Dans certaines provinces, on entend dire que parfois le pope demande au pénitent s’il aime le tsar et la Russie, question qui n’admet, naturellement, qu’une réponse. Bien plus, il est ordonné au confesseur, sous peine de mort, de dénoncer les complots contre l’État et contre l’empereur[9]. De pareilles lois sont des restes de ces législations barbares moins destinées à l’application qu’à l’intimidation. Les tyrans les plus soupçonneux, aux plus mauvais jours de la Russie, ont rarement pu arracher aux lèvres du clergé le secret qui leur avait été confié devant l’autel. L’Église russe a eu, comme l’Église latine, ses martyrs de la confession. Pour obtenir quelques aveux du confesseur de son fils Alexis, Pierre le Grand fut obligé de le mettre à la torture. Il n’en est pas moins vrai que souvent, durant la crise du nihilisme surtout, les conspirateurs politiques se sont montrés défiants des confesseurs qu’on leur envoyait, affectant parfois de les regarder comme les auxiliaires du juge d’instruction.

Ce qui pèse sur l’Église, c’est moins le manque de confiance en ses ministres que la consécration légale donnée par l’État à des prescriptions religieuses qui ne regardent que la conscience. Là est une des principales raisons du formalisme tant reproché à l’orthodoxie russe. La contrainte matérielle est rare, presque uniquement bornée à des sectaires dont le gouvernement se refuse à reconnaître le culte ; la contrainte morale est fréquente, presque générale. Grâce à l’intimité de l’Église et de l’État, les mœurs religieuses de la Russie ne sont pas sans analogie avec celles de Rome, sous le gouvernement papal. L’amour du repos et le désir de se trouver dans la règle, le besoin d’avancement ou la crainte d’attirer une surveillance désagréable amènent au pied de l’autel ceux que n’y conduit point la piété : le moujik ou le petit employé trouve sage d’aller prendre Pâques, ainsi que s’exprimaient, avant 1870, les sujets du saint-père. Pour beaucoup, les actes les plus mystérieux du christianisme deviennent ainsi une pure formalité.

D’ordinaire, quand le prêtre leur a donné l’absolution, les employés ou les soldats reçoivent du sacristain leur billet de confession ; en outre, le pope tient registre des fidèles qui s’approchent des sacrements. Chaque année, les listes des paroisses sont envoyées aux évêques, celles des diocèses au saint-synode, qui en dresse un tableau d’ensemble, sur lequel son procureur général fait un rapport à l’empereur. D’après cette statistique des dévotions, il y a, en dehors des enfants en bas âge, une cinquantaine de millions de Russes orthodoxes qui remplissent leurs devoirs religieux. Ceux qui s’en dispensent, à peine cinq ou six millions, sont divisés en plusieurs catégories ; il y a les malades et les infirmes, il y a les tièdes et les indifférents, il y a les gens « suspects d’inclination au schisme ou à l’hérésie ». Cette dernière catégorie, qui comprend les adhérents des sectes non reconnues, devrait en réalité, dans les campagnes au moins, embrasser la presque totalité des Russes qui se refusent au devoir pascal. En dehors des sectaires retenus par la conscience, peu de paysans se laissent volontairement classer parmi les négligents. Le pope, doublement intéressé à l’accomplissement des prescriptions religieuses, dont il est responsable devant son évêque, et qui sont le gagne-pain de sa famille, ne peut les laisser oublier à ses ouailles. Comme il arrive chaque fois que l’Église exige le certificat d’un acte de piété, chez nous, par exemple, pour la confession avant le mariage religieux, les mœurs amènent souvent le clergé à dispenser lui-même l’indifférent ou le sceptique de la pratique d’une règle qui leur répugne. Au moyen d’une offrande, on peut se faire inscrire sur les listes du pope, sans se soumettre aux actes religieux dont elles enregistrent l’accomplissement. Le fait n’est point rare parmi les membres des sectes populaires.

Le croyant et l’hypocrite payent ainsi pour recevoir les sacrements, l’incrédule et le sectaire pour en être dispensés. Dans un cas comme dans l’autre, le prêtre touche de son paroissien la redevance que lui attribue l’usage. La vie religieuse, l’esprit même de la piété, ne peuvent échapper entièrement à l’influence de pareilles coutumes. L’habitude de voir approcher de l’autel des âmes tièdes ou indifférentes rend le prêtre lui-même moins difficile sur les conditions spirituelles de la participation aux sacrements. Il est plus porté à se contenter des dehors et de la soumission matérielle aux rites ; par là, les dévotions de commande diminuent indirectement la valeur des autres. Des raisons analogues avaient amené des mœurs à peu près semblables dans tout l’ancien empire Ottoman, où, sous la domination turque, le clergé grec conservait un rôle politique. C’est ainsi que des causes extérieures ont entretenu, chez la plupart des peuples orthodoxes, le formalisme religieux, auquel les inclinait déjà leur tempérament ou leur état de civilisation.

Le plus grand acle de la vie chrétienne, la communion, suggère dans l’Église gréco-russe les mêmes remarques que la confession. La masse du peuple, qui remplit si scrupuleusement les prescriplions religieuses, ne s’approche du sacrement eucharistique qu’une fois l’an, pendant le grand carême. La communion fréquente, que saint Philippe de Néri et saint François de Sales, que Fénelon et les jésuites ont fait prévaloir dans la dévotion catholique, est étrangère à la piété orientale. Bien plus, c’est, pour les orthodoxes, moins un sujet d’édification que de scandale. Ils partagent, sur ce point, les idées de nos anciens jansénistes. Aux yeux de leur clergé, la fréquence de la communion en diminue la solennité et, par suite, l’efficacité morale. Il reproche aux catholiques de manquer de respect à la table eucharistique en en laissant approcher, sans préparation suffisante, des âmes mondaines indignes de renouveler un pareil commerce. Il ajoute que les confessions trop répétées font dégénérer le sacrement de pénitence en simple conversation édifiante. En Russie, les personnes pieuses ne s’approchent de la sainte cène que quatre fois l’an ; chez les plus dévotes, la communion mensuelle est peut-être plus rare que, chez les catholiques, la communion hebdomadaire.

La rareté de la participation au plus auguste des sacrements de l’Église en pourrait augmenter la solennité ; l’habitude de conduire en troupe à la sainte table le gros de la nation en diminue l’effet individuel. Une autre raison enlève à la communion quelque chose de la grandeur de son impression sur les âmes. Selon l’ancien rite, l’Église orthodoxe y admet les petits enfants : on la leur administre, comme aux adultes, au moyen d’une cuiller d’or ou de vermeil[10]. À proprement parler, il n’y a donc pas de première communion. Cette solennelle initiation aux saints mystères, qu’on environne de tant de crainte religieuse, qui, chez les catholiques et certains protestants, a une si grande influence sur l’enfant, manque aux Églises orientales. Par là, non seulement le sacrement de l’eucharistie en impose moins à l’enfance, habituée à le recevoir dès ses premiers jours, mais la religion, n’ayant point à préparer à ce grand acte, perd de son importance dans l’éducation et, par suite, de son ascendant sur la vie.

Ce n’est point que la communion ne soit, en Russie, entourée de préparation et de recueillement ; loin de là, on s’y dispose, d’habitude, par le jeûne, la prière et la retraite. Durant cette retraite, on doit assister, deux ou trois fois par jour, aux longs offices de l’Église. Dans la semaine de carême, où elles s’approchent des sacrements, les femmes les plus délicates observent rigoureusement la sévère abstinence de l’Église orientale. Les plus élégantes s’isolent, pendant quelques jours, du monde et de leurs amis. On y met à la fois plus de solennité et plus de simplicité que chez nous. On s’enferme, mais on ne fait point mystère du motif. On ne met pas dans ses pratiques religieuses le même mystère, la même pudeur qu’en France. Dans la société on dit à ses connaissances que l’on va « faire ses dévotions » ; il y a un mot pour cela (govet). La chose faite, les amis et le monde vous complimentent, comme pour une fête ou un événement de famille. La communion de l’empereur, de l’impératrice, du grand-duc héritier est enregistrée dans le journal officiel et portée par la presse à la connaissance du public.

Ce tableau du culte orthodoxe et des mœurs religieuses de la Russie, il serait facile de l’étendre. Nous en avons assez dit pour montrer que, sous des ressemblances extérieures, il y a, le plus souvent, entre l’Église grécorusse et l’Église latine, des différences importantes, au point de vue moral comme au point de vue politique. L’étude comparée des rites et des pratiques religieuses amène à une conclusion fort éloignée des opinions reçues. On dit, d’ordinaire, qu’ayant même foi et mêmes traditions, même hiérarchie et mêmes sacrements, les deux Églises ne diffèrent que par les rites et les formes. Il serait peut-être plus juste de renverser l’opinion vulgaire, de dire que c’est par les formes et les rites, par les dehors du culte, que les deux Églises se rapprochent le plus ; que c’est par l’esprit qu’elles sont le plus loin l’une de l’autre. Là même où les formes sont catholiques, l’esprit est souvent protestant.

Avant d’avoir étudié l’organisation intérieure du clergé et les rapports de l’Église et de l’État, nous pouvons déjà apprécier l’efficacité morale et la valeur sociale de l’orthodoxie gréco-russe. Les formes religieuses, on l’a souvent répété, non sans exagération, ont une secrète affmité avec les formes politiques. Par sa concentration et sa hiérarchie, par son esprit d’obéissance et la puissance dont il a revêtu son chef, le catholicisme tend à l’autorité, à la centralisation, à la monarchie. Par la foi individuelle et l’esprit d’examen, par la variété des sectes, le protestantisme mène plutôt à la liberté, à la décentralisation, au gouvernement représentatif. L’Église orthodoxe ayant une constitution mixte, moins décidée dans l’un ou l’autre sens, ses tendances spontanées sont plus difficiles à saisir. Elle semble n’avoir de parenté avec aucune forme politique. Elle a pour toutes une sorte d’indifférence qui lui permet de se concilier aisément avec tout régime conciliable avec l’Évangile. L’orthodoxie ne porte point en elle-même de type, d’idéal de gouvernement vers lequel diriger les nations. Liberté ou despotisme, république ou monarchie, démocratie ou aristocratie, elle n’est impérieusement poussée d’aucun côté et se plie à tout ce qui l’entoure. Si elle n’a pas dans son sein de principe de liberté, elle n’a pas davantage de principe de servitude. Elle laisse agir librement le génie des peuples et les causes historiques ; elle exerce sur le monde du dehors moins d’influence qu’il n’en a sur elle. Loin de prétendre à façonner l’État à son image, elle se laisse plutôt façonner à la sienne. C’est ce qui explique les destinées et l’organisation de l’Église russe.



  1. Les personnes soumises au baptême, les adultes du moins, lorsqu’on baptise, par exemple, des Juifs ou des païens, portent une sorte de tunique ou de chemise blanche ; pour plus de décence, le nouveau chrétien est abrité derrière des paravents et assisté d’un parrain ou d’une marraine de son sexe.
  2. On doit remarquer cependant que, pour les laïques, le mode de communion n’est pas absolument le même que pour le clergé. Les laïques ne sont pas admis à boire dans le calice. Cet honneur est réservé au prêtre et au diacre ; l’empereur seul y a droit, le jour de son sacre. Aux simples fidèles la communion est donnée, au moyen d’une cuiller d’or, où les parcelles du pain eucharistique flottent dans le vin consacré.
  3. De sobrat, « assembler », d’où sobor, « concile, église ».
  4. Voici, d’après une feuille ecclésiastique officielle, le libellé d’une autorisation de ce genre, « S. M. l’Empereur a, le 12 mai de cette année, daigné accorder à l’ancien prêtre du diocèse de Volhynie, Ivan Lvovitch ***, ayant déposé la dignité sacerdotale en 1880, l’autorisation d’entrer au service de l’État, avec les droits de sa naissance,… en dehors toutefois du diocèse de Volhynie où il a servi dans les fonctions de prêtre. » Tserkovnyi Vestnik, 16 juin 1884, p. 107.
  5. Pour le nombre des divorces et la procédure suivie dans ces affaires par les consistoires ecclésiastiques, voyez ci-dessous, même livre, chap. vii.
  6. Ou « j’ai péché ; mon père, » gréchen, batiouchka.
  7. C’est ainsi que le slavophile Khomiakof montrait à ses compatriotes l’Église de Rome « établissant entre l’homme et Dieu une balance de devoirs et de mérites ; mesurant les péchés et les prières, les fautes et les actes d’expiation ; faisant des reports d’un homme sur un autre ; introduisant enfin dans le sanctuaire de la foi tout le mécanisme d’une maison de banque ». L’Église latine et le protestantisme. — Le clergé n’ayant pas, selon l’expression du même Khomiakof, « de fonds de réserve de la grâce à distribuer », il se trouve, par là encore, privé d’un des moyens d’influence du clergé catholique.
  8. Le voici, d’après une traduction de Mérimée, qui a cherché à rendre la naïveté de l’original. « Comme j’étais parmi les popes, vint une fille pour se confesser, chargée de gros péchés, coupable de paillardise et de toute vilenie, s’accusant avec larmes et me contant son fait, debout devant l’Évangile. Alors moi, trois fois maudit, moi médecin des âmes, je pris l’infection, et le feu brûlant de paillardise m’entra au cœur. Rude pour moi fut la journée. J’allumai trois cierges que j’attachai à un pupitre et mis ma main dans la flamme jusqu’à ce que s’éteignît cette ardeur impure. Puis, ayant congédié la fille, je pliai mes habits… » Jitic protopopa Avvakouma, page 12 (Journal des Savants, 1867, p. 420).
  9. Règlement spirituel de Pierre le Grand, 1re partie du supplément.
  10. Les enfants cessent de communier à trois ou quatre ans, pour recommencer à sept ans, comme les grandes personnes, après s’être confessés.