L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 2/Chapitre 1


CHAPITRE I


Caractère général de l’orthodoxie orientale. — Faut-il y voir la forme slave du christianisme ? — Orthodoxie et pravoslavie. — De l’infériorité de l’Église gréco-russe dans l’histoire de la civilisation. — Où doit-on en chercher la raison ? — Des différences dogmatiques entre les deux Églises. — Opposition de leurs points de vue. — Comment l’immobilité de l’orthodoxie orientale peut être favorable à la liberté de penser. — La constitution de l’Église gréco-russe. — Absence d’autorité centrale. — Ses conséquences. — Tendance à former des Églises nationales. — Annexions de l’Église russe et démembrement du patriarcat byzantin. — Le « phylétisme ». — Comment, dans l’orthodoxie orientale, les luttes religieuses recouvrent d’ordinaire des querelles politiques.


Comme l’Église anglicane, l’Église russe est une Église nationale ; comme notre ancienne Église gallicane, c’est, en même temps, une branche d’une grande communion chrétienne élevée au-dessus des divisions de peuples et d’États. Cette communion se donne à elle-même le nom de Sainte Église catholique, apostolique, orthodoxe ; nous la désignerons sous cette dernière dénomination, qu’emploient de préférence ses fidèles, réservant le terme de catholique pour sa grande rivale d’Occident.

À l’époque de sa rupture avec Rome, l’Église orthodoxe orientale ne comptait peut-être point 20 millions d’adhérents ; aujourd’hui elle en a environ 100 millions, dont près de 80 sont sujets de la Russie[1] ; sur le reste, la moitié sont des Slaves de l’ancienne Turquie ou de l’Autriche-Hongrie. Dans cette Église, originairement tout hellénique et que nous appelons encore du nom de grecque, le nombre a passé aux Slaves, et la civilisation, comme la puissance, donne le premier rôle à la Russie.

On a souvent vu dans le catholicisme la forme latine du christianisme, dans le protestantisme la forme germanique ; les Russes aiment à regarder l’orthodoxie comme la forme slavonne. Il y a, au moins, cette différence qu’au lieu de se la façonner à eux-mêmes, les Slaves, selon leurs habitudes d’emprunt, ont reçu d’autrui leur foi toute faite ; par suite, ils se sont presque également partagés entre les deux Églises rivales.

La vérité est que la religion a coupé en deux le monde slave. À prendre l’histoire, l’orthodoxie orientale n’est pas plus slave que le catholicisme romain. Le Russe, le Serbe, le Bulgare en ont-ils fait leur culte national, le latinisme n’a guère été moins national chez les Polonais, les Slovènes, les Croates, voire même chez les Tchèques. Des Slaves d’ordinaire regardés comme foncièrement orthodoxes, il en est qui ont longtemps flotté entre Byzance et Rome. Ainsi naguère, sur le sol russe, les Ruthènes ; ainsi, au temps de leur grandeur, les Bulgares. Si, parmi les Slaves contemporains, la supériorité numérique appartient au rite oriental, la cause n’en est nullement une secrète sympathie de race ; elle est tout entière dans la géographie et la politique. Il n’y a guère là qu’un phénomène de gravitation. Comme des corps attirés en sens contraire, les Slaves d’Orient et les Slaves d’Occident, en allant les uns à Sainte-Sophie, les autres à Saint-Pierre, n’ont fait qu’obéir aux lois de l’attraction.

En dépit des doctrines en vogue à Moscou, les Slaves catholiques sont aussi Slaves que les Slaves orthodoxes. Il est vrai que les premiers ont généralement subi plus d’influences étrangères. C’est un point qu’il est difficile de contester ; on ne saurait même refuser aux slavophiles de Moscou que la religion y a été pour quelque chose. Le slavisme des Slaves du rite latin vous semble-t-il moins intact, le développement en a-t-il été moins libre ou moins spontané, la religion n’en a été que la cause indirecte. La principale raison, c’est la supériorité de la civilisation latine transmise par Rome, sur la civilisation byzantine puisée à Constantinople. Si, aux yeux des Russes, les Slaves catholiques semblent plus ou moins dénationalisés, c’est qu’ils n’ont pas en vain approché de la culture occidentale. À y bien regarder, ils ne vous semblent peut-être moins Slaves que parce qu’ils ont été plus civilisés.

Au terme grec d’orthodoxe, le russe a substitué le vocable slavon « pravoslave ». Bien que calqué sur le grec, ce mot pravoslave a, pour les étrangers, le défaut de prêter à l’équivoque, comme si l’orthodoxie était de nature ou d’origine slave. Il n’y a là, faut-il le dire, qu’une rencontre de sons[2]. Pour s’appeler en russe ou en slavon pravoslavie, l’orthodoxie orientale n’a rien de spécialement slave. Loin qu’il y ait une confession, une foi slave, il n’y a même pas, à proprement parler, de rite slave, les Slaves ayant une langue liturgique plutôt qu’une liturgie particulière. Y a-t-il une Église russe, une Église serbe, une Église bulgare, il n’y a point d’Église slave. Pour imposer leur nom à la vieille orthodoxie grecque, il ne suffit point aux Slaves d’y être en majorité. Les peuples de souche germaine seraient tous restés fidèles à Rome que l’Église catholique n’en serait pas pour cela plus germanique. En fait, les Slaves orthodoxes ont été les prosélytes des Grecs, comme les Germains et les Anglo-Saxons l’ont été de Rome. La foi qu’ils ont reçue de leurs instituteurs byzantins, ils se sont bornés à en conserver le dépôt, ils ne lui ont, d’aucune façon, donné l’empreinte de l’esprit slave. Ils n’ont eu ni leur Luther, ni leur Réforme. Ni les Bogomiles bulgares du moyen Age, ni les Raskolniks russes de nos jours n’en sont l’équivalent. Pour trouver un mouvement religieux que l’on puisse appeler slave, il faut sortir du monde orthodoxe et aller à Jean Huss, chez les Bohèmes catholiques. Elle a eu beau s’allier intimement à la nationalité russe, et devenir, pour le peuple, vraiment nationale, la foi orthodoxe n’en est pas moins demeurée grecque. Il n’a point suffi d’en traduire en slavon le Credo et le rituel pour leur enlever le caractère hellénique.

Grecque par ses origines et son esprit, slave par la majorité de ses adhérents, l’orthodoxie orientale a, grâce aux Russes, franchi dès longtemps ses vieilles limites historiques. Sans être, comme l’Église latine, devenue vraiment universelle, elle déborde au delà de son aire primitive. Elle n’est pas plus confinée dans une race que dans un État. De même que le catholicisme et le protestantisme, l’orthodoxie compte des fidèles parmi des nations de toute race : en Europe, les Hellènes, les Roumains, des Slaves croisés de divers éléments, des Albanais, et, au milieu même des Russes, des tribus finnoises à demi russifiées ; — à l’entrée de l’Asie, les Géorgiens ; en Syrie ou en Égypte, des Arabes ou des Sémites ; au cœur de la Sibérie, des peuples d’origine turque ou mongole convertis par leurs maîtres ; et, plus loin, les Aléoutes, qui relient le Nouveau Monde à l’Ancien. Elle a des prosélytes jusque dans l’Amérique du Nord ; en abandonnant l’Alaska aux États-Unis, les Russes y ont laissé un évêque orthodoxe. Grâce à la Russie, l’Église orientale a des missions en Chine et au Japon ; un évêque russe réside à Tokio et il a sous sa direction un clergé indigène déjà nombreux. De la mer Noire au Pacifique, l’Église orientale prend l’Asie à revers ; si le christianisme s’empare jamais de ces vieilles contrées, il est probable que la propagande religieuse et politique des Russes fera à l’orthodoxie une large part dans ces conquêtes[3].

Ses fidèles ne sauraient le nier, cette grande Église n’a pas, dans l’histoire de la civilisation, tenu une place comparable à celle du catholicisme latin. À cet égard, il y a eu une fâcheuse coïncidence entre l’Église orthodoxe et la race slave. Notre culture européenne se fût aisément passée de l’une comme de l’autre, tandis qu’on ne saurait, sans la mutiler, lui retrancher la part des protestants ou des catholiques, des peuples germains ou des latins. Cette frappante infériorité, dont la Russie a doublement souffert, est-elle réellement le fait du culte ou le fait de la race ?

On a souvent discuté la supériorité relative des nations protestantes et des nations catholiques ; on n’a guère mis en doute l’infériorité des peuples du rite oriental, et on en a toujours rendu la religion plus ou moins responsable. En Occident, catholiques et protestants ont cherché dans l’orthodoxie byzantine la principale raison du retard de l’Est sur l’Ouest de l’Europe. On a vu dans cette Église un principe d’engourdissement, une façon de narcotique ; on a fait de cette forme orientale du christianisme une sorte d’islamisme stationnaire frappant d’immobilité les peuples qu’il retenait en ses liens.

Dans cette question, on nous semble avoir pris l’effet pour la cause ; on a oublié que les religions n’agissent point sur une matière inerte, que, si les peuples sont souvent formés par leur culte, les cultes sont encore plus souvent ce que les peuples les font. Au quinzième siècle, l’infériorité de l’Église d’Orient est manifeste ; il n’en était pas de même au dixième. Est-ce la foi de Byzance qui, ainsi qu’on l’a dit, a momifié l’Orient, ou le génie oriental qui a pétrifié l’orthodoxie grecque ? Est-ce bien l’Église qui a entravé la civilisation du Russe, du Bulgare et du Serbe ? Ne serait-ce pas l’infériorité de ces peuples qui a fait celle de l’Église ? À nos yeux, ce sont des influences extérieures, indépendantes de la religion comme de la race, qui ont arrêté ou ralenti la culture des nations orthodoxes. La longue stérilité de l’Église tient à la stérilité des peuples, et l’une comme l’autre vient des lacunes de leur éducation séculaire.

La faute vulgairement attribuée à l’Église orientale doit, pour une bonne part, être rejetée sur les destinées politiques de ses enfants, sur une histoire tourmentée, incomplète et comme tronquée ; et, à son tour, la faute de l’histoire retombe sur la géographie, sur la position de toutes ces nations orthodoxes aux avant-postes de la chrétienté, dans les régions de l’Europe les moins européennes et les plus exposées aux incursions de l’Asie[4].

À Byzance, comme aujourd’hui en Russie, le principe des maux dont souffrit l’Église fut peut-être plutôt politique que religieux. Au lieu de créer le despotisme stationnaire du Bas-Empire, l’orthodoxie en fut la première victime. Le schisme des deux Églises accrut le mal en séparant l’Orient de l’Occident, où l’élément classique et l’élément barbare s’étaient mieux fondus. L’isolement géographique fut aggravé de l’isolement religieux. C’est par là surtout, c’est par la rupture avec la grande communauté chrétienne du moyen âge que les Russes, les Bulgares, les Serbes ont vu leur civilisation souffrir de leur religion. Abandonnés de l’Occident, parfois même assaillis par lui, les peuples du rite grec succombèrent sous les barbares de l’Asie : leur développement national en fut interrompu pour des siècles.

Ce n’est point en elle-même qu’est la cause première de la longue infériorité de l’Église gréco-russe vis-à-vis de l’Église latine ; ou, du moins, ce n’est ni dans son dogme, ni dans sa discipline ou ses rites, c’est dans le schisme, dans le schisme dont l’Orient a bien autrement pâti que l’Occident. Les usages, les traditions, l’esprit de l’orthodoxie orientale n’en expliquent pas moins, pour une bonne part, la diversité de son rôle historique, comparé à celui du catholicisme romain. L’examen des différences des deux Églises peut seul permettre de juger de la différence de leur action sur les sociétés.

Ce que nous avons ici en vue, ce ne saurait être les divergences théologiques ; ce sont leurs conséquences intellectuelles, sociales, politiques. Or, à cet égard, des croyances en apparence étrangères à la vie pratique ont souvent, sur les mœurs et la vie des nations, une influence cachée.

Séparées à l’origine par de simples questions de prééminence et de discipline, les deux Églises le sont aujourd’hui par le dogme : de schismatiques elles sont, l’une pour l’autre, devenues hérétiques.

Longtemps il n’y eut, entre les Grecs et les Latins, d’autre dissidence dogmatique que la procession du Saint-Esprit, l’Orient refusant d’ajouter au Credo de Nicée le Filioque des Occidentaux. Encore, pour ne pas admettre que l’Esprit procédât du Fils aussi bien que du Père, les Grecs n’ont-ils jamais proclamé explicitement la croyance opposée. Cette différence toute théologique, qui a tant coûté à l’Orient et à l’Europe, tenait en somme, comme la plupart des dissidences des deux Églises, à ce que Rome avait poussé plus loin la définition du dogme, précisant avec soin ce que Byzance laissait obscur. L’une des deux Églises refusant de s’arrêter dans la voie des définitions dogmatiques, tandis que l’autre demeurait immobile, elles devaient peu à peu cesser de se trouver d’accord, et l’intervalle entre elles risquait fort d’aller en s’élargissant. C’est ce qui arriva, d’autant que, les passions nationales ou les préjugés d’école se joignant à une antipathie séculaire, les théologiens des deux camps, les théologiens d’Orient du moins, grecs ou russes, ont presque constamment travaillé à creuser le fossé entre Byzance et Rome, s’attachant à multiplier les points de dissidence, à les grossir ou à les mettre en relief. Les différences les moins importantes dans les formules dogmatiques, dans les rites, dans la discipline, furent relevées avec soin par les Grecs pour constituer, en face de Rome, une doctrine nationale, et permettre de répondre au reproche de schisme des Occidentaux par l’accusation d’hérésie[5]. Et ce qu’ont fait autrefois les Grecs du Bas-Empire, les Russes, en cela imitateurs des Byzantins, l’ont fait souvent à leur tour. C’est ainsi que Rome et Constantinople qui, malgré les anathèmes intermittents des papes et des patriarches, étaient encore en communion au onzième siècle et même au commencement du douzième[6], ont fini par former non seulement deux Églises, mais deux confessions, deux cultes distincts.

C’est ainsi qu’à cette vieille querelle sur la procession du Saint-Esprit s’en est jointe une autre moins ancienne sur le purgatoire. Ici encore le différend provenait en grande partie de ce que, chez les Grecs, le dogme était moins défini. Les Orientaux, de même que les Latins, ont toujours prié pour les morts ; mais leurs théologiens n’ont pas précisé l’état des âmes avant d’être admises à la béatitude. Non contents de rejeter tout le système des indulgences de l’Église romaine, ils se montrent scandalisés du feu spirituel des Latins, repoussant la purification par les flammes, refusant même aux âmes sorties de cette vie la faculté d’expier leurs fautes, ou n’admettant pour elles d’autre expiation que les prières des vivants et les saints mystères[7]. À cette double différence dogmatique dont la première est d’ordre tout spéculatif, le Vatican en a, sous le pape Pie IX, ajouté deux autres, également repoussées des théologiens russes et grecs, l’Immaculée Conception de la Vierge et l’infaillibilité du pape[8]. De toutes ces dissidences, anciennes ou récentes, une seule, la dernière, a une réelle importance religieuse et politique. En elle se résument tous les dissentiments des deux Églises.

Le fait même de la proclamation de certains dogmes par les Latins, alors que les Grecs repoussent toute définition dogmatique nouvelle, a une sérieuse gravité. Cette opposition révèle une conception différente du rôle de l’Église et de la marche du christianisme. Pour les catholiques, la période des définitions doctrinales reste toujours ouverte ; pour les orthodoxes, elle est depuis longtemps close. Ils n’ont rien à ajouter aux décisions des grands conciles antérieurs à la rupture de Rome et de Constantinople. Certains théologiens romains ont réduit la promulgation successive des dogmes en théorie ; ils l’ont représentée comme une sorte de manifestation graduelle de la vérité se dévoilant de plus en plus clairement aux fidèles. Cette application des idées modernes de développement et de progrès à la théologie est repoussée par l’Église gréco-russe. Elle se refuse à rien laisser ajouter à son symbole, comme à y rien retrancher. « Notre Église, disait sous Nicolas à un théologien anglais Séraphim, métropolitain de Pétersbourg, notre Église ne connaît pas de développement[9] ». À cet égard, l’orthodoxie est presque aussi éloignée des catholiques que des protestants. L’Orient, qui jadis a élucidé et formulé pour l’Occident les dogmes fondamentaux du christianisme, condamne toute adjonction, comme toute dérogation, à l’œuvre des vieux conciles. À ses yeux, l’édifice est achevé depuis des siècles.

Cette divergence a des conséquences capitales. Dans l’orthodoxie gréco-russe, ni la conscience des fidèles ni la prévoyance des hommes d’État n’ont à se préoccuper de la possibilité de décisions dogmatiques nouvelles. Les limites de la foi étant à jamais fixées, il n’y a, de ce côté, ni motif ni prétexte à des inquiétudes privées ou publiques. Soumis aux décisions de l’Église dans le passé, le fidèle n’a point à craindre de se heurter contre elles dans l’avenir ; il peut se mouvoir à son gré dans l’enceinte du dogme. Tandis que Rome, en transformant en croyances obligatoires des opinions libres, se réserve le droit d’enfermer ses enfants dans un cercle dogmatique de plus en plus circonscrit, l’Orient, cantonné dans ses frontières théologiques, ne resserre ni n’élargit le domaine de la foi. Chez lui, le champ occupé par le dogme étant plus étroit et ne pouvant être agrandi, l’espace abandonné à la discussion est plus vaste et moins exposé aux empiétements.

C’est une des différences entre les deux Églises dont on ne s’est pas assez rendu compte ; dans la foi orthodoxe il y a moins de points déterminés, moins de précision dans l’enseignement, moins de rigueur dans les définitions, partant plus de liberté d’opinion, plus de place à la variété des points de vue et des écoles. Le plus illustre adversaire catholique de l’Église orientale, J. de Maistre, a lui-même tiré parti de cet avantage, lorsque dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg il a mis sur les lèvres d’un sénateur russe les plus hardies de ses hypothèses religieuses[10]. L’orthodoxie grecque n’ayant pas plus d’autorité centrale pour condamner les erreurs que pour proclamer les vérités, il y a double raison pour que l’horizon ouvert à la pensée ou à l’interprétation individuelle y reste plus étendu.

La liberté de l’esprit est-elle un élément de progrès, ce n’est pas à ce point de vue que la foi grecque le cède à la foi latine. Si, aujourd’hui, les Orientaux peuvent tirer parti de cette latitude théologique, il est difficile de n’y point voir dans le passé une cause, ou mieux un signe d’infériorité. Cette immobilité dogmatique, devenue comme un garant de liberté, provenait d’une espèce de somnolence. Elle a été un des effets de l’engourdissement spirituel qui a, pendant des siècles, paralysé l’Orient. Si la Grèce chrétienne, en son premier âge, si éprise de spéculations et d’abstractions, a cessé de disputer et de raffiner sur le dogme, n’est-ce point que, sous le joug turc, succédant au despotisme byzantin, son génie épuisé avait perdu le goût des hautes recherches, pour se réduire à de vaines subtilités ou s’absorber dans un étroit et minutieux formalisme ? Si la Russie moscovite ou pétersbourgeoise n’a point creusé les abîmes de la haute théologie, se bornant à conserver pieusement le dépôt de la tradition, n’est-ce point que l’esprit russe n’a jamais eu le goût de la métaphysique ? que le sol russe n’a pas engendré plus de théologiens que de philosophes ? que les Origène, les Athanase, les Grégoire, perdus par les Grecs, Moscou ne les a jamais possédés ? L’Église orientale s’est-elle figée dans son dogme, c’est que la chaleur de sa jeunesse s’était refroidie.

Un brillant et parfois paradoxal apologiste de l’orthodoxie orientale, Khomiakof, s’est plu à montrer dans le catholicisme romain et dans le protestantisme un principe commun, développé en sens opposé. Ce que le slavophile russe reprochait à la fois à Rome et à la Réforme, sous le nom de rationalisme latin, c’est le goût des déductions logiques, des définitions, des abstractions, sans voir que pareil goût a été un des principes de la philosophie et de la science modernes, aussi bien que de la scolastique et de la Réformation. Quand tout penchant analogue disparut de l’Église byzantine, le monde orthodoxe perdit un des ferments du progrès en des temps où la pensée humaine se concentrait sur la religion. Pour le passé, il en est resté une lacune dans la vie des peuples du rite grec. Pour le présent, où, devant l’activité intellectuelle, s’ouvrent des champs plus sûrs que la théologie, les disciples de l’Église gréco-russe peuvent trouver avantage à ce qu’en Orient ces obscures régions aient été moins explorées.

Entre les latins et les grecs il y a une différence considérable dans la manière de concevoir le développement du dogme chrétien ; il y en a une plus profonde encore dans l’organisation du pouvoir ecclésiastique. Avec une hiérarchie analogue de prêtres et d’évêques, le mode de gouvernement des deux Églises est en complète opposition. Dans l’orthodoxie orientale il n’y a point d’autorité vivante devant laquelle tout doive s’incliner. Selon les catéchismes russes, en cela d’accord avec les grecs, l’Église n’a d’autre chef que Jésus-Christ et ne lui connaît pas de vicaire qui tienne sa place. En face des controverses jadis soulevées dans le monde catholique par la proclamation de l’infaillibilité papale, les Orientaux, les Russes en particulier, se montraient fiers de n’être point soumis à la monarchie spirituelle de Rome. Que de fois les ai-je entendus insister sur ce contraste des deux Églises, se plaisant à en exposer toutes les conséquences !

« Vous appelez, me disaient-ils, la Russie la patrie de l’autocratie, et vous en admettez en France une plus absolue, l’autocratie religieuse des papes. Votre principe de la division des pouvoirs, si nous ne l’avons pas dans l’État, nous l’avons dans l’Église. Dans cette orthodoxie si méprisée de vous, la puissance législative, réservée aux conciles, et la puissance executive et administrative, déférée aux évêques ou aux synodes nationaux, ne sont jamais unies, au lieu de l’être indissolublement sur une seule tête comme à Rome. Dépourvue de chef visible, la religion ne peut intervenir de la même manière vis-à-vis des consciences ou vis-à-vis des peuples. Toute la puissance qu’elle a reçue du ciel ne se concentre pas en une seule voix pour commander aux hommes. L’autorité collective de l’Église, qui, chez nous, tient la place de l’infaillibilité personnelle du pape, n’a pas pour s’exprimer d’organe permanent. Aucun de nos pontifes n’a le droit de nous parler au nom de l’Église entière ; c’est le privilège des conciles œcuméniques, et de telles assemblées sont toujours malaisées, souvent impossibles à réunir. Chez nous, l’Inquisition eût été plus difficile à établir, plus difficile à maintenir. Ce n’est point que notre clergé n’ait souvent eu recours au bras séculier ; ce n’est point qu’il ne se mêle aussi d’approuver ou de prohiber les opinions ou les livres, c’est que tout cela se fait avec moins de logique et avec un poids moins accablant d’autorité. Notre synode a bien sa « censure spirituelle », à laquelle sont soumis les ouvrages traitant de sujets religieux. Il en résulte qu’en ces matières la liberté de la presse n’a point, en Russie, la même latitude que dans la plupart des pays catholiques. La faute n’en est pas à l’orthodoxie : c’est le fait de l’État, qui croit encore devoir donner aux décisions ecclésiastiques une sanction que, chez vous, leur a généralement retirée le pouvoir civil. Alors même que nous sommes condamnés par nos évêques ou réduits au silence par leur censure, nos opinions, nos consciences, restent, dans le for intérieur, plus libres que les vôtres. Les décisions du Saint-Synode de Pétersbourg ou du patriarcat de Constantinople ne peuvent avoir qu’une valeur locale ; ni les unes ni les autres ne se prétendent infaillibles. Rien, pour nous, d’équivalent à votre Roma locuta est. Nous n’avons pas de juge dont l’autorité, vis-à-vis des consciences, se puisse comparer à celle du pape ou des congrégations instituées par le pape ; nous n’avons pas de ces censures sans appel auxquelles un Fénelon se soumet, auxquelles un La Mennais ne résiste qu’en sortant de l’Église. En Russie même, notre doukhovnaïa tsenssoura (censure spirituelle) n’est guère qu’une affaire de police ecclésiastique. »

Ainsi parlent les Russes, et, sur ce point, les adversaires de leur Église sont d’accord avec ses panégyristes. « À l’heure qu’il est, écrivait un homme qui connaissait la « pravoslavie » pour y avoir été élevé, la plus étrange anarchie règne dans l’Église russe[11]. Pourvu que vous approchiez des sacrements à la première ou à la dernière semaine du Carême, aucune autorité ecclésiastique ne s’avisera de vous demander ce que vous croyez ou ne croyez pas. Vous pouvez rejeter les dogmes les plus essentiels ; tant que vous ne vous exclurez pas vous-même de la communion de l’Église, elle ne vous exclura pas. » Cette dernière assertion du prince russe, mort dans la Compagnie de Jésus, peut bien paraître outrée, car tout orthodoxe reste tenu en conscience de conformer sa foi aux décisions des conciles et des Pères. Il n’en est pas moins vrai que, les conciles n’ayant pas tout défini, ni les Pères tout prévu, et la controverse ou l’exégèse moderne passant souvent par-dessus les anciennes querelles théologiques, la foi orthodoxe jouit d’une latitude qu’il est difficile de lui enlever. Sous ce rapport, comme sous plus d’un autre, l’Église gréco-russe n’est pas sans ressemblance avec l’Église anglicane ; et encore celle-ci, avec ses 39 articles, a-t-elle peut-être en réalité des frontières doctrinales mieux délimitées.

En Russie, comme en Angleterre, cette liberté de mouvement dans les terres vagues de la foi n’est pas également goûtée de tous les esprits. Quelques-uns en souffrent au lieu d’en jouir. Certaines âmes ont besoin d’une autorité sur laquelle s’appuyer, qui leur affirme qu’elles sont dans le vrai et leur épargne les angoisses du doute. Pour elles, l’incertitude religieuse, même en des matières secondaires, est comme une terre molle où l’on enfonce, sans pouvoir marcher ni se tenir debout ; il leur faut un sol ferme, résistant, qui ne manque jamais sous leurs pieds. À de pareils esprits l’Église gréco-russe semble privée d’un des principaux avantages de la foi. — « S’il s’élevait aujourd’hui un différend sur des matières purement théologiques, comme par exemple les deux questions qui ont divisé la France aux deux derniers siècles, le jansénisme et le quiétisme, à quel tribunal de l’Église grecque en demanderait-on la décision ? » Ainsi s’exprimait une femme d’une nature élevée, qui, pour avoir plus tard abandonné l’Église nationale, n’en était pas moins Russe par les grâces de son esprit comme par les traits de son visage[12]. « L’Écriture, ajoutait Mme Swetchine, les conciles œcuméniques, les Saints Pères ne peuvent avoir prévu ou suffisamment développé tous les points qui, par la suite des temps, pouvaient être contestés. » De semblables réflexions conduisent au pied de la chaire romaine. Pour de pareilles âmes, l’infaillibilité pontificale est un aimant. De ces affamés d’autorité, il s’en trouve, en tout cas, notablement moins dans l’empire autocratique que dans la libre Angleterre. Les Russes aiment à conserver la liberté de leur foi alors même qu’ils en usent peu. Leur clergé même a peu de souci des problèmes théologiques qui ont agité l’Occident. Leurs prêtres se plaisent à dire qu’ils se contentent de la foi des Pères ; et, pour toutes les questions, ils renvoient aux Pères. Une des choses qu’ils reprochent le plus à Rome, c’est ce qu’ils appellent sa passion de tout définir et de tout réglementer. « Nous croyons, disait un ecclésiastique russe à un docteur d’Oxford qui, de même que Mme Swetchine, devait chercher le repos à l’abri de l’autorité papale, nous croyons qu’il y a beaucoup de choses que l’Église doit confesser ne pas savoir, parce qu’elles n’ont pas été révélées et qu’en pareille matière il faut mettre une limite aux définitions[13]. »

L’absence d’un chef unique, environné du prestige de l’infaillibilité, a des conséquences peut-être plus importantes encore pour la constitution extérieure de l’Église, pour sa situation vis-à-vis des peuples et des gouvernements. Privée de chef suprême, l’orthodoxie orientale n’est point obligée de lui chercher une souveraineté indépendante et de revêtir un monarque spirituel de la puissance temporelle. Dénuée de centre local comme de tête visible, elle n’a point besoin de capitale internationale, de ville sainte ou d’État ecclésiastique placé, pour la sauvegarde de la religion, en dehors du droit commun des peuples et au-dessus de toutes les péripéties de l’histoire. Elle échappe à une des grandes difficultés de l’Église latine, contrainte par son principe de réclamer une royauté terrestre dont les idées modernes de liberté et de nationalité semblent rendre le retour impossible. Elle échappe du même coup à toute tentation de suzeraineté théocratique ; sans unité monarchique dans l’Église, il ne saurait être question d’un représentant de la Divinité élevé au-dessus des peuples et des couronnes. Par là, l’Orient se croit à l’abri de ces luttes entre « les deux pouvoirs » qui, pendant si longtemps, ont désolé l’Occident et, de nos jours même, troublent encore une partie du monde catholique. Comme, en politique, il n’y a guère d’avantage qui n’ait un revers, chez les orthodoxes, ainsi que chez les réformés, ce fut rarement l’Église qui s’assujettit l’État, ce fut plus souvent l’État qui empiéta sur l’Église[14].

Sans souverain spirituel, sans capitale internationale, l’orthodoxie gréco-russe, au lieu de s’enfoncer comme Rome dans la voie de la centralisation et de l’uniformité, devait tendre à la décentralisation, à la variété. Aucune église locale n’avait le droit d’imposer aux autres ses usages, sa liturgie, sa langue. En réunissant les peuples dans la même foi, le christianisme oriental ne pouvait les soumettre à la même juridiction. Au lieu de subordonner les nations à une domination étrangère, l’Église devait tendre à se constituer par peuple ou par État, en églises nationales et indépendantes, en églises autocéphales, comme disent les canonistes grecs.

C’est là le fait qui domine toute l’histoire ecclésiastique de l’Orient, toute celle de la Russie en particulier, et qui seul explique les querelles intestines et les révolutions de l’Église byzantine. L’autonomie religieuse des diverses nations réunies dans son sein est la forme naturelle et rationnelle, la forme logique et définitive de l’orthodoxie gréco-russe. Elle tend invinciblement à se modeler sur les contours des peuples, à calquer l’organisation ecclésiastique sur les divisions politiques, et les limites des différentes Églises sur celles des États ou des nations. Il n’y a d’incertitude, il n’y a de place aux prétentions et aux rivalités locales que là où ces deux termes, État et nationalité, ne concordent point, car alors l’Église ne sait lequel des deux lui doit servir de cadre.

Cette tendance progressive de chacun de ses membres à l’autonomie ecclésiastique a été le principe de l’évolution historique de cette Église immobile en son dogme comme en sa discipline. De là le mouvement en sens opposé qui au catholicisme grec et au catholicisme latin, à Constantinople et à Rome, a fait des destinées si diverses. En Occident, c’est une force d’attraction qui fait tout converger vers un centre commun, effaçant de plus en plus toute différence locale et nationale ; en Orient, c’est une force centrifuge qui multiplie les centres de vie, et donne à chaque peuple une Église indépendante. Pendant que Rome marchait à la monarchie unitaire, sa rivale byzantine se subdivisait, se morcelait par nations. Les peuples, comme les Russes, conquis au christianisme par les Grecs, ne furent point, pour Constantinople, des provinces éternellement destinées à la sujétion ou au vasselage ; ce ne furent que des colonies religieuses, gardant chacune leur langue et leurs usages, reliées à la métropole par un lien de plus en plus lâche pour s’en émanciper un jour complètement.

Dans l’orthodoxie grecque, il n’y a point de siège perpétuellement désigné comme centre de l’unité. Si, aujourd’hui encore, l’Orient ne conteste point la primauté de la chaire romaine, si la nouvelle Rome ne dispute point la préséance à l’ancienne, les Orientaux n’en reconnaissent la juridiction à aucun degré. Selon leurs théologiens, c’est comme première et seconde capitales de l’empire romain que Rome et Constantinople eurent la primauté, l’une en Orient, l’autre en Occident et dans le monde entier. À leurs yeux, le pontife romain n’est que le patriarche d’Occident ; et la suzeraineté qu’ils lui refusent sur toutes les Églises, ils ne sauraient l’accorder à perpétuité à aucun de leurs patriarches. Le titre d’œcuménique, assumé par le siège de Constantinople, correspondait aux prétentions impériales et n’avait de réalité qu’autant qu’il était soutenu par l’autorité des empereurs. Ne pouvant asseoir sa suprématie sur l’héritage du chef des apôtres, l’Église byzantine devait tôt ou tard, de force ou de bonne grâce, sanctionner l’émancipation de ses filles spirituelles.

L’Église russe a été la première à établir son indépendance ; son exemple a été suivi de tous les États orthodoxes, Grèce, Serbie, Roumanie. Pour ces derniers, comme pour l’ancienne Moscovie, la dépendance où la Porte Ottomane tient le Patriarcat n’a été que le prétexte du rejet de la suzeraineté ecclésiastique de Constantinople. En se fractionnant avec les divisions politiques, l’Église orientale ne fait qu’obéir à son principe, comme Rome obéit au sien en tout centralisant. La juridiction du patriarche de Constantinople est liée à l’autorité des sultans, qui ont pris la place des empereurs grecs. Tout démembrement de l’empire turc amène un démembrement de l’Église byzantine ; l’affranchissement des peuples chrétiens rétrécit le domaine spirituel du premier pontife de l’Orient. Dans l’orthodoxie gréco-russe, le clergé d’un État indépendant ne saurait reconnaître de chef étranger. Avec leur titre fastueux de patriarche œcuménique, les évêques de Constantinople n’auront bientôt plus dans la communion orientale qu’une primauté nominale, une présidence honoraire.

Cette tendance des églises à se délimiter sur les États ou les peuples soulève des questions délicates, souvent mal comprises de l’Occident. L’État donnant ses frontières à l’Église, aux scissions nationales correspond une scission ecclésiastique, aux annexions politiques une annexion religieuse. La Russie en offre un double exemple dans la Géorgie et la Bessarabie. En entrant sous la domination russe, ces deux contrées ont passé sous la juridiction de l’Église russe.

Ce qui donne à cette incorporation ecclésiastique un intérêt spécial, c’est que les Roumains de Bessarabie, comme les Géorgiens du Caucase, étaient en possession, sinon d’une liturgie, au moins d’une langue liturgique nationale. En les soumettant au synode qui dirige son propre clergé, la Russie, en dépit de son penchant à l’unification, n’a point encore partout imposé à ces peuples d’origine étrangère l’usage de la langue slavonne, la seule employée dans les églises russes. Les Roumains de Bessarabie n’ont point d’évêque particulier ; soumis à l’évêque russe de la province, ils ont seulement des paroisses où ils célèbrent l’office en roumain. La petite Église géorgienne, de cinq ou six siècles l’aînée de la grande Église russe, cette Église géorgienne, en possession d’un rituel d’une haute antiquité, n’a pas obtenu des Russes une position beaucoup plus favorable. Si elle forme dans l’empire une province ecclésiastique, ayant à sa tête un prélat décoré du titre d’exarque, cet exarchat n’a guère de géorgien que le nom. L’exarque est Russe, et, dans sa cathédrale de Tiflis, l’office est, comme en Russie, célébré en slavon. Au grand regret des patriotes, le géorgien ne règne plus que dans quelques couvents et quelques paroisses des campagnes.

Les annexions de l’Église russe trouvent leur contrepartie dans le démembrement progressif de l’Église de Constantinople. Le schisme bulgare, qui depuis 1873 a tant embarrassé la diplomatie russe, est un exemple de ces tendances séparatistes. Jusqu’alors les peuples chrétiens de Turquie avaient attendu leur émancipation politique pour signifier au patriarche de Constantinople leur indépendance religieuse ; les Bulgares ont suivi une route inverse. En attendant de pouvoir former une nation, ils réclamèrent de la Porte et du patriarcat la constitution d’une Église bulgare autonome. Le Phanar, qui, sous le couvert de la domination turque, avait rétabli l’hégémonie hellénique jusqu’au Danube et à la Save, devait repousser de toutes ses forces une prétention qui annulait d’un coup ses efforts séculaires. Il ne pouvait se résigner à voir renaître, sous une forme plus menaçante, l’ancienne métropolie bulgare dont ses prélats s’étaient appliqués à faire disparaître le souvenir, substituant partout dans l’Église le grec au slavon et brûlant systématiquement les missels bulgares. L’opposition du patriarcat était d’autant plus vive qu’il était moins aisé de délimiter la nouvelle circonscription ecclésiastique. Fixer les bornes réciproques de la jeune Église bulgare et de la vieille Église grecque, c’était déterminer les frontières des deux nationalités, arrêter d’avance la part des Slaves et des Hellènes dans l’héritage des Ottomans. Plutôt que de consentir à un tel partage, le Phanar, mettant ses armes spirituelles au service de l’intérêt national hellénique, préféra rompre avec ses ouailles bulgares et excommunier les Slaves en révolte.

Le patriarcat et le synode de Constantinople maintinrent que les prétentions des Bulgares étaient contraires aux canons de l’Église. Suivant les Grecs, les circonscriptions ecclésiastiques devaient rester calquées sur les circonscriptions politiques : il ne saurait, dans le même État, y avoir qu’une seule Église orthodoxe. La prétention des Bulgares de former, à côté des Grecs, une Église autonome dans le sein de l’empire ottoman, fut solennellement condamnée, comme une hérésie, sous le nom de phylétisme[15].

Les anathèmes de la « grande Église » de Constantinople n’ont pas empêché la Porte, alors mécontente des Grecs, d’ériger par un firman les communautés bulgares en Église autonome, sous le nom d’exarchat. Peu d’années après, la Bulgarie était constituée en principauté. L’autorité de l’exarque bulgare se fût bornée au nouvel État ou à l’éphémère Roumélie orientale, bientôt annexée à la Bulgarie, que le patriarcat œcuménique eût, d’après ses propres principes, été contraint de le reconnaître. Mais, en vertu des firmans du sultan, la juridiction de l’exarque s’étend, au delà des frontières bulgares, sur des diocèses de Thrace et de Macédoine, politiquement soumis à la Porte et que l’hellénisme ne renonce point à disputer au slavisme. Aussi le schisme bulgaro-grec a-t-il persisté, sans que l’Église russe ait osé se prononcer pour l’une ou l’autre des deux parties, de peur de s’aliéner les frères slaves ou de scandaliser les fidèles en rompant avec l’Église mère.

La proclamation de l’indépendance ecclésiastique des Serbes, des Roumains, des Grecs du royaume, avait soulevé des difficultés analogues[16]. Tant que les limites réciproques des États et des nationalités de l’Orient ne sont point définitivement fixées, l’Église orthodoxe reste, par son principe même, exposée à de semblables schismes ; mais ces schismes n’ont de religieux que l’extérieur. Ce ne sont en réalité que des scissions politiques de nature essentiellement locale et temporaire.

Ces ruptures passagères n’empêchent pas la Russie, les petits États chrétiens de l’Orient, les Églises orthodoxes de l’Autriche-Hongrie et les anciens patriarcats de prétendre ne former qu’une Église. Ils en ont le droit ; leurs querelles intestines ne sont que des guerres civiles. Les peuples orthodoxes appartiennent à la même confession, mais le lien qui les unit n’est pas aussi étroit que celui qui enchaîne les contrées catholiques. L’Église russe et ses sœurs ont l’unité de dogme et de croyances sans l’unité de gouvernement. Grande ou petite, chacune garde son administration, son rituel, sa langue liturgique. Le lien spirituel de la foi est le seul qu’elles connaissent ; pour elles, une communion internationale n’exige point de juridiction internationale.

Les patriarches et les métropolitains des divers États se bornent à se notifier leur avènement et, au besoin, à correspondre entre eux, à se consulter. L’unité dans l’obéissance de l’Église romaine fait place, chez l’Église orthodoxe, à l’union dans l’indépendance réciproque. D’un côté, c’est une monarchie unitaire et absolue, de l’autre une confédération où aucun pouvoir central permanent ne gêne l’autonomie de chaque État particulier. Pour amener toute l’Église orientale sous une autorité unique, il ne faudrait rien moins que l’unification politique de l’Orient. Il faudrait, comme on l’a parfois rêvé à Moscou, l’annexion de tous les peuples orthodoxes à la Russie. Alors, devenu sujet du tsar, le patriarche byzantin redeviendrait vraiment le patriarche œcuménique.

Pour demeurer unies de foi et de communion, les différentes Églises de l’orthodoxie n’ont pas besoin d’un centre commun. L’immutabilité du dogme en assure l’unité. La foi traditionnelle ne recevant ni accroissement, ni diminution, les Églises qui la professent ont pu se passer de toute autorité internationale, pontife ou synode, congrès permanent ou périodique. Le lien de la communion ne saurait guère être rompu, comme entre les Grecs et les Bulgares, que par des querelles de juridiction qui le laissent bientôt renouer. Cette organisation de l’Église, par peuples et par États, a, selon les panégyristes de l’orthodoxie orientale, l’avantage de concilier deux choses ailleurs séparées : l’unité religieuse et l’indépendance ecclésiastique, l’œcuménicité ou catholicité et la nationalité. Ils se flattent d’échapper ainsi à ce qu’ils appellent le cosmopolitisme romain, sans tomber dans ce qu’ils nomment l’anarchie du protestantisme[17]. En Russie, les slavophiles étaient assez épris de cette constitution du christianisme gréco-slave pour y voir le germe de la rénovation religieuse de l’Europe, comme, dans la commune à demi socialiste de la Grande-Russie, ils prétendaient avoir découvert l’instrument de notre rénovation économique. Aux yeux de l’histoire, la nationalisation des Églises orientales a fait leur faiblesse en même temps que leur force. Nulle part cela n’a été plus manifeste qu’en Russie.



  1. Il faudrait défalquer de ce nombre plusieurs millions pour les sectaires russes, mais, comme nous le verrons, le chiffre est difficile à déterminer, et la plupart sont en révolte contre l’Église officielle de l’Empire plutôt que contre l’Église orthodoxe.
  2. La ressemblance phonétique avec le terme ethnographique est accidentelle ; traduire pravoslave par orthoslave, c’est faire un jeu de mots.
  3. Les Russes ont même tenté de nouer des relations en Afrique avec l’antique Église jacobite d’Abyssinie.
  4. Voyez t. I, livre IV, chap. i et ii.
  5. Voyez par exemple Döllinger : Kirche und Kirchen, Papsthum und Kirchenstaat.
  6. Cette intercommunion, longtemps après Photius et même après Michel Cerullaire, explique l’union de princes et princesses russes de Kief avec des membres de l’Église latine, par exemple le mariage d’Anne, flile de Iaroslaf, avec notre roi Philippe Ier.
  7. Voyez notamment le Dr W. Gass : Symbolik der Griechischen Kirche (1872), p. 335-342.
  8. Tandis que les Russes reprochent au Vatican l’Immaculée Conception comme une innovation, les écrivains catholiques se flattent d’avoir découvert celle croyance dans la liturgie russe et dans la tradition des Vieux-Croyants moscovites. Le P. Gagarine : L’Église russe et l’Immaculée Conception (1876).
  9. Palmer : Notes of a visit to the Russian Church, Londres, 1882, p. 326, 329.
  10. Ainsi, lorsque le grand ultramontain donne à entendre que les récits des premiers chapitres de la Genèse pourraient bien n’être que des allégories.
  11. Le P. Gagarine : L’Église russe et l’Immaculée Conception, p. 51.
  12. Mme Swetchine : fragments de son journal avant sa conversion. Voy. M. de Falloux : Mme Swetchine, t. I, p. 122.
  13. Palmer : Notes of a visit to the Russian Church. Ces Notes posthumes, écrites vers 1840 ; n’ont été publiées qu’en 1882 par les soins du cardinal Newman.
  14. L’Orient a cependant présenté un exemple de principauté ecclésiastique, c’est au Monténégro. Longtemps la Tsernagora fut gouvernée par ses évéques, ses vladikas, se succédant d’oncle en neveu. Cette singulière constitution était issue des conditions locales. Dans leur lutte séculaire contre l’envahisseur musulman, les chrétiens de la Montagne Noire s’étaient naturellement groupés autour de leur évêque. La sécularisation du pouvoir n’a été effectuée qu’en 1851, lorsque le prince Danilo, gardant pour lui l’autorité civile, appela à l’épiscopat un de ses cousins.
  15. De phulè tribu, race, nation. Malgré cette condananation, le phylétisme ou nationalisme n’en a pas moins triomphé chez les sujets orthodoxes de l’Autriche-Hongrie aussi bien qu’en Turquie. Les Roumains de Hongrie ont obtenu l’érection d’une Église roumaine autocéphale, sous un métropolitain résidant à Hermannstadt, tandis que les Serbes du même royaume continuaient à relever du patriarche de Carlowitz. Pour les orthodoxes de la Bosnie et de l’Herzégovine, le gouvernement de Vienne a conclu un concordat avec le patriarche de Constantinople.
  16. C’est seulement en 1885 que le patriarche œcuménique et son synode ont reconnu l’Église roumaine comme entièrement indépendante et placée sur le même pied que les autres Églises autocéphaies. Jusqu’en 1883 le clergé roumain faisait chaque année venir « le saint chrême » de Constantinople, et le patriarcat eût voulu maintenir cet usage comme une sorte de marque de suprématie.
  17. Voyez par exemple une étude de M. Thœrner dans le Recueil des Sciences politiques de M. Bezobrazof (Sbornik gosoud. Znanii, 1876)