L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 5/Chapitre 3


CHAPITRE III


Influence du régime de la presse sur la littérature et la pensée russes. — Paradoxe d’un censeur. — Comment, faute de liberté, la politique se glisse dans la poésie ou le roman. — Littérature à tendances. — Inconvénients pour les lettres, inconvénients pour l’esprit public. — De quelle façon la censure encourage le goût pour les nouveautés et le penchant au radicalisme. — Presse clandestine et journaux de l’émigration. — Imprimeries nihilistes et organes des comités révolutionnaires. — Impuissance des règlements sur la typographie. — De quelle façon le régime de la presse pousse aux sociétés secrètes. — Comment en Russie la liberté de la presse aurait plus d’avantages et moins d’inconvénients qu’ailleurs.


« Que pensez-vous de nous ? me demandait, après m’avoir expliqué le mécanisme de la censure, un ancien censeur, homme lettré et libéral à sa façon. — Je pense, lui répondis-je, qu’un pareil régime, appliqué durant des générations, a dû avoir sur la vie publique et privée, sur le tempérament national, une influence considérable. À mes yeux, l’effet n’en est pas seulement sensible dans tout ce qui touche à l’administration et au gouvernement, mais aussi dans vos idées et dans vos habitudes d’esprit, dans votre art et votre littérature, dans la pensée russe en un mot. — Et ces effets si multiples sont fâcheux, n’est-il pas vrai ? reprit avec un sourire à demi courtois, à demi railleur, mon interlocuteur ; je vous serais obligé de me les faire connaître, car je suis comme les gens qui, à force d’avoir un paysage devant les yeux, ne voient plus rien de ce qui frappe l’étranger. Vous pouvez parler en toute liberté, il n’y a ni censure ni censeur ici. — Pour être sincère, répondis-je, j’ai médiocre opinion de votre office de curateur des écrits et des écrivains. Est-ce préjugé ou infatuation ? vous me semblez responsable d’une bonne part de la légèreté} d’une bonne part de l’ignorance et de l’apathie, de la crédulité et de l’engouement de certaines classes de votre société. Je sais qu’ailleurs aussi la frivolité court le monde ; mais, en détournant vos compatriotes des grandes questions politiques, religieuses, sociales, la censure me paraît les confiner involontairement dans les préoccupations mesquines, les condamner aux discussions oiseuses ou aux dissertations futiles, toutes choses fort innocentes ou du moins inoffensives pour l’État, direz-vous, mais qui ont l’inconvénient d’abaisser les esprits, d’amollir les caractères, et de dépenser sans profit pour la société les forces et les passions des individus. Je suis tenté d’attribuer à cette tutelle trop prolongée de l’intelligence plus d’un des défauts, plus d’une des infériorités, que vous déplorez souvent vous-mêmes. Sur les lettres comme sur la société, cette sorte de minorité de la pensée, toujours traitée en incapable, me paraît avoir eu une influence débilitante. La censure a malgré elle favorisé artificiellement les parties inférieures et basses, les parties légères et frivoles de la littérature et de l’art, aux dépens des genres les plus élevés. La politique mise de côté, je lui en voudrais de cet énervement de l’intelligence. Vous vous étonnez quelquefois que, malgré tant de marques d’originalité, malgré tant de signes d’un génie naturel, votre jeune littérature n’ait pas encore égalé en variété ou en richesse celles de vieux pays plus petits que le vôtre ; croyez-vous que le long servage de la pensée n’y soit pour rien ? qu’à ce régime les lettres, la science, l’esprit même n’aient point perdu de leur vigueur native en perdant de leur spontanéité ?

— Est-ce bien là votre sentiment, monsieur ? interrompit l’ancien censeur d’un ton grave et légèrement sarcastique. Je suis fâché que, sur ce point, vous en soyez resté aux lieux communs du vulgaire. Vous auriez mieux fait de renverser hardiment celle thèse usée : vous n’eussiez pas été plus loin de la vérité. Vous accusez le manque de liberté d’avoir, dans notre jardin, fait pousser les fleurs légères et les mauvaises herbes aux dépens des plantes utiles et nourrissantes : que vous êtes ingrat envers nous ! Si vous nous connaissiez mieux, peut-être trouveriez-vous que nous avons bien mérité des lettres. Qui a plus fait pour garder les auteurs et le public à la haute littérature, aux hautes pensées, à la science ? ne sont-ce pas ceux qui cherchaient à les protéger contre l’envahissement de la plus exigeante, de la plus redoutable ennemie des lettres : la politique ? Le journal est le rival du livre, et la politique courante est le grand adversaire de l’étude et du savoir. Ce n’est pas notre faute si la Russie n’a pas échappé à cette cause de rabaissement intellectuel et de la décadence littéraire de l’Occident. Au lieu de laisser l’esprit se disperser en tout sens, se gaspiller en stériles polémiques, nous le contraignions à se replier sur lui-même, à ramasser ses forces ; nous l’obligions à creuser ses études et à peser ses paroles ; nous lui donnions en même temps plus de vigueur et de souplesse ; il sortait de nos mains à la fois affiné et robuste. Quelle a été la plus brillante époque de notre littérature, de notre poésie, de notre critique ? N’est-ce pas celle où la presse a eu le moins de liberté, n’est-ce pas le règne de Nicolas ? Comme un arbre taillé par la serpe de l’élagueur, le génie russe, débarrassé des petites pousses inférieures qui en déparaient le tronc, croissait en hauteur et s’épanouissait à son sommet en rameaux touffus. Qu’est-ce trop souvent que la politique pour la littérature ? Un gourmand, une de ces branches parasites, nées au pied de l’arbre, qui, absorbant le meilleur de la sève, dérobent leur nourriture aux rameaux plus élevés. »

Il y avait dans ce paradoxe une part de vérité, je ne me fis pas prier pour le reconnaître. Encouragé par ma bonne foi et mon attention, le censeur continua : « La critique en particulier, la critique qui touche à tout, interprète et explique tout, a dû chez nous son importance et son incontestable supériorité à la subordination de la politique. C’est à la censure que la Russie est redevable du grand, de l’unique Bêlinski[1]. Sous un autre régime Bêlinski n’eût été, comme tant d’autres, qu’un simple polémiste de journal. Cela est si vrai que, depuis qu’on a étendu les droits de la presse, la critique n’a plus chez nous ni la même puissance ni la même valeur. Et, dans votre France même, où la politique tient tant de place, on pourrait dire qu’il n’y a plus de critique[2]. Sainte-Beuve a bien fait de mourir avec le second Empire. Croyez-moi, monsieur, l’esprit comme le corps peut trouver profit à des privations qui ne dépassent point ses forces. Voyez notre presse ! Qu’a-t-elle gagné à être délivrée de la censure préventive ? elle s’est de plus en plus abaissée et avilie ; elle a cherché le succès dans les nouvelles à sensation et dans le scandale ; elle est devenue un instrument de diffamation et de chantage ; elle est tombée dans la licence avant même d’être libre. Aussi n’a-t-elle jamais été moins considérée. À cette émancipation tant vantée de la pensée, l’art, les lettres et le journalisme même ont peut-être plus à perdre qu’à gagner. Pour l’intelligence, comme pour la morale, tout n’est pas bénéfice dans la liberté. »

À ce langage j’aurais eu bien des choses à répondre, si en pareille rencontre je n’eusse préféré écouter et faire parler. J’aurais pu demander si la grossièreté et les violences de la presse de Pétersbourg ou de Moscou n’étaient pas la condamnation d’un régime qui tolère plus facilement les incursions dans la vie privée que l’exploration de la vie publique. J’aurais pu en appeler à la littérature russe, à sa tristesse et à son ironie, aux souffrances, à l’exil, à la fin prématurée ou à la vieillesse découragée de ses plus illustres écrivains, aux larmes latentes qui, selon le mot de Gogol, suintent à travers leur rire. Serait-îl vraî que la littérature, l’art, la science profitent des loisirs que ne leur dispute pas la politique quotidienne, il n’en serait pas moins certain que, sous un tel régime, littérature, histoire, philosophie, critique sont dénaturées, défigurées, rapetissées par des passions ou des visées qui ne sont point faites pour elles et qui, ne pouvant se montrer librement, se cachent derrière elles comme derrière un paravent ou un masque. Le roman, le conte, la poésie s’ouvrent à des préoccupations qui eussent dû leur demeurer étrangères ; tout le vaste champ des lettres est subrepticement envahi par cette mauvaise herbe de la politique, bannie de son terrain naturel. Poètes et romanciers, dédaignant de raconter, de toucher, de peindre, se drapent en réformateurs sociaux, se guindent en apôtres de l’idée, s’équipent en chevaliers du progrès. Ainsi en a-t-il été en Russie aux époques où la presse a eu le moins de liberté. Mal à l’aise dans le journal ou dans les traités spéciaux, la politique s’installait dans la critique ou dans l’histoire ; elle s’insinuait dans les nouvelles, se glissait dans le drame et la comédie : telle l’eau, arrêtée par une digue qu’elle ne peut emporter, s’infiltre dans toutes les terres voisines. À y bien regarder, à saisir les intentions, il y en avait partout : l’esprit de parti a de cette façon trop souvent corrompu et vicié ce qu’il prétendait animer : critique, histoire, belles-lettres.

De là, dans la Russie contemporaine, comme dans l’Italie antérieure à 1860, la longue vogue de ce qu’on appelle la littérature à tendances. Nulle part au monde l’art pour l’art, et, ce qui est plus grave, nulle part la science pour la science, le beau et le vrai pour eux-mêmes, n’ont eu moins de prise sur les esprits. À cet égard, le pays de l’Europe où la politique tient légalement le moins de place ressemble fort à ceux où la politique a fini par tout envahir, tant il est vrai que parfois les extrêmes se touchent. Ce qu’on cherchait dans l’étude du passé ou de l’étranger, c’étaient des allusions au présent et au dedans. Ce que la critique, ce que le public demandait aux romans comme à l’hisloire, c’était ce qu’ils prouvaient : scribitur ad probandum. Fictions, passions, intrigue n’étaient qu’un condiment destiné à relever une thèse et à la faire digérer aux lecteurs ou aux censeurs. Lorsque, à la fin du règne d’Alexandre II, parut Anna Karénine de Léon Tolstoï, il se trouva des critiques pour se scandaliser de voir l’auteur de la Guerre et la Paix s’amuser à conter une simple histoire d’amour. Ce qu’on appréciait avant tout chez l’écrivain, c’élait la portée sociale de l’ouvrage, la théorie, le système. On devine quel tort a pu faire un pareil penchant à une littérature d’ailleurs riche, profonde, puissante, qui sans ce travers n’eût peut-être pas eu de supérieure en ce siècle, et qui, pour le roman, est peut-être, malgré tout, la première du siècle. Il semble au premier abord que plus étroit était le champ demeuré libre, mieux il devait être cultivé et plus il devait être fécond ; mais les ouvriers se complaisaient à y faire croître des plantes qui n’y pouvaient venir : dans le sol léger et peu profond à leur disposition, ils s’obstinaient à semer des graines faites pour d’autres terres, au risque de ne récolter que de la paille ou de maigres et vides épis[3].

Encore, si tout le mal eût été pour la littérature, ainsi dévoyée par l’esprit de système et alourdie par le pédantisme ! Mais non, le mal était pour le pays, pour l’esprit public égaré et faussé par de tels procédés littéraires. Le poète ou le romancier, qui croyait faire œuvre patriotique en donnant à ses rêveries ou à ses théories sociales le voile séduisant de la fiction et du drame, ne s’apercevait point que ces vêtements d’emprunt déformaient les idées qu’il voulait rendre populaires, qu’ainsi accoutrées et travesties, les plus nobles vérités prenaient, dans leur romanesque déguisement, quelque chose de faux, de suspect, de chimérique qui les rendait méconnaissables. Sous prétexte de mettre l’imagination avec la fiction au service des idées sérieuses, cette littérature de propagande introduisait le sentiment et l’imagination, avec leurs entraînements et leurs illusions, dans le domaine où, étant le moins à leur place, ils sont le plus pernicieux. Aux questions qui exigent les méthodes les plus sévères, l’esprit dressé à une telle école s’habituait à mêler des idées vagues, des pensées troubles, des songes désordonnés. C’était moins avec la raison et l’expérience qu’avec la fantaisie et la sensibilité que l’on faisait de la science sociale, et, pour le lecteur, cette manière de toucher aux grands intérêts publics, qui à la censure paraissait la plus innocente, était la pire de toutes, parce qu’elle était la plus équivoque et la plus décevante.

Un pareil inconvénient est loin d’être particulier à la Russie ; mais de telles prétentions sont bien plus à redouter, pour la raison publique, dans un pays où il est plus facile d’aborder les grands problèmes d’une façon détournée, sous forme dramatique ou romanesque, que de les traiter à fond, avec une méthode rationnelle et scientifique, — dans un pays où il a été longtemps plus aisé au conteur ou au romancier de décrire les plaies elles souffrances du peuple qu’à l’économiste ou au philosophe d’y chercher des remèdes. Qu’on imagine que, sous Alexandre II, le domaine économique n’était pas toujours plus accessible que la sphère politique ; que l’administration, à maintes reprises, s’est donné la peine d’inviter les journaux à ne pas insérer trop d’articles ou de correspondances sur la misérable situation des paysans et des ouvriers ; que c’est seulement sous le court ministère du général Loris Mélikof que la presse a pu revenir avec un peu de liberté à cette grande question rurale : et l’on ne sera pas surpris si les romans et nouvelles dégénéraient si souvent en brochure politique ou sociale. Depuis vingt-cinq ans, il est vrai, on a néanmoins imprimé beaucoup d’ouvrages traitant ex professo de toutes les réformes ; mais alors même la peur de déplaire et d’être poursuivi engage les écrivains à se maintenir le plus possible dans la sphère aérienne des généralités et des abstractions, où ils ont moins de chance de se heurter aux choses et aux hommes, plutôt que d’analyser les faits réels et concrets, les pratiques du gouvernement et de ses agents. En Russie, il a toujours été moins dangereux d’émettre une théorie avancée, radicale même, que de s’attaquer du bout de la plume aux abus existants ou aux personnages en place.

Les écrivains qui échappent le plus aisément à la répression sont ceux qui, en pervertissant ou faussant l’esprit public, ont l’adresse de flatter ou de ménager l’autorité. Et quand cela ne serait point, ce goût pour les thèses générales, naturellement entretenu par la censure, est d’autant plus fâcheux qu’il n’est que trop conforme aux penchants du caractère national. Ainsi se trouve fortifiée, par le gouvernement même, cette inclination aux raisonnements sur table rase, aux déductions absolues, qui partout est un des principes de l’esprit révolutionnaire, de l’esprit radical. Par ce côté, le régime russe se rencontre singulièrement avec notre ancien régime, qui, lui aussi, avait dressé ses sujets aux spéculations théoriques en ne leur laissant de liberté que dans le champ des rêves[4]. Et, le terrain politique étant plus glissant et scabreux, c’est sur le terrain social que les théories se donnent le plus librement carrière ; ainsi se développent et se répandent dans le pays les penchants socialistes, déjà favorisés par cerlaines traditions, par certains traits de l’organisation communale.

Ce n’est pas tout encore. Pour cerlaines matières, pour celles qui importent le plus au gouvernement, le manque de liberté semble avoir altéré le sens critique. En supprimant la contradiction, on a habitué l’esprit à recevoir, sans les peser, toutes les idées spécieuses ou séduisantes, on a accru le goût pour les sophismes, pour les nouveautés ou les témérités, on a encouragé la vogue des doctrines extrêmes entre lesquelles il ne reste plus de place pour les opinions modérées. Au lieu de s’arrêter à un sage libéralisme, l’intelligence russe s’est précipitée tête baissée vers Jes solutions outrées, avec d’autant plus d’empressement que plus suspects sont ceux qui lui signalent la profondeur de l’abîme où elle court s’engloutir. Quand les gouvernements veulent assurer « aux saines doctrines » une sorte de privilège ou de monopole, ils en déconsidèrent et en affaiblissent les défenseurs, qui ont l’air de combattre à l’abri d’un bouclier officiel. Un régime qui prétend fermer la bouche à l’erreur ôte toute autorité aux principes et aux dogmes qu’il fait prêcher. Là où la critique n’est pas libre, l’esprit peu cultivé s’imagine aisément qu’avec plus de tolérance les opinions prohibées triompheraient sans peine de leurs adversaires. La crainte qu’en montre le pouvoir leur donne quelque chose de plus imposant ; l’ombre ou les ténèbres où elles sont obligées de s’abriter, leur font attribuer une vertu dont le grand jour les pourrait seul dépouiller. Par contraste, les doctrines protégées ou simplement admises prennent un air officiel ou officieux, quelque chose d’obséquieux ou de servile, qui en dégoûte et éloigne le public, la jeunesse surtout[5].

Pour résumer les effets d’un pareil régime, je dirai qu’il tourne à la fois contre l’autorité les bons sentiments et les mauvais instincts ; il éveille contre elle les défiances de l’esprit et les générosités du cœur, en même temps qu’il donne aux opinions suspectes la pénétrante saveur du fruit défendu et le fascinant prestige du courage. Ce qui est permis devient fade et fastidieux, ce qui est prohibé devient intéressant et sympathique.

La Russie actuelle nous montre combien décevante est toute dictature des esprits : elle énerve ce qu’elle veut fortifier, elle renforce ce qu’elle prétend détruire. C’est à elle que revient assurément une bonne part de la faveur que rencontrent les idées révolutionnaires les plus risquées, dans les classes les plus instruites de la société. Si jusqu’ici la stabilité de l’État n’en a pas été ébranlée, c’est que la majorité de la population, étant illettrée, n’en ressent pas les effets. Pour qu’un tel régime réussît, il faudrait qu’il arrivât à étouffer dans leurs principes les idées réprouvées du pouvoir. Or, alors même que la censure n’en laisserait point passer les germes à travers ses tamis et ses cribles, les semences en seraient apportées par les vents du dehors ou les pas de l’étranger.

Un homme, l’empereur Nicolas, a durant trente ans appliqué le seul système logique, isolant la Russie de l’Europe, essayant d’y murer ses sujets comme dans un parc clos. Quand il empêchait les Russes de sortir de ses États et les étrangers d’y entrer, Nicolas suivait le seul procédé qui pût rendre sa censure efficace[6]. Par malheur, on ne peut soumettre à perpétuité un grand empire à une telle quarantaine. On s’est résigné à laisser les Russes voyager, et, dès qu’il est en territoire étranger, le Russe se jette avec curiosité sur tout ce qui est défendu chez lui. Il se repaît avidement des mets prohibés, il goûte aux boissons excitantes et malsaines interdites chez lui, il s’en enivre, et sa raison y succombe d’autant plus vite qu’elle y est moins faite. Le premier soin d’un Russe, en passant la frontière, est d’acheter des livres interdits ; les libraires d’Allemagne le savent et ils en ont un assortiment pour les voyageurs moscovites. Pour goûter au fruit défendu, il n’est pas besoin du reste d’aller à l’étranger : les livres révolutionnaires ont toujours subrepticement pénétré dans l’empire ; il est peu de jeunes gens qui n’en possèdent ou n’en aient lu. Bien mieux, la propagande « nihiliste » a trouvé le moyen d’avoir ses presses à l’intérieur.

Mon premier séjour à Naples remonte au printemps de 1860 ; les Bourbons y régnaient encore. Voulant lire les historiens du seizième siècle, je demandai, à un libraire de la rue de Tolède, Machiavel ou Guichardin : « Monsieur, me répondit-il, l’un et l’autre sont à l’index, vous ne trouverez pas cela à Naples ». J’allais sortir quand mon homme me rappela : « Vous êtes étranger, monsieur, vous avez l’air d’un galant homme qui n’a rien à voir avec la police ; je pourrai vous procurer l’un et l’autre ouvrage », et, entrant dans l’arrière-boutique, il en ressortait avec Guichardin sous un bras et Machiavel sous l’autre. Pour des motifs analogues, les choses se passent parfois de la même façon en Russie ; plus d’une arrière-boutique recèle des livres qu’on se garderait de mettre en montre, et tel libraire fort peu radical fait, à l’occasion, le lucratif commerce de l’article prohibé.

La littérature révolutionnaire s’approvisionne de deux manières : tantôt à l’aide d’écrits reçus de l’étranger, tantôt au moyen de pamphlets imprimés clandestinement en Russie. Dans la poursuite des écrits prohibés, la police et la douane ne sont pas toujours pour les censeurs des auxiliaires sûrs ; il y a là, pour ces deux services, une cause de plus de corruption et de vénalité. On achète à l’occasion le silence de la police comme celui de la douane. Cette dernière a beau maintenir autour du pays un vrai cordon sanitaire, cela n’arrête point la contagion ; et l’infection est d’autant plus grave qu’elle est secrète. La prohibition intellectuelle n’a d’autre résultat que de rendre la contrebande littéraire plus active. Des brochures séditieuses imprimées à l’étranger sont importées en fraude ; et le gouvernement a d’autant plus de peine à mettre la main sur les coupables qu’ils ont parfois des complices dans les rangs de ses agents. N’a-t-on pas un jour découvert, sous Alexandre II, qu’à Pétersbourg le principal dépôt des pamphlets révolutionnaires était dans les magasins de la douane ? Un haut employé de cette administration se faisait adresser de l’étranger des ballots de libelles et se servait de sa situation officielle pour les faire entrer en franchise.

De tels phénomènes sont loin d’avoir rien de nouveau. Dès le début du règne d’Alexandre II, il y avait à l’étranger toute une riche littérature révolutionnaire, d’autant plus puissante que la censure permettait moins de lui faire concurrence. Ce qui ne pouvait se publier à l’intérieur s’imprimait au dehors. Une imprimerie russe, fondée à Londres par Herzen, vers la fin du règne de Nicolas, éditait des ouvrages de toute sorte, documents officiels dérobés aux archives de l’État, ou violents pamphlets. Un journal, la Cloche (Kolokol), rédigé en Angleterre par un proscrit, fut, durant plusieurs années, la feuille la plus lue et la plus influente de l’empire. La Cloche avait autant d’autorité près du gouvernement qui la prohibait que sur le public qui la lisait en cachette. Recevant des correspondances de toutes les parties de l’empire, le journal de Herzen informait les ministres, l’empereur lui-même, de ce qui se passait en Russie. Faute de journaux libres, c’était une gazette du dehors, introduite en contrebande, qui remplissait, auprès du pouvoir et de la société, l’office d’information naturellement dévolu à la presse. Alexandre II était le lecteur le plus assidu du Kolokol ; il y apprenait maintes choses qu’il eût en vain cherchées dans les rapports de ses ministres. De là une anecdote bien connue et caractéristique de l’époque et du pays. Le Kolokol avait attaqué, avec preuves à l’appui, quelques personnages de la cour. Dans leur embarras, les gens ainsi pris à parti ne trouvèrent qu’un moyen de se mettre à l’abri des dénonciations de Herzen : ils firent imprimer, pour le cabinet impérial, un numéro revu et corrigé de la feuille proscrite. Herzen le sut et, à quelque temps de là, l’empereur trouvait sur son bureau un exemplaire authentique du numéro falsifié.

L’émancipation, dont le Kolokol s’était fait l’ardent promoteur, mit fin à cette espèce de dictature morale d’un réfugié. La liberté relative laissée à la presse et à la littérature du dedans ruina la vogue de la presse révolutionnaire de l’étranger. Les mesures répressives du gouvernement devaient rendre de l’importance aux publications clandestines du dedans et du dehors. Il s’est fondé en Suisse, à Genève spécialement, toute une presse russe qui durant quelques années a retrouvé de nombreux lecteurs. Si toutes ces feuilles réunies n’ont jamais eu l’autorité de la Cloche de Herzen, elles ont, comme cette dernière, trouvé des correspondants jusqu’au fond de l’empire ; et, bien qu’à bon droit suspectes, elles m’ont parfois donné des renseignements qu’on eût en vain demandés à la presse de Pétersbourg ou de Moscou[7].

Depuis le temps de Herzen, les ennemis du pouvoir ont fait des progrès en audace ou en adresse ; non contents d’avoir des imprimeries et des journaux au dehors, ils ont voulu avoir des presses à l’intérieur de l’empire et jusque dans la capitale. D’innombrables pamphlets et des placards de toute sorte, imprimés en Russie même, à la barbe de la censure et de la police, ont été secrètement distribués par les adeptes ou publiquement affichés sur les murs des villes. Dès avant la guerre de Bulgarie, il circulait de nombreuses proclamations anonymes : À la jeune Russie ! À la jeune génération ! Au peuple russe ! etc., sans parler des contes allégoriques spécialement destinés au peuple, tels que l’Histoire des quatre frères et la Machine ingénieuse. Depuis, de telles brochures n’ont plus suffi à l’ambition des agitateurs ; ils ont fondé des journaux dont le premier avait pour titre la devise habituelle du radicalisme russe : Terre et liberté (Zemlia i Volia)[8]. Ce petit journal clandestin était, en 1878 et 1879, le moniteur officiel des révolutionnaires. C’est là que se publiaient les sentences rendues par des juges mystérieux. Outre des articles de fond et une partie pour ainsi dire officielle, cette singulière feuille contenait des correspondances, des feuilletons, voire même des annonces, et le prix de vente des numéros. Pour ces journaux ou ces pamphlets, le mode de distribution variait : on les envoyait sous enveloppe par la poste ; on les insérait dans des journaux conservateurs ; on les faisait distribuer dans les rues par d’innocents complices ne sachant pas lire ; on les déposait aux portes des maisons ou sous les banquettes des omnibus et des voitures publiques. Comme autrefois le Kolokol de Herzen, Terre et Liberté et ses successeurs étaient placés par des mains invisibles dans les papiers des hauts fonctionnaires et envoyés, au nom du « comité exécutif », aux ambassades près du tsar. La publication de cette insaisissable Zemlia i Volia a été suspendue, non par les arrestations gouvernementales, mais par les discordes de ses éditeurs. Elle a été remplacée, vers la fin de 1879, par deux feuilles représentant les deux fractions entre lesquelles se partageaient les révolutionnaires russes, la Narodnaïa Volia (la Volontéla Liberté du peuple) et le Tchernii pérédèl (le Partage noir) ; l’une organe des terroristes, l’autre des propagandistes socialistes[9]. Ces deux continuateurs de Terre et Liberté étaient imprimés en plein Pétersbourg par des affidés des deux sexes. Ces typographies, ou mieux ces presses nihilistes ne pouvaient toujours échapper aux perquisitions du gouvernement. La police a fini par mettre la main sur les imprimeries et les bureaux de rédaction des deux feuilles rivales ; mais on a eu beau en exiler en Sibérie les compositeurs ou rédacteurs, les organes attitrés des révolutionnaires n’en ont pas moins reparu dans la capitale, à des intervalles irréguliers.

Sous Alexandre III, comme sous Alexandre II, on a découvert, dans les villes et les campagnes, à Kief, à Kharkof, à Odessa, à Varsovie, de même qu’à Pétersbourg et à Moscou, plusieurs de ces imprimeries secrètes ; et où étaient-elles cachées ? était-ce toujours chez des particuliers, chez des étudiants ou bien dans ces usines où les « propagandistes » servaient de contremaîtres et d’ouvriers ? Non ; on en a parfois découvert, de même que des laboratoires d’engins explosibles, chez des fonctionnaires[10], dans des monuments publics, dans des bâtiments appartenant à la couronne ou aux ministères, dans des séminaires ecclésiastiques ou des couvents. Un jour peut-être on saisira des presses clandestines dans les bureaux de la censure.

Pour mettre fin à de pareils désordres, le pouvoir n’a rien trouvé d’autre que de rendre plus rigoureux encore les lois et règlements sur la presse et l’imprimerie. il y avait déjà des inspecteurs de la typographie ; il était déjà défendu d’établir des imprimeries sans un permis spécial : cela n’a plus semblé suffisant. On a interdit de vendre ou d’acheter sans autorisation des presses ou des appareils typographiques, appliquant à tout ce qui touche l’imprimerie les restrictions imposées, vers le même temps, au commerce des armes. Comme pour rendre l’assimilation plus complète, les hommes qui violent les règlements sur la typographie ont, de même que les auteurs d’attentats sur les fonctionnaires, été placés en dehors des lois civiles. Des arrêtés, en date de 1879 et 1880, ont soustrait « temporairement » à la connaissance des tribunaux toutes les affaires de ce genre.

Ces mesures draconiennes n’ont pu jusqu’ici étouffer la publication des journaux et des brochures de la révolution ; mais, quand le gouvernement parviendrait à saisir toutes les presses aux mains de ses adversaires occultes, il ne leur aurait point retiré tous leurs moyens de propagande. À défaut de l’imprimerie et des inventions modernes, il resterait aux agitateurs la copie manuscrite, et l’on ne saurait dire ce qu’il peut se divulguer d’idées par ce procédé archaïque. Sous le règne de Nicolas, c’était la principale ressource des révolutionnaires ou des frondeurs. Il y a eu longtemps toute une littérature manuscrite ou clandestine qui, en popularité, ne le cédait point aux œuvres les plus répandues par l’imprimerie. Plus d’une pièce connue de tous n’a jamais été imprimée, en Russie du moins ; car, à l’étranger, des recueils de ces morceaux prohibés ont eu plusieurs éditions. Certains collèges ou séminaires ont encore leurs journaux manuscrits, et, en arrivant au gymnase ou à l’Université, jeunes gens et jeunes filles ont la plupart pour premier soin d’apprendre et de copier des pièces interdites.

À défaut de la copie manuscrite ou hectographiée, il reste la parole, qui ne laisse pas de trace, et la mémoire, où se gravent impunément propos séditieux et chants révolutionnaires sans que la censure ou la police y aient rien à voir. C’est ce qui se fait tous les jours ; plus d’un Russe m’a raconté avoir appris par cœur des vers ou des contes prohibés dont, par défiance de la police, il n’osait garder copie. Tout cela peut paraître assez innocent et puéril, mais ces curiosités d’écolier, qu’on est tenté de prendre pour des espiègleries enfantines, ont un grand inconvénient : elles dressent les jeunes gens à la dissimulation, aux mystérieux conciliabules ; elles leur donnent le goût des affilialions clandestines.

Si l’on nous demandait ce qui partout profite le plus du manque de liberté de la presse, nous répondrions que ce sont les sociétés secrètes. On pourrait dire a priori que, dans tout État, il y a d’autant moins de sociétés occultes que la parole est plus libre. La propagande souterraine hérite de tout ce qu’on enlève à la presse publique. C’est là un phénomène facile à constater dans la Russie actuelle, comme dans l’Italie d’avant 1860. Je demandais à un Russe, il y a déjà une quinzaine d’années, si, de son temps, il y avait à l’Université des sociétés secrètes. « Non pas précisément, me répondit-il, nous nous réunissions seulement par petits groupes pour lire en cachette des livres prohibés et réciter des chansons interdites. » Ainsi a commencé plus d’une association révolutionnaire : de tels conciliabules en portent le germe. On se prête des livres défendus, on les copie à l’insu de ses maîtres, on se cotise pour en acheter, et peu à peu on est lié par un secret commun et compromettant. La crainte des espions ou des délateurs fait qu’on se jure le silence, et, plus la police est ombrageuse, plus on se sent solidaire. Avec de telles habitudes, les amitiés de jeunes gens deviennent aisément de la complicité ; ce sont des chaînes souvent difficiles à briser. Là même où, à proprement parler, il n’y a pas de sociétés secrètes, il y en a tous les éléments. C’est ainsi, à l’abri même des lois contre la liberté de la pensée, que se développe chez les jeunes gens l’esprit révolutionnaire sous sa forme la plus pernicieuse. Et, en Russie, le mal n’est pas nouveau : il remonte jusqu’à Nicolas ou, mieux, jusqu’à Alexandre Ier puisqu’à la mort de ce prince les sociétés secrètes du Nord et du Sud se croyaient assez fortes pour tenter une révolution. À la clandestinité, le meilleur remède est la libre publicité.

On dit souvent que les mauvaises doctrines se propagent par la presse, cela est vrai ; mais de tous les moyens de propagande révolutionnaire, c’est peut-être encore le moins redoutable, car c’est le plus facile à surveiller et à combattre à armes égales. La propagande orale et cachée, telle qu’elle est en usage en Russie, cette propagande mystérieuse et insaisissable, dont les progrès ne peuvent être suivis ni la marche arrêtée, mine sourdement des institutions qui semblent respectées de tous, et exerce des ravages d’autant plus profonds qu’elle prête plus aux illusions et aux surprises. C’est une chose singulière que le pays de l’Europe où la presse semble le plus redoutée, est un État où les journaux ne peuvent trouver accès qu’auprès du petit nombre, l’immense majorité restant illettrée.

Dans sa lutte avec les doctrines subversives, tout gouvernement devrait faire le vœu du héros homérique, qui, pour lutter avec les dieux, ne leur demandait que de se laisser voir. Aucun n’aurait eu plus d’intérêt que le gouvernement russe à combattre ses ennemis à visage découvert, car le premier effet de la lumière eût été de montrer à tous le petit nombre des troupes ténébreuses qui, grâce à l’obscurité dont elles s’enveloppaient, le tenaient en échec.

L’exemple de la Russie prouve que de nos jours la liberté de la presse n’est pas seule responsable des progrès de l’esprit révolutionnaire. Certes, cette liberté n’est pas une panacée ; elle ne cicatrise pas toutes les plaies qu’elle aime à sonder, elle envenime parfois le mal qu’elle prétend guérir. Plus qu’aucune autre elle a ses défauls et ses inconvénients ; mais, en dehors des considérations politiques, elle a pour l’État des avantages que rien ne remplace. Avec elle, l’esprit révolutionnaire n’aurait peut-être pas fait moins de victimes ; à coup sûr il n’aurait été ni plus redoutable, ni plus contagieux, et le gouvernement et la nation auraient été plus éclairés sur leurs propres besoins et leurs propres forces. Avec le droit de discussion et le droit de critique, le pouvoir eût été mieux informé ; l’administration, la justice, l’instruction publique, les finances, l’armée même, y eussent plus gagné que la révolution. Si les pays où la presse est affranchie de toute gêne nous dégoûtent parfois d’une liberté, qui semble inséparable de la licence, le spectacle offert par les États où elle est trop incomplète est bien fait pour nous réconcilier avec la liberté de la presse.

Deux raisons font qu’à nos yeux l’émancipation de la pensée aurait, en Russie, plus d’utilité et moins d’inconvénients que dans la plupart des autres États. La première, c’est qu’il n’y a pas de question dynastique, pas de lutte sur la forme même du gouvernement ; c’est que, l’immense majorité de la nation étant, dans toutes les classes, d’accord sur le principe de l’autorité, il ne peut y avoir, en dehors des extrémités du parti révolutionnaire, d’opposition systématique et purement négative. La seconde raison, c’est que, sous le régime autocratique, la presse est le seul moyen qu’ait le pays d’influer sur son gouvernement, et presque le seul moyen qu’ait le pouvoir de connaître les vœux et les besoins de la nation. Plus puissant est le gouvernement, et moins il doit redouter les indiscrétions, les témérités, les attaques même de la presse ; car il reste jours maître de ne lui point prêter l’oreille et de lui clore la bouche. Sous le régime autocralique, en effet, des lois ne suffisent pas pour assurer les droits de la pensée ; dans cette sphère, comme dans toute autre, le pouvoir souverain ne saurait être lié par ses propres oukazes. Les franchises dont il gratifierait la presse seraient pour lui d’autant moins à craindre que, de quelques garanties légales dont on la décore, cette liberté ne serait jamais qu’une liberté de tolérance.



  1. Écrivain mort peu de temps avant la révolution de 1848.
  2. Si mon interlocuteur eût connu les écrivains de la nouvelle génération, MM. Bourget, Brunetière, de Vogué, par exemple, il n’eût pas tenu ce langage.
  3. Depuis quelques années il semble y avoir, parmi le public comme parmi les écrivains, une réaction contre la littérature à tendances ; mais, tant que les conditions politiques de la Russie ne changeront point, ce goût ne saurait entièrement disparaître.
  4. Voyez, dans le volume intitulé la Révolution et le Libéralisme (Hachette, 1890), notre étude sur M. Taine et les principes de la révolution.
  5. Rien de plus instructif, à cet égard, que l’histoire du Béreg, feuille fondée, en 1880, sur l’initiative d’Alexandre II. Son directeur, M. Tsitovitch, professeur à Odessa, s’était signalé, en 1879, par une ou deux brochures que le général Totleben avait portées à Livadia. « Voilà un homme de courage », avait dit l’empereur, de M. Tsitovitch. Il se l’était fait présenter et lui avait fait remettre des fonds pour la création d’un journal, destiné à combattre le radicalisme. Malgré le talent de sa rédaction, cette feuille, dont le directeur avait été mis à l’index par ses confrères, n’a pu, faute d’abonnés et de lecteurs, vivre plus d’un an. C’est en vain que, pour lui donner quelque popularité, l’administration l’avait un jour frappée d’un avertissement. En fait, aucun journal gouvernemental n’a jusqu’ici pu réussir ; il n’existe d’autres journaux conservateurs que ceux qui s’inspirent des doctrines slavophiles ou ultra-nationales, et ceux-là font parfois de l’opposition à leur manière.
  6. C’est pour cela que Nicolas avait élevé démesurément le prix des passe-ports à l’étranger, et qu’il les refusait au plus grand nombre de ses sujets. J’ai connu un sujet russe des provinces occidentales qui, durant quinze ans, avait vainement sollicité l’autorisation d’aller aux eaux de Bohême. « Nous avons des sources thermales dans l’empire, au Caucase par exemple, lui ré-pondait-on. Vous voulez prendre les eaux ; allez au Caucase. »
  7. Les revues ou journaux de l’émigration russe, tous plus ou moins révolutionnaires et d’ordinaire nettement socialistes, ont été nombreux dans les dernières années. La plupart n’ont eu qu’une existence intermittente, comme le Vpered (En Avant), revue doctrinaire, relativement modérée, dirigée par le colonel Lavrof. À côté des feuilles les plus extrêmes, telles que le Nabat ou Tocsin de Tkatchef, mort en 1885, le Rabotnik ou Travailleur, l’Obchtchina (Commune), avait pris place, en 1881, un organe constitutionnel et fédéraliste, le Volnoé Slovo (la Parole libre), que ses confrères, plus violents, ont eu la singulière idée de dénoncer comme une fondation du général Ignatief et du gouvernement impérial. En 1883 a commencé à paraître à Genève le Messager de la Volonté du peuple (Vésinik narodnoï volii), organe des terroristes. À cette liste on peut ajouter l’Obchichée Délo (la Cause générale), la Hromada ou Commune, revue ukrainophile, rédigée en petit-russien par M. Dragomanof, et diverses feuilles en polonais.
  8. Terre et Liberté était déjà le titre ou la devise d’une association révolutionnaire, formée vers 1860 et 1862 pour exciter le peuple des campagnes à la révolte et obtenir aux anciens serfs la possession gratuite de la terre.
  9. Voyez ci-dessous, livre VI, chap. ii.
  10. A Varsovie, par exemple, les appareils typographiques et le matériel révolutionnaire de la société le Prolétariat étaient chez un magistrat russe, le juge de paix Bardovsky, pendu en janvier 1886.