L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 5/Chapitre 2


CHAPITRE II


Des livres et des journaux soumis à la censure préalable. — La censure étrangère. — Le caviar des censeurs. — Mésaventure personnelle. — Sévérités contre les langues indigènes autres que le russe. — La presse provinciale. Sa dépendance. — Un procès de presse en province. — Comment cet esclavage de la presse locale est une des raisons de l’inefficacité des réformes. — Manque d’informations du gouvernement et du public. — Conséquences du monopole constitué au profit de la presse des capitales.


Lors de mon premier voyage en Turquie, il y a déjà une vingtaine d’années, je fus étonné, en débarquant au pied de Péra, de voir un employé de la douane me prier de lui soumettre mes livres. Ce douanier de la pensée était un jeune nègre qui bredouillait et emmêlait quelques mots de français, d’italien et d’anglais. Les choses se passent à peu près de même à la frontière russe, avec cette différence que le bakchich y règne moins effrontément, et que l’examen des livres ne s’y fait point par des noirs ignorants.

Les livres étrangers, ne pouvant être poursuivis dans la personne de leurs auteurs ou éditeurs, ne jouissent pas de l’exemption de la censure préventive. Comme sous Nicolas, il y a pour eux une censure spéciale (inostrannaïa tsentsoura). De cette censure étrangère relèvent les livres ou journaux qui se présentent aux portes de l’empire. La besogne ne lui fait pas défaut, car les Russes, grands amateurs des langues de l’Occident, le sont aussi beaucoup de ses littératures. Vers le milieu du règne de Nicolas, la librairie russe importait annuellement trois cent cinquante mille volumes étrangers, français surtout[1] ; la plupart, il est vrai, appartenaient au genre frivole, si ce n’est licencieux, le genre qui trouvait le plus aisément grâce devant le rigorisme des censeurs. Tout en demeurant considérable, le chiffre de ces importations a peut-être plutôt diminué qu’augmenté, cela grâce au développement de la littérature et de la presse nationales.

La censure étrangère n’en a pas moins chaque année des milliers d’ouvrages à examiner. Elle peut les interdire ou les admettre : elle peut aussi n’en autoriser l’entrée qu’avec des coupures. Une feuille spéciale indiquait naguère au public les ouvrages admis ou prohibés. Sous Alexandre II, la censure étrangère s’est généralement montrée large et coulante, bien qu’elle eût parfois les plus singuliers scrupules. Les ouvrages les plus radicaux en philosophie et en économie, si ce n’est en politique, les plus célèbres traités de socialisme notamment, ont pu pénétrer dans l’empire et y être traduits[2]. À l’inverse de l’index romain, l’autorité russe s’est toujours montrée beaucoup moins sévère pour les doctrines et les théories que pour la critique des faits et des personnes. C’est là un des caractères de la censure russe, et par ce penchant elle a malgré elle favorisé ingénument la diffusion des théories radicales, dont elle devait préserver l’empire. Dans ce domaine comme ailleurs, les dernières années ont amené une recrudescence de sévérité, sans que pourtant la Russie ait de nouveau été soumise au blocus intellectuel du règne de Nicolas.

L’essor pris par la presse indigène a naturellement diminué la circulation et l’influence des journaux du dehors. Aussi n’a-t-on pas craint d’accorder à la plupart de ces derniers le libre accès du territoire. Environ trois cents journaux étrangers, dont les deux tiers, il est vrai, n’ont rien de politique, sont admis en franchise. Les juge-t-on pernicieux ou systématiquement hostiles, on leur ferme les portes de l’empire, comme, durant la dernière guerre d’Orient, au Journal des Débats.

Les revues étrangères, dont quelques-unes, telles que la Revue des Deux Mondes ou la Deutsche Rundschau, gardent un grand nombre de lecteurs, payent parfois tribut aux susceptibilités de la censure. Les passages suspects ne sont pas toujours coupés avec des ciseaux, comme naguère à Rome sous la souveraineté pontificale ; on se sert à SaintPétersbourg d’un procédé plus perfectionné. Les phrases malsonnantes sont biffées à l’aide d’encre d’imprimerie. Les livraisons ou les volumes ainsi traités présentent de larges taches noires qui parfois couvrent des pages entières. C’est ce qu’en argot du métier on appelle être passé au caviar. J’ai pu voir moi-même, dans la Revue des Deux Mondes, plusieurs de mes études sur la Russie maculées de cette façon. Malgré la modération habituelle de mes appréciations, je ne sais s’il est aucun de ces articles qui ait échappé au caviar des censeurs. En laissant tout passer, ils craindraient d’avoir l’air négligent, et, ne fût-ce que pour attester leur vigilance, ils se croient obligés de noircir çà et là les pages qui leur tombent sous la main. Quelquefois cette opération est exécutée avec si peu de soin que les lignes condamnées se laissent aisément déchiffrer à travers l’espèce de tulle noir dont les recouvre l’encre des censeurs. « Que nous importe ? répondait à ce propos un de ces derniers, l’essentiel pour nous, c’est de donner signe de vie. »

La censure étrangère ne se contente pas toujours, il est vrai, de passer au caviar les revues ou les brochures assujetties à sa revision ; parfois elle coupe des chapitres ou des articles entiers. C’est ce que je sais encore par expérience personnelle ; cela m’est arrivé, une fois entre autres, en 1880, dans des circonstances piquantes. J’étais à Pétersbourg, j’avais rencontré plusieurs ministres et hauts dignitaires qui m’avaient accueilli avec beaucoup d’affabilité et s’étaient librement entretenus avec moi d’un de mes articles de la Revue des Deux Mondes, arrivé durant mon séjour. Aussi fus-je naïvement surpris en apprenant que, après avoir fait retenir la Revue un jour ou deux, mon article avait été entièrement coupé. Je m’attendais bien au caviar, mais non aux ciseaux. J’en exprimai mon étonnement à un personnage officiel : « La chose est simple, me dit-il ; votre article était écrit avec tant de mesure que la censure ne pouvait s’en prendre à aucune page ; et cependant elle ne pouvait tout laisser passer, aussi a-t-elle été obligée de tout supprimer. » Le contraste entre l’accueil fait à l’ouvrage et celui fait à l’auteur est depuis lors resté pour moi comme un indice de l’état moral de la Russie officielle.

J’aurais, du reste, eu mauvaise grâce à garder rancune aux censeurs. Je m’aperçus, au bout de quelques jours, que l’article condamné n’en était pas moins lu. Je le rencontrai sur le bureau des fonctionnaires et dans le salon des femmes du monde. L’interdiction de la censure semblait n’avoir été qu’une réclame, et la suppression n’avoir en vue que de vulgaires provinciaux. La censure, en effet, a ses complaisances ; avec elle, comme avec toutes les institutions russes, il est des accommodements. Les décrets de cet index laïque ne touchent pas tout le monde ; il y a exception pour tous les gens bien en cour, pour les hauts fonctionnaires, pour les membres des académies, voire pour les directeurs de journaux, auxquels la loi, en cela fort libérale, a voulu tout laisser lire. Les amis et les connaissances de ces privilégiés ne manquent pas naturellement de profiter de leurs immunités. « Livres, journaux ou revues, me confiait un banquier juif, je reçois tout sans passer par la censure, sous le couvert d’un membre du Conseil de l’Empire. Il y en a dix pour un prêts à me rendre ce petit service. » Quand un ouvrage est rangé au nombre des librorum prohibitorum, les personnes tentées de le lire en font la demande à l’administration ; pour peu qu’elles aient de crédit, leur curiosité est satisfaite. Fonctionnaires, savants, écrivains n’ont qu’à indiquer chaque année à l’autorité les livres ou journaux qu’ils désirent recevoir. Il est vrai que l’administration reste toujours maîtresse de couper court à ces faveurs.

La censure étrangère et la censure ordinaire n’agissent pas toujours d’accord. Aussi y a-t-il dans ce domaine aussi peu d’unité que dans les autres administrations. Il est parfois arrivé qu’un livre interdit dans l’original était autorisé en traduction. Tel a été par exemple le sort de Nana de M. Zola. Le roman français était arrêté par la censure pendant que la traduction paraissait en feuilletons et qu’il s’en vendait librement une édition russe peu ou point expurgée. Le fait était d’autant plus singulier qu’une des revues de Pétersbourg, le Vêsinik Evropy, dont l’auteur de Nana a été durant des années le chroniqueur parisien, avait eu la primeur du roman et en avait donné à ses lecteurs d’importants fragments avant la publication de l’original.

Ce ne sont ni les livres français ou allemands, ni les journaux d’Occident, à la portée d’un petit nombre de lecteurs, qui feront une révolution dans les États du tsar. Aussi la censure étrangère réserve-t-elle le plus souvent ses sévérités pour les langues parlées dans l’intérieur de l’empire, pour le polonais et le malo-russe surtout.

La direction de la presse, comme le gouvernement, obéit, à cet égard, à des inspirations très diverses et, au premier abord, contradictoires. Défiante ou malveillante pour les langues ou dialectes slaves autres que le russe, elle est plutôt bien disposée pour certains idiomes populaires d’origine finnoise ou letto-lithuanienne, pour l’esthonien et pour le lette particulièrement, pour les langues rustiques des nationalités plébéiennes que la politique russe se plaît à opposer aux Allemands, aux Suédois, aux Polonais. Vis-à-vis des langues ou dialectes slaves, la tactique est tout autre ; on cherche à les ravaler à l’état de patois au profit de la langue officielle[3].

On ne laissa pas imprimer de feuilles polonaises en dehors des provinces de la Vistule. À Pétersbourg même, où vivent plus de soixante mille Polonais et où la Russie n’a rien à craindre du « polonisme », le gouvernement a, jusqu’en 1882, refusé d’autoriser la fondation d’une gazette en cette langue. Cette autorisation, personne n’oserait la demander en Lithuanie. Dans le royaume de Pologne, le polonais, aujourd’hui proscrit des tribunaux et des écoles, a, sous les ciseaux de la censure russe, retrouvé une sève nouvelle. À aucune époque Varsovie n’a autant imprimé de livres ni de journaux en langue nationale ; mais journaux et livres sont pour la plupart exclusivement scientifiques ou littéraires, et la censure fait bonne garde contre les productions suspectes de la Galicie ou de la Posnanie[4].

Le malo-russe ou petit-russien, bien que le seul dialecte compris de quinze millions de sujets du tsar, est moins heureux que le polonais. Préoccupée du réveil de cet idiome populaire et des aspirations fédéralistes de quelques Ukrainophiles, l’administration pétersbourgeoise s’est efforcée d’arrêter le développement littéraire de cet harmonieux provençal russe. Une ordonnance de 1876 a soumis à l’examen de la direction supérieure de la presse toutes les publications et traductions petites-russiennes. En dehors des almanachs ou des livres d’église, bien peu d’ouvrages dans le parler du Dnieper ont depuis lors trouvé grâce auprès des censeurs. Les écrivains qui voulaient écrire dans le dialecte de l’Ukraine étaient obligés de se faire imprimer en Galicie ; je ne crois pas qu’en Russie il existe un seul journal malo-russe, tandis que l’Autriche en possède plusieurs[5].

La presse provinciale en langue nationale n’est pas beaucoup plus heureuse. La loi de 1865 a laissé toutes les provinces sous la censure préventive. Tandis que, pour l’administration et la justice, le gouvernement a étendu peu à peu à l’intérieur de l’empire des institutions essayées d’abord dans les capitales, il est resté en route pour la presse et n’a point achevé son œuvre. Le sort des journaux de province n’est point meilleur que sous Nicolas ; à quelques égards même il est pire. Sous Nicolas, quand la censure dépendait du ministère de l’Instruction publique, les censeurs de province étaient des inspecteurs de l’enseignement ou des proviseurs de collège, des hommes ne relevant pas directement de l’administration et qui, en dehors de la politique, portaient aux lettres ou à la science un intérêt professionnel. Aujourd’hui ce sont des employés du ministère de l’Intérieur, le plus souvent des commis pris dans les bureaux des gouverneurs, n’ayant ni la connaissance ni le goût des choses de l’esprit. Ces bourreaux de la pensée sont du reste autant à plaindre que leurs victimes, ayant toujours à redouter les suites d’un manque de vigilance. Entièrement à la merci de leurs supérieurs, ils n’ont d’autre règle de conduite que de satisfaire les autorités locales, d’en ménager l’amour-propre et les susceptibilités.

Si médiocres que semblent ces arbitres de la presse, heureuses sont les villes qui en possèdent ! Toutes ne che comme panslavistes ou « moscophiles ». peuvent prétendre à cette faveur. Il n’y a dans tout l’empire que huit ou neuf comités de censure, d’ordinaire accablés de besogne. Dans la plupart des chefs-lieux de gouvernement il y a bien des censeurs isolés, mais, pour chaque affaire douteuse, ils sont obligés d’en référer aux comités, qui eux-mêmes doivent souvent consulter la direction supérieure. Et, comme la rapidité des décisions n’est le propre d’aucune hiérarchie bureaucratique, les manuscrits restent des semaines et des mois avant de revenir à la rédaction du journal, perdant en route leur intérêt avec leur actualité.

Les villes qui possèdent des censeurs sont-elles au moins libres de fonder des journaux ? Nullement. Aucune feuille nouvelle ne peut s’établir sans autorisation, et, comme si la censure préventive n’était point une garantie suffisante, les autorités locales n’aiment pas à voir augmenter le nombre des journaux, ne serait-ce que pour ne pas accroître la besogne des censeurs ou ne pas faire de concurrence aux publications officielles. Aussi, à part quelques rares exceptions, comme le Kievlanine de Kief ou le Messager d’Odessa, n’y a-t-il dans les provinces que des journaux officiels ou officieux, presque également dépendants et serviles, également insignifiants. À côté des organes dociles de l’administration, on ne rencontre guère que des feuilles spéciales, journaux des zemstvos ou des universités ou des évêchés[6].

Pour cette presse, dépourvue de garantie, il ne peut être question de liberté. Sous le couvert de la censure, le tchinovnisme local en est entièrement maître ; le ton des écrivains dépend des idées ou de l’humeur des autorités de la province. Telles sont parfois les rigueurs de la censure qu’on a vu interdire à ces pauvres gazettes, non seulement la reproduction de tel ou tel article des journaux de la capitale, mais même des citations du Messager officiel. Selon une comparaison de G. Samarine, aussi vraie aujourd’hui qu’il y a vingt-cinq ans, la presse, entre les mains des censeurs, jouit de la même liberté et de la même sécurité qu’une souris entre les pattes d’un chat[7].

Rien de plus triste, rien de plus humble que la position des écrivains de province, en dehors de trois ou quatre grandes villes, « Vous ne sauriez vous imaginer, me disait un journaliste, les ennuis, ou mieux le supplice quotidien de malheureux rédacteurs, alors qu’ils sont assez naïfs ou assez novices pour prendre au sérieux leur rôle de publiciste. Il leur faut jour par jour, feuille par feuille, soumettre leurs articles à la censure locale, souvent en placards, car le censeur aime mieux lire l’imprimé que le manuscrit. Dépose-t-il sa copie longtemps à l’avance, le journal perd tout l’attrait de la nouveauté ; envoie-t-il ses épreuves à la dernière heure, il n’est pas sûr de pouvoir tirer à temps. Un journal paraît le matin ; le censeur a reçu les épreuves le soir : il les lit après dîner, souvent en sommeillant, et parfois s’endort avant de les avoir retournées à l’imprimerie. Pendant ce temps les typographes veillent, l’heure passe, le matin approche et les épreuves ne reviennent point. Le rédacteur, agité, se promène fiévreusement, épiant le retour de ses placards, dépêchant des messagers au censeur ; malheur à l’imprudent qui, las d’attendre, irrité de délais qu’il ne peut s’expliquer et craignant de ne pouvoir paraître à temps, donnerait l’ordre de tirer avant d’en avoir officiellement reçu l’autorisation ! » — Cela explique comment on a vu des journaux avec plusieurs colonnes en blanc ou même sans autre texte que des annonces[8].

Un procès a, vers la fin du règne d’Alexandre II, révélé tout ce qu’il y a de tourments ignorés dans les obscurs bureaux de la presse encore soumise à la censure. Il s’agissait d’un des principaux journaux d’une des capitales provinciales de l’empire, l’Obzor de Tiflis. Le rédacteur de cette feuille, un Géorgien, que j’ai depuis rencontré, M. Nikoladzé, était accusé d’avoir, à force d’importunité, arraché le consentement du censeur local[9]. Il s’agissait tout simplement d’un feuilleton pour lequel la gazette en question ne s’attendait pas à tant de difficultés. Rien de plus curieux en ce genre que la déposition du censeur trop débonnaire, c’est un piquant tableau des mœurs bureaucratiques. Aussi demandons-nous la permission de la traduire en l’abrégeant un peu.

« On m’avait apporté le soir, dit l’inspecteur de la pensée russe, les épreuves d’un feuilleton intitulé Entretiens du dimanche. Après les avoir lues, je les renvoyai à la typographie avec défense de tirer ; cela fait, je me couchai. Il était environ deux heures du matin. Une heure plus tard, je fus réveillé par un coup de sonnette. Je sors sur le balcon, je demande qui est là. C’était le rédacteur de l’Obzor, M. Nikoladzé. « Je viens vous demander, me dit-il, pour quelle raison vous interdisez notre feuilleton. — Apparemment j’ai mes raisons, répondis-je, mais ce n’est pas le moment de vous les donner ; adressez-vous au comité de censure. » M. Nikoladzé insistant pour connaître immédiatement les motifs de l’interdiction, notre discussion se prolongea un quart d’heure, moi sur le balcon, lui dans la rue. À la fin je lui déclarai que je ne le recevrais point et rentrai dans ma chambre. « Je saurai bien vous faire ouvrir ! me cria-t-il d’en bas, et il se mit à frapper, à faire du vacarme. Dans le voisinage habitent plusieurs personnages, messieurs un tel et un tel ; le bruit les éveilla. Aux fenêtres, aux balcons se montrait du monde, on croyait que j’étais attaqué par des bandits. Craignant un scandale public, je fus obligé de sortir de nouveau sur mon balcon ; je déclarai à M. Nikoladzé que son irritation ne me permettait pas de le recevoir. « Ne vous inquiétez pas, je serai tranquille », répliqua-t-il. Je lui ouvris alors moi-même, parce que ma bonne dormait. Quand il fut entré, H. Nikoladzé me demanda un verre d’eau pour se calmer, et nous nous mîmes à lire le feuilleton ensemble. Il disputa tellement, il fut si obstiné, il me fit une telle violence, que je finis par admettre son feuilleton, avec quelques changements, il est vrai, bien que je crusse préférable de l’interdire. En autorisant l’impression, je n’ai fait, je l’assure, que céder à la contrainte. »

Le pauvre diable de censeur, effrayé de sa responsabilité, faisait ainsi de son mieux pour excuser sa lassitude et se disculper de son indulgence. L’accusé, le tenace rédacteur, se défendit avec beaucoup d’habileté. Faisant profession de son respect pour les lois de la presse, il se plaignit seulement de l’arbitraire personnel des censeurs, des caprices de leur mauvaise humeur, avec laquelle il faut compter pour chaque numéro. « Et songez, disait-il, qu’il nous faut obtenir ainsi trois cent soixante-cinq décisions par an, trois cent soixante-cinq autorisations, pour la plupart attrapées au vol ! » L’accusé se changeait en accusateur. À l’honneur de ses juges il fut absous ; et, ce qui caractérise le singulier mélange de liberté et d’arbitraire si fréquent en Russie, toute cette histoire et ces débats ont, avec l’autorisation des censeurs, été longuement racontés dans le journal incriminé, d’où ils ont passé dans les feuilles de Pétersbourg pour faire le tour de l’empire.

On aurait tort de croire cependant que la censure se tint pour battue, ou que son indulgence d’un jour la désarmât pour l’avenir. Quelques semaines à peine après cette victoire, l’Obzor de Tiflis annonçait que des raisons « indépendantes de la volonté de ses rédacteurs » le contraignaient à suspendre indéfiniment sa publication[10]. De telles confessions ne sont pas rares, et chacun les comprend. L’opiniâtre Géorgien avait fini par renoncer à la lutte ; ainsi font, au bout de peu de temps, tous les journaux qui ont la témérité de vouloir concilier leur indépendance avec la censure. Le cas est rare, il est vrai ; la plupart des Courriers ou des Messagers de province n’ont ni l’énergie ni l’ingénuité d’entreprendre une telle lutte ; ils se résignent à leur sort, se contentant de reproduire les circulaires officielles, de réimprimer de vieilles histoires inoffensives, de mentionner officieusement les dîners et réceptions des autorités locales. S’ils tiennent à donner des nouvelles à leurs lecteurs, ils les instruisent de ce qui se passe en Allemagne, en Angleterre, en France, en Amérique, en Chine, parfois même à Pétersbourg, à Moscou, au Turkestan, en Sibérie ; mais, quant à ce qui intéresse spécialement la province, ils n’ont garde d’y toucher.

Cet esclavage de la presse de province est un des principaux obstacles à l’efficacité pratique des réformes, à tout contrôle du gouvernement ou de l’opinion. C’est une des choses qui enlèvent au nouveau self-government administratif, aux zemstvos et aux municipalités une bonne part de leur utilité. C’est enfin là une des raisons pour lesquelles les Russes de la capitale, les hauts fonctionnaires et le gouvernement lui-même sont souvent si mal informés de ce qui se passe dans l’intérieur de l’empire. Comment les maux de la population, les abus de l’administration, les illégalités des autorités locales seraient-ils portés à la connaissance des autorités supérieures par une presse qui n’a guère plus d’indépendance que les télégrammes ou les rapports des gouverneurs ? En Russie, la province est muette, les faibles organes qui s’essayent à parler en son nom n’ont rien de libre ni de spontané : leur langage, tout automatique, n’apprend rien à personne. Ce qui fait la véritable utilité d’une presse de province, la publication des nouvelles locales, est ce qui, dans la presse russe, est le plus entravé par la défiante susceptibilité des autorités. Le peu d’échos de la vie provinciale qui parviennent jusqu’aux oreilles du public ou du pouvoir, y arrivent par les correspondances des feuilles de Pétersbourg ou de Moscou, lesquelles ne peuvent avoir de correspondant partout. Pour les écrivains soumis à la censure, il y a du reste d’étranges contradictions. La loi permet à la presse de signaler les abus de l’administration, mais elle défend de désigner les personnes et les lieux. Or les instructions de la censure enjoignent de n’admettre de telles plaintes que sur l’indication précise des lieux et des hommes.

Dans un État où les distances opposent tant d’obstacIes à tous les efforts du pouvoir, rien de plus regrettable que cette ignorance du pays par ceux qui le gouvernent. En réalité, on peut dire qu’à Pétersbourg, aux bureaux mêmes des ministres, on ne sait souvent comment fonctionnent les réformes et les nouvelles institutions dans l’intérieur du pays. On a beau multiplier les rapports administratifs, créer des commissions spéciales et des enquêtes de toute sorte, rien ne saurait suppléer à la presse locale et à la voix des habitants. D’un autre côté, l’abaissement de la presse de province tend à donner aux organes des capitales une autorité qu’un jour le gouvernement pourrait trouver excessive. Par crainte de rendre la surveillance administrative plus difficile, c’est une sorte de monopole intellectuel que le pouvoir a constitué au profit des feuilles pétersbourgeoises, comme s’il eût pris soin d’accroître, en la concentrant en quelques mains, la puissance de la presse. On sait que partout, en effet, les journaux ont individuellement d’autant moins d’influence qu’ils sont plus nombreux, et se font contrepoids les uns aux autres. Le privilège pratiquement concédé aux journaux des capitales les fait régner en maîtres dans toute l’étendue de l’empire ; il abandonne aux mains de quelques publicistes de Pétersbourg et de Moscou la direction de l’esprit russe. Par là, ce système restrictif, issu de la défiance contre la presse, tend à en accroître démesurément l’ascendant.

Ces vérités crèvent les yeux de quiconque n’est pas aveugle. Aussi les cercles gouvernementaux semblaient-ils naguère admettre l’urgence d’une refonte des règlements sur la presse provinciale ; mais, comme bien d’autres réformes, déjà mises à l’étude, celle-ci se fait toujours attendre. À vrai dire, du reste, les journaux de province n’eussent peut-être pas beaucoup gagné, durant les dernières années, à être, comme leurs confrères de Pélersbourg, affranchis de la censure préventive, tant les capricieuses rigueurs de l’administration ont rendu cette exemption illusoire ou périlleuse. À certaines heures, là où elle ne rencontrait pas une administration trop malveillante, cette presse captive a pu avoir autant de liberté, sous le joug de la censure, que les feuilles des capitales, paralysées par la crainte d’une suspension ou par des communications officieuses. Toujours est-il qu’en dépit des liens qui l’enchaînent, la presse provinciale a, dans quelques grandes villes du moins, notablement grandi au milieu même de la crise nihiliste[11].



  1. Chiffre donné pour 1836 par Schnitzler, Statistique de la Russie.
  2. On peut citer, par exemple, le Capital de Karl Marx. Par contre, les ouvrages de plusieurs des savants ou des philosophes les plus en renom en Occident, tels que H. Spencer, Darwin, Hœckel, Strauss, E. Renan, etc., se sont vu fermer les portes de l’empire ou n’ont été admis qu’avec des mutilations considérables. Il en a été de même de poètes ou de romanciers, comme H. Heine et Flaubert.
  3. D’après un compte rendu public, en janvier 1884, par le Messager officiel, il s’imprimait dans l’empire, en dehors de la Finlande, 45 journaux ou recueils périodiques en allemand ; une douzaine en lette, une dizaine en esthonien, 2 en finnois, 4 en hébreu ou en jargon juif ; 10 en arménien, 3 en géorgien et 4 en tatare.
  4. En 1886 on comptait dans « le royaume » environ 80 journaux ou périodiques polonais, la plupart imprimés à Varsovie.
  5. Voyez t. I, livre II, chap. iv. Il est enjoint aux censeurs de surveiller, dans les écrits malo-russes, non seulement les idées, mais l’orthographe. On doit exiger qu’au lieu d’être conforme à la prononciation, cette dernière soit conforme à l’orthographe russe ordinaire ou à l’ancienne orthographe de la Petite-Russie. Le gouvernement d’Alexandre III s’est un peu relâché de ces rigueurs ; il a autorisé la publication de dictionnaires petits-russiens et de paroles de musique en cette langue, en même temps qu’il permettait rentrée de l’empire à quelques-uns des journaux ruthènes de Galicie, naguère poursuivis en Autriche comme panslavistes ou « moscophiles ».
  6. La plus grande partie des journaux de province appartiennent à l’administration. Ces Gazettes de gouvernement, Goubernskiia Védomosti, sont d’habitude rédigées par un fonctionnaire ou un employé du gouverneur. En certaines provinces, à Kazan par exemple, au début du règne d’Alexandre III, on a vu des gouverneurs n’épargner aucun effort pour substituer parmi leurs administrés ces obéissantes gazettes provinciales aux journaux de Pétersbourg.
  7. Lettre inédite de G. Samarine (22 aout 1862).
  8. Une ordonnance de la censure interdit aujourd’hui de laisser des blancs dans le corps du journal ; il ne doit rester aucune trace visible de l’œuvre des censeurs. Les annonces sont aussi astreintes à la censure préalable ; mais, pour elles, c’est le commissaire de police qui tient lieu de censeur ; et comme ce fonctionnaire est très occupé et souvent absent de son bureau, il y a là, pour les journaux de province, une autre source de difficultés et de retards. (Remarque de notre traducteur allemand, M. Pezold : Das Reich der Zaren und die Russen, t. II, p. 405.)
  9. Pour le compte rendu de ce procès, voy. le Golos (27 janvier 1879)
  10. La censure de Tiflis n’est pas devenue depuis lors plus accommodante ; elle a, sous Alexandre III, recouru à un procédé jusque-là inusité, puni un journal pour ce qu’elle ne lui avait pas laissé publier. En novembre 1881 elle a fait suspendre une feuille satirique, la Phalange, pour lui avoir présenté des dessins et un texte « qu’elle ne pouvait autoriser ».
  11. L’asservissement des journaux de province n’est pas la seule entrave apportée par la censure au développement intellectuel du pays. Il y a une autre censure préventive dont le maintien s’explique mieux, mais que ses procédés rendent non moins nuisible : c’est la censure du colportage et des bibliothèques publiques. Les bibliothèques, fondées par les zemstvos ou les particuliers, ne peuvent acquérir que des ouvrages admis par le comité scientifique du ministère de l’instruction publique, et les choix dudit comité sont parfois d’une singulière étroitesse. Parmi les livres retirés des bibliothèques publiques sous Alexandre III, le Vêstnik Evropy signalait, en 1884, les ouvrages de Lyell, d’Agassiz, de Stuart Mill, de H. Spencer, et même du père de l’économie politique, Adam Smith. Quant au peuple des campagnes, les seuls livres qui aient libre accès prés de lui sont des publications populaires de Moscou, pour la plupart enfantines et ignorantes, et, à ce titre sans doute, jouissant du privilège de ne relever que de la censure ordinaire.