L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 4/Chapitre 3


CHAPITRE III


Les deux magistratures. — Magistrature élective ; juges de paix. — Leur mode de nomination. — Conséquences du régime électif. — Juges de paix honoraires et juges effectifs. — Assises de paix. — De la substitution des chefs de canton ruraux aux juges de paix élus. — Ses causes et ses conséquences.


Le caractère commun de toutes les réformes du règne d’Alexandre II a été, nous l’avons dit, l’abaissement des anciennes barrières élevées entre les diverses classes par le servage, par les mœurs, par la législation. C’est ainsi que le statut judiciaire a reconnu l’égalité de tous les Russes devant la justice, sans distinction de naissance, de grade ou de condition ; mais le respect des usages et coutumes du peuple des campagnes a conduit le gouvernement à s’écarter, à son égard, du grand principe qu’il proclamait. Le paysan a, tout comme le prêtre et le soldat, conservé pour un grand nombre d’affaires des juges particuliers. Trois des cinq grandes classes (sosloviia) entre lesquelles se partage officiellement la nation sont ainsi plus ou moins soustraites à la juridiction des nouveaux tribunaux, devant lesquels semblaient devoir s’effacer toutes les différences d’origine et de profession. Le noble et l’habitant des villes sont seuls à relever entièrement des tribunaux communs à toutes les classes ; ces derniers n’en gardent pas moins une compétence fort étendue. Ce sont eux qui connaissent de toutes les affaires civiles ou criminelles d’une certaine importance, c’est à eux que ressortissent toutes les contestations qui s’élèvent entre des hommes de conditions diverses. Ainsi se trouve rétablie, pour les civils et les laïques du moins, l’égalité devant la justice qui semblait indirectement violée par le maintien des tribunaux corporatifs[1].

Les lois de 1864, nos lecteurs le savent déjà, ont institué, avec une double série de tribunaux, deux magistratures isolées et indépendantes l’une de l’autre. En Russie, comme en beaucoup d’autres États, il existe des justices de paix, appelées à décider des petites affaires qui doivent se régler plutôt selon l’équité que selon le droit écrit, et des tribunaux d’un ordre plus élevé, connaissant des causes graves où sont en jeu la fortune, l’honneur, la vie des habitants ; mais en Russie, au lieu d’être superposées l’une à l’autre, ces deux justices forment deux séries parallèles absolument distinctes, possédant chacune en propre ses cours d’appel comme ses tribunaux de première instance, et différant autant par le mode de nomination des juges que par l’étendue de la juridiction. Entre ces deux sections étrangères l’une à l’autre, il n’y a qu’un lien, le sénat dirigeant, qui leur sert à toutes deux de cour de cassation et qui doit maintenir l’unité dans l’interprétation de la loi comme dans la pratique judiciaire. De cette double magistrature, la plus humble est celle que son organisation et son mode de nomination rendent pour nous la plus curieuse.

Pour la justice de paix (mirovoï soud) le réformateur a créé un corps de magistrats dont le premier modèle doit être cherché en Angleterre. La copie russe est cependant singulièrement différente de l’original britannique. En Angleterre, les juges de paix (justices of the peace) sont autant des administrateurs que des juges ; c’est à eux de voter les dépenses du comté, à eux de nommer et de contrôler la plupart des fonctionnaires locaux[2]. En Russie il en est tout autrement : les juges de paix sont strictement limités à leurs fonctions judiciaires ; le principe de la séparation des pouvoirs, emprunté à la France, a été appliqué jusqu’en des institutions imitées de la Grande-Bretagne.

L’opinion a été généralement favorable à cette rigoureuse séparation de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire, dont la confusion et les empiétements ont longtemps suscité tant d’abus. Il y a toutefois des voix dissidentes dont les critiques méritent d’être signalées. J’ai entendu des Russes, et non les moins cultivés, préférer hautement le système anglais qui est demeuré en vigueur aux États-Unis. « Ce principe de la séparation des pouvoirs, qui vous est si cher en France, me disaient-ils, n’a rien d’absolu, sans quoi ce prétendu axiome n’est qu’un préjugé théorique. La distinction de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire, bonne et normale dans les villes, devient nuisible ou inefficace dans les campagnes. En dehors des grands centres, surtout dans un pays étendu et faiblement peuplé comme le nôtre, ce partage des pouvoirs et des fonctions n’est qu’un luxe déplacé et dispendieux. Installer aux villages des spécialités judiciaires et administratives, c’est comme si, au lieu d’une boutique à tout vendre, vous y réclamiez la variété et la spécialité des magasins des villes[3]. »

Les partisans du système anglais eussent voulu que la surveillance des administrations locales et le contrôle des communes fussent remis aux juges de paix dont, assurent-ils, la direction eût bien valu la tutelle de la police. Il serait oiseux de peser ici la valeur de cette opinion. Les hommes qui la professent sont, pour la plupart, suspects de penchants aristocratiques ou d’admiration surannée pour les mœurs patriarcales. À ce double titre, les adversaires de la séparation des pouvoirs ont contre eux le courant des idées modernes aussi bien que les instincts de l’esprit russe contemporain. Leurs objections auraient beau être fondées, elles sauraient difficilement prévaloir, contre les doctrines en vogue, d’autant qu’une fois qu’il tient un principe, le Russe ne le lâche pas aisément[4].

Entre les juges de paix de l’Angleterre et ceux de la Russie, il y a une seconde et grave différence qui achève de distinguer les deux institutions. En Angleterre, les justices of the peace sont nommés par le souverain, qui doit les prendre parmi les propriétaires fonciers possédant un certain revenu. En Russie, les juges de paix (mirovyé soudi) doivent bien être pris parmi les propriétaires locaux ; mais, au lieu d’être nommés par la couronne, ils sortent de l’élection, tout comme les juges de bailliage des paysans. On ne pouvait obéir plus consciencieusement au nouveau dogme de la séparation des pouvoirs, ni prendre plus de précautions pour assurer l’indépendance de la justice rurale vis-à-vis de l’administration. Comme ils doivent juger les différends d’hommes de conditions diverses, les juges de paix sont élus par l’assemblée où siègent les représentants des diverses classes sociales, par le conseil général ou zemstvo de district. L’État se contente d’exiger des candidats un double cens, un cens d’instruction, un cens de fortune, l’un devant assurer la capacité, l’autre l’indépendance du magistrat[5].

Qui aurait cru que, de tous les grands États européens, l’empire autocratique serait le premier à mettre une partie ie la magistrature au régime de l’élection ? C’est encore là un exemple de ces hardiesses, d’autres diraient de ces témérités, que s’est plus d’une fois permises le gouvernement du tsar. Pour la Russie, du reste, cette application du système électif à la justice est loin d’être une innovation. Catherine II avait déjà, dans les tribunaux de l’empire, fait une place aux délégués des divers groupes de la population ; mais avec la procédure secrète, l’élu ne pouvant être contrôlé par les électeurs, ce mode de désignation n’était le plus souvent qu’une vaine formalité. Il en est tout autrement des institutions nouvelles : en remettant aux assemblées locales le soin de désigner les juges de paix, l’empereur Alexandre II a réellement implanté en Russie le système électif, il l’a adapté aux mœurs modernes.

Quels sont les motifs qui ont déterminé le gouvernement à conférer aux représentants des localités une telle prérogative ? Le slatut judiciaire nous indique lui-même les deux principaux. Le législateur a considéré que, pour leur ofrice de conciliation, les magistrats de paix avaient pardessus tout besoin de l’estime et de la confiance publiques, et, en même temps, que ces magistrats étaient trop nombreux et l’empire trop vaste pour que le pouvoir central pût prendre sur lui de désigner ces milliers de juges locaux, sans risquer d’en abandonner le choix à l’intrigue et à la faveur[6]. Tous les gouvernements ne sont point aussi timorés, et nul ne contestera que de tels scrupules fassent honneur au pouvoir qui les confesse.

C’est une noble mais aussi une grave expérience que la création d’une juslice élective, même restreinte à une magistrature spéciale et bornée aux petites affaires civiles ou correctionnelles, car ces menues affaires sont celles qui intéressent le plus la masse du peuple. Certains esprits, en Russie comme en France, regardent la désignation des juges par les justiciables comme étant de droit naturel : à leurs yeux, une magistrature élue est le corollaire nécessaire de tout self-government[7]. Dans les écoles démocratiques, ce point de vue est presque partout aujourd’hui une sorte de lieu commun. Une bonne justice importe trop à la sécurité publique pour qu’en pareille matière on se laisse uniquement guider par des analogies ou des déductions théoriques. Or, en dépit de multiples expériences, antiques et modernes, rien n’est encore moins démontré que l’excellence d’une justice issue de l’élection.

On sait quels résultats a donnés ce système, en France, sous la première révolution. Les États-Unis d’Amérique sont le seul grand État contemporain qui l’ait appliqué sur une large échelle, bien qu’aux États-Unis même ce système ne soit pas d’une application absolu[8]. Personne n’ignore que, sur ce point, l’expérience de l’Union américaine n’est pas faite pour encourager les imitateurs. De l’élection des juges il est sorti une magistrature médiocre et suspecte, asservie et mobile, qui n’est trop souvent qu’un instrument aux mains de partis turbulents et de politicians décriés. Ces magistrats, dépourvus de toute garantie personnelle contre les fluctuations de l’opinion, n’offrent eux-mêmes que peu de garanties à la société, qui les nomme et révoque à son caprice. L’ignorance, la partialité, la vénalité même, sont trop souvent le lot de ces juges, issus de la faveur populaire ou des calculs des partis. En certains États de l’Union, la justice, qui a pour mission d’assurer le respect de la loi et de maintenir les mœurs publiques, semble s’être dégradée en agent de corruption. Les vices de ce système sont si manifestes que, en dehors des étrangers, les publicistes les plus éminents de l’Amérique ont signalé cette magistrature élective comme une des principales causes de la décadence des mœurs privées et des mœurs politiques[9].

Malgré toutes ses sympathies pour l’Union américaine, ce n’est certes pas un tel modèle qui a séduit la Russie, ni décidé son gouvernement à livrer aux hasards de l’élection la magistrature la plus nombreuse de l’empire. En adoptant ce mode de désignation, le gouvernement impérial semble s’être préoccupé de mettre les nouveaux tribunaux de paix à l’abri des vices qui, au delà de l’Atlantique, accompagnent le système électif. Le choix d’un juge n’est pas abandonné aux habitants d’un canton judiciaire, mais bien remis aux représentants d’une circonscription plus vaste, en sorte que, pour son élection, chaque magistrat ne dépend que, dans une faible mesure, des hommes qui peuvent se présenter à son tribunal. Ensuite, ce n’est ni au suffrage universel, ni au suffrage direct des justiciables que la loi russe confère le choix des juges de paix ; c’est à des assemblées composées des délégués de la propriété foncière, et ces assemblées de propriétaires, le législateur ne les a pas laissées absolument maîtresses de désigner qui bon leur plaît, il a imposé à leurs élus certaines conditions de capacité et un cens d’éligibilité. Ces restrictions n’ont pas paru suffisantes, la loi attribue au gouverneur de chaque province le droit de présenter ses observations sur les candidats proposés à l’élection ; elle soumet la liste des juges élus à la ratification du premier département du sénat. Ainsi entendue, ainsi réglementée, l’élection des magistrats, si elle perd quelques-uns de ses avantages théoriques, perd beaucoup de ses inconvénients pratiques.

En dépit de toutes ces précautions, le gouvernement n’a, selon son habitude, introduit que petit à petit la nouvelle magistrature dans l’empire, et il s’est bien gardé d’en faire bénéficier certaines provinces. Pendant plusieurs années la Russie a pu faire concurremment l’expérience des juges de paix choisis par les zemstvos et des juges de paix nommés par l’État. Dans un pays si longtemps livré au régime de la faveur et à l’arbitraire de la bureaucratie, la comparaison ne pouvait guère être défavorable aux magistrats issus de l’élection. Aussi le gouvernement a-t-il étendu la nouvelle institution à la plupart des provinces, à mesure qu’il étendait les assemblées territoriales, dont émanent les juges de paix.

Il reste cependant, en Europe même, une partie considérable de l’empire que le gouvernement n’ose pas mettre à l’épreuve d’une magistrature élective : ce sont les provinces occidentales, les anciennes provinces lithuaniennes ou polonaises. Là ce sont des motifs politiques et des considérations nationales qui ont arrêté le réformateur. En abandonnant la justice de paix aux propriétaires, le gouvernement impérial craindrait d’accroître dans ces régions l’influence de l’élément polonais, qui détient toujours une grande partie de la propriété. On ne pourrait du reste y laisser les juges de paix à la désignation des assemblées territoriales, puisque tous ces gouvernements de l’ouest attendent encore de pareilles assemblées. L’institution des juges de paix y a récemment été introduite, mais avec une modification qui en dénature le caractère. Au lieu d’être élus par les représentants du district, les juges sont nommés par le gouvernement ; au lieu d’appartenir à la population locale, ce sont, pour la plupart, des étrangers, appelés de l’intérieur de l’empire et ignorant les usages et la langue des hommes qui comparaissent à leur tribunal. Jusqu’en ces provinces déshéritées, on a voulu maintenir, dans une certaine mesure, la séparation du pouvoir administratif et du pouvoir judiciaire, en rendant les nouveaux juges indépendants des gouverneurs locaux pour ne relever que du ministre de la justice.

Dans les provinces mêmes, qu’il avait mises officiellement en possession d’une magistrature élective, le gouvernement d’Alexandre II avait, du reste, fini par restreindre singulièrement l’exercice du droit d’élection. Les lois de 1864 donnaient au sénat le droit de confirmer les choix faits par les zemstvos. Un oukaze de septembre 1879 a enjoint aux gouverneurs de province de fournir au sénat des renseignements secrets sur la moralité et sur les opinions des élus des assemblées territoriales. Ces rapports ou attestations, comme dit la loi russe, sont confidentiels, par suite ils ne peuvent être contrôlés. Le sénat ne saurait aller contre l’opinion des gouverneurs qui, en fait, sont ainsi devenus maîtres de casser à leur gré les choix du zemstvo. Plusieurs États provinciaux ont eu beau en demander la suppression, Alexandre III a jusqu’ici maintenu aux gouverneurs ce droit d’attestation. De cette façon, si réiection des juges de paix n’a pas été supprimée, leur nomination dépend aujourd’hui du bon plaisir de l’administration.

Ce qui fait l’innocuité de la magistrature élective en Russie, ce ne sont point seulement les précautions prises par le gouvernement : c’est moins le mode d’élection ou le cens d’éligibilité que la situation morale du pays, que le calme ou l’apathie de l’esprit public, en un mot que le manque de vie politique. Sous le régime autocratique, il n’y a guère à craindre que la majorité des électeurs se laisse entraîner par des considérations entièrement étrangères aux qualités personnelles des juges et à l’intérêt d’une bonne justice ; il n’y a pas à redouter que, pour une fraction de la population, les élus du plus grand nombre deviennent des agents d’oppression. Là où il n’y a point de partis politiques régulièrement enrégimentés, où les élections ne sont pas un combat d’armées ennemies, le juge, nommé par la majorité, ne saurait par cela même être suspect à la minorité. Tant que la Russie restera dépourvue de constitution, de chambres et de luttes politiques, la magistrature élue n’y saurait se dénaturer jusqu’à devenir une arme de guerre et un instrument des partis.

Dans un État où, pendant des siècles, le pouvoir central est demeuré absolu et arbitraire, où les représentants de l’autorité ont longtemps pu se permettre impunément toutes les fraudes et toutes les tyrannies, une magistrature élective peut être au contraire un agent de moralisation, pour la société comme pour le pouvoir. Ce peut être le meilleur moyen de relever la dignité de la justice et d’assurer l’indépendance avec l’intégrité du juge. Aussi, sans crainte de choquer le préjugé vulgaire et, au risque de sembler paradoxal, oserai-je confesser que, si la justice élective me paraît quelque part à sa place, c’est dans un empire absolu, dans un État bureaucratique, comme l’empire Russe.

Est-ce à dire que, grâce à ses mœurs et à la forme du pouvoir, grâce à l’infériorité même de son développement politique, la Russie ait échappé à tous les défauts d’une justice issue de l’élection ? Non certes ; si elle y a trouvé de réels et précieux avantages, elle y a également rencontré quelques inconvénients que nous ne pouvons manquer de signaler. Chez elle aussi l’indépendance du juge élu, vis-à-vis du pouvoir, s’est parfois changée en dépendance vis-à-vis des électeurs. Chez elle aussi, beaucoup d’hommes honnêtes et instruits, souvent les plus capables et les plus dignes de remplir ces fonctions de juges, les ont trouvées trop incertaines, trop dépourvues de garanties d’avenir, pour y vouloir consacrer leur temps et leurs forces. Un homme, libre de choisir, hésitera partout à briguer un mandat trop précaire pour tenir lieu de profession et en même temps trop absorbant pour permettre d’autres occupations. On a remarqué qu’un grand nombre de juges de paix n’acceptaient ces fonctions que comme un emploi provisoire, une sorte de pis aller, que plusieurs n’y voyaient qu’un marchepied pour monter à d’autres postes, que beaucoup cherchaient à s’insinuer de la magistrature élue et révocable dans la magistrature nommée par l’État et inamovible.

À ces défauts, qui dérivent du principe même de l’élection, on s’est ingénié à chercher des remèdes d’une efficacité parfois douteuse. Pour rendre les juges moins dépendants des électeurs influents et des coteries locales, on a proposé d’en confier la désignation à un corps électoral plus nombreux. Pour donner à ces fonctions plus de stabilité et mettre le magistrat à l’abri des fluctuations de l’opinion, on a parlé de prolonger la durée de son mandat. De pareilles mesures ne redresseraient les défauts actuels qu’en en introduisant de nouveaux. Enlever la nomination des juges de paix aux assemblées de district, ne serait-ce pas renoncer à l’une des garanties de la loi, à l’un des correctifs du principe de l’élection ? Prolonger la durée des fonctions du juge, la porter, par exemple, de trois ans à six ans, ou la rendre illimitée, comme l’ont proposé quelques publicistes, ne serait-ce point, sous prétexte de mettre les juges à couvert des caprices de l’opinion, laisser le public à la merci de la négligence ou de l’incapacité des juges ?

Si la Russie ne peut se soustraire à tous les inconvénients du système électif, nous devons reconnaître qu’elle en souffre bien moins que ne le feraient les grands États de l’Occident, et cela toujours pour la même raison, parce que l’opinion n’y a ni les mêmes tentations, ni les mêmes entraînements que dans les pays livrés aux agitations politiques et aux luttes de partis. Par là les fonctions électives perdent en Russie de l’instabilité qui leur est naturelle. Il ne saurait arriver que, dans des provinces entières, un déplacement de majorité condamne tous les juges en fonctions à une révocation et toute la justice de paix à une soudaine métamorphose. On se plaint parfois que les juges non réélus descendent de leur siège au moment où ils étaient en train d’acquérir la pratique de l’audience et l’expérience de leur profession. Ce n’est cependant pas là le cas général. Si, aux élections triennales, un certain nombre de juges sont mis de côté, la plupart restent en place. Les zemstvos de district, n’étant pas dominés par des passions étrangères à l’intérêt d’une bonne justice, sont d’ordinaire patients et indulgents vis-à-vis de leurs élus. Ces fonctions, si incertaines, se trouvent en réalité beaucoup moins précaires qu’elles ne le semblent, et bien des juges de paix se sont fait une profession d’un mandat essentiellement temporaire et aléatoire.

Il y a deux sortes de juges de paix : les juges effectifs (outchastokvyé mirovyé soudi) et les juges honoraires (potchetnyé mirovyé soudi). Les premiers ont à rendre la justice chacun dans sa circonscription ou canton de paix (outchastok) ; les derniers, comme leur nom l’indique, n’ont que des fonctions honorifiques ou plus exactement facultatives. Le juge de paix honoraire ne peut siéger au prétoire que sur l’invitation expresse des deux parties en cause, ou bien comme suppléant d’un juge de paix ordinaire, et, dans l’un et l’autre cas, il ne peut connaître que des affaires civiles. Ces fonctions, qui semblent si modestes, sont d’ordinaire décernées aux hommes les plus importants et les plus en vue de la contrée, aux principaux propriétaires, aux principaux fonctionnaires surtout. Les listes de ces juges de paix honoraires sont sous ce rapport curieuses à parcourir. On y rencontre tout le haut tchinovnisme civil et militaire, officiers et généraux en activité ou en retraite, lieutenants généraux ou généraux-majors, généraux d’infanterie, de cavalerie, d’artillerie, mêlés aux conseillers d’État, aux conseillers d’Élat actuel, aux conseillers privés, etc. Le nombre des juges de paix honoraires n’est pas limité, aussi est-il considérable, d’autant que ces magistrats ne touchent aucun traitement. Les zemstvos confèrent cette qualité à tout ce que le district renferme de plus distingué ou de plus influent. La plupart des hauts fonctionnaires de l’empire sont ainsi juges de paix honoraires dans les provinces auxquelles les rattachent leurs propriétés ou leur origine.

Cette institution, en apparence assez inutile, semble avoir eu pour premier objet de relever la qualité de juge de paix. Les hommes décorés de cette magistrature honorifique n’auraient d’ordinaire ni le loisir ni le goût d’exercer d’aussi modestes fonctions ; ne pouvant les leur faire remplir, on leur en a donné le titre, moins pour leur conférer une distinction personnelle, qu’afin de rehausser, grâce à leurs noms et à leur rang, le prestige et l’autorité sociale de la magistrature élective[10]. La plupart de ces personnages ne résident que peu de semaines dans les districts dont ils sont les élus ; bien peu ont jamais siégé en face des plaideurs. Si l’on a cru se procurer, par cette institution, l’utile concours de fonctions gratuites, à la manière des justices of the peace de l’Angleterre, cet espoir a été trompé.

Les juges de paix ordinaires sont en général des hommes d’une position ou d’un rang inférieur, bien qu’ils soient élus par les mêmes assemblées et dans les mêmes conditions d’éligibilité. Au lieu de posséder un grade élevé dans la hiérarchie bureaucratique, ils n’ont pour la plupart aucun tchine, ou en sont restés aux premiers échelons du tableau des rangs. D’après la loi, les juges de paix peuvent être choisis dans toutes les classes de la société ; mais, comme le législateur exige d’eux une propriété immobilière, ce sont, en dehors des villes, des propriétaires fonciers, c’est-à-dire habituellement des nobles (dvoriane). La loi, qui impose aux candidats un cens de fortune, ne tient point compte de la richesse mobilière, comme si, en faisant de la nouvelle justice locale le privilège des propriétaires, le législateur eût voulu dédommager l’ancien seigneur, le pomêchtchik, des droits dont le dépouillait l’émancipation. Grâce à ce cens territorial, on pourrait dire que la noblesse se trouve indirectement en possession de ce droit de justice, dont quelques-uns de ses membres ont réclamé pour elle le monopole.

C’est là un fait digne de remarque et qui, pour une magistrature arbitrale, commune à toutes les conditions, peut sembler gros d’inconvénients[11]. Une justice ainsi élue et recrutée dans une des classes de la nation semble devoir présenter peu de garanties d’impartialité vis-à-vis des autres classes, vis-à-vis des commerçants, vis-à-vis des paysans et des anciens serfs. Or, dans la pratique, ce défaut est peu sensible ; on se plaint plutôt du défaut opposé. Si, dans les petits districts, là surtout où les zemstvos sont peu nombreux, les juges de paix se montrent parfois trop dépendants de leurs électeurs, trop dévoués à la grande propriété, on leur fait, dans la plupart des provinces, le reproche inverse. Le juge de paix laisse-t-il voir quelques préférences, ce n’est point le plus souvent pour la classe des propriétaires, à laquelle il appartient, c’est plutôt pour les petites gens, pour les villageois, pour le moujik.

De pareilles anomalies ne sont pas très rares dans la vie russe. En aucun pays, nous l’avons dit, l’esprit de corps n’a moins de puissance, les préjugés de caste ou de naissance moins de racines[12]. À cet égard comme à bien d’autres, la noblesse russe est fort différente de toutes celles du reste de l’Europe. Le dvorianine moscovite n’a le plus souvent ni les prétentions ni les préventions du hobereau français ou du junker allemand. Beaucoup de juges de paix se plaisent à laisser voir ce que, en Russie comme en Occident, on appelle des idées avancées ; beaucoup ne redoutent point les thèses hardies dont, jusqu’aux attentais des dernières années, la témérité même faisait la vogue. Ces élus de la noblesse, ces délégués de la propriété, sont pour la plupart des libéraux épris du progrès, amis et admirateurs du peuple ; beaucoup sont démocrates et sont hautement traités par leurs adversaires, quelquefois même par leurs électeurs, de radicaux, de niveleurs, de communistes. D’où viennent de tels penchants chez des magistrats ainsi choisis et triés ? Ils viennent en partie de ce que la plupart des hommes qui, dans les premières années surtout, se sont voués à cette difficile mission, étaient d’ardents partisans des réformes, jaloux de contribuer pour leur faible part à la réalisation des rêves de leur patriotisme.

Aux tendances démocratiques de la majorité des juges de paix, il y a toutefois une autre explication, une raison plus générale et plus durable, c’est le milieu d’où sort le plus grand nombre de ces magistrats élus, leur condition sociale, leur position de fortune. La plupart ne sont pas riches, et l’on rencontre parfois chez eux cette sorte de mauvais vouloir pour la richesse, cette espèce de secrète et inconsciente envie qui, en d’autres pays, perce souvent dans les magistratures, d’ailleurs les plus conservatrices. La loi exige bien des juges de paix un cens d’éligibilité, une fortune immobilière, mais ce cens, en apparence élevé, est en réalité fort variable et inégal. La loi a beau fixer un minimum, au-dessous duquel il ne peut descendre, le peu de valeur des terres abaisse parfois le cens jusqu’à le rendre presque dérisoire. On demande au juge, à ses parents ou à sa femme la propriété de 900 à 400 désiatines de terre, selon les diverses provinces[13]. Ce serait beaucoup en France ; dans certaines régions de la Russie, dans les gouvernements du nord ou de l’est en particulier, c’est souvent peu ou presque rien[14]. À défaut de terres, la loi demande, pour les campagnes, une propriété bâtie de la valeur de 15 000 roubles. Dans les villes, la loi devient moins exigeante encore ; à Pétersbourg et à Moscou, elle se contente d’un immeuble de la valeur de 6000 roubles. Dans les autres villes, le cens s’abaisse jusqu’à 3000 roubles, soit à peine une dizaine de mille francs, et sept ou huit mille au cours du change. Le législateur n’a pas pris garde que ces terres, ces immeubles, urbains ou ruraux, pourraient être grevés d’hypothèques et ne rien rapporter à leur propriétaire nominal, en sorte que, dans la pratique, cette garantie du cens se réduit singulièrement et parfois s’évanouit tout à fait.

Dans quel dessein le réformateur avait-il imposé aux juges élus un cens de propriété ? Les considérants de la loi le disent expressément : c’est que le juge de paix doit être en contact avec des hommes de toute sorte et que, s’il se trouvait dans un état voisin du besoin, il aurait plus de peine à résister à certaines influences, ou même à certaines tentations[15]. Si tel est le but de la loi, on ne saurait dire qu’il ait été atteint. Un homme qui possède quelques centaines de désiatines, ou même un millier d’hectares de landes en friche, dans les solitudes du nord, un homme qui, à Pétersbourg, où la vie n’est pas moins chère qu’à Paris, possède une maison ou, mieux, une masure d’une valeur de 6000 roubles, c’est-à-dire un capital de 15 000, de 20 000 francs au plus, peut-il être regardé comme réellement indépendant, comme élevé par la fortune au-dessus des séditions vulgaires et des tentatives de corruption ? S’ils n’avaient d’autres garanties de la moralité du juge, les électeurs seraient à plaindre.

Le cens exigé par la loi est ainsi loin de toujours répondre aux vœux et aux calculs du législateur. L’inefficacité en est parfois manifeste. Nous ne dirons pas, pour cela, que ce ne soit qu’une formalité inutile, qu’une gênante et fâcheuse entrave à la liberté du choix des zemstvos. Certains Russes n’hésitent pas à l’affirmer, plusieurs de leurs publicistes demandent la suppression de toute condition censitaire[16]. Sans doute, lorsque la loi soumet les électeurs à un cens électoral, on peut trouver excessif de réclamer en outre des élus un cens d’éligibilité. D’un autre côté, on comprend qu’un gouvernement n’ait pas, dans le principe de la magistrature élective, une assez entière confiance pour la laisser dépouiller d’aucune de ses garanties, si vaines et illusoires qu’elles puissent paraître[17].

Pour rendre au cens d’éligibilité toute sa valeur, il faudrait le relever, et, en rehaussant, au profit de la fortune, le seuil de la magistrature élective, on risquerait de ne plus trouver personne pour y entrer. Non seulement les choix seraient trop restreints, mais les candidats feraient déraut. Les riches propriétaires, les hommes réellement indépendants par leur fortune, sont pour la plupart peu ambitieux de fonctions qui contraignent à une résidence assidue et à un travail fastidieux. S’ils acceptent d’être élus, c’est d’ordinaire en qualité de juges honoraires. La majorité des candidats au siège de juge de paix sont des gens d’une fortune modique, souvent même de petits propriétaires obérés et besogneux qui de ce mandat attendent un accroissement de leurs minces revenus. À cet égard, la nouvelle magistrature élective n’est pas sans ressemblance avec l’ancienne magistrature élue[18]. C’est une place, c’est un traitement que cherchent dans leurs fonctions le plus grand nombre des juges de paix. Quelques-uns n’abandonnent pas pour la justice toutes leurs occupations antérieures, mais continuent à gérer leurs biens, ou les biens d’autrui, voire même parfois à faire un peu de commerce. Dans les régions forestières, par exemple, il n’est pas rare de voir des juges de paix s’adonner au trafic des bois, si bien qu’aux époques de vente il est quelquefois impossible de trouver le juge.

Il semblerait naturel que l’entretien de la justice de paix incombât au trésor ; mais l’État a profité de ce qu’il laissait le choix des juges aux zemstvos pour rejeter sur eux ce fardeau. Cette considération semble même n’avoir pas été étrangère au maintien du système de l’élection. C’est là un expédient financier qui n’est pas sans inconvénient pour la justice. Les assemblées qui nomment les juges de paix en fixent les émoluments à leur gré et non toujours sans parcimonie[19]. Cette rétribution varie beaucoup selon les régions et la cherté de l’existence, elle est en général d’environ 2000 roubles, mais, dans certaines provinces, elle s’abaisse encore à 1500 roubles, tandis que, dans les capitales, elle monte à 4000 ou 5000. Les zemstvos laissent aujourd’hui à la charge du juge tous les frais de la justice ; c’est à lui de fournir le local du prétoire, de le meubler, de le chauffer, à lui de se procurer un grefSer et de le rémunérer. Ces frais réduisent d’une manière notable les émoluments du magistrat rural. Aussi beaucoup n’ont-ils d’autre salle d’audience qu’une chambre de leur maison ou une pièce de ses dépendances, voire une grange, plus ou moins décemment appropriée, parfois à peine close et couverte. De même, j’ai vu des juges qui par économie n’avaient pas de grefŒr et en faisaient eux-mêmes l’office. Les zemstvos devront tôt ou tard remédier à cet état de choses en installant à leurs frais des salles de justice de paix. Le système actuel n’est pas moins fâcheux pour le public que pour le juge, car le prétoire change de place avec le domicile du magistrat ; comme ce dernier habite parfois à l’extrémité ou même en dehors de son canton judiciaire, les inconvénients, partout inhérents en Russie à la grandeur des distances, sont ainsi accrus aux dépens des justiciables, aux dépens des paysans notamment, qui, n’ayant souvent personne dans leurs villages pour formuler leurs requêtes, sont obligés de venir eux-mêmes les présenter au juge.

Le cens d’instruction, légalement exigé des juges de paix, n’est point aujourd’hui une garantie plus efficace de leur capacité que le cens de propriété ne l’est de leur indépendance. La loi ne réclame du candidat aucunes connaissances spéciales, aucun grade ou diplôme universitaire, elle se contente d’un certificat d’études inférieur à notre baccalauréat[20]. Le législateur fonde cette tolérance sur ce que le juge de paix doit plutôt juger en équité qu’en droit ; mais ce n’est là ni la seule ni la meilleure raison de cette indulgence en apparence excessive. Pour l’instruction comme pour la fortune, l’État, s’il eût fait le difficile, eût risqué d’éloigner tous les aspirants. Il y a encore si peu de juristes en Russie, qu’on en trouve à peine assez pour les tribunaux ordinaires. Aussi ne pouvait-on se montrer bien sévère pour les premières recrues de la nouvelle magistrature : l’État ou le public pourront l’être davantage pour la seconde ou la troisième génération de juges. Si l’on ne peut élever le cens pécuniaire, on pourra certainement un jour rehausser le cens de capacité. À cet égard, la loi et les mœurs deviendront plus exigeantes avec les progrès mêmes de la culture nationale.

De toutes les professions, de toutes les classes d’hommes propres à la Russie nouvelle, il n’en est pas de plus intéressante que celle des juges de paix. Après ce que nous avons dit de leur origine et de leur instruction, on ne saurait s’étonner si ces magistrats improvisés prêtent souvent à la critique et quelquefois au ridicule. Ils ont déjà fourni plus d’un type satirique à une littérature moins curieuse de nouveautés et de tableaux de mœurs que friande d’allusions politiques et de dissertations sociales. Voici, entre autres, deux bizarres figures de juges de paix ruraux, dessinées par un avocat de province qui prétendait ne donner que des portraits d’après nature[21]. L’un, Pyrkine, violent, emporté, toujours l’injure et la menace à la bouche, est l’effroi des plaideurs et des avocats. À la moindre contradiction, il condamne les paysans interdits à des années de détention, voire même à la déportation en Sibérie, ou à d’autres peines excentriques qu’un juge de paix n’a pas le droit d’infliger. Devant l’irritation du juge et les humbles supplications du moujik, le greffier, la plume en main, reste impassible, attendant pour écrire qu’il tombe des lèvres du fougueux magistrat quelque sentence raisonnable. Le second juge, ainsi mis en scène, Tchépyrkine, propriétaire riche et vaniteux, est un homme doux et débonnaire qui a la difficile prétention de renvoyer tout le monde satisfait ; il ne peut se résigner à faire des mécontents, et met tout son amour-propre à ce que ses décisions ne soient pas attaquées en appel. Pour s’épargner cette humiliation, il va jusqu’à faire des sacrifices pécuniaires ; quand il ne parvient point à mettre les parties d’accord, il se désole et, sous prétexte de maladie, ajourne l’audience, au désespoir des plaideurs venus de loin.

Je ne déciderai point si ce sont là des caricatures ou des portraits ; ce que je puis dire, c’est que, s’il y a encore des Pyrkine ou des Tchépyrkine, ils sont rares et auront bientôt disparu. J’ai été en relation, dans diverses provinces de l’intérieur, avec plusieurs juges ruraux ; je ne leur ai rien trouvé de commun avec ces grotesques personnages. Loin de là, si j’ose en décider par mes rencontres personnelles, je dois avouer que, pour le niveau de la culture, si ce n’est pour les qualités professionnelles, cette magistrature élective m’a paru fort supérieure à celle qui chez nous porte le même nom. Si le double cens de fortune et d’instruction n’est pas assez élevé pour mettre les juges de paix à l’abri de toutes les séductions et de toutes les erreurs, le caractère et la moralité de la plupart les mettent au-dessus des tentatives de corruption, et leur esprit d’équité compense leur peu de science juridique. Parmi ces juges élus, la prévarication est un fait presque inouï. Déjà l’homme du peuple, le paysan, qui, dans les premières années, se prosternait en suppliant aux pieds du juge, apprend à compter sur son droit et à faire fond sur la justice.

Je dirai peu de chose de la compétence du juge de paix. À son prétoire sont dévolues toutes les causes civiles dont l’importance n’est pas supérieure à 500 roubles, et toutes les affaires criminelles dont le châtiment légal n’excède point une année d’emprisonnement ou 300 roubles d’amende. On est libre de s’adresser au juge de paix pour des affaires qui ne sont pas de sa compétence ; mais, dans ce cas, les parties doivent s’engager à se soumettre à sa décision. C’est ce qu’on appelle le tribunal de conscience[22]. Comme son nom l’indique, le juge de paix doit avant tout chercher à concilier les deux parties, il ne peut rendre une sentence qu’après avoir essayé d’amener un compromis. Dans ses décisions, le juge doit plutôt tenir compte de l’équité que du droit strict, et en certains cas il doit se conformer à la coutume aussi bien qu’à la loi[23].

Le premier avantage de cette justice, c’est qu’elle est dégagée des lentes et dispendieuses formalités. Tout homme qui a une plainte à porter au juge de paix s’adresse directement à lui, de vive voix ou par écrit, et le juge fixe sans retard le jour de l’audience. Rien de plus simple que ces audiences, surtout dans les campagnes. La procédure, qui est orale et publique, est parfois empreinte d’une bonhomie un peu patriarcale. On y retrouve à peine plus de formalités et de décorum que dans les tribunaux de volosL Le juge n’a ni robe ni uniforme, il siège, suivant ses goûts, en redingote ou en jaquette, seulement il porte au cou comme insigne une médaille suspendue à une chaîne dorée. Dans les audiences de paix auxquelles j’ai assisté, tout se passait néanmoins avec une grande régularité. L’interrogatoire des témoins était conduit avec soin et patience, leurs réponses, comme celles des parties, étaient au fur et à mesure résumées par écrit, puis relues aux intéressés pour être certifiées par eux. Cette manière de procéder, qui semble parfois donner un peu de lenteur aux débats, leur imprime une grande netteté et facilite singulièrement la revision des causes dont on interjette appel. Pour lire sa sentence, toujours écrite et motivée, le juge faisait lever les assistants, et, la lecture faite, les parties, qui acceptaient la décision, s’inclinaient en signe d’assentiment.

Ce qui m’a le plus frappé, dans ces modestes tribunaux comme dans toutes les assises russes, c’est la manière d’y prêter serment. Dans un des coins de la chambre qui servait de prétoire, se dressait un pupitre sur lequel étaient placés un Évangile et une Croix. D’ordinaire, le prêtre est appelé à donner à la justice l’autorité de son ministère en faisant lui-même prêter serment aux témoins. J’ai vu ainsi, dans les campagnes, le pope leur lire une longue formule liturgique que les témoins répétaient phrase par phrase, avec maint signe de croix, selon la coutume nationale. La cérémonie se terminait par le baisement de la Croix et de l’Évangile. Je fus surpris de retrouver ainsi vivante, au cœur de l’ancienne Moscovie, la vieille coutume slave, si souvent attestée par les annalistes russes, chez lesquels baiser la croix est l’équivalent habituel de jurer. Pour une grande partie du peuple, encore imbu des grossières notions du moyen âge, encore moins respectueux de la vérité que des rites extérieurs, la sainteté du serment a toujours besoin d’être relevée par un cérémonial religieux qui en fasse une sorte de sacrement, et du parjure un sacrilège[24].

On discute, on plaide même dans le prétoire du juge de paix. Les parties s’y peuvent faire représenter et défendre par des fondés de pouvoir. Parfois elles font venir de la ville des avocats de profession ; mais le plus souvent les hommes qui se chargent de suivre les affaires du ressort de la justice de paix en font leur spécialité. Ce sont d’ordinaire des gens de peu d’instruction et parfois de peu de moralité, employés en retraite ou en disgrâce, anciens greffiers ou secrétaires sans place, quelquefois même vieux soldats ou sous-officiers libérés du service, en un mot tout individu ayant de la faconde avec quelque teinture de la procédure et de la chicane. Pour accroître leurs honoraires, ces avocats sans diplôme engagent souvent les crédules paysans à pousser l’affaire jusqu’en appel, si ce n’est en cassation.

Il n’en est pas des juges de paix comme des tribunaux de volost, dont la sentence était sans appel. Les décisions de la magistrature élue ne sont définitives que pour les affaires civiles dans lesquelles le demandeur réclame une somme inférieure à 30 roubles, ou pour les condamnations qui n’excèdent pas trois jours d’arrêt et 15 roubles d’amende[25]. Dans tous les autres cas, il peut y avoir appel, non comme en d’autres pays auprès des tribunaux ordinaires, mais près de l’assemblée des juges de paix du district. Jusqu’ici nous pouvions nous demander ce que la Russie avait emprunté à la justice de paix anglaise, tant elle en avait altéré le caractère ; ici nous retrouvons un des traits essentiels du modèle britannique. Comme les justices of the peace du comté anglais ont leurs réunions trimestrielles, leurs quarter-sessions, les juges élus du district russe ont leurs sessions mensuelles, leurs assises de paix (mirovye siezdy). On en appelle du juge de paix isolé aux juges de paix rassemblés, lesquels jugent en corps d’une manière définitive ce qu’ils avaient individuellement jugé en première instance. Ce système fort simple a permis de donner à cette modeste magistrature une pleine autonomie. Avec de pareilles assises de paix, la justice issue de l’élection, se contrôlant elle-même, reste entièrement indépendante des tribunaux nommés par l’État[26].

Les assemblées de paix se tiennent chaque mois au chef-lieu de district ; elles durent d’ordinaire deux ou trois jours. La loi n’exige pas la présence de tous les juges à chaque session, mais seulement de trois d’entre eux, dont l’un est élu président. Le magistrat dont les décisions sont attaquées ne peut prendre part au règlement des affaires qui le concernent. Les assises de paix sont publiques, et devant elles peuvent recommencer les plaidoiries. Près de chacune de ces assemblées est placé un procureur, nommé par le gouvernement, lequel présente ses conclusions sur les affaires criminelles et sur certaines affaires civiles. Les assises de paix servent de cour de cassation aussi bien que de cour d’appel ; elles peuvent casser les sentences des juges pour incompétence, aussi bien que pour violation des formes prescrites. Dans ce dernier cas, elles renvoient l’affaire devant un autre juge. Quant aux décisions rendues en appel par les assises de paix, on ne peut les attaquer qu’en cassation devant le sénat, et, si la cour suprême casse la décision d’une assemblée de paix, l’affaire retourne devant l’assemblée d’un district voisin

On ne pouvait inventer une cour d’appel plus à la portée des particuliers et moins dispendieuse pour l’État. Si ingénieux qu’il fût, ce système n’était pas à l’abri de toute critique. Qu’était-ce, pouvait-on dire, que ce contrôle mutuel qui à chaque juge donnait pour juges ses collègues du voisinage ? Comment compter sur l’impartialité d’un tribunal dont les membres se trouvaient tour à tour mis en cause, passant alternativement du siège du magistrat sur le banc du prévenu ou du plaideur ? Une cour d’appel composée des juges de première instance aura toujours quelque faiblesse pour les décisions du premier juge. Ce mode d’appel semblait une des parties les plus contestables de la justice de paix ; il n’en a pas moins été presque entièrement conservé par la loi du 12 juillet 1889, qui aux juges de paix doit, dans les districts ruraux, substituer les chefs de canton.

L’institution de ces chefs de canton, zemskiié outchastkoviie natchalniki, a été, nous l’avons dit, la création la plus importante du règne d’Alexandre III[27]. On se rappelle quel en est le trait distinctif. Les chefs de canton sont des fonctionnaires investis à la fois d’attributions administratives et judiciaires. Par là, faut-il le répéter ? la réforme ou mieux la contre-réforme d’Alexandre III, s’inspire d’un tout autre esprit que les grandes réformes d’Alexandre II. Le principe de la séparation des pouvoirs administratifs et judiciaires qui domine toutes les lois d’Alexandre Il a été abandonné, au moins quant aux campagnes. Il n’est plus respecté que dans les villes.

D’après la loi de 1889, déjà appliquée dans une vingtaine de provinces, la justice de paix élective ne doit plus être conservée que dans les trois grandes villes de l’empire, Pélersbourg, Moscou, Odessa, avec leur banlieue. Cest dans ces grandes villes que la magistrature élue avait le mieux réussi, et elles doivent savoir gré au gouvernement impérial de la leur avoir conservée. Dans toutes les autres localités, il n’y aura plus d’élus à l’avenir que les juges de paix honoraires, qui sont maintenus par la réforme. Dorénavant, les circonscriplions urbaines seront séparées des campagnes. Dans les villes, le juge de paix élu cédera la place à un « juge urbain » nommé par le ministre de la justice. Ces juges urbains, de même que les chefs de canton dans les campagnes, auront à peu près la même compétence que les juges de paix anciens[28]. Des affaires pénales ou civiles dévolues par la loi de 1864 à la justice de paix, quelques-unes cependant seront tranchées par un membre du tribunal d’arrondissement délégué au district.

Dans les campagnes, les juges de paix élus sont remplacés par les chefs de canton désignés par le gouverneur. Ces chefs de canton doivent, on ne l’a pas oublié, appartenir à la noblesse locale. S’ils ne sont pas, comme certains l’eussent voulu, élus par elle, le gouverneur, pour les nommer, doit prendre l’avis du maréchal de la noblesse. Ils ont sous leur tutelle les communes villageoises ; ils désignent déjà les membres des tribunaux de volost ; on sent quelle importance ces doubles fonctions administratives et judiciaires doivent donner à ces chefs de canton. Le but de l’institution est de relever l’ascendant de la noblesse et de fortifier l’autorité en restaurant le sens de la légalité dans les campagnes. On compte, au moyen des natchalniki, amener enfin les paysans au respect des contrats souscrits par eux. Qu’on imagine de petits sous-préfets, choisis parmi les propriétaires locaux et joignant à leurs fonctions administratives celles de juges de paix. Toute la vie rurale repose sur eux, et pour l’administration, comme pour la justice, ces nobles fonctionnaires se contrôlent d’habitude les uns les autres.

À « l’assemblée de paix » doit succéder « l’assemblée cantonale », formée sur le même modèle. Comme les chefs de canton sont à la fois des administrateurs et des juges, les assemblées cantonales ont, elles aussi, un double caractère. La composition en varie selon qu’elles siègent comme conseil administratif, ou comme tribunal. L’assemblée cantonale administrative est présidée par le maréchal de la noblesse du district, et à côté des chefs de canton y trouvent place, le chef de la police (ispravnik) et le président de la commission administrative (ouprava) du zemstvo. L’assemblée cantonale judiciaire, également présidée par le maréchal de la noblesse, comprend, outre les chefs de canton qui y siègent à tour de rôle, les juges de paix honoraires, les nouveaux juges urbains et le membre du tribunal d’arrondissement délégué au district, lequel, dans cette cour d’appel, doit représenter plus spécialement la science juridique.

Les chefs de canton sont rétribués comme l’étaient, avant eux, les juges de paix ; chefs de canton et juges urbains ont un traitement de 2, 200 roubles, dont 600 roubles pour frais de chancellerie. Le membre du tribunal d’arrondissement délégué au district reçoit 3, 300 roubles. La nouvelle organisation est encore trop récente pour qu’on en puisse apprécier les effets. Selon l’habitude russe elle ne sera étendue que peu à peu à toutes les provinces de l’empire. Ainsi qu’il était à prévoir dans ces campagnes, où les hommes cultivés sont souvent en si petit nombre, la plupart des nouveaux chefs de canton ont été pris parmi les anciens juges de paix. Quelque mal que leurs adversaires aient dit de ces derniers, c’est peut-être encore ce qui pouvait arriver de plus heureux à la terre russe.



  1. Je ne parle pas ici des tribunaux de commerce, qui ont été établis dès le règne de Nicolas, à l’imitation des nôtres. Ces tribunaux ne fonctionnent pas toujours d’une manière satisfaisante. Quelques publicistes en ont demandé la suppression, avec le renvoi des affaires commerciales aux tribunaux ordinaires, sauf à placer, près des juges, des experts ou un jury civil à la manière anglaise.
  2. Voyez, par exemple, l’Administration locale en France et en Angleterre, de M. Paul Leroy-Beaulieu, p. 51-52.
  3. Des objections de ce genre se rencontrent chez des publicistes de tendances diverses, tels que le général Fadéief, M. Kochchélef, M. V. Bezobrazof. On verra ci-dessous qu’elles ont récemment fini par l’emporter, grâce à la création des « chefs de canton ruraux ».
  4. Les attaques contre la séparation absolue de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire avaient repris avec plus de vigueur sous Alexandre III. Ainsi que nous l’avions prévu dans notre deuxième édition, le gouvernement impérial a fini par s’écarter de cette règle pour les communes rurales. Aux juges de paix il est en train de substituer peu à peu, sous le nom de chefs de canton ruraux, des fonctionnaires investis à la fois de fonctions administratives et judiciaires. Comme cette substitution n’est pas encore partout effectuée et que les juges de paix doivent être maintenus au moins dans quelques grandes villes, nous avons cru devoir conserver ici la description de cette curieuse institution.
  5. Dans les villes de Saint-Pétersbourg, Moscou, Odessa, les juges de paix sont choisis par la douma ou conseil municipal. (Voyez livre III, ch. iv.)
  6. J’emprunte ces motifs aux considérants qui précèdent le dispositif de la loi.
  7. Profitant de la flexibilité de leur langue, certains Russes ont même, à cet égard, forgé un pendant au mot self-government (en russe samoupravlénié), Ce terme expressif est samosoud, qu’on ne saurait traduire littéralement en français, mais qui, en anglais, donnerait self-justice.
  8. D’une manière générale, le régime de l’investiture populaire prévaut d’autant plus qu’on s’éloigne de l’Atlantique pour aller vers l’Ouest et le Pacifique. Dans les États de l’Ouest, le système de l’élection règne exclusivement ; dans ceux de l’Atlantique, le principe électif est demeuré soumis à plus de restrictions. Il y a, du reste, aujourd’hui une tendance à revenir sur le système électif, ou du moins à en diminuer les inconvénients en allongeant la durée du mandat des juges.
  9. Parmi les Américains qui ont condamné la magistratuare élective, on peut citer les plus illustres jurisconsultes entre autres Eszra Seaman, Kent et Story.
  10. Je dois dire que ce titre de juge honoraire paraît ayoir été beaucoup prodigué et qu’il a fini par être conféré à des hommes peu dignes de le porter, à des spéculateurs véreux, par exemple, ou à des négociants en spiritueux, profession encore aujourd’hui peu estimée. C’est là un des résultats des nouvelles influences qui tendent à prévaloir dans les zemstvos.
  11. Dans les zemstvos peu nombreux, ne comptant, par exemple, qu’une trentaine de membres, il arrive que douze ou quinze propriétaires choisissent à leur gré tous les juges du district. Ces élections peuvent, dans ce cas, présenter parfois le singulier phénomène que nous avons signalé dans les élections provinciales et municipales, il peut y avoir autant et plus de candidats que d’électeurs. C’est une des raisons qu’on a fait valoir pour substituer dans les campagnes aux juges de paix élus directement par les assemblées territoriales, des chefs de canton, nommés par le gouvernement après avis des maréchaux de la noblesse. Sur cette nouvelle organisation qui n’est encore introduite que dans une partie de l’empire, voyez ci-dessous, p. 354-356.
  12. Voyez, t. I, le livre V, consacré à la noblesse.
  13. C’est le double du cens exigé des électeurs de droit aux assemblées territoriales. La désiatine, je le rappellerai, vaut 1 hectare 9 ares.
  14. Dans les riches gouvernements de la terre-noire, le minimum de 400 désiatines peut, au contraire, sembler trop élevé. Aussi quelques assemblées de district, dans le gouvernement de Tchemigof par exemple, ont-elles, en raison du renchérissement des terres, émis le vœu que le minimum du cens d’éligibilité fût, pour les juges de paix, abaissé de 400 à 300 désiatines.
  15. Éclaircissements sur l’article 19.
  16. M. Golovatchef, par exemple, Deciat léi reform., p. 333-334.
  17. La loi dispense de tout cens les juges élus à l’unanimité ; il est vrai que dans la pratique cette unanimité est singulièrement difficile à rencontrer.
  18. Voyez plus haut, même livre, chap. i.
  19. Dans les provinces où les juges de paix ne sont pas à l’élection, c’est le gouvernement qui fixe leurs émoluments, mais ceux-ci restent, croyons-nous, à la charge du budget provincial. En Lithuanie et dans les provinces du nord-ouest où les juges sont nommés par l’État, ils reçoivent un traitement plus élevé que dans l’intérieur de l’empire et prélevé sur les contributions extraordinaires, dont le gouvernement continue à frapper les propriétaires polonais depuis l’insurrection de 1863.
  20. Si faibles que soient à cet égard les exigences de l’État ; il s’est rencontré, dans l’assemblée de la noblesse de la capitale, des propriétaires pour les trouver exagérées. Voyez M. Dmitrief, Revolutsionny conservatizm, p. 112.
  21. Récit intitulé : Pyrkine et Tchépyrkine, par M. Krotkoi, dans les Otetchestvennya Zapisky mai 1876.
  22. Les affaires spécialement soumises aux tribunaux de volost sont souvent ainsi portées devant les juges de paix, du consentement des deux parties. Dans quelques provinces de l’intérieur, ces magistrats, qui sont aujourd’hui trop peu nombreux pour toujours suffire à ce surcroît de besogne, ont peine à se débarrasser de ces sortes d’affaires. On cite ce mot d’un moujik, ainsi renvoyé devant ses tribunaux corporatifs : « Oh ! ce tribunal de volost ! on n’en obtient rien, hormis un bon de vingt coups de verges ! » Allusion aux châtiments corporels, encore tolérés dans la justice villageoise.
  23. Voici un cas que la presse russe a cité, comme faisant honneur à la justice de paix (1879), et qui démontre mieux l’impartialité du magistrat que son tact juridique. Un juge avait reçu une plainte en diffamation, portée par sa servante contre sa propre femme. Il envoya une citation à l’une et à l’autre sous son propre toit, et, après un débat public, il condamna sa femme à une amende de cent roubles. Il est vrai que le fait se passait en Podolie, l’une des provinces où ces magistrats ne sont pas encore élus.
  24. Il va sans dire que les hétérodoxes, chrétiens ou non chrétiens, se passent de l’intervention du prêtre orthodoxe. Chacun prête serment conformément aux rites et formules de sa religion. C’est ainsi que, pour faire jurer les témoins israélites, on appelle un rabbin ; pour les catholiques et les protestants, un prêtre ou un pasteur de leur confession ; pour les musulmans enfin, un mollah.
  25. Il a déjà été question d’élever cette limite en matière civile jusqu’à 100 roubles, afin de diminuer le nombre des affaires qui viennent en appel
  26. On a quelquefois conseillé d’appliquer un système analogue aux tribunaux des paysans, naguère dépourvus de seconde instance, mais, outre leur ignorance et leur inaptitude à rien décider d’après des pièces écrites, les rustiques magistrats de village ont d’ordinaire trop peu de temps à consacrer à leurs fonctions pour siéger aisément dans une pareille cour d’appel.
  27. Voyez plus haut livre I, chap. iv, p. 50-52.
  28. Ainsi les chefs de canton et les juges urbains connaissent au civil des litiges dont l’importance ne dépasse pas 500 roubles, quand il s’agit de location de terres ou de travaux des champs ; pour les autres affaires, leur compétence s’arrête à 300 roubles.