L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 3/Chapitre 2


CHAPITRE II


Attributions des États provinciaux. Elles sont à la fois étendues et mal délimitées. Comment la bureaucratie en a profité pour maintenir son pouvoir. Pourquoi n’y a-t-il pas de conflits d’autorités. — Restrictions apportées aux prérogatives des zemstvos. Leur assujettissement au tchinovnisme. — Pauvreté de leurs ressources financières. — Leurs services, spécialement pour l’instruction populaire et la santé publique.


Les droits jadis reconnus aux assemblées de la noblesse n’ont pas été transférés intégralement aux nouvelles assemblées territoriales. À ne regarder que le texte de la loi, la Russie aurait reculé dans la voie des libertés locales. En réalité, il n’en est rien ; si le gouvernement n’a concédé aux États provinciaux que des attributions notablement restreintes, c’est qu’à l’époque où il a créé les zemstvos, il ne voulait point leur faire un cadeau purement nominal. Il savait qu’aujourd’hui le pouvoir ne saurait plus retenir en fait tout ce qu’il abandonne en droit, qu’il est malaisé de faire du libéralisme dans la législation en maintenant intact dans la pratique le règne de l’arbitraire. Les prérogatives des États provinciaux ont beau demeurer, sur quelques points, inférieures aux anciennes prérogatives des assemblées de la noblesse, elles n’en restent pas moins considérables. Si elles eussent été toutes maintenues et toutes respectées, la Russie serait un des pays de l’Europe où la vie provinciale aurait le plus d’activité. La compétence des zemstvos ne se borne pas à l’administration proprement dite, elle touche à la justice par la nomination des juges de paix, dont le choix est remis à ces assemblées ; elle s’étend à l’assistance publique, à l’agriculture, au commerce, à l’industrie : elle embrasse en un mot tous les intérêts moraux et matériels des provinces.

Ces multiples attributions sont communes au zemstvo de district et au zemstvo de gouvernement. D’une manière générale, le premier est chargé de tout ce qui regarde le district ou arrondissement (ouiezd), le second de tout ce qui concerne la province, la goubernie entière. L’un, par exemple, répartit les taxes entre les différents districts du gouvernement, l’autre entre les diverses communes de l’arrondissement ; l’un a le soin des routes provinciales, l’autre le soin des chemins de district. Le zemstvo de gouvernement exerce en plus une sorte de droit de contrôle sur les zemstvos inférieurs ; il peut leur donner des instructions, que ces derniers sont tenus d’exécuter. Par leurs fonctions, les assemblées de district correspondent plutôt à nos conseils généraux qu’à nos conseils d’arrondissement, bien que pour la population l’ouiezd russe soit intermédiaire entre le département et l’arrondissement français[1]. Ces assemblées territoriales forment comme deux conseils généraux superposés et issus l’un de l’autre. On aurait quelque chose d’analogue en France, si, au-dessus de nos départements, on établissait des circonscriptions plus vastes, avec un conseil régional ou provincial, composé de délégués des conseils généraux actuels.

Les zemstvos du premier et du second degré n’ont régulièrement qu’une session annuelle, dont la durée ne doit pas excéder vingt jours pour les assemblées de gouvernement, quinze jours pour les assemblées de district. Une fois l’an, l’assemblée peut en outre, avec l’autorisation du gouverneur, tenir une réunion extraordinaire[2]. Dans l’intervalle des sessions, toutes les affaires soot confiées à la commission permanente, à l’ouprava, qui, étant nommée pour trois ans, comme l’assemblée dont elle émane, s’empare d’autant plus fréquemment de la direction des affaires que l’incurie ou la faiblesse du zemstvo la rend plus indépendante. Cette ouprava a des pouvoirs plus étendus que les commissions analogues de nos conseils généraux ; elle ne se contente pas d’exécuter ou de faire exécuter les décisions de l’assemblée ; elle gère pour celle-ci, conduit les opérations financières du zemstvo, étudie toutes les affaires et prépare tous les projets qui doivent être discutés aux sessions annuelles. C’est en quelque sorte le ministère de ces petits parlements provinciaux. À l’aide de cette ouprava, que nous retrouverons dans les municipalités urbaines, la Russie a tenté d’acclimater chez elle le système d’administration collective en usage dans tant de pays de l’Europe et de l’Amérique, système que la première révolution a vainement essayé d’implanter en France, et qui, malgré ses succès dans la plupart des États où il est en vigueur, a depuis cette infructueuse expérience gardé chez nous mauvaise réputation.

Avec des assemblées électives pourvues d’aussi larges attributions, avec ce comité permanent à leurs côtés, il semble que l’autorité des fonctionnaires doive être singulièrement réduite, et la bureaucratie dépouillée de son ancienne omnipotence. Il est loin d’en être encore ainsi. La loi, et à son défaut les mœurs et les interprétations de la loi, ont conservé aux représentants de la couronne la meilleure part de leur puissance sur la vie locale. Le tchinovnisme a su retenir dans ses mains beaucoup des pouvoirs qui semblaient transférés aux assemblées élues.

Et d’abord, le législateur, en créant les assemblées territoriales, les a jetées au milieu de l’ancienne organisation administrative et de l’ancienne hiérarchie, sans modifier les fonctions et les droits des tchinovniks, qui possèdent seuls l’autorité effective et gardent seuls la responsabilité. Au lieu de chercher à faire rentrer les nouveaux États provinciaux dans le cadre général de l’administration, Alexandre II les y a introduits brusquement, comme des corps étrangers, sans lien organique avec les institutions qui les entourent[3].

En faisant appel au self-government on a laissé presque intact le vieux régime bureaucratique, sans vouloir s’avouer leur incompatibilité. Des deux forces ainsi mises en présence, il fallait que l’une se subordonnât l’autre. Au rebours des premières espérances, c’est jusqu’ici le tchinovnisme qui a tenu les assemblées électives sous sa dépendance. Dans l’indécision où étaient laissées les frontières de l’ancienne administration bureaucratique et des nouveaux États provinciaux, il était impossible que l’une des deux puissances limitrophes n’empiétât pas sur l’autre ; et naturellement c’est la plus forte qui devait se permettre le plus d’incursions sur le territoire d’autrui[4]. Si, avec des limites aussi mal définies, il n’y a pas plus souvent conflit entre le tchinovnisme et les zemstvos, cela tient à l’impuissance de ces derniers à repousser les envahissements des gouverneurs et de l’administration. Pour éviter toute lutte entre ses fonctionnaires et les assemblées électives, le gouvernement d’Alexandre II n’avait, du reste, cessé de rogner les franchises des zemstvos ; il avait eu soin de les assujettir peu à peu au représentant du pouvoir central.

Le statut de 1864, plusieurs fois remanié dans un sens restrictif, avait déjà cependant pris ses précautions contre toute velléité d’indépendance des futurs États. La loi détermine elle-même un grand nombre de mesures que les zemstvos ne peuvent mettre à exécution sans l’aveu du gouverneur. Il en est ainsi, par exemple, de tout remaniement des routes provinciales, ainsi de tout accroissement des taxes locales, c’est-à-dire des mesures qui se présentent le plus fréquemment devant ces assemblées. Pour d’autres décisions, la sanction du gouverneur ne suffit plus, il faut au zemstvo la confirmation du ministère de l’Intérieur ; ainsi en est-il, par exemple, des principaux impôts ou des gros emprunts. Les affaires importantes ne sont pas les seules soumises à de pareilles restrictions, les seules exposées à de tels retards. Toutes les décisions des États provinciaux doivent être immédiatement communiquées au gouverneur, qui, vis-à-vis de ces assemblées, possède un droit de veto suspensif. Le gouverneur doit répondre dans les huit jours ; s’il fait opposition, le zemstvo est obligé à une nouvelle délibération. Cette fois le vote de l’assemblée est définitif, mais il reste au gouverneur le droit d’en arrêter l’exécution en en référant au ministre. C’est devant le sénat, c’est-à-dire devant la plus haute autorité judiciaire de l’empire, que doivent être portés les différends entre les fonctionnaires de la couronne et les États provinciaux. On ne saurait blâmer la loi qui confie ce rôle d’arbitre à la haute cour de justice, si les cas de conflit étaient plus strictement limités, et si la plupart des affaires dévolues au zemstvo n’avaient besoin d’une prompte solution.

Comme toutes les décisions des États provinciaux peuvent être arrêtées par le veto du gouverneur, et que ces assemblées n’ont régulièrement qu’une session annuelle, l’administration est maîtresse de retarder, d’une année au moins, l’exécution de toute mesure qui n’est pas à son gré. À cet égard, rien ne limite la volonté des fonctionnaires impériaux : la loi les érige en juges des votes du zemstvo en déclarant le gouverneur libre de s’opposer à toute résolution qui lui paraît contraire aux vrais intérêts de l’empire. Il suffirait d’une formule aussi vague pour mettre les États provinciaux dans la dépendance du bon vouloir des fonctionnaires. Par une sorte d’interversion des rôles, les assemblées territoriales, qui semblaient créées pour contrôler la bureaucratie et le tchinovnisme, se trouvent ainsi placées sous la tutelle de l’administration. Les États provinciaux ne sont même pas assurés de la force que donnent aux assemblées délibérantes la publicité et l’appui de l’opinion. Les débats des zemstvos sont publics ; mais les comptes rendus des séances ne peuvent être publiés qu’avec l’approbation du gouverneur. Si la parole est libre, elle ne peut sortir de l’enceinte du zemstvo qu’en se courbant sous le joug de la censure[5].

Le gouverneur se dresse constamment entre les assemblées territoriales et le pouvoir central, comme entre elles et les populations. À l’inverse des assemblées de la noblesse, les États provinciaux sont privés du droit de pétition. S’ils sont autorisés à adresser des demandes au pouvoir en vue d’intérêts locaux, ils ne peuvent le faire que par l’intermédiaire du gouverneur. Or les vœux ainsi exprimés n’ont pas le même poids sur l’opinion que ceux de nos conseils généraux, et ils n’ont pas plus de crédit auprès des autorités centrales. On calculait en 1881 que, sur un millier de vœux émis par les États provinciaux, à peine une centaine avaient été admis à l’examen, et une vingtaine seulement pris en considération.

Les prérogatives des zemstvos, déjà si bornées dans la pratique, ont encore été légalement diminuées durant les dernières années de l’empereur Alexandre II. Le gouvernement, avant tout préoccupé de renforcer l’autorité de ses agents, a pris soin d’accroître le pouvoir des gouverneurs de province vis-à-vis des représentations locales. S’il n’a pas ostensiblement enlevé aux zemstvos le choix de certains fonctionnaires ou de certains magistrats, il a mis leurs élus dans la dépendance directe du gouverneur, qui a le droit de les suspendre comme de les confirmer, si bien que ces élections sont souvent devenues plus apparentes que réelles.

Toutes ces restrictions légales ne sont peut-être pas la principale entrave à l’activité des zemstvos. Le droit de veto est un de ceux dont gouverneur ou souverain ne saurait user et abuser sans cesse, il le garde naturellement pour les grandes occasions. Si les tchinovniks se plaisent parfois à entraver l’œuvre des zemstvos, c’est, le plus souvent, moins par une opposition formelle aux décisions de l’assemblée, que par mauvais vouloir ou négligence dans leur exécution. Les États provinciaux ne disposent, en effet, d’aucun moyen de faire exécuter les mesures qu’ils ont le droit de voter ; ils n’ont d’autres organes, d’autres agents que les agents et les organes du pouvoir central. Pour l’exécution de la plupart de leurs décisions, ils restent dans l’entière dépendance du gouverneur de la province, et ils n’ont pas sur ce dernier les moyens d’action que la politique donne à nos conseils généraux vis-à-vis de nos préfets. Ce n’est point encore là le seul embarras des zemstvos. Il est des fonctionnaires assez soucieux du bien public pour leur prêter un loyal concours ; mais, alors même qu’elles sont sincèrement secondées par les représentants de l’autorité centrale, les assemblées territoriales voient se dresser devant elles une barrière plus haute, plus difficile encore à écarter : c’est le budget, le manque de fonds.

Il y a une fâcheuse disproportion entre les obligations imposées aux zemstvos et les ressources mises à leur disposition. Leur sphère d’action, qui embrasse tous les intérêts locaux, est beaucoup plus étendue que leurs moyens financiers. La loi attribue aux États provinciaux une part des contributions foncières, mais cette contribution provinciale (zemskii sbor) est notoirement insuffisante. Le trésor a enlevé aux nouvelles assemblées territoriales une partie des taxes, abandonnées auparavant à l’administration locale. Dès leur naissance, les zemstvos semblaient ainsi condamnés à végéter dans l’indigence. En entrant en fonctions, ils ne disposaient que de ressources dérisoires. Dans beaucoup de cas, les revenus qui leur étaient affectés couvraient à peine la moitié des charges qui leur incombaient. Dans nombre de provinces, les frais d’administration s’élevaient annuellement à 80 000 ou 100 000 roubles, alors que le revenu oscillait entre 40 000 et 50 000. C’est sous les tristes auspices du déficit qu’a dû débuter le nouveau self-government.

Pour affranchir les assemblées provinciales des embarras d’une telle pénurie, il eût fallu que l’État leur pût concéder une part de ses revenus, sauf à se décharger sur elles de certaines de ses obligations. Il y a, semble-t-il, plusieurs taxes dont la perception se ferait plus économiquement et plus moralement par les zemstvos que par le trésor ; il y a même plusieurs services dont les États provinciaux s’acquitteraient mieux et à moins de frais que l’administration centrale. La pratique des dernières années permet d’en citer des exemples qui paraissent des preuves. Quelques zemstvos, entre autres ceux de Novgorod et de Saratof, ont ainsi obtenu de l’État le service des postes dans l’intérieur de la province ; ils ont, en peu detemps, réalisé sur ce chapitre de notables économies[6].

Aujourd’hui encore les ressources des zemstvos restent trop bornées pour leurs besoins. Dès leur début, les assemblées provinciales n’ont pu faire face à leurs charges qu’en créant de nouveaux impôts. Cette nécessité seule devait singulièrement ébranler la popularité des institutions nouvelles. Les zemstvos tiennent de la loi le droit de créer des taxes à leur profit ; mais, dans la pratique, ce droit est limité par les charges des contribuables d’un côté, par le veto du gouverneur de l’autre. Les États provinciaux, trouvant la propriété foncière déjà trop grevée, voulurent frapper la richesse mobilière, le commerce et l’industrie, qui en Russie étaient encore notablement moins imposés que l’agriculture. Les marchands des villes, dont les représentants sont en minorité dans les assemblées territoriales, obtinrent l’appui de l’État contre la majorité rurale des zemstvos. Un oukaze de 1867 a fixé au quart de l’impôt perçu au profit du trésor le maximum des taxes auxquelles les zemstvos peuvent assujettir les licences et patentes commerciales ou industrielles.

Les Étais provinciaux ont été obligés de retomber sur la propriété foncière, qui doit comme par le passé fournir la plus grande partie des contributions provinciales. Il y avait là naturellement de quoi refroidir le zèle des deux classes agricoles qui dominent dans ces assemblées. Le paysan, qui souvent plie déjà sous le double faix des impôts et des redevances de rachat, est peu soucieux d’y laisser ajouter un fardeau de surcroît. Comment en pourrait-il être autrement, alore que, dans nombre de contrées, le revenu normal de la terre demeure inférieur aux impôts qui pèsent sur elle ? Le propriétaire de son côté, le pomêchtchik, bien que d’ordinaire plus épargné par le fisc, se ressent souvent encore de l’émancipation qui l’a privé des bras de ses serfs ; il répugne à se laisser taxer tout seul pour des dépenses dont, en général, le paysan profite plus que lui. La classe qui aurait le moins de peine à porter des charges nouvelles est en effet la moins intéressée à fournir au zemstvo des fonds dont une bonne part est employée à l’instruction populaire ou à l’assistance publique. Marchands des villes, propriétaires individuels, paysans des communes, les trois catégories d’habitants représentés aux États provinciaux ont souvent ainsi reculé devant la crainte d’augmenter démesurément leurs contributions. De tels soucis refrènent la passion des réformes et bornent les projets d’amélioration. Dans les zemstvos des provinces les moins favorisées, l’indifférence et l’inertie sont ainsi nées de l’accablement et de l’impuissance.

Le découragement n’a toutefois pas été général. Les provinces les plus riches ou les moins affaissées sous le joug de l’impôt ont, à force de courage, su se créer des ressources. Les revenus de la plupart des zemstvos n’ont cessé de croître d’une manière rapide. Vers 1865, au début de l’institution, les recettes réunies des vingt-neuf ou trente gouvernements alors en possession d’assemblées territoriales atteignaient à peine 5 millions de roubles ; en 1868 elles montaient déjà à 14 millions 1/2, ayant presque triplé en trois ans. En 1872 le total de ces budgets provinciaux s’élevait, pour trente-deux gouvernements, à 19 millions de roubles ; en 1874 il approchait de 23 millions ; en 1876 et 1877 il dépassait 26 millions et demi. Dès 1885, malgré la guerre de Bulgarie, qui les a tous endettés, le revenu des zemstvos était porté à une quarantaine de millions de roubles. Pour presque tous, il est vrai, les dépenses sont restées supérieures aux recettes[7].

Parmi les zemstvos, l’un des plus riches était, dans ces dernières années, celui de Perm, dont le budget annuel dépassait 2 millions de roubles 1/2 ; le plus pauvre était celui d’Olonets, dont les recettes descendaient au-dessous de 600 000 roubles. Moscou n’est venu longtemps qu’au cinquième ou sixième rang, et Pétersbourg demeure fort en arrière, au nombre des douze ou quinze moins favorisés risés. Ces budgets provinciaux varient singulièrement et ne semblent pas toujours en rapport avec la population ou la richesse naturelle des provinces. Il est à noter aussi que certaines des assemblées territoriales, surtout dans la région du nord-ouest, ont de grandes difficultés à faire rentrer les impôts qui leur reviennent. Le zemstvo de Pétersbourg est du nombre ; dans quelques districts de ce gouvernement, les arriérés, en s’accumulant, ont parfois dépassé 100 pour 100 du revenu. L’État ayant toujours la priorité dans le recouvrement des taxes, et ces dernières dépassant parfois le revenu normal du sol, les zemstvos peuvent être dans l’impossibilité de rien tirer de certaines classes de contribuables.

C’est la contribution foncière qui fournit aux zemstvos la plus grande partie de leurs ressources. On se demande naturellement comment se distribuent les charges entre les deux classes dominantes au zemstvo, et entre les deux modes de propriété personnifiés dans ces deux classes. La répartition des taxes entre les paysans des communes et les propriétaires à titre individuel varie beaucoup, suivant les régions et les provinces. Dans la plupart des gouvernements, la propriété communale reste encore plus imposée que la propriété personnelle et héréditaire. Près des trois cinquièmes de l’impôt foncier perçu au profit des zemstvos étaient payés par les paysans, lesquels pourtant ne possédaient guère que le tiers des terres imporées, soit 78 millions de désiatines. Tandis que les propriétés individuelles, les terres de l’État et les apanages de la famille impériale, qui couvraient ensemble plus de 130 millions de désiatines, ne payaient en moyenne que 7 kopeks par désiatine, les paysans devaient, pour la même surface, acquitter une taxe au moins double, plus de 14 kopeks[8].

À ne prendre que les chiffres et l’étendue des terres soumises à la taxe, il y aurait là une énorme disproportion. Les zemstvos feraient porter double charge à la classe la plus pauvre, aux paysans, au profit de leur ancien seigneur, au profit surtout de la couronne. Cette choquante anomalie ne s’explique pas seulement par la prépondérance de la noblesse dans la plupart des assemblées provinciales, elle s’explique aussi par la nature et la qualité des immeubles imposés. En règle générale, les terres des paysans sont des terres arables, partout en culture régulière ; les biens de la noblesse et surtout les biens de l’État comprennent au contraire des forêts, des landes, des marécages, de vastes terrains improductifs. On comprend que ces derniers soient moins lourdement frappés que les champs fertiles du moujik. Dans les provinces du nord, où le sol est pauvre et la population rare, les grands domaines ont même souvent peine à acquitter les faibles impôts dont ils sont grevés. Là où la rentrée des contributions provinciales subit souvent des retards, la majeure partie de l’arriéré tombe fréquemment sur les grands propriétaires. Ainsi en est-il, par exemple, dans les districts de Peterhof, de Schlusselbourg, de Novafa-Ladoga, de Tsarsko-Sélo du gouvernement de Pétersbourg[9]. Ainsi en est-il encore dans le gouvernement de Smolensk, où l’arriéré des taxes dues par les grands propriétaires est si considérable que le zemstvo a demandé l’exclusion des contribuables en retard de la liste des électeurs. Dans les riches terres noires du sud, les propriétés peuvent être imposées proportionnellement à leur étendue et à leur fécondité ; dans le nord, au contraire, où, faute de fertilité et faute d’habitants, le sol n’a souvent par lui-même aucune valeur, il n’en saurait être de même. Ainsi s’explique comment, dans le gouvernement de Perm entre autres, les paysans acquitteraient à eux seuls près de la moitié de la contribution foncière, bien que sur 30 millions de désiatines soumises à l’impôt ils en possédassent à peine 6 millions. Là où la propriété individuelle et la propriété communale sont également partagées, la proportion des charges s’équilibre ou se renverse avec le rendement des terres. Dans le gouvernement de Tauride, par exemple, les paysans émancipés, qui possèdent plus de 5 millions de désialines, sont moins taxés par le zemstvo que les 3 400 000 désiatines de terres non communales[10].

Il n’y a, par malheur, qu’un petit nombre de provinces où la contribution foncière soit, comme dans le gouvernement de Riazan, assise sur le revenu du sol. Dans la plupart des gouvernements, les terres sont seulement rangées en plusieurs catégories, et le mode d’évaluation varie souvent dans les divers districts d’une même goubernie. On sait qu’il n’y a pas encore de cadastre en Russie ; le royaume de Pologne et les provinces Baltiques sont seuls à posséder quelque chose d’analogue. Les zemstvos, dont la contribution foncière est la principale ressource, ont presque partout entrepris un travail de statistique et de classification des terres, qui pourra servir de base à un cadastre général du territoire. L’État n’aurait guère, pour cela, qu’à centraliser les travaux des zemstvos et à les diriger selon des règles uniformes. En préparant le cadastre de l’immense empire, les zemstvos rendent un service inappréciable à ses finances et à son agriculture, car sans cadastre il ne saurait y avoir d’impôt foncier régulier[11].

Les dépenses des zemstvos ont grandi plus vite que leurs ressources, si bien que, au commencement du règne d’Alexandre III, presque aucun n’avait son budget en équilibre[12]. Ces dépenses se répartissent en deux catégories, les dépenses obligatoires et les dépenses facultatives. Les premières, imposées par la loi, sont pour la plupart irréductibles, et le plus souvent aussi improductives ; elles absorbent le plus clair du revenu des États provinciaux les moins riches. Les dépenses obligatoires comprennent, entre autres services, les frais de l’administration locale et des justices de paix, l’entretien des stations et des chevaux de poste, des bureaux et des dépôts de recrutement, des locaux pour les officiers de police et aussi le chauffage et l’éclairage des casernes, etc. Cette catégorie de dépenses avait été démesurément agrandie par la guerre d’Orient, car les nouvelles lois militaires font peser sur les zemstvos une partie du fardeau des conflits armés. L’équipement du dernier ban de la milice, la fourniture des chevaux et du train, l’indemnité des officiers et des médecins, en un mot presque tous les frais de la mobilisation ont été laissés à la charge des provinces. Ce sont là de lourds sacrifices exigés des zemstvos.

Bien qu’il n’y ait eu qu’une mobilisation partielle, la double campagne des Russes sur le Danube et le Balkan a, surtout dans les provinces voisines du théâtre de la guerre, entraîné les assemblées provinciales à bien des dépenses extraordinaires, sans compensation pour les intérêts locaux. Dans plusieurs gouvernements, le zèle du patriotisme a poussé les zemstvos à prendre sur eux-mêmes des charges que ne leur imposait aucune loi, à former des ambulances ou à voter des subsides pour les sociétés de secours aux blessés, à participer aux souscriptions pour la flotte volontaire, en cas de lutte avec la Grande-Bretagne[13]. La guerre, qui a grossi leurs dépenses en même temps qu’elle restreignait leurs ressources, a laissé dans beaucoup de ces budgets provinciaux des traces que la paix est longue à effacer. L’équilibre des finances locales en a pour longtemps été troublé. La campagne entreprise pour les libertés des Slaves du Balkan a ainsi eu un fâcheux contre-coup sur le novice self-Government provincial des libérateurs de la Bulgarie.

Cette cause de perturbation était d’autant plus à regretter que les finances des zemstvos étaient partout en voie de progrès. Les dépenses obligatoires, qui d’abord absorbaient la plus grande partie des revenus provinciaux, n’en prenaient plus guère que la moitié. Les dépenses facultatives, en général les plus productives, bénéficiaient de crédits de plus en plus considérables. L’augmentation la plus forte portait sur les deux chapitres les plus utiles aux classes populaires, l’instruction publique d’un côté, le service sanitaire et médical de l’autre. Pour l’instruction, les allocations provinciales ont triplé et quintuplé en une quinzaine d’années. Le premier usage que les provinces ont fait du droit de se taxer elles-mêmes a été en faveur de l’enseignement du peuple. De tels efforts font honneur à une nation. Ce qui n’est pas moins digne de remarque, c’est que, de tous les zemstvos, celui qui, à cet égard, occupait le premier rang était le zemstvo du gouvernement de Viatka, lequel, par exception, est en grande majorité composé de paysans. Cette assemblée de moujiks consacrait 400 000 roubles, soit un cinquième environ de ses ressources, à l’instruction du peuple. D’une manière générale, plus les paysans comptent de représentants dans les États provinciaux, plus grands sont les sacrifices de ces derniers en faveur de l’école rurale. Il y a quelque chose d’encourageant, pour l’avenir de la Russie, à voir ces paysans, souvent eux-mêmes entièrement dénués d’instruction, s’imposer librement pour en donner à leurs enfants. Ce goût, encore récent, des villageois pour l’école a pu du reste être stimulé par la loi militaire de 1874, qui, pour les hommes sachant lire et écrire, réduit notablement la durée du service[14]. Bien que la plupart des zemstvos ne négligent point l’enseignement secondaire et surtout les écoles réales, c’est l’enseignement primaire dont ils se sont montrés le plus préoccupés. Plus des trois quarts de leur budget scolaire sont consacrés à l’instruction des classes les plus pauvres. Dans plusieurs provinces ils ont même posé les bases d’un enseignement technique et d’écoles professionnelles pour le peuple. On calcule que les 35 goubernies dotées d’assemblées territoriales dépensent pour leurs écoles primaires autant que l’État pour celles de l’empire entier. Comme, à cet égard, les communes et les particuliers de toutes classes suivent l’exemple des zemstvos et créent de tous côtés des écoles à leurs frais, on peut dire que, si l’instruction du peuple fait quelque progrès, elle le doit presque entièrement au self-govemment local[15].

L’État, semble-t-il, doit accueillir avec reconnaissance le secours de ces auxiliaires qui viennent l’aider dans une tâche dont dépend en grande partie tout le développement économique et moral de l’empire. Malheureusement, en Russie plus qu’ailleurs, l’État est soupçonneux et prompt à s’alarmer, jaloux de toute immixtion dans ce qu’il regarde comme son domaine, aimant peu à laisser faire par autrui ce qu’il ne peut faire lui-même. Au lieu d’encourager les zemstvos dans leurs efforts pour dissiper l’ignorance des masses, le gouvernement en a de diverses manières gêné l’initiative. Durant presque toute la seconde moitié du règne d’Alexandre II, le ministère de l’Instruction publique, dirigé par le comte Tolstoï, était moins soucieux de multiplier les écoles que de les surveiller et d’épurer le personnel enseignant. Là, comme partout, les inquiétudes politiques et les préoccupations bureaucratiques primaient toute autre considération. Dominé par la crainte de voir frayer les voies à la propagande révolutionnaire, Pétersbourg regardait d’un œil défiant les humbles fondations des zemstvos de province. C’est ainsi que le ministère a fermé la plupart des séminaires ou écoles normales d’instituteurs ouverts par les zemstvos, ainsi que les cours complémentaires inaugurés par eux durant les vacances. Les agissements du pouvoir central étaient tels, qu’un haut personnage a pu dire que tous les efforts du ministère de l’Instruction publique étaient dirigés contre l’instruction populaire. Le fait est que le zèle des zemstvos et des communes a été maintes fois paralysé par la bureaucratie pétersbourgeoise, dont leurs écoles et leurs instituteurs surtout éveillaient la craintive vigilance. Cette suspicion a fait à ces malheureux instituteurs une situation misérable qui, en en blessant et aigrissant un grand nombre, a contribué à en jeter plusieurs dans les rêveries révolutionnaires, dont on voulait les préserver. Les dénonciations, encouragées par les inspecteurs du ministère, et les minutieuses tracasseries de la police ont eu les plus bizarres et tristes conséquences. Ignorant, paresseux, ivrogne, l’instituteur pouvait compter sur l’indulgeiice de ses chefs, qui réservaient leurs rigueurs pour les maîtres, rendus suspects par leur zèle pour l’instruction du peuple. En de telles conditions, avec des traitements d’ordinaire insuffisants, la misère seule pouvait recruter le personnel de l’enseignement. Aussi plusieurs zemstvos ont-ils eu soin d’élever le salaire des maîtres en même temps qu’ils s’ingéniaient à répandre l’instruction. Le gouvernement ne pouvait pas repousser les offrandes des zemstvos ; mais il a limité leurs droits, en matière d’instruction, à la faculté de fournir des subsides aux écoles, entièrement abandonnées à l’arbitraire d’inspecteurs soupçonneux. Toute intervention des assemblées territoriales dans les questions scolaires a été interdite. Si les zemstvos ont des représentants dans les conseils provinciaux de l’instruction publique, ces membres élus sont en minorité et sans influence vis-à-vis de tchinovniks qui, par leur caractère, inspirent souvent peu de confiance aux délégués de la société. Quelque justifiable que semble, à certains égards, la situation ainsi faite aux zemstvos, elle était peu propre à stimuler leurs efforts, et naturellement c’est l’enseignement primaire qui a pâti des malentendus et des défiances réciproques des assemblées électives et de la bureaucratie.

Il y a une vingtaine d’années, dès avant 1870, les zemstvos, alors dans toute la foi et l’enthousiasme de la jeunesse, se flattaient de transformer rapidement la Russie en mettant partout l’école à la portée du peuple. Dans leur zèle civilisateur, quelquefois un peu emphatique, les États provinciaux s’étaient solennellement prononcés pour l’enseignement obligatoire[16]. Le principe a été proclamé ; mais les obstacles sont venus d’où l’on semblait pouvoir espérer des secours. Les ressources matérielles et morales ont fait défaut ; malgré d’incontestables progrès, malgré les milliers d’écoles entretenues par les zemstvos et les communes, les fondations scolaires peuvent à peine contenir le tiers ou le quart, et dans certaines provinces le dixième, des enfants des campagnes.

Après l’esprit le corps, après l’instruction populaire, la santé du peuple. Dans ce domaine inoffensif, mêmes efforts des zemstvos et mêmes difficultés, mêmes succès partiels et, trop souvent, mêmes déboires.

Le service sanitaire a partagé avec l’enseignement primaire l’attention et les préférences des États provinciaux. Cette prédilection s’explique et se justifie aisément. On sait quel est, sous ce rude climat, le régime de la masse de la population, quels ravages exercent, dans les villages surtout, les maladies et les épidémies, secondées par l’ignorance et la superstition. La brièveté de la vie moyenne, gràce à l’effroyable mortalité parmi les enfants, est une des plaies économiques de la Russie, parce qu’en renouvelant trop rapidement les générations, cette mortalité y accroît démesurément la proportion des âges improductifs aux âges productifs[17]. Les zemstvos se sont courageusement attaqués à ce mal ; ils ont fait pour le service sanitaire de larges sacrifices, et si, depuis une quinzaine d’années, la mortalité a déjà sensiblement décru, c’est à eux qu’en doit revenir l’honneur. Dans les provinces, où le devin et le sorcier étaient le seul conseil et le seul secours des malades, les assemblées territoriales ont fait de la médecine un service public et gratuit. Non contents d’établir des hôpitaux et des pharmacies, les États provinciaux entretiennent à leurs frais, dans les divers districts, des médecins qui ont chacun leur circonscription, où ils sont obligés de faire des tournées régulières. Perm et Viatka consacrent annuellement à la santé publique de 300 000 à 400 000 roubles chacun. Si les institutions et les mesures administratives pouvaient en quelques années transformer les mœurs, ou s’il était aussi facile d’encourager l’hygiène que la médecine, les zemstvos auraient par là rendu au pays un inappréciable service. Ici encore, l’initiative des zemstvos se heurte à des obstacles multiples. Ils ont d’abord contre eux les mœurs et les superstitions du peuple, les préjugés invétérés du moujik et les traditions souvent antihygiéniques des campagnes. Le médecin ne faisait naguère d’apparition dans les villages qu’en qualité d’auxiliaire de la justice, pour les enquêtes de la médecine légale. Ce souvenir n’était pas fait pour le rendre populaire et l’aider à triompher des préventions entretenues par les sorciers, qui craignent de voir ce concurrent diplômé ruiner leur industrie[18].

Pour arracher au koldoun et à la vedma, au devin et à la sorcière, une clientèle séculaire, il faudrait malheureusement aux zemstvos un personnel médical que, le plus souvent, la pénurie de leurs ressources ne leur permet point de se procurer. Parfois un district grand comme un de nos départements et peuplé de plus de 100 000 habitants ne possède encore qu’un ou deux médecins ambulants, qu’on ne trouve point quand on en a besoin[19]. Puis la modicité des traitements qu’ils leur offrent ne permet aux zemstvos que de s’attacher des praticiens d’un mérite inférieur. Les docteurs au service des États provinciaux ne touchent annuellement que 1000 ou 1200 roubles, 1500 au plus, et pour cette somme ils sont astreints à de longues et fatigantes tournées. Dans certaines villes de province ils ne reçoivent que 200 ou 300 roubles. À ce prix on comprend que les plus capables négligent le public pour leur clientèle privée. Trop pauvres pour engager un nombre suffisant de docteurs, les zemstvos sont obligés de se rabattre sur des médecins qui n’ont pas achevé leurs études, sur de modestes officiers de santé et des sages-femmes, assistés d’infirmiers et de vaccinateurs diplômés. Ces officiers de santé (feldschéry) reçoivent d’habitude 200 ou 300 roubles par an, c’est-à-dire moins d’un millier de francs. Pour une pareille somme, qui suffit à peine à la vie d’un homme sans famille, on ne peut avoir que des gens sans ressources, contraints par la nécessité à ce dur service.

La pénurie financière est une des entraves que rencontrent presque partout, en Russie, l’État, les municipalités, les assemblées provinciales ; mais ici, comme pour bien d’autres choses, ce n’est pas la seule. Quand les zemstvos seraient assez riches pour être moins parcimonieux, le personnel médical serait encore insuffisant pour les besoins du pays. Les universités de l’empire ne comptaient pas, à la fin du règne d’Alexandre II, plus de 3000 étudiants en médecine, et sur ce nombre il n’y avait pas, chaque année, 300 jeunes gens à terminer leurs cours, à recevoir leur diplôme de docteur[20]. Les villes absorbent naturellement la plupart de ces médecins, il ne reste pour les zemstvos et les campagnes que le rebut. Les États provinciaux ont trouvé une ressource précieuse dans les femmes et les jeunes filles, qui, en Russie, ne reculent pas devant les dégoûts de la clinique et des dissections. Par leur dévouement à leur art et aux malades, par leur désintéressement et leur patience, par leur peu de prétentions et leur peu de besoins matériels, ces femmes médecins ou, mieux, ces officiers de santé féminins (feldschéritsy) se sont souvent montrées fort supérieures aux hommes. Elles rendent plus de services à moins de frais, surtout pour les soins aux femmes et aux enfants. Elles savent mieux se faire voir du moujik et ont moins de peine à faire pénétrer dans son izba les notions d’hygiène. Les femmes, dévorées du désir d’être utiles au peuple, désir qui tourmente une partie de la jeunesse des deux sexes, ont pu trouver dans ces obscures et ingrates fonctions de quoi exercer leur noble passion de sacrifice. Ce zèle humanitaire n’allant pas toujours sans quelques rêveries de nouveautés, ces humbles médecins en jupon se sont, comme les instituteurs de village, heurtés à la malveillance du pouvoir, dont les défiances, pour être parfois justifiées, ont le tort, en se montrant trop à découvert, de provoquer elles-mêmes l’esprit de mécontentement et de révolte. Cette suspicion gouvernementale, obstacle de surcroît à toute initiative et à tout progrès, s’est manifestée par des règlements d’administration ou de police sur l’emploi des femmes médecins. Si l’on n’a point osé priver les zemstvos de ces utiles auxiliaires, on a tenté de limiter le nombre des feldschéritses qu’ils pouvaient prendre à leur service. Sur ce point cependant, la persévérance féminine et les besoins du pays devaient triompher de la mauvaise volonté du pouvoir. En dehors des cours organisés pour les jeunes filles par le gouvernement même près de ses facultés de médecine, plusieurs zemstvos ont, pour leur propre service, créé de modestes écoles de feldschéritses, afin d’augmenter leur personnel féminin.

Les États provinciaux n’ont pas toujours, il faut le dire, été aussi bien inspirés dans leurs fondations. Comme le gouvernement et les particuliers, quelques-uns ont parfois cédé au désir de briller, à ce goût de l’apparat si répandu partout en Russie. C’est ainsi que plusieurs ont construit à grands frais, dans les villes, de fastueux hôpitaux à prétentions monumentales qui, dans un pays aussi pauvre, ne sauraient apporter les mêmes bienfaits que de modestes infirmeries et de vulgaires pharmacies ou dispensaires de village.

Une chose m’a d’abord surpris dans ces budgets provinciaux, c’est l’exiguïté ou la modicité relative des crédits affectés aux routes et chemins. Ces crédits, bien qu’eux aussi en notable accroissement, ne montaient récemment encore qu’à 4 ou 5 millions de roubles, dépassant à peine 10 pour 100 du budget total des zemstvos[21]. Dans un pays où les moyens de communication, routes et ponts, sont si défectueux et si nécessaires, comment s’expliquer d’aussi faibles allocations ? C’est que, malgré leurs besoins de chemins et de débouchés pour leur agriculture, la plupart des provinces ont des besoins encore plus urgents. L’état moral et intellectuel, l’état économique du peuple, ont contraint le zemstvo à se charger de soins ailleurs abandonnés à l’initiative privée. Le service médical n’est pas le seul de cette sorte. Héritières d’une administration habituée à tout faire, préposées à la direction de contrées que la double tutelle du servage et de la centralisation avait dressées à l’indifférence et à l’inertie, chargées des intérêts d’un peuple qui souvent n’avait même pas conscience de ses propres besoins, les assemblées territoriales ont été obligées de prendre à leur compte ce rôle de providence, partout convoité, et presque partout si mal joué par la bureaucratie. Service sanitaire et assistance publique, service de prévoyance pour les approvisionnements et greniers d’abondance, mesures contre les épidémies et les épizooties, tout ce qui touche aux intérêts publics ou privés des provinces retombe sur les zemstvos. Ils sont même contraints de se charger de la besogne ailleurs remplie par des associations libres, telles que nos comices agricoles.

Une de leurs obligations est d’assurer l’alimentation publique, c’est là une tradition ou un legs du servage. À l’exemple biblique de l’Égypte des Pharaons et de Joseph, chaque commune rurale doit, aujourd’hui comme avant l’émancipation, avoir ses greniers de réserve pour parer aux vaches maigres qui, sur les bords du Dniepr, du Don, du Volga, succèdent si souvent aux vaches grasses. Le gouvernement confie aux assemblées de district le soin de veiller à ce que ces réserves de blé soient au complet. On m’a montré plusieurs de ces greniers d’abondance : en dépit des règlements et des statistiques officielles, ils étaient presque vides. La surveillance des zemstvos ne vaut pas, à cet égard, celle de l’ancien seigneur. À en juger par là, les campagnes gagneraient peu à ce que les communes rurales fussent, comme le demande maint publiciste, mises sous la tutelle des zemstvos de district. Ces derniers sont cependant intéressés au bon état des greniers communaux ; car chacun d’eux est tenu d’avoir ses magasins de céréales ou ses fonds d’approvisionnements pour secourir les communes en détresse.

En dépit de toutes ces minutieuses précautions, la sécheresse du climat, l’insuffisance de l’agriculture et les voraces mandibules d’insectes de toutes sortes, amènent fréquemment, dans les plus fertiles provinces, des disettes qui tournent parfois en famines, contre lesquelles la charité légale est impuissante. On se rappellera longtemps la désastreuse famine de 1892, qui a donné au bassin du Volga le spectacle de souffrances qu’on aurait crues de nos jours impossibles en Europe. D’autres régions ont, durant les dix dernières années, été presque aussi durement éprouvées, et en pareil cas il faut non seulement pourvoir à la nourriture d’une population sans ressources, mais lui fournir les grains nécessaires à ses semailles. Or, quand elles seraient intactes, les réserves des zemstvos seraient, d’ordinaire, incapables de suffire à cette double tâche, et ces réserves sont le plus souvent singulièrement réduites. La plupart des zemstvos ont été contraints de puiser dans leurs capitaux d’approvisionnements (prodovolstvennyé kapitaly) pour subvenir à des besoins urgents. Bien peu seraient en état d’équilibrer leur frêle budget sans de pareils emprunts aux divers fonds spéciaux dont ils ont la gestion. Le gouvernement a dû reconnaître la légalité de ces virements autorisés par la nécessité ; et, les États provinciaux n’ayant pu reconstituer leurs réserves, le pouvoir central a été plus d’une fois obligé de venir au secours des provinces atteintes par les mauvaises récoltes.

S’ils n’ont pu mettre les campagnes à l’abri des disettes ou de la famine, les zemstvos ont mieux su défendre le paysan et l’agriculture contre un autre fléau, non moins redoutable aux Russes, contre l’incendie. On sait quels sont les ravages habituels du feu, du coq rouge, comme disent les Russes, dans les villes, et surtout dans les villages de bois de la Russie. Chaque été on compte de trente à trente-cinq mille incendies, et plus de cent mille maisons brûlées[22]. Chaque année, les relevés officiels évaluent à 70 ou 80 millions de roubles, c’est-à-dire à plus de 200 millions de francs, les pertes subies de ce chef par l’empire. C’est là un lourd impôt annuel prélevé par les flammes sur le peuple et l’agriculture. J’ai, par une nuit d’été, dans les campagnes du Don, vu luire au loin trois incendies simultanés dans des directions différentes. Toutes les mesures de précaution sont infructueuses ; c’est en vain que les zemstvos ont reçu le droit de réglementer le plan des villages, en vain que, dans les bourgades, les maisons voisines sont isolées les unes des autres et les deux côtés de la rue séparés par de larges espaces, de manière que, si un côté brûle, l’autre reste indemne. J’ai vu de ces villages où il est, durant l’été, interdit aux paysans d’allumer du feu dans leur izba, de façon que chaque ménage est obligé de faire sa cuisine dans une sorte de four en terre creusé au milieu de la rue. Toutes ces mesures préventives ne font que réduire le champ du fléau ; il fallait assurer le paysan contre des sinistres dont on ne pouvait le mettre à l’abri. Or, dans les campagnes, on ne saurait guère compter sur le secours des compagnies privées ; les risques sont trop élevés pour les compagnies, le paysan trop pauvre ou trop imprévoyant pour s’assurer à grands frais. Contre un fléau aussi général et aussi destructeur, la liberté et l’initiative individuelle fussent demeurées longtemps impuissantes. Qu’ont fait les zemstvos ? Ils ont établi dans les campagnes des assurances mutuelles obligatoires.

En un tel pays, avec le moujik russe, c’était là le seul moyen pratique. Les primes d’assurance sont fixées par les zemstvos et perçues à leur profit comme une taxe. Sous le régime de la propriété commune et de l’impôt solidaire, un tel procédé, au lieu de répugner aux habitudes du paysan, s’accommodait aisément à ses idées et à ses mœurs. Ces assurances obligatoires, encore toutes récentes, sont un réel bienfait pour la Russie ; malheureusement les ravages du feu sont si grands, que les zemstvos ont beau élever le taux des primes, ils ne peuvent entièrement indemniser les victimes. C’est à la prévoyance des règlements et à la vigilance des autorités de diminuer le nombre et la gravité des sinistres.

Ce système d’assurance obligatoire, il a été question de l’étendre à d’autres sphères de la vie populaire. En Russie de même qu’en Occident, de même qu’en Allemagne notamment, certains esprits sont enclins à y chercher une panacée pour toutes les souffrances du peuple, du paysan surtout. Dans plusieurs provinces, dans celle entre autres de Pétersbourg, on a demandé au zemstvo de voter l’assurance du bétail, si souvent atteint par des épizooties et la peste sibérienne[23]. À l’inverse de l’esprit anglais, l’esprit russe est porté à tout réclamer de l’initiative publique, et de fait, avec l’ignorance du moujik et l’apathie de la société, on ne saurait beaucoup compter sur l’initiative privée. Loin d’avoir des préventions contre le principe de l’obligation, la plupart des « libéraux » y voient une précieuse ressource et comme le dernier mot du progrès. À leurs yeux, c’est le meilleur moyen de faire marcher un pays trop disposé à s’engourdir dans l’inaction. Nulle part peut-être, à une époque où le mot et la chose sont si à la mode, on n’a autant parlé d’obligation, et cela non seulement dans le domaine de l’enseignement ou dans le domaine sanitaire, pour la vaccination par exemple, mais dans le service civil, comme dans le service militaire. Certains publicistes, non contents d’astreindre les propriétaires à remplir les humbles fonctions locales, ont suggéré de les contraindre à résider une partie de l’année dans leurs biens[24]. D’autres ont mis en avant de vastes projets, plus ou moins inspirés de ce socialisme d’État dont H. de Bismarck s’est fait l’apôtre dans l’empire voisin. En 1881, par exemple, quelques-uns des journaux les plus répandus ont discuté un projet d’assurance mutuelle, naturellement obligatoire, de toutes les moissons de la Russie contre les mauvaises récoltes, quelle qu’en fût la cause, sécheresse ou pluies excessives, grêle, insectes dévastateurs ou simplement incurie et ignorance. Quoique de telles propositions aient encore peu de chances de succès, la Russie est, par son gouvernement, par ses mœurs et ses traditions, par son organisation communale et sociale, un des pays les plus exposés aux dangereuses expériences du socialisme d’État. Elle a toutefois l’avantage qu’en pareille matière l’initiative, au lieu de toujours venir de l’État, vient le plus souvent des assemblées provinciales, lesquelles ne sauraient être ni aussi absorbantes, ni aussi tyranniques.

Pour embrasser toute l’œuvre des zemstvos, il faudrait ajouter à cette brève revue de leurs travaux l’introduction de caisses d’épargne, l’entretien de postes locales, l’ouverture de nouvelles chaussées ou de nouveaux chemins de fer, des essais de dessèchement des marais ou de reboisement des steppes. S’ils n’ont pu accomplir tout ce qu’ils ont entrepris, ils en ont préparé l’exécution par des études et des statistiques[25]. D’après ce rapide tableau on ne saurait dire que les États provinciaux soient demeurés inactifs ou inutiles ; ils ont fait, croyons-nous, tout ce que leur permettaient leurs ressources bornées. Et quel a été le principal souci de ces assemblées où dominent presque partout les propriétaires et la noblesse ? C’est avant tout le bien-être et le progrès des classes populaires. Les zemstvos ont pris soin de l’intelligence du moujik par l’instruction, de sa santé par l’assistance médicale, de sa maison par les assurances mutuelles. La même inspiration se retrouve dans toutes les œuvres de ces assemblées territoriales. Grâce à elles, les impôts en nature, les corvées et prestations, dont le fardeau pesait uniquement sur les classes taillables et corvéables, ont, sous la forme de taxes immobilières, été répartis sur toutes les classes. Les zemstvos ont posé les bases de l’impôt foncier, et par là ils ont préparé la suppression de la capitation sur les paysans, suppression effectuée par Alexandre III. Lorsque, dans les cercles du gouvernement, on a agité la question de la réforme de l’impôt direct, les États provinciaux se sont prononcés à l’unanimité pour l’assujettissement de toutes les classes de la société à l’impôt. Dans ces assemblées, où l’élément populaire est en minorité, l’esprit d’équité du siècle et l’esprit démocratique de la nation se sont hautement manifestés.



  1. La population da district dépasse d’ordinaire 100 000 âmes et arrive souvent à 200 000, même à 300 000 habitants.
  2. Il est à remarquer que les sessions des États provinciaux, de même que celles des assemblées de la noblesse, n’ont pas lieu en même temps sur toute la surface de l’empire ; certains zemstvos de gouvernement se réunissent en octobre, d’autres en novembre, d’autres en décembre, on janvier même. On semble avoir voulu éviter par là toute apparence d’une réunion simultanée des représentants du pays.
  3. Voy. Bezobrazof : Zemskiia outchrejdénia i samooupravlénié.
  4. Le gouvernement a flni par reconnattre les inconvénients d’un pareil état de choses. Alexandre III a chargé une commission de préciser les attributions des zemstvos en remaniant l’administration provinciale. Il est vrai que, si l’on donne suite aux projets élaborés par cette commission de 1882 à 1886, ce ne sera pas la bureaucratie qui s’en plaindra
  5. Plusieurs zemstvos ont entrepris la publication de journaux ou d’annuaires contenant le résumé de leurs travaux ; mais, grâce aux restrictions légales et à l’indifTérence de la société, la plupart de ces publications ont peu de lecteurs. Il en a été de même d’un Annuaire des Zemstvos, fondé par la Société économique de Pétersbourg, afin de centraliser toutes les nouvelles intéressant les États provinciaux. Le premier volume n’a trouvé que trois cents acheteurs, alors qu’il existe plus de quatre cents zemstvos de gouvernement et de district, lesquels comptent ensemble des milliers de membres. Aussi cet annuaire n’a-t-il pu continuer à paraître que grâce à une subvention du ministère des Finances.
  6. Golovatchef, Deciat lei reform, p. 192.
  7. La propriété rurale fournit seule aux zemstvos les trois quarts de leurs revenus. Outre les taxes levées à leur profit, certains zemstvos possèdent quelques ressources accessoires, intérêts de fonds placés, fermages de terres ou locations d’immeubles.
  8. La désiatine russe vaut 1 hect. 9 ares. Le kopek, centime du rouble, vaut au pair 4 centimes du franc. Il ne s’agit ici naturellement que des terres comprises dans les goubernies dotées d’États provinciaux.
  9. Il faut dire aussi que, si les paysans s’acquittent plus régulièrement de leurs taxes, c’est que vis-à-vis d’eux les procédés de perception sont beaucoup plus rudes que vis-à-vis des citadins et surtout vis-à-vis des propriétaires. Les moyens de perception varient, comme l’impôt, avec chacune des trois classes, et l’une des préoccupations les mieux justifiées de certains zemstvos est de faire cesser cette inégalité.
  10. Cette inégalité est, en partie, attribuable aax vignobles de la côte de Crimée, lesquels sont pour la plupart propriété individuelle.
  11. La classiflcation des terres est encore si imparfaite qu’il en est, prétend-on, qui échappent entièrement à l’impôt. Dans le district d’Opotchka (gouvernement de Pskof) on a ainsi découvert, en 1883, 13 000 désiatines de terres imposables non enregistrées au zemstvo. Dans le district de Roslavl (gouvernement de Smolensk) un arpenteur offrait vers le même temps de faire le relevé des terres non imposées, à condition de recevoir du zemstvo une rétribution de 150 roubles par 7000 désiatines.
  12. En nombre de provinces les famines et les épidémies des demières années sont venues accroître le déficit alors qu’on espérait le combler.
  13. Durant la guerre, une partie de la presse russe avait émis la singulière idée de confier aux zemstvos les fournitures et l’approvisionnement de l’armée, sous prétexte qu’en traitant avec ces assemblées le ministère de la Guerre traiterait directement avec les producteurs, et bénéficierait des sommes considérables qui, avec d’autres fournisseurs, constituent les bénéfices souvent excessifs des intermédiaires et de la spéculation.
  14. Voyez notre étude sur le système militaire de la Russie (Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1877). En fait, un fort petit nombre des élèves des écoles primaires, un dixième à peine paraît-il, est en état de profiter des bénéfices de la loi, soit que l’instruction des enfants soit trop imparfaite, soit que, dans ce milieu illettré, les jeunes gens oublient presque toutes les leçons de l’école.
  15. Dans le budget de 1885, le montant des dépenses du ministère de l’instruction publique était évalué à 20 400 000 roubles. Sur cette somme, 4  275 000 roubles seulement étaient affectés aux écoles populaires, aux écoles urbaines et de district, aux écoles de paroisse, c’est-à-dire à l’enseignement primaire y compris certains établissements spéciaux. D’après les statistiques officielles, le nombre des écoles primaires en Russie restait encore, en 1884, au-dessous de 30 000. Les campagnes en possédaient moins de 25 000, fréquentées par environ 1 million de garçons et 275 000 filles.
  16. Cette question, si prématurée qu’elle semble, est du reste demeurée à l’ordre du jour, dans les zemstvos, dans la presse et dans les conseils du gouvernement. (Voyez Materialy po voprosou o wedenii obiazaiteinago oboutcheniia v Rossii, t. 1, publication du ministère de l’Instruction publique, Saint-Pétersbourg, 1880.)
  17. Des enfants nés en Russie, la moitié environ meurent encore aujourd’hui avant d’avoir atteint leur cinquième année.
  18. Sur la sorcellerie et les formales magiques, voyez par exemple l’excellent ouvrage de M. Ralston : The Songs of the Russian people, chap. VI.
  19. Le gouvernement de Kharkof par exemple, on des plus riches de l’empire, n’entretenait en 1883 que 35 médecins pour 2 millions d’habitants, et Kharkof est le siège d’une université. Le district de Starobelsk avec 110 000 âmes, le district d’Izioum avec 120 000, celui de Koupiansk avec 130 000, ne comptaient chacun qu’un seul médecin.
  20. Je dois noter que depuis quelques années les jeunes gens des deux sexes, la jeunesse d’origine juive notamment, se portent en plus grand nombre vers les études médicales, à tel point que bientôt, peut-être, ce ne seront plus les médecins qui feront défaut.
  21. Plusieurs cependant, celui de Pétersbourg par exemple, emploient une bonne part de leurs ressources à la construction et à l’entretien des routes
  22. Un nombre considérable de ces incendies, un cinquième d’après quelques statistiques, un tiers d’après certains écrivains, proviennent du crime.
  23. Voyez plus haut livre I, chap. iv, et livre III, chap. ii, p. 69.
  24. Novoé Vrémia, 1881, n* 155, et Journal de Saint-Pétersbourg, 1881, no 156.
  25. On comprend quelles sont les difficultés de la statistique dans un pareil empire, et l’on devine l’imperfection des documents officiels. Ce n’est pas le moindre service des zemstvos que de contribuer plus que personne à faire connaître l’état réel du pays, des provinces et des campagnes surtout.