L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 3/Chapitre 1


CHAPITRE I


Assemblées électives. — Assemblées de la noblesse. — Leur rôle actuel. — États provinciaux ou zemstvos. — Leur origine, leur mode d’élection, leur composition. — Comment les paysans et les anciens seigneurs s’y rencontrent. — Leurs sentiments réciproques. — Prépondérance des propriétaires. — Provinces dotées de zemstvos ; provinces qui en restent privées.


La guerre de Crimée avait aux yeux de la Russie, comme aux yeux de l’Europe, découvert les vices de l’administration impériale. À l’avènement de l’empereur Alexandre II, il était devenu manifeste pour tous qu’aucune réforme administrative n’était possible sans le secours et l’intervention des populations qui avaient si longtemps souffert de l’omnipotence des fonctionnaires. Le régime de l’empereur Nicolas avait assez montré que toutes les recettes des empiriques, toutes les panacées autoritaires du tchinovnisme et de la police, étaient hors d’état de guérir le mal invétéré de la corruption bureaucratique. Le gouvernement dut se décider à recourir au remède le plus simple, et pour les vieux tchinovniks le plus dangereux, à la décentralisation et à la liberté. Reconnaissant son inhabileté à tout mener, à tout décider, à tout contrôler des bords de la Neva, le gouvernement impérial voulut se décharger sur ses sujets, si longtemps administrés d’en haut, du soin des affaires locales, des affaires provinciales et municipales. Le régime représentatif s’est ainsi introduit dans l’empire autocratique : s’il est aujourd’hui borné aux intérêts locaux, il s’étendra un jour, avant la fin du siècle peut-être, aux intérêts généraux de l’empire. Quel que soit le développement des libertés publiques en Russie, les franchises, nouvellement accordées aux provinces et aux villes, en seront le point de départ. Les formes actuelles du self-govemment local pourront même servir de type ou de modèle aux libertés politiques. C’est dire assez l’intérêt de cette expérimentation du régime représentatif sur un sol aussi neuf.

L’empereur Alexandre II n’est pas le premier qui ait voulu donner à la nation, aux villes et aux provinces une part dans l’administration. On sentait depuis longtemps les inconvénients de la centralisation ; depuis longtemps le gouvernement impérial avait réclamé pour ses fonctionnaires le concours et le contrôle des administrés. Dès avant la Révolution française, la grande Catherine avait prétendu associer les populations à la gestion de leurs propres affaires. Chez aucun des peuples du continent, les droits des habitants envers les fonctionnaires n’étaient plus étendus et mieux établis en droit ; chez aucun ils n’étaient plus reslreiniset moins reconnus dans la pratique.

L’omnipotence du tchinovnisme, institué par Pierre le Grand, à l’exemple de l’Allemagne et sur les conseils de Leibniz, avait des défauts trop manifestes pour échapper aux yeux de la femme qui corrigeait son œuvre en la continuant. Soit pour limiter le règne absolu de la bureaucratie, soit pour flatter l’esprit du siècle, Catherine II attribua aux deux classes qu’elle venait d’organiser en corporation, à la noblesse dans les campagnes, à la bourgeoisie et aux marchands dans les villes, un rôle considérable dans l’administration, aussi bien que dans la justice locale[1],

L’oukaze de 1785 est, dans ses principaux traits, demeuré en vigueur jusqu’en 1864. C’était à la noblesse, au dvorianstvo, que la tsarine avait concédé les droits les plus importants. Ce n’était pas là une faveur due à des préjugés aristocratiques. Dans la Russie du servage, la noblesse était la seule classe civilisée, la seule européenne, presque la seule classe d’hommes libres. Pour l’investir de telles prérogatives, Catherine avait essayé de la constituer sur le modèle des noblesses de l’Occident. Les droits ainsi concédés aux gentilshommes de province étaient considérables, énormes même. Si le dvorianstvo eût tenu de son origine quelque force, quelque autorité propre, jamais l’autocratie ne se fût ainsi dépouillée à son profit[2]. Ces prérogatives étaient de deux sortes : les principaux fonctionnaires et juges locaux étaient à la nomination de la noblesse, et, si les gouverneurs de province n’étaient pas désignés par elle, ils étaient placés sous son contrôle. Administration proprement dite, justice, police, finances, tout ce qui touchait les intérêts du district ou de la province était par la loi livré à l’ingérence de la noblesse[3]. C’était à elle de surveiller les actes des représentants du pouvoir, à elle de vérifier l’emploi des revenus de la province. Les habitudes de concussion et l’apathie intellectuelle des campagnes, le manque de cohésion et le manque d’esprit public de la classe investie de telles fonctions, expliquent seuls comment la noblesse russe a pu demeurer, trois quarts de siècle, en possession de pareils droits sans aucun profit pour elle-même ni pour le pays, sans aucun dommage pour la bureaucratie et la centralisation.

Ces droits si étendus, la noblesse ne les exerçait guère que pour la forme ; elle nommait les ispravniks, elle nommait les juges locaux ; mais elle ne gardait aucune autorité sur ses élus, qui restaient les employés de l’État et non les siens. Grdce à la débilité native de la classe qui en était chargée, la faculté de contrôle, inscrite dans la législation depuis Catherine II, était demeurée une pure fiction ; personne, fonctionnaire ou administré, ne se fût avisé de la prendre au sérieux. La noblesse se réunissait en assemblées périodiques et solennelles ; elle élisait son bureau, elle choisissait des commissions pour recevoir les comptes du gouverneur ; mais ne faisait entendre ni un mot de blâme, ni une parole d’indiscrète curiosité. Elle accomplissait avec savoir-vivre une sorte de cérémonie officielle, pour se séparer après des réceptions plus ou moins brillantes et des dîners plus ou moins nombreux, sans que ses séances eussent inquiété ou rassuré personne.

C’était dans des assemblées, réunies tous les trois ans, que la noblesse de chaque gouvernement exerçait les importantes et illusoires prérogatives qu’elle tenait du bon plaisir de Catherine II et de ses successeurs. Ces assemblées existent toujours, elles continuent à tenir des sessions régulières, bien que les nouvelles institutions provinciales en aient singulièrement réduit le rôle et la compétence, au profit d’assemblées communes à toutes les classes. Pour y prendre part, il ne suffit pas d’être noble, il faut en outre, aujourd’hui comme avant l’émancipation, une double qualité : être propriétaire dans le district ou le gouvernement, et avoir un rang, un tchine civil ou militaire, ou, ce qui compte pour le tchine, un grade universitaire[4]. Dans ces assises de la noblesse se retrouvent ainsi les deux traits historiques, les deux faces opposées du dvorianine russe, à la fois fonctionnaire et propriétaire. Il y a pour les réunions du dvorianstvo un cens électoral, fondé naguère sur le nombre de serfs, et aujourd’hui sur la valeur de la propriété ; mais ce cens, destiné à relever le seuil de ces assemblées, est singulièrement abaissé en faveur des tchinovniks et des hauts fonctionnaires. En outre, la noblesse n’a pas le droit de s’enquérir de la moralité des hommes qui siègent dans son sein. Les employés concussionnaires prennent ainsi place au milieu des témoins et parfois des victimes de leurs prévarications. De tels spectacles n’étaient pas faits pour relever la dignité du premier ordre de l’État ni l’autorité de ses délibérations.

Les assemblées de la noblesse avaient jadis pour principal but la nomination des fonctionnaires et des magistrats dont le choix leur était réservé. Aujourd’hui ces assemblées semblent n’avoir presque plus d’objet pratique. Il ne reste à leur nomination que leur président ou maréchal de la noblesse (predvoditel dvorianstva) ; il ne reste à leur décision que des affaires d’une mince importance, comme la tutelle des nobles mineurs et la tenue des registres nobiliaires. Les gentilshommes propriétaires de chaque district n’en continuent pas moins à tenir leurs sessions périodiques, au risque de voir leurs assemblées se changer en conférences d’amateurs ou en libres académies d’administration et d’économie politique. Si l’on n’y peut rien décider, on y peut tout discuter, car la loi autorise la noblesse à débattre tout ce qui touche de près ou de loin ses intérêts. Ce qui reste ainsi à la première classe de l’État, c’est le droit de réunion, borné, il est vrai, à de rares époques, mais garanti par la loi et sanctionné par les mœurs.

Dans une ou deux de ces assemblées, dans celle de Saint-Pétersbourg notamment, se sont fait jour des prétentions aristocratiques qui, même dans un tel milieu, peuvent étonner en Russie. Les grands propriétaires, qui, dans ces réunions, ont naturellement une inHuence prépondérante, y ont parfois montré quelques velléités de recouvrer certaines des prérogatives dont les a dépouillés l’émancipation. On a ainsi entendu réclamer pour la noblesse et la grande propriété la direction des campagnes et des affaires rurales, la nomination aux emplois judiciaires et administratifs de la commune, du canton, du district, en un mot le monopole de toute la vie provinciale[5]. En émettant de pareilles revendications, la noblesse et la grande propriété oubliaient le triste usage qu’elles ont fait si longtemps des droits et privilèges dont les avait investies Catherine II. Aujourd’hui comme avant l’émancipation, la noblesse est mal préparée au rôle que demande imprudemment pour elle une portion de ses membres. Elle a beau être la classe la plus civilisée, la plus instruite, la plus capable de la nation, elle manque d’hommes aptes à l’administration locale, ou, si elle en possède, ces hommes sont d’ordinaire peu jaloux de se dévouer aux modestes fonctions que l’on revendique pour eux. Comme les autres classes de la société russe, la noblesse a toujours montré peu de goût pour les fonctions gratuites ; cela seul empêcherait de donner à l’administration provinciale une constitution aristocratique[6].

La noblesse est mieux inspirée lorsque, s’élevant au-dessus du cercle étroit de ses intérêts particuliers, elle profite de ses prérogatives pour se faire l’organe des besoins généraux du pays. C’est ce qu’elle a tenté, dans plusieurs provinces, à la fin du règne d’Alexandre II. Les assemblées du dvorianstvo oui ainsi retrouvé, pour quelques mois, une vie et un intérêt qui leur faisaient défaut depuis près de vingt ans, depuis les ardentes discussions de l’époque de l’émancipation. Aux heures de crise, en effet, les assemblées de la noblesse sont seules à pouvoir élever la voix avec quelque liberté, car elles sont seules en possession de l’unique droit politique reconnu dans l’empire, le droit de pétition. Ce droit, borné en principe à ce qui touche ses intérêts de caste, la noblesse l’avait presque abandonné depuis le temps où, en compensation de l’affranchissement de ses serfs, une ou deux de ses assemblées avaient osé demander des franchises politiques et une constitution. Le mécontentement du pouvoir en face de tels vœux, les rigueurs de l’administration à l’égard de ceux qui s’en étaient faits les promoteurs, avaient depuis retenu la noblesse en dehors de ce terrain défendu. Quelques-unes de ses assemblées, ou mieux quelques-uns de ses membres s’y sont plus ou moins risqués de nouveau, dans la session de 1880-1881, durant la courte éclaircie libérale ouverte par le général Loris Mélikof. À Koursk et à Saint-Pétersbourg, la noblesse n’a pas craint de réclamer l’abolition de l’exil administratif ; à Tver, à Kazan, à Pétersbourg surtout, elle a agité, en termes plus ou moins couverts, les moyens de faire participer la société à la direction des affaires publiques. Dans la capitale, un des vétérans de la noblesse pétersbourgeoise, M. Platonof, maréchal de la noblesse de Tsarsko-Sélo, l’un de ceux qui demandaient une constitution en 1862, répondait en février 1881, à l’un de ses collègues, lequel réclamait de nouvelles prérogatives pour la noblesse : « Il est oiseux de travailler à modifier des privilèges qui ont fait leur temps et qu’il serait sans profit d’élargir, dans le cercle restreint où ils s’exercent aujourd’hui. Ce ne sont pas des privilèges que nous devons demander, ce sont des garanties pour la liberté de tous, garanties sans lesquelles la vie n’est plus possible. » Et l’orateur terminait en montrant la Finlande en possession de libertés que le gouvernement refusait à la Russie, et en proclamant l’indispensabilité d’un contrôle du pays sur les actes du gouvernement. Ces paroles, prononcées quelques jours avant la triste fin d’Alexandre II, sont probablement les plus hardies qui aient retenti en Russie depuis longtemps. Il se passera peut-être bien des années avant que la noblesse en entende de pareilles. Un tel langage fait honneur, en tout cas, aux assemblées qui l’applaudissent : si la noblesse pétersbourgeoise n’a osé s’y associer par son vote, elle a, sur la proposition de son président, le comte Bobrynski, demandé la remise en vigueur d’une loi conférant à la noblesse le droit de présenter des remontrances sur les abus de l’administration, droit dont elle ne s’était presque jamais servie et dont elle n’avait pas moins été dépouillée.

La noblesse russe a fêté en 1885 le centenaire de l’oukaze de Catherine II qui a constitué le dvorianstvo en premier « ordre » de l’État. À l’occasion de cet anniversaire, elle espérait de l’empereur Alexandre III quelque élargissement de ses droits, quelques nouvelles prérogatives pour ses assemblées. Cet espoir a été déçu. En revanche le gouvernement impérial, voulant concéder quelque chose à « sa fidèle noblesse », a institué, spécialement pour elle, une banque foncière, destinée à prêter aux propriétaires nobles à un taux inférieur au taux du marché libre. On espère arrêter ainsi le mouvement économique qui, depuis l’émancipation, tend à faire passer la terre, des mains des anciens seigneurs, aux mains des marchands et des paysans. Cette création en faveur d’une classe spéciale est, par là même, en désaccord avec l’esprit des grandes réformes du règne précédent, lesquelles tendaient toutes également à la suppression des barrières de castes. Il est douteux, du reste, que cette nouvelle organisation du crédit ait une grande efficacité pratique, d’autant que, s’il prête aux nobles à un taux privilégié, pour les empêcher de vendre, l’État prête de même aux paysans, au-dessous de l’intérêt normal, afin de les aider à acheter[7].

En perdant le privilège de la propriété foncière, la noblesse devait perdre le monopole de la représentation provinciale. C’était là une des conséquences naturelles de l’émancipation. Aux assemblées composées exclusivement de la noblesse ont succédé des assemblées où sont représentés tous les détenteurs du sol et les anciens serfs à côté de leurs anciens maîtres.

L’acte d’émancipation qui avait érigé le mir du moujik en commune autonome et modifié d’une façon radicale l’administration des campagnes, conduisait nécessairement à une refonte de l’administration provinciale. Les promoteurs de la grande réforme initiale l’avaient compris. Dès l’année 1860, avant même la publication du manifeste du 19 février, le ministère de l’Intérieur, alors dirigé par le comte Lanskoï ou plutôt par son adjoint Nicolas Milutine, avait proposé tout un ensemble de réformes adminiislratives. Milutine et son ministre comptaient introduire le self-government dans les provinces, comme par la charte d’émancipation ils l’avaient établi dans les communes de paysans[8]. À leurs yeux, les deux réformes étaient connexes, et, en fait, elles forment pour ainsi dire les deux moitiés d’une même œuvre. La brusque disgrâce de N. Milutine et des principaux rédacteurs de la charte d’émancipation retarda de deux ou trois ans la création des nouvelles assemblées provinciales. La question ne fut tranchée qu’en 1864, non sans tiraillements et sans incertitudes de la part du pouvoir, alors distrait par l’insurrection de Pologne. Plusieurs des conseillers d’Alexandre II inclinaient à élargir simplement les cadres des assemblées de la noblesse, à admettre, par exemple, aux délibérations des anciens seigneurs les propriétaires non nobles et des délégués des paysans. Après bien des hésitations, le gouvernement se décida à créer, à côté des anciennes assemblées du dvorianstvo, des assemblées nouvelles, composées des représentants des diverses classes. Ces nouveaux États provinciaux portent le nom de zemstvo, c’est-à-dire d’assemblée territoriale[9]. Ce nom, que l’élymologie rapproche du landtag allemand, ne fut pas adopté sans quelque résistance. Aux yeux de certains personnages, il avait le grand tort de rappeler la zemskaïa douma, autrement dit les anciens États généraux de la Moscovie, aux seizième et dix-septième siècles : Alexandre II semble avoir craint que ses sujets n’y vissent un présage de prochaine constitution politique[10]. Si le nom de zemstvo a triomphé de ces naturelles répugnances, c’est que c’était le plus conforme aux traditions russes, qui ont toujours mis, en regard du gouvernement ou du souverain, la terre ou le pays. Ce nom avait aussi l’avantage d’indiquer la prépondérance conservée dans les États provinciaux à la terre et à la propriété.

Le zemstvo réunit les diverses classes de la population, encore séparées par l’organisation communale. Les députés de la noblesse et de la propriété individuelle s’y mêlent aux représentants des paysans et de la propriété collective ; les villes y ont leur place à côté des campagnes. À l’inverse de la commune et de la volost rurales, dont le cadre étroit ne renferme qu’une classe, le zemstvo les embrasse toutes ; c’est le centre où elles se rencontrent et se doivent concerter pour leurs intérêts communs. Cette réunion des diverses classes en une seule assemblée est le caractère le plus marquant et le plus nouveau des zemstvos[11].

Pour rencontrer rien de semblable, chez ce peuple si longtemps divisé par la loi et les mœurs en compartiments isolés, en catégories sociales, il faut remonter jusqu’à l’ancienne Moscovie, jusqu’à cette zemskaïa douma des seizième et dix-septième siècles, plus ou moins analogue aux États généraux de l’ancienne monarchie française. Dans le zemstvo de district, les représentants des diverses classes sont appelés à délibérer en commun ; mais chaque classe a ses représentants distincts. À cet égard, les nouveaux États provinciaux de la Russie rappellent certains de nos États provinciaux de l’ancien régime. Les membres du zemstvo se partagent en trois catégories : les élus des villes, les élus des communes de paysans, les élus des propriétaires fonciers[12]. La répartition des sièges entre ces trois groupes d’habitants doit être proportionnelle à leur force numérique ou mieux à leur fortune immobilière. Dans un pays agricole tel que la Russie, la prépondérance est naturellement aux classes rurales ; les députés des villes, choisis par les marchands et les propriétaires urbains, sont de beaucoup les moins nombreux.

Les délégués des paysans sont les élus d’une sorte de suffrage universel, mais d’un suffrage universel à trois ou quatre degrés. Les électeurs au zemstvo de district sont désignés par les conseils de volost ou de bailliage, lesquels sont eux-mêmes nommés par les assemblées communales, composées de tous les chefs de famille[13]. Ces électeurs (vyborchtchiki) se réunissent en assemblée électorale pour procéder au choix de leurs députés (glasnye)[14]. Les paysans sont maîtres de prendre leurs délégués dans leur propre sein, ou parmi les propriétaires et les prêtres du district, sans que ni propriétaires ni prêtres aient le droit d’assister aux assemblées électorales des moujiks.

Ce mode d’élection a beau sembler rationnel, il n’a pas donné tous les avantages qu’on en attendait. Les paysans, dont la loi prétendait sauvegarder l’autonomie, ont jusqu’ici fait preuve de peu de lumières, de peu de zèle, de peu d’indépendance dans le choix de leurs représentants. En beaucoup de districts l’élection des délégués des communes rurales semble n’être qu’une spécieuse formalité. Comment s’en étonner avec le peu d’instruction, le peu de maturité du moujik, le plus souvent incapable de s’intéresser à ce qui dépasse l’étroit cercle de sa commune ? Le chef de la police locale ou le président de l’assemblée électorale, l’ispravnik ou le membre permanent du comité pour les affaires des paysans dirigent trop facilement à leur gré les votes des moujiks. Parfois ils font élire des propriétaires repoussés par leur propre classe et indifférents aux intérêts de leurs électeurs. L’eau-de-vie et la corruption ne sont pas toujours étrangères à ces élections rurales. En général, cependant, les délégués des paysans sont de simples villageois[15]. Le plus souvent l’élu des communes est l’ancien du bailliage (starchina), que les règlements administratifs placent aujourd’hui dans une grande dépendance de la police, de façon que ces représentants des communes sont en fait fréquemment désignés par l’administration, qu’ils ont la mission de contrôler. Les communes de paysans semblent ainsi n’échapper à la domination des anciens seigneurs que pour retomber sous le joug plus lourd de l’ispravnik et du bas tchinovnisme. Pour parer à cet inconvénient, on a proposé d’enlever aux fonctionnaires communaux, de même qu’aux fonctionnaires de l’État, la qualité d’éligibles au zemstvo ; on a parlé de rétrécir les circonscriptions électorales de manière que les paysans fussent à même de connaître les candidats. Il a été question, par exemple, de faire nommer les représentanis des paysans directement par les assemblées de bailliage, ce qui, en augmentant le nombre des électeurs, pourrait atténuer les influences du dehors, au risque, il est vrai, d’accroître l’ascendant des scribes communaux ou des cabaretiers, d’ouvrir la porte du zemstvo aux koulaky et aux mangeurs du mir, lesquels figurent souvent déjà au nombre des élus. À quelque réforme de détail qu’on ait recours, aucune mesure législative ne saurait entièrement prévenir un mal dont la principale cause est l’ignorance et l’indifférence du paysan avec la prépotence invétérée de la police.

L’élection des propriétaires individuels ne donne pas toujours des résultats beaucoup plus satisfaisants, et ici encore la faute en est moins, croyons-nous, au mode d’élection, si bizarre qu’il puisse sembler, qu’aux mœurs publiques et privées, qu’aux habitudes d’apathie fomentées par une longue tutelle administrative.

Pour les propriétaires à titre personnel, le mode d’élection au zemstvo est calqué sur le mode d’élection aux assemblées de la noblesse, lequel remonte à Catherine II. La grande différence, c’est que le droit de vote aux nouvelles assemblées appartient à la propriété seule, indépendamment de la naissance ou du tchine. Nobles, fonctionnaires ou marchands sont, à cet égard, confondus dans la même catégorie, dans le groupe des propriétaires fonciers, bien que la prépondérance du nombre y demeure d’ordinaire à la noblesse, qui jusqu’à l’émancipation avait seule droit à la propriété territoriale. Le cens électoral, toujours calculé sur la propriété foncière, varie naturellement selon la situation des provinces et la richesse du sol. Dans les fertiles contrées de la terre noire il est d’environ 200 ou 300 hectares ; dans les lointaines régions de l’est ou du nord il est beaucoup plus élevé. Tous les propriétaires possédant en propre le minimum déterminé par le cens sont électeurs de droit. Les autres n’ont qu’un vote collectif ; ils nomment entre eux un nombre d’électeurs proportionnel à l’étendue totale de leurs terres réunies. Les femmes, les mineurs, les absents peuvent aussi prendre part aux élections par des fondés de pouvoir. Tous les électeurs ainsi désignés sont réunis en assemblée électorale, sous la présidence du maréchal de la noblesse du district. Un propriétaire peut avoir deux voix, l’une personnelle, l’autre comme délégué d’autrui. L’assemblée, qui vérifie elle-même le mandat de ses membres, ne peut durer plus de trois jours.

Les propriétaires du district ont en moyenne de 20 à 30 députés à nommer pour le zemstvo de district. Tout électeur est éligible. Au lieu de voter par section ou par liste, on met successivement aux voix, d’ordinaire suivant l’ordre alphabétique, le nom de chacun des membres de l’assemblée électorale. Ce scrutin sur chaque nom revient à un scrutin par élimination. L’avantage de ce système est de prêter moins à l’intrigue, son défaut de livrer beaucoup au hasard. Dans des assemblées où le nombre des votants n’est souvent que deux ou trois fois supérieur au nombre des délégués à choisir, l’ordre dans lequel les noms sont mis aux voix n’est pas sans influence sur le résultat du vote. Au début, comme il y a beaucoup de sièges à donner, les électeurs, qui pour la plupart sont en même temps candidats, se montrent faciles ; leurs exigences croissent avec le chiffre même des noms admis. Les derniers sur la liste, voulant ménager leurs propres chances, deviennent moins accommodants pour autrui. Les noms, soumis au vote, sont alors systématiquement blackboulés. Vers la fin, au contraire, quand il reste encore un bon nombre de places vacantes, les électeurs se rassurant sur leur propre élection, il se fait souvent un revirement dans le sens de l’indulgence.

L’empressement des propriétaires aux assemblées électorales et aux séances des zemstvos varie, du reste, singulièrement, selon les régions et les époques. Il arrive parfois que le nombre des électeurs qui se rendent au scrutin, au lieu de dépasser le nombre des députés à désigner, lui reste inférieur. Dans ce cas, les électeurs présents ne sont pas tenus de soumettre leurs noms au scrutin. La loi les autorise à se proclamer élus sans élection.

Ces zemstvos de district, ainsi composés des représentants de trois classes différentes, ont une physionomie tout autre que les assemblées provinciales de l’occident de l’Europe. On y voit figurer, à côté les uns des autres, les marchands enrichis des villes, les grands propriétaires des campagnes, les paysans des villages. Le moujik ne nomme pas seulement à ces assemblées des députés de son choix, d’ordinaire le moujik y entre lui-même avec sa longue barbe, ses mains calleuses et son long caftan, avec son ignorance, ses préjugés et ses notions pratiques. On rencontre souvent encore, dans ces zemstvos, des membres entièrement illettrés, et parfois l’ancien serf y coudoie l’ancien seigneur qui l’a fait fouetter. À cet égard, ces élections par classes donnent des résultats plus démocratiques que ne le feraient des élections sans distinction de classes, comme en réclament certains démocrates. Le système actuellement en vigueur peut seul assurer aux paysans une représentation directe.

Chez un peuple moins conservateur par caractère, moins respectueux des vieux usages par tradition, une si prompte élévation des affranchis de la glèbe au niveau de leurs maîtres de la veille eût pu avoir de réels inconvénients. En tout autre pays, cette juxtaposition d’hommes si différents par les idées et l’éducation, ce mode de représentation par catégories, par conditions sociales, ayant des intérêts aussi divers, ne serait probablement point sans péril. En Russie, les diverses classes ont pu avoir des délégués distincts, dans la même assemblée, sans que dans ces zemstvos il y ait encore rien eu qui ressemblât à une lutte de classes. L’avenir montrera si un tel mode d’élection doit compromettre la paix sociale, si la Russie peut toujours échapper au naturel antagonisme du seigneur et du paysan, du barine et du moujik, de la propriété individuelle et de la propriété commune. En tout cas, tant que ces deux modes de propriétés subsistent côte à côte et se partagent à peu près le sol, il semble difficile que chacun d’eux n’ait point aux États provinciaux ses représentants particuliers. Le dualisme de la représentation rurale n’est guère qu’une des conséquences du dualisme de la propriété foncière[16].

Une des raisons qui font régner la paix dans ces assemblées composées d’éléments si hétérogènes, c’est que les deux classes les plus importantes, les propriétaires et les paysans, s’y tiennent en équilibre, ou mieux, que la prépondérance y appartient d’ordinaire à la classe la plus cultivée, aux propriétaires[17]. La composition des zemstvos de district varie naturellement suivant les régions et suivant la répartition des terres entre la noblesse et les communes, entre l’un et l’autre mode de tenure du sol. A prendre l’ensemble des assemblées territoriales, dans toute la Russie, la majorité appartient aux propriétaires ; ils forment à eux seuls près de la moitié du total des membres, les paysans et les habitants des villes formant le reste[18]. Les zemstvos des grands gouvernements du nord-est, tels que Viatka, Perm, où la noblesse n’a jamais pu prendre racine et où les propriétaires nobles sont en infime minorité, sont encore presque les seuls où la majorité demeure aux paysans, quoique la proportion de ces derniers tende toujours à s’accroître avec leurs achats de terre.

La prépondérance de la noblesse dans les zemstvos ne tient pas, du reste, uniquement au nombre de ses représentants, mais à leur supériorité d’instruction et de culture. Le moujik reconnaît volontiers la suprématie intellectuelle du barine qui siège près de lui ; il est encore plein de déférence pour son ancien maître. Les paysans assistent trop souvent aux séances en comparses ou en figurants muets, qui se rendent à peine compte de la pièce à laquelle ils prennent part. Pour beaucoup de leurs députés, l’obligation de venir au zemstvo est une sorte de corvée, d’autant moins agréable qu’elle est gratuite. Aussi, pour rendre ces institutions plus populaires parmi les moujiks, certains publicisles, tels que M. Kochélef, ont-ils proposé de subventionner les délégués des communes. Quoique l’esprit pratique et l’expérience de ces modestes villageois ne soient pas absolument inutiles à ces petits parlements de province, et qu’ils doivent peu à peu s’y faire une place plus large, les orateurs habituels, les leaders des zemstvos sortent toujours des rangs des propriétaires. La noblesse a d’autant moins à se plaindre de la constitution actuelle des assemblées provinciales qu’elle y jouit jusqu’ici d’une prédomitiance incontestée, fondée à la fois sur la loi et sur les mœurs. Elle n’a qu’à s’en prendre à elle-même, à son insouciance, à son peu de goût pour la vie de campagne, à sa désertion des fonctions électives, si elle laisse souvent l’influence réelle tomber aux mains de marchands enrichis, de parvenus avides ou de spéculateurs, pour lesquels le zemstvo n’est qu’un marchepied et dont l’administration donne partois lieu à des scandales.

La loi qui, dans les zemstvos, la confond avec les autres classes » y confère à la noblesse un important privilège. La présidence des États provinciaux appartient de droit à son maréchal (predvoditel), élu par elle dans ses assemblées triennales[19]. Les fonctions présidentielles seraient à l’élection, comme elles devront l’être un jour, comme on l’a déjà demandé dans plusieurs zemstvos, que la présidence passerait rarement en d’autres mains. Le maréchal de la noblesse est d’ordinaire l’homme le plus considérable de son district ou de son gouvernement. L’empereur Alexandre II a, dans la seconde moitié de son règne, élargi encore le rôle de ce predvoditel, en lui attribuant la présidence du conseil de l’instruction publique, la présidence du conseil de revision, et enfin la présidence de l’administration de district pour les affaires des paysans. Dans toutes les sphères où le gouvernement fait appel au concours des habitants, le premier rang appartient ainsi à la noblesse, représentée par son chef élu ; si elle n’était par excellence la classe cultivée, on pourrait trouver ces prérogatives légales déjà excessives. Les attributions du maréchal de la noblesse sont devenues si multiples que souvent les zemstvos lui allouent une indemnité pécuniaire, un traitement.

La prépondérance de la noblesse est plus grande encore dans les zemstvos de gouvernement que dans les zemstvos de district. Les premiers sont, en effet, élus par les derniers ; la classe qui possède le plus d’influence dans ceux-ci est naturellement en majorité dans ceux-là. L’assemblée provinciale n’est que la réunion des délégués des diverses assemblées de district de la province. Chaque zemstvo de district est représenté au zemstvo de gouvernement par un certain nombre de ses membres, sept ou huit en moyenne. Comme les goubernies russes comprennent en général huit, dix, douze districts, les États provinciaux se trouvent ainsi composés de 60, 80, parfois 100 délégués. Les élections pour le zemstvo de gouvernement se font par tête et non par ordre. Chacun des membres de l’assemblée de district, propriétaire, paysan ou marchand, est éligible ; mais d’ordinaire la plupart des élus appartiennent à la première catégorie. Le paysan se soucie peu de ces fonctions, qui sont demeurées gratuites ; il laisse volontiers y nommer des propriétaires, qu’il en juge plus capables que lui-même. Parmi les membres des zemstvos de gouvernement, il n’est pas rare de voir flgurer des hommes connus pour avoir été autrefois les adversaires de l’émancipation, tant les serfs affranchis sont encore exempts de haine ou de rancune à l’égard des hommes qui furent leurs maîtres. Si, dans la plupart de ces assemblées, quelques moujiks siègent au milieu des gentilshommes, ils le doivent au libéralisme ou à la générosité des propriétaires, qui sont souvent d’autant plus heureux de faire montre de leurs idées libérales que leur influence réelle en a moins à souffrir.

Le zemstvo de gouvernement est présidé par le maréchal de la noblesse de la goubernie, tout comme le zemstvo de district par le maréchal de la noblesse du district. Ces deux assemblées possèdent, depuis qu’elles existent (1864), ce que nos conseils généraux français n’ont obtenu qu’en 1871, une commission de permanence, appelée zemskaïa ouprava, qui prend une part importante à l’administration locale. En Russie, cette commission n’est renouvelée que tous les trois ans, ce qui, d’après certains esprits, la rend trop indépendante du zemstvo qui la nomme. Le président en est élu ; mais il doit être confirmé par le ministre de l’Intérieur. Comme en Belgique, les membres de la commission permanente reçoivent d’ordinaire une indemnité, dont le taux est fixé par l’assemblée. Cette rétribution s’élève à 1500 ou 2000 roubles environ. Ce nouvel exemple montre combien le principe démocratique de la rémunération de tous les services est, dès le premier jour, entré dans les idées et dans les mœurs russes. Il est vrai qu’à en juger par ces assemblées, la Russie n’a point à se féliciter de n’avoir pas préféré la gratuité. Les membres des zemstvos seraient peut-être tentés de s’allouer, eux aussi, une indemnité, si le législateur ne le leur avait interdit. La loi ne leur défend point, il est vrai, de réclamer une rémunération ; mais en ce cas ils ne peuvent rien recevoir que des électeurs qui les nomment et non de l’assemblée dont ils font partie. N’étant pas rétribués, ils ne se croient point obligés à une grande exactitude. Plusieurs assemblées provinciales ont à se plaindre de l’incurie et de l’indifférence des hommes qui ont l’honneur d’en faire partie. Pour être valables, les décisions du zemstvo ont besoin d’être prises en présence d’un tiers des membres : si peu élevé que semble ce minimum légal, il arrive souvent qu’une assemblée n’est pas en nombre pour délibérer. Afin d’être en nombre, il n’est pas rare de voir le président retenir de force des membres dont la participation aux affaires est toute nominale. L’assiduité est si peu habituelle que des feuilles sérieuses ont réclamé qu’on abaissât du tiers au cinquième le chiffre des membres, dont la présence est nécessaire pour que les décisions de l’assemblée soient valables. On a été plus loin en un sens. On a, durant la guerre de Bulgarie, décidé que, pour certaines questions dites d’urgence, les zemstvos pourraient délibérer, quel que fût le nombre des délégués présents, alors même qu’une assemblée, comptant plus de soixante membres, n’en réunirait pas dix. Ce fait seul montre quelle est, dans la majeure partie des provinces, la langueur de la vie publique.

Même à Pétersbourg et à Moscou, l’étranger est étonné de rencontrer autant de vides dans les rangs des délégués aux assemblées territoriales. Les hommes qui assistent régulièrement aux séances y viennent pour la plupart moins en représentants des intérêts locaux, qu’en candidats aux justices de paix, à la délégation permanente et aux diverses fonctions rétribuées dont dispose le zemstvo. Les membres les plus assidus ne sont pas ainsi toujours les plus zélés pour le bien du pays. Beaucoup ne voient dans les affaires publiques qu’un moyen de faire les leurs, si bien que nombre de ces « hommes de zemstvo » (zemskié lioudi) ressemblent fort aux politiciens d’Amérique et de certains États d’Europe. La présence de ces coureurs de place éloigne trop souvent les hommes les plus capables ou les plus honnêtes, de sorte que la direction des afTaires locales peut tomber aux mains d’intrigants besogneux. Les semences du mal dont se plaignent des pays plus avancés dans la vie politique ont ainsi déjà germé dans cet humble et jeune self-govemment provincial. En plus d’un district, les hommes qui auraient le plus de titres à diriger les affaires locales se tiennent systématiquement à l’écart. Cette sorte d’abstention ou d’absentéisme moral a été une des raisons du discrédit qui, dès les dernières années d’Alexandre II, avait frappé les nouvelles institutions territoriales. Les États provinciaux, dont on attendait la réforme de tous les abus de l’administration bureaucratique, n’ont pas toujours été fermés aux défauts qu’ils devaient faire disparaître. On a plus d’une fois signalé chez eux des spéculations condamnables, des cas de prévarication ou de dilapidation. Les élus et les fonctionnaires du zemstvo se sont çà et là transformés en tchinovniks d’un nouveau genre. Au lieu de purifier l’administration et de désinfecter la bureaucratie, ils n’ont pu en respirer impunément l’air méphitique, et ont quelquefois gagné le mal qu’ils avaient pour mission de combattre.

Bien que légalement recrutées de la même manière, ces assemblées territoriales diffèrent, du reste, beaucoup les unes des autres. Elles ont une physionomie diverse suivant les diverses provinces. Il suffit souvent de peu de chose, d’un homme de plus ou de moins, pour les transformer, secouer leur apathie et les éveiller à une vie nouvelle. Nulle part le levain de l’énergie individuelle n’est plus nécessaire ni plus efficace. Les zemstvos de district qui ont rendu le plus de services le doivent d’ordinaire à un petit groupe local ou à une personnalité active et dévouée. Aussi tel zemstvo qui, durant des années, s’était distingué par son zèle retombe-t-il tout à coup dans l’indifférence et l’obscurité, comme s’il avait perdu la vie en perdant son leader[20].

Si imparfaites que soient ces assemblées territoriales, les provinces qui en possèdent ont un incontestable avantage sur les régions qui en sont dépourvues. Tous les gouvernements de l’empire, en effet, n’ont pas été dotés à la fois de ces États provinciaux. En fait de réformes et d’institutions, on ne procède pas, en Russie comme chez nous, par mesures uniformes, promulguées le même jour dans toutes les parties du territoire. Le gouvernement impérial reste maître de la distribution comme de l’introduction des réformes que sa main répand sur l’empire, il les applique là où bon lui semble. Dans un État aussi vaste et aussi complexe, il n’en saurait guère être autrement. Cette méthode a un avantage, elle permet d’éprouver en un champ restreint les institutions nouvelles, de ne les étendre à tout l’empire qu’après en avoir vu l’effet dans les provinces les mieux préparées. Aujourd’hui que les zemstvos semblent s’être acclimatés sur le sol russe, le moment paraît venu d’en accorder le bénéfice à toutes les parties du territoire, à toute la Russie d’Europe au moins, si ce n’est encore au Caucase et à la Sibérie occidentale, dont de semblables institutions stimuleraient singulièrement les progrès. Pendant une dizaine d’années, il n’y a eu que 29 ou 30 gouvernements de la Grande ou de la Petite-Russie à jouir des bienfaits de ce self-government local. Il y en a, croyons-nous, 35 à cette heure[21]. En dehors même de l’ancien royaume de Pologne, qui n’est nominalement assimilé aux provinces de l’empire qu’à condition d’être privé du bénéfice de toutes les lois libérales édictées pour la Russie, il reste encore en Europe une quinzaine de gouvernements dénués de ces utiles institutions ; ce sont pour la plupart des provinces frontières, c’est-à-dire les moins russes par la nationalité ou les traditions. Ces contrées, telles que les anciennes provinces lithuaniennes ou polonaises, sont précisément celles qui souffrent le plus de l’arbitraire bureaucratique et de la centralisation pétersbourgeoise[22]. Alors qu’ils se font un juste honneur d’avoir contribué de leurs armes à la libération des Slaves du Balkan, le gouvernement et le peuple russes ne sauraient toujours oublier que, dans les limites mêmes de l’empire, il y a de vastes pays slaves auxquels la Russie est maîtresse de donner ou de restituer une part de ces libertés qu’elle a si souvent réclamées pour les sujets d’autrui. Les ressentiments du passé semblent, il est vrai, faire obstacle à cette mesure de réparation ; mais, quelles qu’en soient les difficultés, une pareille œuvre est assurément moins malaisée que la tâche naguère entreprise par Alexandre II au delà du Danube, et, pour être moins coûteuse, elle ne serait ni moins profitable à l’empire, ni moins honorable à son souverain.

Sans parler de la Pologne, de la Lithuanie, de la Russie Blanche, les fertiles provinces du sud-ouest, Kief, la Podolie, la Volhynie, où domine incontestablement l’élément russe et orthodoxe, petit-russien il est vrai, attendent en vain, depuis des années, qu’on leur octroie ces États provinciaux qui fonctionnent de l’autre côté du Dniepr. Comme si le gouvernement se faisait un devoir de maintenir, par ses mesures d’exception, le cadre de l’ancienne Pologne, Kief, le premier berceau de l’État russe, Kief, réuni à la Russie dès avant Pierre le Grand, est demeuré en dehors du droit commun. Cette infériorité met obstacle au développement de ces riches et populeuses contrées du sud-ouest dont les besoins ne peuvent être appréciés de l’administration, comme ils le sont des habitants.

Par un de ces contrastes si fréquents en Russie, pendant que Kief réclamait des zemstvos pour l’Ukraine et la rive occidentale du Dniepr, les Cosaques du Don, dotés par Alexandre II d’assemblées territoriales, pétitionnaient auprès d’Alexandre III pour être débarrassés de cette nouveauté. Il faut être en Russie pour voir des provinces repousser ainsi les droits et immunités que le pouvoir prétend leur conférer. Cette singulière protestation contre l’introduction des États provinciaux paraît d’autant plus bizarre que les Cosaques du Don sont presque la seule population d’origine grande-russienne qui se soit longtemps administrée elle-même, et n’ait pas entièrement perdu le souvenir de son ancienne autonomie. Cette répulsion des riverains du Don pour des assemblées sollicitées par des régions plus riches et plus avancées, s’explique en partie par la prédominance des paysans dans cette province, par l’esprit de défiance du moujik pour toutes les nouveautés. Ce n’est point là toutefois le seul ni peut-être le principal motif de l’opposition des Cosaques du Don. En dehors de la méfiance et des conflits, provoqués à dessein par l’administration militaire, ces rustiques Cosaques ont trouvé que les récentes institutions coûtaient bien cher pour les avantages qu’elles rapportaient, qu’au lieu de procurer aux habitants des franchises nouvelles, ces États provinciaux n’étaient, pour l’administration locale, qu’une complication de plus et une dispendieuse formalité[23]. Dans bien des provinces, le peuple serait à peu près du même avis. Il ne connaît les zemstvos que par les taxes qu’ils lui imposent ; il sait que le plus souvent ses représentants élus restent impuissants devant le tchinovnisme, et avec son épais bon sens vulgaire il fait fi d’une autonomie qui ne lui vaut aucun profit direct. Cette grossière appréciation d’un peuple ignorant, peu capable de priser les bienfaits d’une institution dont il doit attendre le lent développement, a été encouragée par toutes les restrictions apportées aux prérogatives primitivement accordées aux zemstvos. Par là le gouvernement impérial a été le premier responsable de la fréquente indifférence de la société pour les droits qu’il lui a octroyés, responsable de l’incurie et de la négligence qui, sous différentes formes, se manifestent plus ou moins dans les diverses classes de la nation.



  1. Voyez tome I, livre V, chap. ii.
  2. Voyez tome I, livre VI ; chap. iv.
  3. La noblesse nommait ainsi l’ispravnik ou chef de police du district, le président et deux assesseurs des tribunaux criminels et civils, l’inspecteur des magasins de blé, le curateur des établissements d’instruction, etc. Ces nominations devaient, il est vrai, être confirmées, les unes par le souverain, les autres par le gouverneur de la province. L’empereur Alexandre III, en créant les chefs de canton ruraux, a de nouveau associé la noblesse à l’administration locale. Voy. plus haut, liv. I, chap. iv, p. 50.
  4. Il suffit aujourd’hui d’un certificat d’études dans un établissement d’instruction secondaire, ou encore d’avoir occupé un poste électif, d’avoir été juge de paix, membre des assemblées provinciales ou municipales, etc.
  5. Voyez G. Samarine et F. Dmitrief, Revolutsionny conservatizm.
  6. Pour obvier à cette difficulté, les écrivains à tendance aristocratique sont obligés de recourir à une sorte de service obligatoire, à une sorte de conscription administrative qu’on imposerait aux propriétaires fonciers. Ainsi, par exemple, le prince V. Mechtcherski (V oulikou vréméni, 1879) et l’auteur anonyme d’une brochure intitulée Chto naradou noujno (1881).
  7. Cette création en faveur de la noblesse n’est en effet que le pendant de la banque rurale, fondée deux ou trois ans plus tôt au profit des paysans. Singulière logique de la prévoyance gouvernementale ! L’État institue un Crédit foncier à taux réduit pour faciliter aux paysans l’achat des terres de leurs anciens maîtres ; et en même temps il fonde un autre Crédit foncier, également à taux de faveur ; pour permettre à la noblesse de conserver ses terres !
  8. Dès le 22 février 1861, le troisième jour après la proclamation de la charte d’affranchissement, Nicolas Milutine, répondant à une demande faite au nom du grand-duc Constantin, écrivait à M. Golovnine : « Nous avons en vue deux institutions provinciales : 1o  l’administration de gouvernement (goubernskoé pravlénié) sous la présidence des gouverneurs, pour la police et les affaires courantes ; 2o  la commission territoriale (semskoé prisoustvié) ou chambre territoriale (zemskaïa palata) sous la présidence des maréchaux de la noblesse ou d’une autre personne élue, pour la gestion des affaires économiques, des affaires d’intérêt local, de bienfaisance, etc. Nous nous proposons de donner à la chambre territoriale toute l’indépendance possible, sous le contrôle d’élus des diverses classes et, dans quelques cas, sous la surveillance du gouverneur et du ministre. Le plan de cette réforme est en train d’être terminé dans un comité spécial du ministère, etc. » Voyez Un homme d’État russe (Nicotas Milutine) d’après sa correspondance inédite (1884), p. 68.
  9. Zemstvo, de zemlia, terre, pays.
  10. La grande-duchesse Hélène écrivait ; par exemple, à Nic. Milutine « qu’en haut lieu ce nom de zemstvo effrayait ». (Lettre inédite du 26 janvier, 7 février 1861.) C’est, en partie, pour faire ressortir cette liaison d’idées que nous donnons aux zemstvos le titre d’États provinciaux.
  11. Dans leur langue synthétique, les Russes désignent cette qualité d’un seul mot, vzesoslovny (omniclasse), mot qui revient souvent dans les discussions sur les modes de représentation.
  12. Dans les districts où les classes accessoires, telles que les colonistes, comptent un assez grand nombre de membres, elles ont au zemstvo une représentation en rapport avec leur importance.
  13. Voyez plus haut, livre I, chap. iii.
  14. Le règlement des zemstvos donnait primitivement la présidence de ces assemblées électorales au juge de paix ; depuis on a transmis cette importante fonction à l’arbitre de paix, et, après la suppression de ce dernier ; au membre permanent du bureau pour les affaires des paysans. (Voy. livre I, chap. iv.)
  15. La réforme administrative ! inaugurée par l’oukaze de juillet 1889, a placé les élections des communes rurales sous le contrôle des chefs de canton
  16. Voyez tome I, livre VIII.
  17. On a même accusé les propriétaires d’avoir quelquefois abusé de leur influence en faisant voter par les zemstvos des mesures dans leur intérêt particulier, sans profit pour les paysans. Hordovtsef, Déciatilétié rousskago zemstva (1877). Peu d’assemblées territoriales me semblent aujourd’hui mériter ce reproche.
  18. Il y a quelques années, sur 13 000 glasnyé ou députés aux zemstvos, dans 33 gouvernements, on comptait 6204 propriétaires, 5171 paysans, 1549 représentants des villes. Dans tel gouvernement du centre, l’assemblée de district compte une trentaine de propriétaires, 27 ou 28 paysans et 4 ou 5 marchands des villes. C’est là une proportion que l’on peut prendre comme moyenne.
  19. Dans les provinces et les districts du nord d’où la noblesse est absente, c’est le gouvernement qui nomme le président du zemstvo.
  20. Mordovtsef : Déciatilétié rousskago semstva ; cf. Vésinik Svropy (mars 1881).
  21. Dans les 35 gouvernements en possession de zemstvos, on comptait plus de 400 assemblées de district.
  22. Les provinces baltiques, Livonie, Courlande, Esthonie, ayant jusqu’ici conservé leur landtag et leurs coutumes historiques, sont dans une position toute différente de celle des provinces polonaises. Ces trois provinces baltiques étaient, en vertu d’anciennes chartes, demeurées des pays privilégiés. Le gouvernement russe est, depuis quelques années, en train de les assimiler au reste de l’empire. Bientôt l’administration locale y aura perdu ses caractères particuliers et le self-government ses formes germaniques et féodales. Il est à désirer que cette inévitable transformation ne profite pas seulement à la bureaucratie et que, dans son désir d’unification, le gouvernement impérial ne détruise pas entièrement des institutions qui, à plusieurs égards, sont supérieures à celles du reste de l’empire, et pourraient suggérer d’utiles modifications dans l’administration provinciale actuelle.
  23. Après avoir nommé une commission locale pour étudier la question. Alexandre III a fait droit à la demande des Cosaques ; si le zemstvo a depuis été rétabli dans la région du Don, le fonctionnement en a été simplifié.