L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 2/Chapitre 3


CHAPITRE III


L’administration provinciale, la bureaucratie et le tchinovnisme. — Gouvernements et districts. — Le gouverneur et ses pouvoirs. — Défauts du tchinovnisme russe. — Effets du tableau des rangs. — Manque de spécialité. — La vénalité et ses causes. Comment la corruption administrative peut tempérer le despotisme bureaucratique. — Difficulté pour la bureaucratie de se contrôler elle-même. — Insuffisance de tous les remèdes employés contre la vénalité. — Formalisme et mépris des règlements.


Avant les réformes contemporaines, toute l’administration provinciale était organisée sur le type de l’administration centrale, avec cette différence que, les pouvoirs s’y trouvant plus concentrés, l’autorité y avait plus d’unité. Les circonscriptions administratives de la Russie remontent à Pierre le Grand ou plutôt à Catherine II. Le premier avait partagé l’empire en huit gouvernements (goubernii) ; sa fille Elisabeth en porta le chiffre à seize, Catherine II à quarante. Le nombre de ces circonscriptions s’est accru de règne en règne, moins avec les conquêtes successives de l’empire qu’avec l’énorme accroissement de sa population. Les gouvernements primitifs de Pierre ou de Catherine ont dû être coupés en deux, parfois en quatre, sans que la moyenne du chiffre de leurs habitants ait diminué.

La Russie d’Europe compte, en dehors de la Finlande, de la Pologne et du Caucase, une cinquantaine de gouvernements ; le royaume de Pologne, aujourd’hui privé de son administration particulière, en compte une dizaine d’une étendue notablement moindre[1]. Ces divisions administratives sont pour la plupart tout artificielles, toutes conventionnelles, toutes mécaniques ; elles n’ont d’autre raison d’être que la volonté du pouvoir autocratique, qui a découpé à son gré le territoire de l’empire, sans tenir compte des traditions historiques, ni de l’origine des habitants[2]. À cet égard, les gouvernements russes ressemblent singulièrement aux départements français ; ils sont le produit du même esprit, des mêmes habitudes de centralisation. La nomenclature des goubernies russes n’a pas, du reste, les mêmes prétentions scientifiques que celle de nos départements ; elle est beaucoup moins compliquée, chaque gouvernement n’ayant, le plus souvent, d’autre nom que celui de son chef-lieu. Il n’y a guère d’exception que pour les provinces de l’ouest ou du sud, d’origine étrangère ou d’annexion récente : l’Esthonie, la Livonie, la Courlande, la Podolie, la Volhynie, la Bessarabie, la Tauride. Ces noms historiques suffisent seuls à dénoter une individualité provinciale, d’ordinaire étrangère à la vieille Russie.

Les circonscriptions territoriales de l’empire diffèrent de nos départements par un point important, les dimensions. L’autocratie russe n’a pas, de même que la révolution française, cherché à fractionner le pays en minces parcelles, comme pour y rendre plus impossible toute velléité d’indépendance de la vie locale. L’État le plus vaste est celui dont les divisions administratives sont les moins nombreuses. Les provinces russes varient singulièrement de grandeur selon les régions, le climat, la densité de la population. Les gouvernements du nord et de l’est, Perm, Viatka, Astrakan, Vologda, Arkhangel surtout, égalent ou dépassent en superficie les grands États de l’Europe occidentale. L’étendue moyenne de chaque province reste encore considérable, elle est supérieure à celle des petits États de l’Europe centrale, de la Belgique, de la Hollande ou de la Suisse. La population des provinces russes est loin d’être en rapport avec leurs dimensions, elle serait plutôt en raison inverse ; les plus grandes, qui comprennent les solitudes du nord ou les steppes de l’est, sont les moins peuplées : Arkhangel, avec ses 858 000 kilomètres carrés, ne compte que 315 000 âmes. En revanche, plusieurs gouvernements de médiocre étendue, dont le nom est presque ignoré de l’Occident, renferment presque autant d’habitants que les vingt-deux cantons suisses. Dans la Russie d’Europe, la population moyenne d’une goubernie est de 1 400 000 ou de 1 500 000 âmes[3].

Les gouvernements russes, ceux des frontières au moins, ont été longtemps réunis, par groupes de trois, quatre ou cinq, en gouvernements généraux, qui embrassaient ainsi de vastes régions. Aujourd’hui, ce mode de groupement n’existe plus qu’en Asie et dans les anciennes provinces polonaises[4]. Les trois provinces baltiques elles-mêmes ont récemment perdu ce signe de distinction, pour rentrer dans la masse des gouvernements de l’empire. Cette simplification est un indice des progrès de la centralisation dans la voie de l’uniformité administrative.

Les goubernies sont partagées en districts (ouezdy), correspondant à nos arrondissements. Ces districts russes, ainsi associés par le pouvoir central, ont, pour Id plupart, une existence plus ancienne et une individualité plus naturelle que les gouvernements qu’ils composent[5]. Aussi gardent-ils une vie propre, supérieure à celle de nos arrondissements. Chaque province compte huit, dix, douze, parfois quinze districts, en sorte que, tout en restant notablement plus étendues que nos arrondissements, les subdivisions de la province sont relativement moins grandes que les provinces mêmes. Dans ces districts, encore plus vastes et même, d’ordinaire, plus peuplés que nos arrondissements, il n’y a, en dépit de l’excès de la centralisation russe, rien qui corresponde à nos sous-préfets. L’administration impériale n’est représentée que par un simple officier de police (ispravnik). Il est vrai que le défaut de constitution politique n’y a pas encore fait sentir l’utilité d’une classe de fonctionnaires qui, chez nous, sont bien moins des administrateurs que des agents de propagande ou d’élection.

À la tête de chaque gouvernement est un gouverneur (goubernator). Ce fonctionnaire offre beaucoup d’analogie avec l’intendant de notre ancien régime, avec notre préfet d’aujourd’hui. Autrefois, le gouverneur concentrant en ses mains tous les pouvoirs, chaque province était une Russie en miniature et comme une réduction de l’empire autocratique, dont elle reproduisait en petit l’organisation. Comme l’empire, la goubemie était régie par un pouvoir pratiquement illimité. Le gouverneur, assisté d’un vice-gouverneur, avait bien à côté de lui un conseil de gouvernement, mais, de même que le Conseil de l’empire, ce conseil provincial n’avait que voix consultative. Il y avait bien, depuis l’impératrice Catherine, des assemblées périodiques de la noblesse ; il y avait même un comité des finances locales[6], composé de députés de la noblesse et de députés des villes ; mais le contrôle de ces assemblées ou de ce comité était purement extérieur, purement théorique. La plupart des droits accordés aux administrés par les lois de Catherine II étaient devenus de pures formalités, que personne n’eût osé prendre au sérieux. De l’administration le pouvoir du gouverneur débordait sur la justice. Si Catherine avait remis à la noblesse le choix des juges de première instance, le gouverneur avait le droit de les confirmer, le droit de les mettre en accusation, même de les révoquer.

L’autorité et les soins du gouverneur s’étendaient sur toutes les branches des services publics ; il était, il est encore aujourd’hui, entouré de comités dont il est président : comité des impositions, comité des voies de communication, comité des prisons, comité de bienfaisance, comité de l’enseignement, etc. À quoi sert tout cet appareil de contrôle ? À rien, d’ordinaire. La plupart de ces comités sont formés des subordonnés du gouverneur ou d’employés d’un rang inférieur ; la servilité bureaucratique, l’esprit d’obéissance passive y étouffe généralement toute indépendance. Au lieu d’être une garantie de bonne gestion, tous ces comités n’ont guère fait que diminuer la responsabilité du gouverneur, en ayant l’air de la partager.

Les besognes les plus diverses se trouvaient réunies dans les mains de ce fonctionnaire, lequel était souvent un militaire, ignorant de l’administration. La multiplicité de ses attributions contraint le gouverneur à une immense correspondance ; hors d’état d’embrasser toutes les affaires qui lui sont confiées, il ne fait le plus souvent que transmettre les instructions de la capitale ou signer les décisions prises dans ses bureaux. Cet homme, qui de loin semble revêtu d’une autorité omnipotente, se trouve fréquemment réduit au rôle de simple expéditionnaire des écritures. De la puissance il n’a que les dehors, les honneurs et les tentations.

L’institution d’assemblées provinciales, dotées de sérieuses prérogatives, semblait devoir restreindre le pouvoir des gouverneurs ; mais, si l’autorité de ces derniers a été diminuée, leurs attributions sont restées aussi vastes que mal délimitées. La réforme de l’administration proprement dite, qui depuis longtemps est en projet, reste encore à l’étude. En attendant, la loi maintient au gouverneur ses anciennes fonctions et ses anciens pouvoirs, bien que ses attributions ne concordent plus avec les droits concédés aux nouvelles assemblées électives[7]. Il y a là, entre la législation de l’empire et les récentes institutions, un manque d’harmonie qui se retrouve malheureusement dans d’autres sphères. Les grandes réformes d’Alexandre II, si dignes d’admiration à tant d’égards, ont, nous devons le répéter[8], ce défaut d’avoir été conçues isolément, sans plan d’ensemble, sans idée mère, d’une manière empirique et fragmentaire, en sorte qu’au lieu de former un système coordonné, les institutions de la Russie actuelle présentent partout des contradictions, des anomalies. Les nouvelles lois ne cadrent pas avec les anciennes, qui subsistent à côté d’elles. De là un manque de détermination, un principe de confusion qui n’est pas étranger au peu de succès des meilleures réformes. La Russie, léguée à Alexandre III, ressemble à ces châteaux construits à diverses époques, où l’on voit côte à côte les styles les plus différents, ou encore à ces vieilles maisons, refaites peu à peu et par morceaux, qui n’ont jamais l’unité ni la commodité des demeures élevées sur un même plan et d’un seul jet.

Ce qui a manqué à Pierre le Grand et à ses successeurs, c’est, nous l’avons dit, l’instrument même de la centralisation moderne, c’est une bureaucratie instruite et honnête. La Moscovie possédait bien depuis longtemps une classe de serviteurs de l’État ; mais ces serviteurs, constitués en noblesse (dvôrianstvo), avaient, grâce à leur mode d’entretien et de dotation territoriale, des intérêts particuliers, à la fois différents de ceux de l’État et de ceux des localités qu’ils gouvernaient[9]. Déjà le peuple était victime d’une administration à la fois ignorante et corrompue. La Russie du dix-huitième siècle était presque entièrement privée des classes où se recrutaient ailleurs les fonctionnaires de l’État. Le dix-neuvième siècle n’a pas encore entièrement comblé cette lacune. Ce but, en apparence si modeste, la création d’un corps de fonctionnaires capables et moraux, est depuis Pierre et Catherine un des objectifs principaux de la Russie et de son gouvernement. Pendant longtemps les établissements d’instruction fondés à grands frais par le pouvoir central ont en Russie, tout comme en Chine, eu pour première mission de préparer à l’État des serviteurs et des agents. Ainsi se montre dans toute son étendue la tâche que s’étaient imposée l’autocratie et la centralisation. Cette administration, chargée d’importer aux rives du Volga la civilisation de l’Europe, il fallait d’abord la dresser elle-même aux usages et aux mœurs, si ce n’est à l’esprit de la culture européenne.

Le principal moyen employé par Pierre le Grand, qui ne pouvait toujours recourir à des étrangers, fut le tchine et le tableau des rangs[10]. Cette institution, qui faisait dépendre le rang et les préséances du grade civil ou militaire, fut avant tout un mode de recrutement des fonctionnaires de l’État. Pour la noblesse, contrainte, sous peine de perdre ses droits et privilèges, à entrer dans l’armée ou l’administration, le tableau des rangs de Pierre le Grand fut une sorte de conscription ou, mieux, un véritable service obligatoire. Pierre parvint ainsi à rassembler pour l’empire un nombreux contingent d’employés ; mais, les hommes ainsi levés, il fallait les former au service, et l’instrudion d’une armée de fonctionnaires civils est autrement longue et difficile que celle d’une armée de soldats. Pierre le Grand, qui avait réussi dans cette dernière tâche, ne put achever la première ; ce ne pouvait être l’œuvre d’un règne, ni même d’un siècle.

Le tableau des rangs, qui devait servir à la recruter, ne fut pas lui-même sans une influence fâcheuse sur la bureaucratie russe. Le tchine, en effet, assimilait le service civil au service militaire, pour le mode d’avancement aussi bien que pour le mode de recrutement. Cette hiérarchie bureaucratique devait tôt ou tard tourner au profit de la médiocrité, au profit de la routine. À chaque grade, à chaque degré de l’échelle du tchine, correspond une série de fonctions ; on ne peut remplir des fonctions élevées qu’avec un tchine élevé et, par suite, qu’après une longue carrière bureaucratique. Le premier effet d’un tel système, c’est d’attirer dans les administrations une foule d’hommes sans vocation, sans instruction, sans aptitude ; le second, c’est, en classant tous les fonctionnaires dans une douzaine de catégories numérotées, de contraindre tous les agents du pouvoir à passer par la série entière des classes, après avoir débuté par les grades et les emplois inférieurs. L’avancement ayant lieu, dans l’administration civile comme dans l’armée, hiérarchiquement, de grade en grade, le plus souvent de trois ans en trois ans, la plupart des fonctions se trouvaient indirectement, données à l’ancienneté, ce qui partout est un encouragement à l’esprit de routine et à l’inertie. L’avancement au choix n’est du reste pas toujours plus éclairé que l’avancement à l’ancienneté. L’intelligence ou l’instruction, la supériorité naturelle ou acquise est près des chefs hiérarchiques, qui en peuvent prendre ombrage, autant un motif de défiance qu’un gage de succès. Avec un tel régime l’important est de débuter de bonne heure. Dès qu’on a le pied sur l’échelle, et qu’en haut on a des protecteurs, pour vous tendre la main, les échelons administratifs se gravissent tout seuls. Or, dans beaucoup de carrières civiles, les emplois inférieurs préparent mal aux postes élevés ;  : il faut pour ceux-ci une étendue de connaissances, une largeur d’esprit qui ne s’exercent ni ne s’acquièrent aux plus bas degrés du tchinovnisme[11].

De cette longue route à travers les emplois subalternes, il ne restait aux fonctionnaires arrivés au terme de la carrière, qu’un savoir technique, une expérience bureaucratique. L’intelligence, l’étude, l’esprit d’initiative et d’indépendance, les vrais facteurs de la supériorité, se trouvaient ainsi découragés et souvent annihilés. Le métier de scribe ou de commis était la première école des hommes publics et, pour le plus grand nombre des tchinovniks, la correspondance résumait tous les devoirs des fonctionnaires. Si la faveur des princes n’y eût remédié, le mal eût été plus grand encore. Le culte du tchine a longtemps fait des grands corps de l’État, du sénat et du Conseil de l’empire, une chambre de retraite pour les invalides du haut fonctionnarisme. On a souvent cité ce mot d’un jeune Russe : « Mon oncle, le général, a eu une attaque d’apoplexie, on l’a fait sénateur ; il a perdu la vue, on l’a élevé au Conseil de l’empire ; pour peu qu’il ait une nouvelle infirmité, il mourra ministre ». Cette boutade peint, dans son exagération même, les inconvénients du tableau des rangs. L’ignorance et l’incapacité, appuyées sur la patience, pouvaient se hisser peu à peu au sommet de l’échelle. Les réformes, qui doivent faire de la Russie un État moderne, ont heureusement commencé à ébranler la religion du tchine et à en corriger les abus. Un jour viendra, sans doute, où l’emploi ne dépendra plus du rang officiel et du numéro de la classe ; où, à la place de promotions à un grade civil, il n’y aura plus que des nominations à une fonction. Le tchine a cependant trop pénétré dans les mœurs, il est, pour le gouvernement et les ministres, un instrument de récompense trop commode et trop peu coûteux pour être entièrement abandonné, bien que, sous Alexandre III, on ait parlé de le supprimer[12].

Le tableau des rangs, en apparence si favorable au service de l’État, a encore eu pour les services publics un autre inconvénient, celui de faciliter la confusion des diverses carrières. Un homme pouvant être appelé à un emploi dès qu’il en avait le grade, les fonctionnaires passaient d’une administration dans l’autre, sans posséder ni aptitudes ni connaissances spéciales. Sous Nicolas, sous Alexandre II même, les services civils étaient ainsi encombrés de militaires, l’armée était devenue la grande école administrative, elle était au moins la pépinière des hauts fonctionnaires. On se flattait peut-être de trouver plus d’honnêteté ou d’honneur chez les chefs de l’armée, et aux époques de trouble on s’imaginait en imposer davantage aux révolutionnaires avec le sabre. En dehors même des militaires, il n’était pas rare de voir un homme sauter de la justice aux finances, de l’administration à la diplomatie. La classification hiérarchique des fonctionnaires portait naguère encore à méconnaître le principe moderne de la division du travail et de la spécialité des fonctions. À cet égard, les Russes n’étaient pas sans une lointaine analogie avec les anciens Romains qui, sous l’empire comme sous la république, remplissaient successivement ou simultanément les emplois les plus divers. On ne voit point cependant qu’en Russie cette variété de fonctions, cette facilité d’adaptation ait fréquemment produit la variété d’aptitudes ou l’universelle capacité, si souvent remarquée chez les magistrats romains. Entre le tchinovnisme russe et les antiques magistratures de Rome, entre le tableau des rangs de Pierre le Grand et le cursus honorum des sénateurs romains, il y a une autre ressemblance curieuse à signaler. En Russie, comme à Rome, la hiérarchie bureaucratique eût pu être regardée comme une entrave pratique à l’arbitraire des empereurs, comme une limite à l’omnipotence illimitée du souverain, ainsi obligé de prendre les hauts fonctionnaires dans des catégories déterminées par la loi ou l’usage[13]. La gradation du tchine constituait, à cet égard, une sorte de privilège légal du tchinovnik, une sorte de garantie de la bureaucratie vis-à-vis de l’autocratie. Par malheur, l’administration russe était si corrompue que le pays avait peut-être plus à perdre qu’à gagner aux restrictions imposées à la fantaisie impériale par le monopole du tchinovnisme.

L’ignorance, la paresse, la routine, ne sont que les défauts de la bureaucratie russe, son grand vice est la vénalité. De Pierre le Grand jusqu’à Alexandre III, l’administration, les finances, l’armée, tous les services publics ont été en proie au péculat, aux concussions, à la fraude, à la corruption sous toutes ses formes. Veut-on être compris d’un tchinovnik, il faut, dit le proverbe, parler rouble. C’est une maxime, chez le peuple, qu’en Russie. tout le monde vole, et que le Christ lui-même volerait s’il n’avait les mains clouées à la croix. Toutes les colères des souverains, toutes les rigueurs de la loi se sont vainement amorties contre les prévarications des représentants de la loi et de l’autorité. Comme un venin ou un virus répandu dans tout le corps social, la corruption administrative en a empoisonné tous les membres, altéré toutes les fonctions, énervé toutes les forces. La vénalité a longtemps fait des meilleures lois une lettre morte ou une menteuse étiquette, elle a entravé dans son naturel développement les progrès de la richesse publique, préparé aux souverains et à la nation de tristes mécomptes sur les champs de bataille.

C’est sous l’empereur Nicolas, sous le prince qui a peut-être fait le plus d’efforts pour le combattre, que ce mal invétéré a atteint son plus haut période, comme pour montrer l’impuissance du despotisme à le guérir. Le vice que l’autocratie ne pouvait atteindre, que la presse n’avait pas le droit d’attaquer, a été hardiment mis sur la scène par l’un des plus populaires écrivains de la Russie et des plus grands humoristes de l’Europe. L’inspecteur ou reviseur (revisor) de Gogol nous a, dans une série de portraits d’un haut relief, montré ce qu’étaient alors les mœurs de la bureaucratie russe. Les fonctionnaires d’une ville de province, qui attendaient depuis longtemps déjà la venue d’un inspecteur secret, chargé de faire un rapport sur leur administration, viennent d’être amicalement avisés de l’arrivée de ce redoutable personnage. Au même moment se rencontre à l’auberge de la ville un aventurier en voyage, arrêté par le manque d’argent. Les tchinovniks prennent le voyageur en détresse pour le reviseur annoncé, et, n’ayant aucun les mains nettes, ils s’empressent à l’envi de se concilier leur juge supposé à force de présents et d’obséquiosités. L’aventurier garde d’autant mieux son incognito qu’il ne comprend point d’abord les politesses dont il est l’objet. Les naïves adulations de ses visiteurs lui révèlent cependant bientôt le mot de l’énigme ; il cesse de se défendre et, entrant dans le rôle qui s’offre à lui, reçoit majestueusement les hommages et les gratifications des fonctionnaires. : Bref, l’Aventurier s’éloigne après plusieurs jours de dîners et de fêtes, après avoir fait à l’un de ses hôtes officiels l’honneur de se fiancer avec sa fille. Au moment où les tchinovniks saluent une dernière fois l’équipage qui emporte le faux inspecteur, un agent de police vient brusquement leur annoncer l’arrivée du véritable reviseur.

Cette comédie, pleine d’une gaieté au fond navrante, fut jouée sur les théâtres de Pétersbourg et de Moscou devant l’empereur Nicolas, qui applaudit lui-même à ce hardi tableau de l’administration impériale. Depuis lors, la corruption administrative est devenue un des thèmes habituels des écrivains russes, et si la plaie a été circonscrite, si on peut espérer la cicatriser, le mérite en revient en partie au fer cautérisateur de la littérature. Aucune cure n’était possible tant que le malade persistait à cacher son mal. Les hideuses peintures des vices secrets du tchinovnisme ne doivent pas faire oublier que, dans l’empire autocratique, la vénalité avait peut-être moins d’inconvénients qu’en des pays plus libres et plus cultivés, qu’aux États-Unis d’Amérique, par exemple. Chose singulièrement triste, l’immoralité du fonctionnarisme a même parfois tourné au profit de l’intelligence et de la moralité du peuple : comme ces plaies ouvertes qui, en suppurant, soulagent un corps appauvri, ce mal répugnant a servi plus d’une fois de dérivatif à des maux plus graves encore.

Longtemps la vénalité administrative a été, après le manque de direction uniforme, la seule atténuation du despotisme militaire. Le pot-de-vin a maintes fois servi de correctif à la dureté des lois ou à l’étroitesse des règlements. L’inertie ou la duplicité intéressées de l’administration paralysaient les mauvaises lois non moins que les bonnes. Le fonctionnaire vendait à l’un la liberté, à l’autre la tolérance ; il vendait l’impunité à l’innocent aussi bien qu’au coupable. Les schismatiques russes, les raskolniks, n’ont pu triompher de deux siècles de persécution que grâce à l’indulgence également lucrative de la police et du clergé. L’esprit russe n’a pu résister à la lourde compression du règne de Nicolas qu’à l’aide de la connivence salariée des employés, qui laissaient secrètement circuler les livres prohibés de l’étranger et les feuilles révolutionnaires de Herzen et de l’émigration. Le rouble fermait les yeux du douanier et bouchait les oreilles de l’ispravnik. La pensée moderne eût étouffé dans sa prison aux fenêtres murées, si elle n’eût pu respirer un peu de l’air du dehors à travers l’immonde égout, qui seul lui demeurait ouvert. On a dit que le régime russe était le despotisme tempéré par l’assassinat ; il eût peut-être été plus juste de dire l’absolutisme tempéré par la vénalité.

Quelles sont les causes de cette corruption administrative ? On en rejette souvent la faute sur le caractère national, sur une prétendue immoralité russe ; c’est là une allégation gratuite qui n’explique rien[14]. Si, en matière d’argent, l’honnêteté privée est plus rare en Russie qu’en France ou en Allemagne, c’est l’effet, plutôt que le principe, de la dépravation publique. Les abus administratifs y ont des causes diverses, les unes propres à la Russie, les autres qui lui sont communes avec tous les États où se rencontre le même mal. Parmi les premières, on pourrait ranger les origines impures de la bureaucratie russe, primitivement formée par des aventuriers de toutes nations, plus avides de gain que d’honneur, en sorte que depuis Pierre le Grand le vol et la fraude y ont été de tradition. Il faut ensuite tenir compte de l’influence démoralisatrice du servage sur toutes les classes de la société, des mœurs du despotisme oriental, plus ou moins persistantes sous les réformes européennes. Il faut enfin songer aux difficultés de toute sorte opposées à une administration régulière par l’étendue de l’empire, par la variété des races, par l’ignorance des habitants : la concussion a été d’autant plus générale qu’elle avait devant elle une plus vaste et plus libre carrière.

À la tête des causes de vénalité communes à la Russie et à d’autres pays, vient d’abord le salaire peu élevé des fonctionnaires. Dans beaucoup de branches d’administration, l’insuffisance du traitement était si notoire qu’elle équivalait à une autorisation de recourir à des bénéfices illicites. De là l’indulgence des supérieurs, de là l’indulgence même du public pour des fonctionnaires, pour des pères de famille obligés, par l’exiguïté de leur solde, à se procurer des revenus accessoires. Quand les services rendus au nom de l’État ne sont pas suffisamment rétribués par le trésor public, c’est aux particuliers qui les réclament où en bénéficient, à les solder. L’administration, la police, la justice, avaient leur casuel tout comme le clergé. Le fonctionnaire acceptait une gratification pour l’accomplissement de ses fonctions, avec la même bonne grâce et la même bonne conscience que le prêtre qui, pour un baptême ou un mariage, perçoit les droits d’usage. A-t-on besoin d’un passeport, d’un certificat, d’une pièce quelconque dans une administration, il faut, si l’on ne veut attendre indéfiniment, accompagner sa demande d’un billet de telle ou telle couleur, suivant l’importance de l’afFaire et le rang du tchinovnik. A-t-on un fils appelé au service, et prétend-on faire valoir quelque motif d’exemption, il est prudent d’intéresser au sort du jeune homme le fonctionnaire ou le médecin chargé de l’examiner. « Je sais que tu es malade, disait un médecin à un conscrit de Viatka » mais sans argent je te déclare valide[15]. » En Russie, parler de la sorte, c’est presque agir en honnête homme ; le malhonnête homme, c’est celui qui, en pareil cas, se fait payer pour découvrir une infirmité imaginaire, et qui, n’ayant pu faire exempter la recrue, ne rend pas l’argent. Il s’était établi des règles dans ces profits irréguliers, le tchinovnik avait son tarif tout comme le pope, et les différents services de l’administration étaient cotés selon leur importance et selon la qualité des administrateurs. « Tu en prends trop pour ton tchiné » y dit, en guise de morale, un supérieur à un inférieur, dans une pièce de Gogol. De tels prélèvements, sanctionnés par les mœurs, n’avaient rien de révoltant, rien d’humiliant aux yeux de la société ; cela n’entamait nullement la considération d’un homme ; le plus probe ne s’en faisait point scrupule. Une comédie de l’auteur dramatique le plus populaire de la Russie, Ostrovski, nous montre un tchinovnik scrupuleux, obligé pour vivre et ne point perdre sa place, de faire peu à peu comme ses collègues. Les détournements aux dépens du trésor, les extorsions aux dépens du public, étaient seuls regardés comme des actes coupables et entachant l’honorabilité. Sur ce point même, la société n’est pas toujours bien sévère, le jury, en cas de poursuites, se montre d’ordinaire indulgent ; l’indignation a trop d’occasions de s’exercer pour n’être pas émoussée. Une des surprises de l’étranger est de rencontrer, à la table ou dans les salons des hommes les mieux famés, des personnages dont la scandaleuse fortune semble plutôt un objet d’envie que de réprobation.

Le gouvernement impérial a reconnu les inconvénients de la parcimonie du budget envers les fonctionnaires ; les traitements ont en général été relevés, spécialement dans les départements de la justice, des finances, de l’instruction publique. Il y a eu par suite une amélioration sensible, surtout dans le ressort où la vénalité fait le plus de tort à l’État et dans celui où elle en fait le plus aux particuliers, dans les finances et dans la justice. Le changement est tel que, lorsqu’il se reporte aux récits des voyageurs ou des Russes eux-mêmes, l’étranger a parfois peine à se croire en Russie. Toutes les pratiques coupables sont cependant loin d’avoir été déracinées, la dernière guerre d’Orient ne l’a que trop fait voir. Il se rencontre toujours des fonctionnaires qui continuent à toucher des honoraires irréguliers, et, comme le renchérissement de toutes choses a élevé le prix des faveurs officielles, les pessimistes prétendent qu’au lieu de décroître, la vénalité n’a fait que grandir. C’est là une évidente injustice ; ce que l’on pourrait dire, c’est que le mal a fréquemment changé de forme. Les prévarications manifestement criminelles, les concussions et malversations aux dépens du trésor, les exactions ou les fraudes aux dépens du public, sont devenues plus rares. En Russie comme ailleurs, les nouvelles mœurs financières, les grandes compagnies et les sociétés par actions, les maisons de banque, les emprunts d’État, les entreprises de travaux publics, la Bourse en un mot, avec tout son cortège de spéculation et d’agiotage, a ouvert à la vénalité des routes plus tortueuses, plus variées et, en même temps, plus couvertes et abritées que les anciennes. Le vulgaire et grossier pot-de-vin a fait place à des modes de séduction plus délicats, plus raffinés, et par là même plus dangereux. Au lieu de toujours se présenter, comme autrefois, sous un aspect brutal et répugnant, le mal s’offre aujourd’hui sous un visage discret, engageant, presque honnête. La limite entre le licite et l’illicite étant souvent difficile à tracer, la conscience se fait moins scrupule de la franchir. Les progrès économiques de l’empire y ont ainsi importé des moyens de corruption, inconnus jadis ; le crédit moderne a fait jaillir du sol de nouvelles sources de fortune, dont les eaux troubles ne sont heureusement pas accessibles à tous. Alors que ces nouvelles facilités, offertes à la cupidité des hommes en place, donnent lieu à tant de scandales dans des États plus libres et plus avancés, on ne saurait s’étonner des abus qu’elles provoquent sous un régime absolu et presque entièrement dénué de contrôle.

À cet égard comme à bien d’autres, le long règne d’Alexandre II n’a pu tenir toutes les espérances qu’il avait suscitées à son aurore. S’il y a eu progrès dans la première moitié du règne, il y a eu plutôt recul dans les dernières années. La guerre, qui partout ouvre une vaste carrière aux intrigants et aux spéculateurs, a, durant la double campagne de Bulgarie et d’Arménie, livré un vaste champ aux tripotages, aux exactions de toute sorte. Les souffrances du soldat, mal nourri et mal vêtu, ont enrichi de nombreux aventuriers, et, avec les fournisseurs infidèles, de hauts personnages civils et militaires, si bien qu’en dépit des réclamations de l’opinion publique, le gouvernement n’a pas osé faire de procès aux contractants les plus compromis, de peur de laisser dévoiler de trop nombreuses et trop hautes complicités[16].

La guerre étrangère terminée, la guerre intérieure du gouvernement et des conspirateurs nihilistes n’a pas été plus favorable à la moralité publique. Les mesures de répression et toutes les rigueurs, dirigées contre les révolutionnaires, ont indirectement favorisé les abus administratifs et la vénalité, qui n’a pas été étrangère aux succès inouïs des conspirateurs.

L’extension des pouvoirs de l’administration et de la police, les restrictions apportées à la libre activité de la justice, de la presse, des institutions locales, ont forcément diminué le faible contrôle de la société, clos les lèvres des bouches encore ouvertes, et encouragé sans le vouloir l’audace des spéculateurs et la cupidité des exactions bureaucratiques, en leur assurant l’impunité avec le silence. Dans une pareille lutte avec la révolution, ce qu’on demande avant tout aux fonctionnaires, c’est moins de la probité que de la vigueur, et, en face des coups dirigés contre l’autorité par les complots nihilistes, toute attaque contre les hommes en place, toute révolte contre la rapacité de ses agents, risque d’être considérée par le pouvoir comme une rébellion et punie comme un acte de trahison ou de forfaiture. La vénalité a pu ainsi librement fleurir à couvert des mesures de salut public, édictées par l’État en faveur de l’autorité et des fonctionnaires.

Un des caractères de la corruption russe, c’est qu’elle n’a de limites ni en haut ni en bas. Il n’est si mince employé qui ne se permette de profits illicites, il n’est si haut personnage qui ne daigne au besoin en grossir son revenu. Le rouble peut ouvrir les portes des palais impériaux comme les bureaux des derniers employés de province. Les grands-ducs, placés à la tête de l’armée ou de la marine, n’inspirent guère plus de confiance à l’opinion que de vulgaires tchinovniks. L’intégrité et le désintéressement sont presque toujours regardés comme une exception, dont on est porté à douter. Ni le rang ni la naissance ne mettent au-dessus du soupçon, l’entourage même du souverain n’en est pas toujours à l’abri.

À la corruption bureaucratique s’ajoute, en effet, dans les hautes sphères du pouvoir, ce que l’on pourrait appeler la corruption de la cour. La Russie n’est pas, sous ce rapport, sans ressemblance avec la France monarchique des dix-septième et dix-huitième siècles. Au-dessous des rouages officiels, il y a dans Pétersbourg, comme autrefois à Versailles, les ressorts secrets ou cachés, qui sont les plus dispendieux comme les plus puissants. À la cour et dans les ministères, les favoris et les favorites ont fréquemment un crédit dont l’emploi est loin d’être toujours gratuit. Les liens illicites ou les liaisons galantes jouent souvent encore un grand rôle dans ce gouvernement d’ancien régime. Honnêtes ou légères, les femmes savent parfois acquérir un ascendant considérable, et, dans ce pays sur lequel leur sexe a si longtemps régné, cela est d’autant moins surprenant que la femme russe est plus intelligente, plus cultivée, plus séduisante et que, dans les hautes classes, elle est d’ordinaire moins embarrassée de religion, de scrupules ou de préjugés. L’empire a ainsi été plus d’une fois gouverné du fond du salon ou du boudoir d’une femme dont le nom et l’existence étaient inconnus de l’Europe. De tous les Étais contemporains, la Russie est peut-être le seul où la chronique scandaleuse conserve encore un véritable intérêt pour l’historien. À la fin du règne d’Alexandre II, par exemple, comme à Versailles dans les dernières années de Louis XV, toute la cour était divisée en deux camps : les partisans et les adversaires de la favorite impériale, et les premiers n’étaient ni les moins nombreux, ni les moins puissants. C’est là, on le sent, un sujet délicat que nous n’abordons qu’avec répugnance et sur lequel il nous déplairait d’appuyer. On comprend de reste, sans que nous ayons besoin d’insister, combien de telles mœurs sont propices à la vénalité et aux abus de toute sorte[17].

Avec de pareilles influences, alors que de semblables exemples ne restaient pas sans imitateurs à la cour et dans le haut personnel administratif, on imagine ce que pouvait être parfois la distribution des places et des pensions. À Saint-Pétersbourg, de même encore qu’à Versailles avant la Révolution, les pensions, les faveurs, les grâces de toute sorte sont toujours fort en honneur, et, comme jadis dans la noblesse française, presque personne n’est assez fier pour avoir honte d’en recevoir sa part. Outre les pensions en argent, forcément limitées par la pénurie du trésor, qu’elles contribuent à obérer, la cour russe a gardé jusqu’à Alexandre III, comme sous les vieux tsars, la précieuse ressource des arendes et des distributions de terres. À tel haut fonctionnaire qui se retire du service ou que l’on veut gratifier d’une récompense, on donne, pour sa vie durant ou à perpétuité, au lieu d’une pension, une certaine étendue de terres, prise sur les immenses biens de la couronne. Les domaines de l’État, accrus en Pologne et dans les provinces occidentales de propriétés confisquées, sont une mine abondante où, sous Alexandre II, comme autrefois sous Catherine II, la faveur a puisé à pleines mains. De 1871 à 1881, on calcule qu’on a ainsi distribué aux principaux fonctionnaires et à leurs créatures un demi-million de désiatines, soit une moyenne annuelle de 55 000 hectares attribués au tchinovnisme de la capitale ; et cela, d’ordinaire, non point dans des régions désertes, non dans les inaccessibles forêts du nord-est, mais dans les plus fertiles contrées de la Pologne, du Caucase, de l’Oural. Dans les derniers mois du règne de l’empereur Alexandre II, au plus fort de la lutte contre le nihilisme, ces allocations immobilières ont été si considérables, sur les terres des Bachkirs notamment, qu’à Pélersbourg et à Moscou les railleurs disaient que le vaste gouvernement d’Oufa s’était subitement perdu. Ce gaspillage, ou mieux ce pillage du domaine public, restera une des taches du règne de l’émancipateur des serfs.

Les arendes et toutes ces distributions de terres de l’État, à quelque titre que ce soit, ont, pour ceux qui en bénéficient, l’immense avantage que, d’ordinaire, le profit qu’ils en tirent est bien supérieur à l’importance apparente de la libéralité dont ils sont l’objet. D’habitude, en effet, la valeur des terres ainsi concédées dépasse singulièrement les estimations officielles, de façon que celui qui en est gratifié reçoit en réalité infiniment plus qu’on ne semble lui donner. Une modeste rente nominale de 5 ou 6000 roubles, par exemple, peut rapporter à son heureux titulaire un revenu quadruple ou quintuple, parfois même décuple, en certains cas, prétend-on, un revenu centuple.

Une chose explique cette anomalie ; il n’y a le plus souvent aucun rapport entre la valeur effective du sol et les évaluations officielles des domaines ainsi concédés. Tantôt le concessionnaire s’entend avec l’administration impériale pour faire officiellement avilir les biens qui lui doivent être abandonnés ; d’autres fois l’État ne connaît pas lui-même la valeur et le rendement des terres dont il se dessaisit, ou, mieux, il est incapable d’en tirer un revenu normal. Je m’étonnais une fois, en Pologne, qu’un fonctionnaire russe pût faire produire 40 ou 50 000 roubles à un domaine qui lui avait été alloué comme en rapportant 6000 seulement. — « Rien de plus simple, me dit un voisin : une terre peut donner 50 000 roubles de revenu à un particulier et n’en rapporter que 6000 à l’État, et cela, en dehors même de ce qui reste toujours entre les doigts des employés. »

Les ventes et aliénations des biens de la couronne donnent souvent lieu à des abus analogues. Avec des protections et du savoir-faire, un acquéreur peut obtenir de l’État, pour quelques milliers de roubles, ce qui en vaut dix ou cinq fois plus. Un certain nombre des ventes ou des baux ainsi consentis dissimulent de véritables cadeaux accordés à des favoris. Pour couper court à de telles pratiques, on a proposé d’interdire toute aliénation des domaines de l’État et de n’en autoriser la location que sur enchères publiques ; mais, avec les mœurs actuelles, les intéressés sauraient peut-être encore découvrir un biais pour déjouer de pareilles précautions[18].

À côté des arendes et des concessions de terre, destinées d’habitude aux ministres et autres personnages influents, il y a toujours les pensions et gratifications en argent. En aucun pays on n’en fait un pareil usage. Un fonctionnaire civil ou militaire d’un certain rang prend-il un congé illimité, on lui conserve par faveur ses appointements ; prend-il sa retraite, l’empereur, en le rendant à la vie privée, a la gracieuseté de l’élever d’un grade pour augmenter d’autant sa pension. Cela n’est rien ; une chose non moins habituelle et plus singulière, c’est l’habitude de donner aux fonctionnaires et employés des divers ministères d’abondantes gratifications, en dehors de leurs appointements réguliers. On y joint souvent la faveur d’un logement gratuit dans les bâtiments de l’État. C’est une des raisons qui font qu’en Russie les palais impériaux ou les hôtels ministériels comptent tant d’habitants. Encore une ressource du favoritisme et du népotisme. Les dépenses pour récompenses et secours aux fonctionnaires (na nagrady i posobiia tchinovnikami) figurent au budget pour une somme de sept millions de roubles, et cette somme ne comprend que les gratifications habituelles, inscrites régulièrement au budget. Il y faut ajouter les allocations et subventions accordées par l’empereur ou les ministres sur les fonds à leur disposition. Toutes ces générosités ne profitent guère qu’aux fonctionnaires qui sont près de la source des faveurs, aux administrations centrales, c’est-à-dire aux employés des divers ministères, au tchinovnisme pétersbourgeois, si bien que, d’après les calculs d’un écrivain russe, le personnel des différents ministères coûterait à l’État presque trois fois plus cher qu’en Prusse, et les sommes employées en gratifications ministérielles dépasseraient notablement la somme consacrée à l’entretien de toute l’administration centrale en France[19].

Le système des gratifications, alors imputées sur d’autres ressources, est, du reste, en usage dans l’administration provinciale, comme dans les chancelleries pétersbourgeoises, et les effets en sont identiques. Partout il encourage l’arbitraire chez les chefs, le servilisme chez les subordonnés, dont le traitement se trouve dépendre de la bonne volonté des supérieurs. Aussi l’humilité chez les premiers, l’arrogance chez les derniers, sont-elles des traits habituels de la bureaucratie impériale. L’extrême dépendance où, sous prétexte de discipline, les inférieurs se trouvent maintenus vis-à-vis de leurs chefs hiérarchiques, est une autre raison des nombreux abus de pouvoir et de la trop fréquente improbité de l’administration.

Les rapines administratives ont plus d’une fois attiré l’attention et les colères du gouvernement, sans que jamais il ait su mettre à leurs débordements une digue effective. En 1880 et 1881, sous le ministère du général Loris Mélikof, on a procédé, dans différents centres provinciaux, à Kazan et à Kief notamment, à une enquête administrative, confiée à quatre sénateurs d’une intégrité reconnue, car il est encore des hommes qui savent se préserver de la contagion générale. Cette revision sénatoriale, à laquelle le gouvernement semble s’être repenti d’avoir donné tant de publicité, a révélé des désordres que n’osait même pas soupçonner la défiance publique. Durant quelques semaines la presse a pu librement stigmatiser l’arbitraire, l’avidité, parfois même la cruauté de quelques pachas de province. L’urgence d’une refonte de l’administration est devenue plus évidente que jamais, et en 1881 Alexandre III a chargé une commission de hauts fonctionnaires d’en formuler les règles. En attendant cette lente et problématique réforme, plus malaisée à mettre en pratique qu’à inscrire dans les lois, les investigations des commissaires sénatoriaux ont mis à nu des plaies secrètes et de honteux ulcères, que le gouvernement ne sait comment guérir. La démission ou la destitution de quelquesuns des fonctionnaires les plus compromis a été le seul fruit immédiat de cette consciencieuse enquête, et le tardif châtiment de quelques coupables a moins rassuré l’opinion que leur criminelle audace et leur longue impunité ne l’ont inquiétée.

L’empereur Alexandre III s’est, en montant sur le trône, donné pour première tâche de déraciner les abus administratifs dont ni son père ni son grand-père n’avaient su purger le sol de l’empire. Si l’on pouvait juger du succès en pareille matière par la loyauté des intentions et la droiture du caractère, jamais souverain n’eût été mieux préparé à semblable besogne. De tout temps ennemi des abus et des hommes corrompus, profondément honnête et ne pouvant tolérer la malhonnêteté autour de lui, inaccessible aux séductions féminines si puissantes sur son père, joignant, à l’inverse de ce dernier, les vertus de l’homme privé aux nobles aspirations du prince, incapable de toute faiblesse et de toute basse compromission pour des favoris ou des favorites, scrupuleusement économe des deniers de l’État et tout plein de la sainteté de sa mission, Alexandre III semble, personnellement, plus capable qu’aucun de ses prédécesseurs de délivrer l’empire du hideux cancer qui le ronge ; mais que peut un homme, si résolu et si austère qu’il soit, dans un État de plus de vingt millions de kilomètres carrés ? Un pareil empire n’est pas de ces domaines où l’œil du maître peut tout voir et suffire à tout. Quelle que soit son énergie, le souverain est condamné à l’impuissance ; après quelques efforts, faits d’ordinaire avec une ardeur et une ingénuité de novice, le plus confiant finit presque fatalement par se décourager, par se fatiguer et se résigner au mal qu’il ne saurait empêcher. Le souverain, en effet, ne peut gouverner, ne peut administrer surtout, que par les mains et les yeux d’autrui, et l’administration centrale, la cour et le haut tchinovnisme sont précisément les plus intéressés au maintien des abus et des anciennes pratiques. Déjà, s’il faut en croire la voix publique, les spéculations et les prévarications, l’agiotage et les tripotages ont recommencé silcncieusement autour et à l’insu de l’honnête Alexandre III.

En prenant possession du ministère de l’intérieur, le général Ignatief avait fait, au nom de l’administration impériale, une sorte de confession offlcielle[20]. Le ministre rejetait solennellement une bonne part de la responsabilité des attentats qui ont troublé la Russie, sur la négligence de la plupart des fonctionnaires, sur leur indifférence au bien de l’État, sur leur improbité. Rappelant à leur devoir tous les serviteurs du tsar, le comte Ignatief promettait, au nom d’Alexandre III, de poursuivre toutes les malversations, d’extirper partout la corruption et de châtier d’une manière exemplaire les coupables. Depuis, sous le ministère du comte Tolstoï, on a, en 1884, rendu plus rigoureuses les peines pour la dilapidation des deniers publics. Malgré quelques procès retentissants et quelques actes de louable sévérité, on ne saurait dire que les intentions d’Alexandre III aient encore été remplies ; on ne voit même guère comment elles pourraient l’être, tant que durera le régime en vigueur. Le gouvernement, en effet, n’a d’autre instrument que son administration, et, ainsi que nous le disions plus haut, toutes les mesures de défense et de protection prises en faveur de l’autorité et de ses agents tournent d’une manière inévitable en faveur des abus administratifs, ainsi protégés indirectement contre toutes les attaques et les poursuites du public.

En Russie comme ailleurs, une des causes de la corruption administrative et des abus de pouvoir, c’est le défaut de responsabilité légale des agents de l’État. La loi édicte des peines rigoureuses contre les exactions, contre le péculat et les concussions, contre les abus d’autorité et toutes les transgressions des fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions ; mais toute cette pénalité est lettre morte. Les statistiques judiciaires en font foi. Le petit nombre de cas de ce genre soumis aux tribunaux est sans rapport avec le nombre des prévaricateurs connus du public. Les délinquants sont habituellement assurés du pardon, à tout le moins de l’indulgence de leurs supérieurs, et la loi élève les tchinovniks au-dessus de la juridiction des tribunaux ordinaires. Un fonctionnaire ne peut être mis en jugement, pour actes commis dans l’exercice de ses fonctions, qu’avec le consentement ou, mieux, sur l’initiative de ses supérieurs hiérarchiques. La poursuite des illégalités des agents du pouvoir est ainsi abandonnée à l’administration, qui naturellement répugne à faire condamner ses membres. Administrés ou contribuables ont le droit de dénoncer les actes illégaux d’une autorité à l’autorité supérieure, ils n’ont pas le droit de les déférer aux tribunaux. Par suite, plus le coupable est élevé, moins il y a pour lui de responsabilité effective[21].

Le grand principe, récemment introduit dans la législation russe, de l’égalité de tous devant la loi ne touche point la bureaucratie. On ne saurait être surpris d’un tel privilège, dans un pays autocratique, quand on songe que, en France, l’article 75 de l’éphémère constitution de l’an VIII a, pendant trois quarts de siècle, résisté à toutes nos révolutions, et semble même aujourd’hui avoir été inutilement abrogé. En Russie, où elle serait plus nécessaire qu’ailleurs, la responsabilité légale des fonctionnaires rencontre encore plus d’obstacles dans les préjugés et les mœurs. La bureaucratie a trop d’intérét à ne pas se laisser dépouiller d’un privilège qui lui assure pratiquement l’impunité et l’omnipotence. Abandonner aux poursuites du premier venu un fonctionnaire du tsar, le représentant d’un pouvoir illimité et infaillible, ce serait, dit-on, discréditer l’autorité. En réalité, ce serait plutôt la relever en la dégageant des abus qui la compromettent, car il y a en Russie un mal plus grand encore que la corruption administrative, c’est le peu de foi du peuple dans l’honnêteté des hommes qui le gouvernent.

Affranchie de la juridiction des tribunaux, et ainsi placée en dehors du droit commun, la bureaucratie est la véritable souveraine de l’empire. C’est à elle qu’appartient pratiquement la toute-puissance, dévolue théoriquement à l’autorité impériale. Les empereurs, dont elle est l’unique instrument, ne peuvent rien sans elle et ne peuvent presque rien contre elle. La disgrâce ou la colère du tsar peut atteindre tel ou tel membre, elle ne saurait frapper le corps. L’instrument est plus fort que la main qu’il sert, la bonne volonté du maître échoue devant l’inertie ou le mauvais vouloir de l’administration. L’absolutisme russe a eu pour effet de livrer l’empire à l’arbitraire d’une bureaucratie corrompue, qui préférait ses propres intérêts aux intérêts du souverain, comme à ceux de la nation.

Tant qu’ils n’auront pas obtenu le concours actif de la société, les maîtres de la Russie se trouveront sans force contre les abus. Tout ce que pouvait tenter le génie de la centralisation a été essayé : on a renforcé les moyens de contrôle, allongé la procédure administrative, multiplié les formalités. Dans toutes les branches de l’administration on a introduit des instances successives. Nulle part peut-être la surveillance n’a été poussée aussi loin, nulle part l’État n’a montré une telle méfiance de ses agents et n’a pris plus de garanties contre leurs fautes ; mais toutes ces précautions ont été impuissantes. Employer la bureaucratie à contrôler le tchinovnisme, c’était en quelque sorte demander le remède au mal. Ce système de freins multiples, en apparence si ingénieux, n’a fait que compliquer le mécanisme administratif d’un grand nombre de pièces, inutilement dispendieuses, sans autre effet que d’en ralentir et en embarrasser le jeu.

Le résultat le plus clair de toute cette procédure est l’énorme développement des écritures et de la correspondance, l’accumulation des paperasses à tous les degrés de l’échelle, aux dépens de la prompte et utile expédition des affaires, aux dépens d’une bonne administration. C’est, entre les bureaux ministériels et les diverses chancelleries, un échange continuel de feuilles calligraphiées : demandes, rapports, informations, explications, rectifications, approbations, confirmations, etc. Grâce au secours des rapides auxiliaires fournis par la science moderne, grâce à la vapeur et à l’électricité, les affaires ont été de plus en plus concentrées dans les bureaux des ministères. Les agents de l’administration locale, tenus en d’étroites lisières par les règlements, n’ont plus été que des expéditeurs d’ordres, des secrétaires privés d’initiative, incapables de décision, effrayés de toute responsabilité. Au lieu de fonctionnaires et d’administrateurs, la Russie n’a plus possédé que des employés et des commis. Les maux de la centralisation ont ainsi été aggravés par les remèdes appliqués aux concussions administratives. L’administration russe est devenue comme une chaîne sans fin, le long de laquelle les affaires se transmettent mécaniquement, remontant et redescendant lentement de bureau en bureau, au grand dommage des intérêts du pays.

L’exagération du culte de la forme, le pédantisme bureaucratique, a été l’une des suites de toute cette procédure administrative. Comme le serviteur d’Harpagon, tour à tour cocher et cuisinier, le gouverneur de province, chargé d’attributions diverses, accordait fréquemment à un titre ce qu’il refusait à un autre. Le formalisme, sanctionné par la loi et l’usage, entraînait parfois à de singulières naïvetés les bureaucrates soucieux de leurs devoirs. En voici un exemple que cite quelque part Herzen : Un gouverneur de province était en congé ; il était naturellement remplacé par le vice-gouverneur. Ce dernier, qui était en correspondance officielle avec son chef, reçoit en sa nouvelle qualité une pièce écrite la veille par lui-même en qualité de vice-gouverneur. Le scrupuleux fonctionnaire appelle son secrétaîre, lui dicte la réponse, la signe comme gouverneur et se la fait adresser comme vice-gouverneur : la régularité de la correspondance officielle ne souffrait ainsi en rien de l’absence du premier fonctionnaire de la province. L’abus des écritures avait des inconvénients plus graves, celui entre autres de multiplier les commis avec les bureaux ou les chancelleries, par là même d’augmenter le nombre des employés insuffisamment payés, le nombre des tchinovniks vivant aux dépens de la fortune publique ou de la fortune privée. L’administration se trouvait ainsi enfermée dans une sorte de cercle vicieux dont la bureaucratie ne pouvait la faire sortir[22].

La complication de la procédure administrative a eu en Russie une autre conséquence, moins attendue encore : le mépris des règlements, qui sont trop nombreux, trop gênants pour être toujours fidèlement observés. À force de vouloir conduire les fonctionnaires pas à pas, le législateur les a habitués à prendre des libertés avec la loi, ou à n’en respecter que les formes extérieures. C’est qu’en vérité l’observation des règles prescrites amène parfois d’intolérables lenteurs. S’agit-il, par exemple, de la réparation d’un édifice public, d’un toit, d’un mur, d’un poêle, le législateur exige d’interminables formalités : enquête préliminaire, rapport à un comité, rapport au ministère, contre-enquête, devis de réparation, expertises, vérifications de toute sorte. Les précautions prises par la loi sont telles que, si l’on voulait s’y conformer, le toit aurait le temps de s’effondrer ou le mur de s’écrouler. Comment procède-t-on dans la pratique ? On commence par faire la réparation ; quant aux formalités, enquêtes, rapports, expertises, elles n’ont souvent lieu que sur le papier, dans les minutes des bureaux. Pourvu que les écritures soient en règle, tout est en règle.

Le formalisme, qui est un des défauts habituels de la bureaucratie, s’allie ainsi fréquemment avec le mépris ou l’oubli des formes prescrites. L’excès même de la réglementation enseigne aux employés à ne point tenir compte des règlements. Les fonctionnaires les plus scrupuleux auraient peine à leur toujours obéir. De même que pour les Israélites modernes, la loi de Moïse, avec ses rites multiples, est presque impossible à observer dans son intégrité, de même les règlements administratifs russes, avec leur prétention de tout prévoir et de tout déterminer, sont souvent d’une si fastidieuse minutie, que le tchinovnik ne sait comment s’y conformer, et se trouve malgré lui entraîné à des irrégularités.

Les administrés sont, du reste, loin d’avoir toujours à s’en plaindre. En Russie, le fonctionnaire le plus insupportable serait celui qui prétendrait toujours s’en tenir à ses instructions et aux règlements. C’est une des choses qui rendent souvent odieux les tchinovniks d’origine allemande, alors même que, par les connaissances, par la probité et par la ponctualité, ils l’emportent sur leurs collègues d’origine slave. Chez le fonctionnaire russe, la qualité la plus précieuse ailleurs se transforme en défaut ; la régularité, la fidélité aux règlements dégénère presque fatalement en tyrannie tracassière. Aussi le fonctionnaire le plus populaire est-il encore le tchinovnik du vieux temps, bon enfant et plein de laisser-aller, dont « l’uniforme déboutonné laisse entrevoir la robe de chambre ».

Les fonctionnaires de tout rang, sans cesse obligés de s’éloigner des prescriptions légales, perdent peu à peu le respect ou la religion de la loi ; et le sens de la légalité, qui fait défaut aux instruments du pouvoir, ne saurait se rencontrer dans la société placée sous leur direction. Toutes les précautions du législateur se retournent ainsi contre son but. Les bandes étroites dont l’autorité emmaillote ses agents se déchirent ou se relâchent à chacun de leurs pas, en sorte que les fonctionnaires se montrent chargés d’inutiles entraves.

Une des choses qui m’ont toujours le plus frappé en Russie, c’est le peu d’ascendant moral de l’administration et des fonctionnaires. Les vices de la bureaucratie impériale expliquent ce phénomène, inattendu en un pareil pays. Le Russe, le moujik ou le citadin, si longtemps victime d’abus séculaires, croit toujours que, dans la sainte Russie, l’or est une clef qui ouvre toutes les portes. Des agents du pouvoir et des instruments de la loi, la méfiance populaire s’élève jusqu’à la loi même. De là, chez un peuple en général si respectueux de l’autorité, le peu de respect des autorités, le peu de respect des lois.

Le culte à demi religieux que les masses professent encore pour le tsar ne s’étend point à ses représentants et aux détenteurs de sa puissance. Pour ces derniers, il n’a que de la méfiance et de la suspicion. Tandis que la loi semble faire de l’empereur le chef de l’immense armée bureaucratique, le peuple n’admet point d’ordinaire la solidarité de l’autocratie et de l’administration ; il a presque autant d’aversion pour l’une que d’amour et de vénération pour l’autre. À cet égard, le sentiment politique du moujik est analogue à son sentiment religieux. Il sépare, dans sa pensée et ses affections, le tsar des tchinovniks, comme il sépare Dieu du clergé, gardant pour le maître le respect qu’il n’a point pour ses agents. Grâce à cette distinction, la popularité de l’autocratie a persisté à travers toutes les souffrances et les déceptions du peuple, pour lequel le tchinovnisme reste seul responsable de tous ses maux.

Cette disposition du moujik et de l’artisan des villes a un inconvénient, qui à certaines heures peut devenir un péril. Telle est la méfiance envers l’administration que les masses ne croient pas toujours à sa parole quand elle leur communique les ordres du tsar. Le moujik aime à se persuader que les fonctionnaires s’entendent pour le tromper. Le peuple est porté à douter de l’authenticité des volontés impériales telles qu’elles lui sont transmises par les voies légales ; par suite, il peut devenir quelquefois la dupe des plus grossiers imposteurs. Ainsi s’expliquent certains des phénomènes les plus curieux et les plus inquiétants de la vie russe. Naguère, lors du pillage des juifs du midi, comme vingt ans plus tôt, lors de l’émancipation des serfs, on a vu le bas peuple des villes et des campagnes s’autoriser de prétendus ordres secrets du tsar pour rester sourd à la voix des représentants attitrés de l’autorité, accusant l’administration et la police d’être vendues aux juifs, de même que, sous Alexandre II, il les accusait d’être vendues aux propriétaires[23]. Aujourd’hui comme au temps du servage, il n’y a pour le paysan, selon la remarque de G. Samarine[24], d’autre garant ni d’autre preuve des volontés souveraines que la force armée et le déploiement de troupes : une décharge de mousqueterie reste à ses yeux la seule confirmation et pour ainsi dire le seul sceau authentique des ordres impériaux.

Faut-il montrer combien cette défiance invétérée envers les agents réguliers du pouvoir élargit l’intervalle que nous avons signalé entre le moujik et le tsar, entre le peuple et l’autocratie[25] ? Faut-il montrer le parti que, à une heure critique, pourraient tirer de ce soupçonneux et naïf scepticisme villageois des agitateurs sans scrupules, toujours disposés à répandre dans des foules crédules des rumeurs mensongères ? De tous les peuples contemporains le peuple russe est encore le plus dévoué à son souverain ; mais son peu de foi dans l’administration le rend à certains instants capable d’émeute et de rébellion par obéissance, capable de se faire par ignorance l’aveugle instrument des pires ennemis du pouvoir qu’il vénère.



  1. La nomenclature officielle distingue, parmi les provinces de l’empire, les gouvernements proprement dits (goubernii) et les territoires ou régions (oblasty) qui n’ont pas encore une organisation complète ou gardent quelques institutions particulières. Le nombre des oblast, d’ordinaire situées aux extrémités de l’empire, va du reste en diminuant avec les progrès de la population et de la centralisation.
  2. Les historiens ont remarqué l’extrême petitesse des unités locales dans l’ancienne Moscovie, et comment de ces unités on formait les combinaisons les plus bizarres. Voyez, par exemple, A. Gradovski : Syst. mesin. oupravl., II (Sbornik Gosoud, znaniiy, tome VI, 1878).
  3. Koursk a plus de deux millions d’habitants ; Kief, Poltava, Tambof. Voronège, en ont chacan environ deux millions et demi.
  4. Moscou possède un gouverneur général, mais ce n’est là qu’une marque d’honneur, accordée à la vieille capitale. Après les attentats de 1879, Alexandre II avait temporairement rétabli des gouverneurs généraux, avec les pouvoirs les plus étendus, dans les principales villes de l’empire, à Saint-Pétersbourg, Odessa, Kharkof. etc., afin de mieux combattre l’agitation révolutionnaire. En 1881 Alexandre III a supprimé l’ancien gouvernement général d’Orenbourg.
  5. Voyez, par exemple, Gradovski, Sbornik Gos. snanii, l. V (1878).
  6. (Komitet zeniskikh povinnostei).
  7. Voyez, par exemple, M. Notovitch : Osnovy reform mésinago i tecnir.
  8. Voyez plus haut p. 76, 77.
  9. A. Gradovski : Systémy mésinago oupraviénia, II (Sbomik Gosoud, znanii, t. VI, 1878).
  10. Voy. t. I, liv. VI, chap, ii.
  11. D’après une enquête administrative, faite à la fin du règne d’Alexandre II, (Bereg, déc. 1880), le niveau d’instruction des fonctionnaires était singulièrement bas. Sur 100 fonctionnaires de province, on n’en comptait (en dehors des deux ressorts de la justice et de l’instruction publique) qu’un ou deux ayant passé par l’enseignement supérieur, 5 ou 6 ayant terminé leurs cours dans un établissement d’enseignement secondaire, 10 ou 12 sortis d’écoles primaires ; 80 pour 100 n’avaient passé par aucune école et n’avaient subi aucun examen, ayant fait leur éducation à la maison, ce qui le plus souvent indique une instruction des plus élémentaires. À Saint-Pétersbourg même, les chiffres n’étaient guère plus favorables. Il y a pourtant dans l’empire huit universités fréquentées par des milliers d’étudiants, mais, pour la plupart des carrières publiques, les diplômes universitaires sont autant un motif de suspicion qu’un titre de recommandation.
  12. En 1865 il était question d’abolir tous les grades civils, sauf pour les trois premières classes. Dans certains ressorts, dans la magistrature notamment, on fait depuis longtemps déjà abstraction du tchine.
  13. Voyez à ce propos l’Histoire romaine de M. Duruy, t. V, p. 350.
  14. On connaît ce passage d’une lettre de J. de Maistre au prince Koslovski (19/24 oct. 1815) : « Je ne sais quel esprit de mauvaise foi et de tromperie circule dans toutes les veines de l’État. Le vol de brigandage est plus rare chez vous qu’ailleurs, parce que vous n’êtes pas moins doux que vaillants, mais le vol d’infidélité est en permanence. Achetez un diamant, il y a une paille, achetez une allumette, le soufre y manque. Cet esprit, parcourant de haut en bas les canaux de l’administration, fait des ravages immenses. »
  15. Viatskaia Nesaboudka ou Mémento de Viatka, volume analysé par M. L. Léger. Nouvelles Études slaves, 1880.
  16. Voyez, par exemple, un anonyme russe-allemand : Russland vor und nach dem Kriege, etc. 1879.
  17. Nous n’en citerons qu’un exemple, encore récent et presque de notoriété publique. Sous Alexandre II. le ministère de la maison de l’empereur passait, dans les sphères bien informées, pour prélever sur divers services, en particulier sur les théâtres impériaux, des sommes considérables qu’on plaçait à l’étranger. Les économies ainsi réalisées ont été pour la plus grande partie employées au profit de la favorite, qu’Alexandre II a fini par épouser morganatiquement, quelques mois avant de tomber sous les bombes de Kibaltchich et de Ryssakof.
  18. Dans l’automne de 1881, une enquête à ce sujet, prescrite par Alexandre III, a entrainé la démission de plusieurs hauts fonctionnaires avec la retraite du président du comité des ministres, le comte Valouief, longtemps ministre des domaines, bien que ce personnage fût resté personnellement étranger aux abus signalés, et que, pour les terres des Bachkirs spécialement, la responsabilité en retombât surtout sur les autorités locales. Conformément aux vœux du pays et d’une commission d’experts, convoquée en 1881, les domaines de l’État semblent devoir être désormais réservés à la colonisation des paysans.
  19. Doumachevski, Obozrénié gosoudarst, rospisi, 1879.
  20. Circulaire aux gouverneurs de province du 6 mai 1881, (ancien style).
  21. Quand les plaintes contre un employé inférieur sont si justifiées qu’on ne saurait le maintenir à son poste, on se décide à le renvoyer ; mais la sévérité va rarement jurqu’à lui refuser un certificat de bonne conduite qui lui permette de se replacer ailleurs. (Golovatchef, Deciat iél reform, p. 374.)
  22. L’une des premières préoccupations de l’empereur Alexandre III a été de chercher à diminuer le nombre des employés, en simplifiant les écritures et les formalités administratives ; mais cette réforme peut longtemps rester à l’état de pieux desideratum.
  23. Voy. t. I, liv. VII, chap. ii. Dans certaines bourgades on a vu les paysans, qui avaient commencé le pillage des maisons juives, demander ingénument aux autorités la permission d’achever le lendemain ce qu’ils n’avaient pu faire le jour même. Ils croyaient à l’existence d’un papier, condamnant les israélites à pareil traitement.
  24. Lettre de G. Samarine ; voy. t. I, liv. VII, ch. ii.
  25. Voy. plus haut liv. I, chap. i.