L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 2/Chapitre 2


CHAPITRE II


L’administration centrale. — Les grands corps de l’État — Le Sénat dirigeant. — Le Conseil de l’empire. — Raisons pour lesquelles ces institutions n’ont pas répondu aux espérances de leurs fondateurs. — Les ministères et le comité des ministres. — Manque de lien entre les divers services. — Conséquences du défaut d’unité administrative. — Un ministère homogène est-il possible avec le régime autocratique ?


L’administration russe repose encore sur les bases posées à la fin du dix-septième siècle par Pierre le Grand, consolidées et élargies plus tard par la grande Catherine. L’ancienne administration moscovite était fort simple, toute primitive et rudimentaire. La Russie fut pendant longtemps régie comme un domaine privé, comme une vaste ferme, sans autre loi que la volonté du maître, sans autre règle que les décisions des voïévodes ou gouverneurs qui servaient d’intendants aux tsars, et cumulaient tous les pouvoirs civils et militaires[1]. Dans ce gouvernement, plus ou moins paternel et patriarcal, les usages, les traditions, les coutumes locales, pouvaient encore tenir quelque place. Le servage et la commune rurale simplifiaient du reste étrangement une administration dont la levée des taxes et le recrutement des troupes étaient le principal ou l’unique souci. Le gouvernement des voïévodes moscovites n’était pas sans ressemblance avec celui des pachas turcs d’il y a un demi-siècle, avec cette grande différence que, dans beaucoup de régions de la Turquie, en Europe particulièrement, les diversités de race, de langue, de religion, maintenaient une certaine diversité de régime, parfois même une certaine mesure de self-government.

Pierre le Grand, ici, comme en toutes choses, l’imitateur de l’Europe, voulut doter ses États d’une administration régulière à la moderne. Ce fut là une des œuvres principales du réformateur, et, entre les diverses tâches par lui entreprises, aucune n’était plus malaisée. Il semblait qu’il n’y eût qu’à emprunter les méthodes et les procédés de l’Occident. Pierre éprouva que les institutions ne se laissent pas si vite transporter d’un pays à l’autre, d’un peuple relativement civilisé à un peuple relativement barbare. Appliquant d’avance les théories du dix-huitième siècle, le tsar révolutionnaire traitait sa patrie comme une table rase sur laquelle il pouvait tout édifier à neuf, conformément aux principes de la science ou aux leçons d’autrui. À la place du chaos des anciennes masures moscovites, Pierre prétendait construire de toutes pièces une ville régulière et symétrique, aux rues larges, aérées, tirées au cordeau. Pour cela, Pierre Ier et ses successeurs manquaient d’une chose essentielle : ils manquaient de matériaux, ils manquaient d’ouvriers.

La centralisation européenne a ses formes propres, elle a un instrument particulier que nous appelons bureaucratie ; c’est cet outil indispensable qui faisait défaut à Pierre le Grand, qui pendant longtemps encore fit défaut à ses successeurs. L’empire Russe possédait la centralisation administrative sans en avoir les organes modernes. C’est là une vérité qu’il ne faut pas perdre de vue pour comprendre toutes les contradictions et les anomalies longtemps présentées par la Russie : à la surface, une tutelle administrative excessive ; au-dessous, le désordre, et parfois le chaos. Un système coordonné de fonctions, des institutions plus ou moins ingénieuses peuvent à la rigueur s’improviser ; il n’en saurait être de même d’une bureaucratie, d’un corps de fonctionnaires, parce que leur éducation suppose l’éducation même de la nation qu’ils doivent diriger. De là pour Pierre le Grand, de là pour tous ses successeurs, y compris l’empereur Nicolas et même l’empereur Alexandre II, une difficulté insurmontable, une cause incessante d’erreurs, de tâtonnements, de déceptions. La savante machine, importée ou imitée de l’Europe, ne pouvait marcher seule ; il ne servait de rien d’en perfectionner ou d’en simplifier les ressorts. Entre des mains inhabiles ou vénales, le mécanisme administratif ne pouvait fonctionner avec régularité.

Avant d’examiner les ouvriers chargés de la faire marcher, il convient cependant de connaître la machine elle-même. Au centre est un moteur unique, le pouvoir impérial ; tous les rouages n’ont pour fonction que d’en transmettre l’impulsion. Au-dessous de l’empereur autocrate, d’où tout émane, viennent les deux grands corps de l’État : le Sénat et le Conseil de l’empire. De ces deux corps, le premier, le plus ancien, créé par Pierre le Grand pour contrôler toute l’administration, a été dépouillé d’une bonne partie de ses fonctions au profit du second, institué au début du dix-neuvième siècle. Le sénat dirigeant ne dirige plus rien ; primitivement doté de toutes les prérogatives conciliables avec le régime autocratique, il est aujourd’hui réduit à des attributions judiciaires ; ce n’est plus guère qu’une cour de cassation. S’il a privé le sénat de toute ingérence dans l’administration, le souverain s’adresse parfois encore à ses membres pour des enquêtes administratives dans les provinces[2].

Le Conseil de l’empire (gosoudarstvénny sovêt) est une sorte de Conseil d’État. Il a célébré en 1885 son soixante-quinzième anniversaire. Fondé sous l’influence de Spéranski par Alexandre Ier à l’époque et à l’exemple du Conseil d’État de Napoléon, le Conseil de l’empire en reproduit à certains égards l’organisation[3]. À défaut de Chambres héréditaires ou électives, c’est à ce corps qu’est dévolu le pouvoir législatif. C’est au Conseil de l’empire de discuter et de rédiger les lois, à lui d’examiner le budget, à lui de recevoir les comptes rendus des ministres. Les plus graves questions lui sont soumises ; il est composé des plus hauts dignitaires ou fonctionnaires de l’État, mais en toute chose il n’a que voix consultative. Comme le Conseil du roi de l’ancienne monarchie française, cette assemblée n’est en somme qu’une réunion de simples donneurs d’avis. L’empereur, qui en nomme les membres et en fixe les attributions, ne lui délègue point ses pouvoirs ; c’est toujours l’empereur seul qui décide. L’autocrate n’est nullement lié par les avis de cette assemblée ; il les confirme, il les rejette, il les modifie à son gré[4].

Le Conseil de l’empire n’a pas répondu aux espérances de ses fondateurs, Alexandre et Spéranski. Destiné à suppléer à l’absence de parlement, à représenter le pouvoir autocratique en qualité de législateur, il devait en même temps contrôler l’administration des ministres. De ces deux missions, il n’a vraiment rempli ni l’une ni l’autre. La faute en est à la fois au mode de recrutement de cette haute assemblée et au règlement qui lui est imposé. Ce conseil, théoriquement investi des plus larges attributions, celles d’élaborer les lois, et de contrôler l’administration supérieure, est eu grande partie composé de hauts fonctionnaires, les uns en place, les autres en retraite, les premiers absorbés par leurs emplois, les autres souvent hors d’état, par l’âge ou la maladie, de prendre aux travaux du conseil une part sérieuse. À côté de nombreux aides de camp étrangers aux affaires, siègent d’anciens fonctionnaires civils, désireux de rentrer au service actif et plus jaloux de se concilier les ministres que d’en surveiller les actes. Quand on défalque les non-valeurs, on trouve que sur les soixante membres du Conseil il ne reste, comme force effective, qu’un personnel insuffisant, incapable, par le nombre comme par la situation de ses membres, de remplir le rôle de Corps législatif ou de Chambre de contrôle. À cette institution, comme à toutes les assemblées russes, manque enfin ce qui, malgré ses défauts d’origine, pourrait ailleurs lui donner un peu d’indépendance et d’autorité : l’esprit de corps.

Ainsi faite, cette assemblée est fatalement réduite à un rôle tout passif, tout extérieur. Au lieu d’élaborer des lois, elle se contente le plus souvent d’enregistrer des décrets. Aussi, lorsqu’il s’agit de mesures de quelque importance, le souverain, loin d’en confier l’étude à son Conseil de l’empire, recourt d’ordinaire à des commissions spéciales dont les projets ne sont guère soumis au conseil que pour la forme. C’est de cette façon, à commencer par l’émancipation des serfs, qu’ont été préparées toutes les grandes réformes administratives, judiciaires, militaires, économiques. Ce système de commissions isolées, temporaires, révocables à volonté, est peut-être, du reste, plus conforme au principe du pouvoir autocratique. Sous Alexandre III comme sous Alexandre II, il y a toujours en train plusieurs commissions ou comités de ce genre, dont beaucoup, après avoir fait quelque bruit à leur naissance, disparaissent silencieusement, sans rien avoir produit que de volumineux rapports, ou s’éternisent indéfiniment après de savantes et stériles dissertations théoriques. À l’aide de ces commîssions spéciales, le gouvernement remédie à l’insuffisance de son Conseil législatif ; mais ce n’est pas sans un double inconvénient. C’est, d’abord, au prix d’une lenteur désespérante, qui ferait souvent paraître rapide la longue procédure de nos parlements les moins expéditifs ; c’est, ensuite, en perdant tous les avantages d’une législation uniforme et homogène. Issue de commissions diverses et sans lien entre elles, de comités étrangers les uns aux autres et obéissant parfois à des impulsions opposées, la législation russe garde forcément quelque chose de fragmentaire, d’incohérent, d’inconséquent. Le mode de confection des lois explique le peu d’harmonie et le peu de fruits de beaucoup des meilleures réformes du règne d’Alexandre II.

On ne saurait rendre au Conseil de l’empire le rôle que lui destinait son fondateur, sans en relever le niveau et en étendre les droits, et cela ne saurait se faire sans en modifier la composition. On y a songé à la fin du règne d’Alexandre II. On a parlé non seulement d’augmenter le nombre des membres du Conseil, mais d’y appeler, à côté des représentants de l’empereur, des représentants du pays, choisis dans le sein des assemblées provinciales, si ce n’est élus par elles. Beaucoup de Russes se plaisent à voir, dans un tel expédient, un moyen de faire participer la Russie à son gouvernement sans lui donner de constitution, un moyen d’avoir sans élections politiques l’équivalent d’un parlement[5]. Quelle que soit la valeur pratique de pareils procédés, l’empereur Alexandre II semble n’en avoir pas été éloigné au moment de sa mort, et des projets analogues pourraient, sous ses successeurs, être remis sur le tapis. En attendant, ce qu’il n’a pas encore osé faire d’une manière régulière et permanente pour le Conseil de l’empire, le gouvernement impérial l’a déjà pratiqué partiellement pour quelques-unes de ses grandes commissions législatives. Comme Alexandre II avait, lors de l’émancipation, appelé dans les comités de rédaction des membres des assemblées de la noblesse, Alexandre III, voulant alléger les charges excessives des anciens serfs, a fait siéger dans la commission créée à cet effet plusieurs membres des assemblées provinciales. En cette modeste mesure, les délégués de la société n’étant même pas choisis par ses représentants, on peut dire que le pays est déjà invité parfois à donner son avis sur certaines affaires ; mais, de quelque manière que soient composées les assemblées délibérantes, Conseil de l’empire ou commissions spéciales, ces assemblées ne sont jamais que consultatives ; le pouvoir législatif reste intégralement dans la main de l’empereur.

Comme pour mettre cette vérité plus en relief, et rappeler sans cesse au Conseil de l’empire l’humilité de son rôle et la vanité de ses délibérations, ce conseil, en droit le premier corps de l’État, ne se prononce même pas, à proprement parler, sur les projets qui lui sont présentés. Afin de mieux constater l’indépendance de la volonté impériale et de n’en point gêner l’omnipotence, on ne soumet pas à l’empereur les décisions prises par la majorité du conseil, mais bien simultanément l’avis de la majorité et l’avis de la minorité, ainsi mises officiellement sur le même rang. Qu’on imagine un pareil système appliqué à des chambres représentatives, et un gouvernement également libre d’opter entre la majorité et la minorité. Si certaines influences ou certaines doctrines venaient à prévaloir près du tsar, c’est pourtant là le spectacle que la Russie pourrait un jour offrir à l’Europe.

Là où les grands corps de l’État ne sont que les humbles agents du pouvoir autocratique, les ministres ne sauraient être autre chose. L’érection des ministères est à peu près contemporaine de la fondation du Conseil de l’empire. C’est encore là une création de l’empereur Alexandre Ier qui, ambitionnant la gloire de réformateur, cherchait à donner à ses peuples des institutions plus en rapport avec celles des grands États européens. Sous l’influence de Spéranski et de Kotchoubei, la France, alors en train d’être réorganisée par Bonaparte, servit encore de modèle. C’est par un oukaze de 1802 que les ministères furent substitués aux collèges de Pierre le Grand, lesquels n’étaient guère, au fond, que les anciens prikazes moscovites, remaniés sur le modèle des administrations collégiales, en honneur chez nous au temps de la Régence.

Les anciens collèges avaient donné lieu à des reproches inhérents au système collégial même ; ils n’en furent pas moins regrettés de quelques hommes d’État, inquiets de l’étendue des pouvoirs confiés à un seul homme, et craignant de rencontrer chez les nouveaux ministres autant d’autocrates. Le comte Vorontsof, dans une lettre à Kotchoubei, l’un des promoteurs de la réforme, s’était fait l’organe de ces appréhensions au lendemain même de l’institution des ministères. Ce patriote s’élevait d’avance contre le despotisme des ministres affranchis de tout contrôle, tandis que les anciens collèges, qui lui semblaient déjà porter leur garantie en eux-mêmes, grâce au partage des pouvoirs entre leurs différents membres, avaient été assujettis par Pierre le Grand au contrôle du sénat[6]. Si de pareils regrets du passé étaient peu justifiés, les institutions de Pierre le Grand ayant fort mal répondu aux espérances du réformateur, il n’en était pas de même des craintes de Vorontsof pour l’avenir. L’omnipotence ministérielle, en débarrassant l’administration des lenteurs et de la complexité de la procédure collégiale, devait avoir pour premier effet d’exagérer encore la centralisation bureaucratique et la tutelle administrative.

Les dix ministères[7] aujourd’hui existants n’embrassent pas toutes les branches de l’administration ; il y a en dehors quelques services indépendants, comme le contrôle de l’empire, dont les chefs ont le rang et les fonctions de ministres. L’empereur a de plus sa chancellerie particulière, qui a longtemps compté quatre sections, dont la troisième, la plus fameuse, est, jusqu’à la dernière année du règne d’Alexandre II, demeurée un véritable ministère de la haute police. La plupart des ministères sont divisés en départements, presque indépendants les uns des autres. Chaque ministre est assisté d’un conseil qui reste des mois et parfois des années sans se réunir, et que ses membres n’envisagent guère que comme une retraite ou une sinécure. En outre, le ministre a d’ordinaire pour assistants un ou deux adjoints (tovarichtch), qui sont les collaborateurs de leur chef, et qui souvent lui succèdent. Un Russe, quelque peu humoriste, qui connaissait bien les ressorts habituels des chancelleries pétersbourgeoises, disait à ce propos que, en Russie, le gouvernement était condamné à une décadence forcée, et devait fatalement finir par tomber aux mains de l’ineptie. D’ordinaire, en effet, les ministres en fonctions cherchent un adjoint dont les talents ne puissent leur porter ombrage. Une fois devenu ministre, ce dernier fait naturellement de même, en sorte que le niveau des hauts fonctionnaires, le niveau du personnel ministériel en particulier, semble destiné à s’abaisser progressivement de titulaire en titulaire, pour descendre peu à peu de la médiocrité à l’incapacité. Les choses se passeraient peut-être habituellement de la sorte si, par bonheur pour l’empire, les calculs égoïstes des hommes en place n’étaient souvent déjoués par les intrigues de leurs concurrents, ou par l’intervention du maître qui, au risque de compromettre l’unité des services, impose parfois à ses ministres des collaborateurs dont ils n’eussent pas fait choix.

Le souverain recourt souvent à un procédé peu propre à relever la dignité ministérielle et l’ascendant de ses collaborateurs officiels : à la tête des ministères, et parfois des plus importants, il place fréquemment, au lieu de ministres en titre, des suppléants, des gérants qui ne sont confirmés dans leurs fonctions qu’après un stage plus ou moins long. Cet expédient paraît n’avoir d’autre avantage que de permettre plus facilement de confier un portefeuille à des hommes qui semblent n’y avoir de droits ni par leurs talents, ni par leur expérience. D’autres fois, et cela n’a pas été rare sous Alexandre II, la direction des ministères a été abandonnée à des favoris de cour, à des hommes à la mode, à des politiques amateurs, pour la plupart aides de camp du souverain, en un mot, à ce qu’un roman de Tourguénef appelle des généraux de Bade[8].

Il semble de loin que la patrie de l’autocratie doive être le pays de l’harmonie des pouvoirs et de l’unité administrative. Vues à distance, les diverses administrations, avec leur forte centralisation bureaucratique, ressemblent à ces nouvelles horloges pneumatiques, dont les aiguilles, mues par le même ressort, marchent toutes à la fois et marquent toutes la même heure. En fait, il n’en est rien : l’unité d’action, qui, en théorie, semble l’apanage des régimes absolus, fait souvent défaut à la Russie. Ce gouvernement, où tous les pouvoirs procèdent de la même volonté, où toute l’autorité est concentrée dans la même main, où il n’y a officiellement qu’un seul moteur, est de ceux dont les rouages administratifs donnent lieu au plus de frottements, et, par suite, à la plus grande déperdition de forces.

La principale raison de cette anomalie est l’isolement des divers ministères, qui forment comme autant d’États indépendants, ayant chacun leur armée d’employés, souvent même leur trésor particulier, et sont toujours prêts à entrer en campagne les uns contre les autres.

Si la Russie a des ministres, elle n’a pas encore de ministère, au sens politique du mot. Entre les chefs des diverses administrations il n’y a aucune cohésion, aucun lien, il n’y a ni solidarité ni direction commune. Les ministres se réunissent bien à certains jours pour se concerter ensemble ; mais à ces réunions, impérieusement exigées par les besoins des différents services, la langue officielle refuse le titre occidental de conseil (sovêt), et à plus forte raison le titre parlementaire de cabinet. La Russie n’a qu’un comité des ministres (komitet ministrof), et ici les noms ne sont pas sans importance. Les ministres du reste ne sont pas les seuls membres de ce comité ; à côté d’eux y siègent, non seulement le contrôleur de l’empire et le procureur du Saint-Synode, lequel peut être regardé comme une sorte de ministre des affaires ecclésiastiques, mais les chefs de certaines sections de la chancellerie impériale, les présidents des divers départements du Conseil de l’empire et jusqu’au directeur des haras. Avec un véritable conseil, uniquement composé des chefs des ministères, ce soi-disant comité des ministres deviendrait un rouage inutile. La présidence en appartient à un personnage que l’empereur désigne et qui lui-même n’est d’ordinaire pas ministre. Durant la plus grande partie du règne d’Alexandre II, le président du comité était un homme de cour, sans valeur ou influence politique, un général Ignatief, parent du célèbre négociateur de San Stefano. Lorsque, un an ou deux avant sa mort, Alexandre II avait appelé à ce poste un des plus distingués de ses anciens collaborateurs, le comte Valouief, successivement ministre de l’intérieur et des domaines, on s’était demandé si, entre ces nouvelles mains, cette présidence, jusque-là purement honorifique, n’allait pas prendre une valeur politique. En fait, il n’en a rien été, et Alexandre III a, en 1881, remplacé le comte Valouief par M. de Reutern, longtemps ministre des finances, sans que la présidence du comité ait cessé d’être une sinécure pour un favori de cour ou une lucrative prébende pour un ancien ministre, dont le souverain veut récompenser les services passés.

Un fait, en apparence insignifiant, pourrait servir de symbole aux fonctions de président du comité des ministres ; ce président n’a ni hôtel ni résidence officielle dans la capitale, il n’a pour habitation qu’une villa, une datcha aux îles, et il passerait toute l’année en villégiature que l’État ne s’en ressentirait point.

Les affaires devraient, semble-t-il, être toujours discutées en comité ou en conseil par les ministres ; mais les chefs des diverses administrations se dispensent fréquemment de cette formalité, ils frappent directement an cabinet de l’empereur. L’usage est que les ministres présentent leur rapport (doklad) individuellement au souverain. Cette habitude seule enlèverait toute solidarité aux différents chefs d’administration. N’étant responsables que devant l’empereur, et n’ayant devant lui qu’une responsabilité individuelle, les ministres ne sont en réalité que les secrétaires, on pourrait dire les commis du tsar, mais des secrétaires qui, seuls au courant des affaires, dictent le plus souvent les résolutions du maître, et des commis tout-puissants, s’ils ont l’oreille de l’autocrate.

Les ministres les mieux en cour ne se gênent point pour passer par-dessus la tête de leurs collègues et faire adopter au souverain des mesures inconnues de ces derniers. Les divers organes du gouvernement, au lieu de fonctionner d’accord, se contrarient et se paralysent mutuellement. Le comte Vorontsof avait encore signalé cet inconvénient avant même que l’expérience l’eût révélé. Il avait prévu, dès la création des ministères, que si les ministres pouvaient communiquer isolément leurs rapports à l’empereur, que s’ils traitaient chacun avec lui, en tête-à-tête des affaires de leur ressort, on verrait édicter des oukazes dont certains ministres ne seraient informés qu’en même temps que le public[9]. On comprend les effets d’un pareil système : le ministre des finances n’est averti qu’après coup des projets de dépenses de ses collègues de l’intérieur ou de la justice ; le ministre de la guerre peut ignorer si la politique des affaires étrangères est belliqueuse ou pacifique.

La première et naturelle conséquence de cet isolement des ministères a été le manque d’unité administrative, le désordre, la confusion. Les ministres ne sont pas unis entre eux et, dans le sein de chaque ministère, les divers départements sont presque indépendants les uns des autres. Les ministres peuvent prendre beaucoup sur eux quand ils ont la confiance du maître ; et, au-dessous des ministres, chaque haut fonctionnaire, pour peu qu’il possède la faveur personnelle du souverain, peut agir à sa guise, à l’encontre ou à l’insu de ses collègues ou de ses chefs. On aboutit ainsi dans la politique intérieure, parfois dans la politique étrangère, à des incohérences et à des contradictions qui vont jusqu’à donner au gouvernement l’apparence de la duplicité. Presque toujours rivaux et fréquemment ennemis, représentant souvent des tendances contraires ou des coteries hostiles, que le souverain oppose parfois systématiquement les unes aux autres, pour ne se livrer entièrement à aucune, les ministres se font sourdement une guerre clandestine et parfois même presque publique[10]. Sous Alexandre II, c’était tantôt la justice qui était en lutte avec l’intérieur, tantôt l’instruction publique qui bataillait avec la guerre[11]. Tandis que le ministre de la justice cherchait à déraciner les anciens abus et à garantir la liberté individuelle, son collègue de l’intérieur, partisan du vieil arbitraire bureaucratique, se plaisait, par des poursuites administratives, à rendre illusoire l’action des tribunaux. Les discordes des ministres, qui se combattaient mutuellement à la cour, dans les salons, dans la presse même, se propageaient parmi leurs subordonnés. Toute l’action gouvernementale en était entravée, l’anarchie s’introduisait dans les diverses branches de l’administration, et ce désordre, recouvert d’un trompeur vernis d’uniformité, tournait au profit de la propagande révolutionnaire.

Il semble, de loin, qu’un peuple moderne n’ait qu’à souffrir d’un pareil chaos administratif. En Russie, on peut se demander si, sous un régime absolu, les défauts de l’administration n’ont pas, pour l’avenir du pays, presque autant d’avantages que d’inconvénients. Ce n’est pas là un vain paradoxe. L’anarchie administrative, comme tous les autres vices de la bureaucratie impériale, comme tout ce qui affaiblit l’omnipotence de l’État, n’est pas sans quelques compensations ; les frêles libertés naissantes en ont peut-être éprouvé plus de bénéfice que de dommage. L’esprit public, l’esprit de progrès et de libre investigation, qui, dans un État autocratique, eût risqué d’être entièrement étouffé sous l’accord des divers organes du pouvoir, a pu respirer quelque peu à travers les fissures laissées entr’ouvertes par les discordes et la désunion des ministres. Une feuille de Saint-Pétersbourg en faisait un jour la remarque : dans le passé, sous Alexandre II comme sous Alexandre Ier, une direction gouvernementale uniforme eût, aux époques de réaction, toujours fréquentes en Russie, tourné contre les idées libérales et singulièrement favorisé la victoire de la politique rétrograde ; elle eût, par exemple, pu détruire presque entièrement les meilleures réformes d’Alexandre Nicolaiévitch. Avec le régime actuel, au contraire, sous le couvert du désaccord et des dissensions des ministres, grâce à l’autonomie des divers services, les idées autoritaires et les tentatives de réaction peuvent triompher dans un ministère sans remporter dans tous les autres ; les maximes libérales peuvent, aux époques les plus sombres, trouver un refuge dans certains départements et y attendre le retour d’une heure plus bénigne.

À regarder les choses sous toutes leurs faces, un patriote ne devrait donc souhaiter une plus grande unité administrative que si cette unité de gouvernement était associée à des garanties nouvelles pour le pays. Autrement, tout le bénéfice risquerait d’être pour la bureaucratie, pour la centralisation et la tutelle administrative. À dire vrai, ce danger n’est pas de ceux que les Russes ont le plus à redouter. Le gouvernement aura, sous ce rapport, bien de la peine à sortir de ses anciens errements. Il s’est beaucoup préoccupé de la question, durant les derniers mois du règne d’Alexandre II et les premières semaines du règne d’Alexandre III, mais jusqu’ici il n’a point su la résoudre. On a parlé de remplacer le comité des ministres par un véritable Conseil, pour ne pas dire un cabinet au sens européen du mot, de rendre les ministres solidaires les uns des autres, d’appeler même peut-être l’un d’eux aux fonctions et au titre de premier ministre. Un pareil changement eût, en général, été vu d’un bon œil par les libéraux. Un cabinet solidaire, collectivement responsable devant le souverain, en attendant qu’il pût le devenir devant la nation, semblerait à beaucoup de Russes un premier pas dans la voie constitutionnelle. C’était une des réformes qu’on attendait d’Alexandre III, après l’avoir en vain espérée de son père.

Si, pour des motifs différents, presque tous les partis s’accordent à demander plus d’homogénéité dans le ministère, une telle innovation est difficilement conciliable avec les traditions autocratiques. Il est partout malaisé d’avoir un cabinet solidaire et homogène sans un chef effectif et une influence prépondérante, sans un président du Conseil ou un premier minisire. Or, à l’inverse d’autres monarques absolus, les empereurs de Russie n’ont jamais eu de premiers ministres. Sur ce point, ils ont, par instinct ou par système, toujours suivi la maxime de Louis XIV, au risque de voir renouveler chez eux, avec plus de dommage pour le bien de l’État, le long duel des Colbert et des Louvois. Pour rester plus sûrement maîtres de leur pouvoir, pour garder, en fait comme en droit, la plénitude de leur autorité, les empereurs ont la prétention d’être leurs propres premiers ministres. S’ils n’en ont pas eu tous, comme Pierre le Grand, Catherine II et Nicolas, l’énergie ou la capacité, ils se sont, comme Alexandre II, appliqués avec un soin jaloux à maintenir une sorte de balance entre leurs conseillers, à opposer les unes aux autres les influences et les tendances, veillant à ne laisser à aucune opinion, à aucun personnage, un ascendant prédominant. Il n’a fallu rien moins que les attentats répétés du nihilisme, que l’impuissance avérée de son gouvernement en face des complots d’une bande de jeunes gens, pour décider Alexandre II, dans sa dernière année, à réunir tous les pouvoirs en une seule main et à confier au général Loris Mélikof une sorte de dictature.

Avec le régime autocratique, confessaient, au début du règne d’Alexandre III, les plus importants organes de la presse, il n’y a pas de place pour un premier ministre. À cet égard, Saint-Pétersbourg et Moscou, d’ordinaire en désaccord, semblaient du même avis. « Chez nous, écrivait en mai 1881 l’une des premières feuilles de Pétersbourg, le Poriadok (Ordre), un premier ministre ne pourrait être qu’un grand vizir. » Et cela est vrai, les rares hommes d’État, d’Araktchéief, sous Alexandre Ier, à Loris Mélikof, sous Alexandre II, qui ont joui d’une influence prépondérante, n’ont guère jamais été autre chose. Un Richelieu ou un Bismarck n’est pas plus possible en Russie qu’un Cavour ou un Robert Peel. L’empire peut posséder un chancelier, mais ce premier dignitaire de l’État est d’ordinaire confiné dans la politique étrangère, et n’a d’autre ascendant que son autorité personnelle. L’autocratie est un soleil qui ne veut point admettre de satellite, de peur d’en voir son propre éclat éclipsé ou obscurci.

La Russie n’en sent pas moins le besoin impérieux d’un cabinet homogène, afin d’assurer au gouvernement l’unité de direction qui lui a fait défaut jusqu’à présent. C’est par là peut-être que commencera la transformation politique de l’empire. Un pareil conseil, avec ou sans présidence officielle, changerait forcément toutes les relations du souverain et de ses ministres. Un ministère solidaire, collectivement responsable, prendrait fatalement vis-à-vis de l’empereur une attitude d’indépendance inconnue jusqu’à présent ; il traiterait bientôt avec l’autocrate de puissance à puissance. Pour le conserver au pouvoir, le tsar serait obligé de compter avec lui, de lui laisser le champ libre, parfois même de lui donner carte blanche. Le cabinet se sentirait peu à peu responsable devant la société et le pays, autant que devant l’empereur. L’opinion serait pour lui comme une sorte de parlement en vacances, dont il s’efforcerait de gagner la confiance. Unis et agissant de concert, eh vertu d’un programme commun, les ministres, de quelques restrictions légales qu’on circonscrive leur pouvoir, cesseraient d’être les simples instruments de la volonté souveraine. Le tsar pourrait se trouver presque réduit au rôle de souverain constitutionnel, sans constitution ni parlement. Cette réforme, en apparence si modeste, implique au fond une sorte de révolution ; peut-être même qu’une fois adoptée en principe elle serait aussi difficile à établir et à faire durer qu’une constitution et une représentation politique.

Quoi qu’on imagine, on ne saurait donner plus d’unité à l’administration et au gouvernement sans empiéter indirectement sur l’autocratie, sans marquer une limite aux droils personnels du souverain en même temps qu’à ceux de ses ministres. Pour cela, par exemple, on a proposé d’enlever à ces derniers, et par suite à leur maître, la faculté de décider aucune affaire sans le consentement de tous leurs collègues ; on a érigé en principe que les doklads, ou rapports ministériels, ne devraient être soumis à la sanction suprême qu’après une délibération du Conseil. Le procédé est des plus simples ; mais, s’il n’était accompagné d’aucun autre changement dans l’État, si, en droit, le pouvoir absolu restait entier, il serait difficile d’assurer, dans la pratique, la stricte exécution d’une pareille règle. Comment, en effet, interdire à l’empereur d’arranger telle ou telle affaire avec un ministre favori, et de quelle manière le contraindre à ne rien trancher en dehors de son conseil ?

Cette question a été, au printemps de 1881, l’occasion de la dissolution du premier ministère de l’empereur Alexandre III. Pour rassembler toutes les forces du gouvernement, dans la lutte contre le nihilisme, pour mettre fin aux trop fréquentes guerres civiles des administrations entre elles, il avait été décidé, selon le principe posé plus haut, qu’à l’inverse de ce qui se pratiquait sous Alexandre II, les ministres ne présenteraient plus à la signature impériale que les mesures approuvées en Conseil par leurs collègues. L’empereur, paraît-il, avait sanctionné cet arrangement, le public en avait été informé ; on se flattait déjà de voir la Russie en possession d’un vrai cabinet, lorsqu’une intrigue de cour, comme il en peut toujours surgir en un gouvernement absolu, vint tout modifier. On avait oublié que la première condition pour qu’un pareil principe pût être respecté, c’était que tous les ministres fussent d’accord et obéissent à la même inspiration. Or il était loin d’en être ainsi du premier ministère d’Alexandre III. On y distinguait, selon les traditions du règne précédent, au moins deux tendances, plus ou moins nettement indiquées, car, en Russie, les couleurs politiques sont encore loin d’être aussi tranchées qu’ailleurs. Les partisans des idées soi-disant libérales ou occidentales semblaient l’emporter par le nombre comme par l’influence. C’étaient, notamment, d’anciens ministres d’Alexandre II, le général Loris Mélikof, ministre de l’intérieur, le général Dmitri Milutine, ministre de la guerre, et M. Abaza, ministre des finances. Ces trois personnages formaient une sorte de triumvirat dont l’ascendant semblait devoir être prédominant. À côté, ou, mieux, en face d’eux, se rencontraient des hommes appelés au pouvoir par le nouvel empereur, et qui passaient pour représenter les aspirations plus ou moins vagues du parti national, ou des néo-slavophiles. C’était d’abord le général Ignatief, l’ancien ambassadeur à Constantinople, alors ministre des domaines, puis le procureur général du Saint-Synode, M. Pobédonostsef, ancien précepteur d’Alexandre III, traducteur de l’Imitation, homme avant tout religieux et conservateur, en tout cas, mieux disposé pour Moscou et le parti national que pour les idées occidentales en vogue à Pétersbourg. Ce n’était pas un ministère composé d’éléments aussi disparates qui eût pu imprimer à toute la politique une direction uniforme. L’inexpérience russe pouvait seule s’y tromper, mais la déception devait être rapide. Au moment où l’on se flattait déjà de voir la Russie entrer en possession d’un vrai cabinet, éclatait une crise ministérielle, sans précédent jusqu’alors. L’empereur Alexandre III avait, en dehors de ses principaux ministres, arrêté les termes de son mémorable manifeste du 29 avril 1881, où, pour la première fois, il faisait part de sa politique à ses peuples et à l’étranger. Ce manifeste, qui affirmait solennellement et avec une sorte d’affectation le pouvoir autocratique[12], avait été préparé dans l’ombre par M. Pobédonostsef et le général Ignatief, avec l’appui du grand-duc Vladimir, frère de l’empereur, et avec l’aide de M. Katkof, le hautain rédacteur de la Gazette de Moscou, venu à Gallchina pour conférer avec le tsar. C’est à la fin d’un conseil, tenu un jour ou deux avant la grande revue où devait être publié le manifeste, que la plupart des ministres reçurent connaissance de cet important document.

On comprend la surprise des hommes qui détenaient les principaux portefeuilles. Ils n’avaient pas imaginé qu’on pût ainsi, sans les consulter et presque à leur insu, engager, devant la Russie et devant l’Europe, la politique du nouveau règne. En face d’un tel procédé, la conduite des ministres de l’intérieur, de la guerre et des finances était tout indiquée : ils n’avaient qu’à se retirer ; c’est ce qu’ils firent à quelques jours de distance. Dans tout autre pays, la démission des ministres en pareille circonstance n’eût étonné personne : en Russie, la retraite volontaire et simultanée des principaux conseillers du tsar fut, pour bien des gens, une sorte de scandale. C’était, en tout cas, un fait nouveau dans les annales du gouvernement russe ; cela seul impliquait un progrès dans les idées et les mœurs politiques.

On raconte qu’un des ministres de l’ancien bey de Tunis, lui ayant un jour offert sa démission, le bey répondit avec colère à cette velléité d’indépendance : « Un esclave n’a pas le droit de quitter le poste où l’a placé son maître ». Le tsar eût pu naguère tenir à peu près le même langage à ses conseillers. Sous ce rapport, les mœurs de la cour de Pétersbourg étaient restées fort orientales. Les ministres, n’étant que les humbles instruments de la volonté impériale, n’avaient pas à juger les ordres du maître, et encore moins à en décliner l’exécution. Toute démission volontaire implique un désaveu, un sentiment d’indépendance et de responsabilité ; à ce titre, c’est un acte que peut difficilement se permettre le sujet d’un autocrate. Avec les mœurs bureaucratiques en vogue, bien peu de ministres étaient, du reste, tentés de s’arroger une pareille liberté ; presque tous étaient heureux de rester aux affaires aussi longtemps qu’il plaisait au souverain de les y maintenir ; la plupart s’appliquaient uniquement à prendre le vent qui soufflait à la cour. Si la Russie pouvait citer quelques démissions isolées, elle ne connaissait pas les démissions collectives, déterminées par un acte de politique générale. C’est sous Alexandre III, en 1881, que Pétersbourg a pour la première fois assisté à un pareil spectacle, et, pour faire admettre des démissions aussi insolites, les ministres, qui se retiraient simultanément, ont dû les échelonner à quelques jours de distance, et mettre presque tous en avant leur mauvaise santé, comme si une subite épidémie eût frappé les hôtels ministériels.

La retraite volontaire de trois ou quatre ministres du tsar, en 1881, restera dans l’avenir comme un exemple et un précédent significatif. C’est la marque de la révolution, qui, en dépit de tous les obstacles, s’accomplit peu à peu dans les mœurs gouvernementales. On sent de plus en plus que les différents ministères ne peuvent demeurer isolés, qu’ils doivent cesser de former un État dans l’État et d’agir chacun pour leur compte. Parmi les plus conservateurs des personnages politiques, comme parmi les plus enclins aux nouveautés, se restreint chaque jour le nombre des hommes disposés à gouverner sans s’inquiéter du choix et des vues de leurs collègues. Quoi qu’on fasse, en effet, de quelque esprit et de quelques conseils que s’inspirent les successeurs d’Alexandre II, il importe que le gouvernement ait une direction. Or, avec des ministres désunis, sans solidarité entre eux, il ne saurait y avoir ni plan de gouvernement, ni direction suivie, ou, ce qui revient au même, il y en a plusieurs à la fois. En Russie comme ailleurs, un ministère sans programme commun sera toujours un gouvernement sans programme.

La chose est si claire que j’ai entendu un Russe, fort au courant de son pays, ce qui n’est pas si fréquent qu’on le pense, soutenir que l’empereur Alexandre III n’avait qu’une chose à faire, appeler un des hommes politiques les plus en vue, et lui confier la mission de former un ministère en lui laissant carte blanche, sauf au tsar, si l’expérience ne semblait pas en bonne voie, à remettre bientôt le pouvoir à un autre personnage. De cette manière, me disait mon interlocuteur, le pays serait sûr d’avoir un gouvernement homogène, et l’empereur, cessant d’avoir la responsabilité de tous les actes du gouvernement, ne verrait plus retomber sur lui toutes les fautes de ses agents. Les ministres resteraient face à face avec la nation, les mécontents et les révolutionnaires n’auraient plus de raison de s’en prendre au souverain. L’idée est ingénieuse, et, sur toutes les panacées proposées, elle a l’avantage de se prêter à divers systèmes de gouvernement et aux tendances les plus différentes. En réalité cependant, un tel procédé implique toujours une demi-abdication de Tautocratie, une espèce de constitutionnalisme latent. Aussi estil douteux que le tsar s’y résigne. L’empereur Alexandre III a bien essayé de donner au gouvernement plus de cohésion ; il ne s’est pas écarté de la tradition impériale, et la Russie autocratique n’a ni cabinet ni premier ministre.



  1. Tchitchérine : Oblastnyia Outchregdéniia Rossii v XVIIe véké et Opyty po istorii rousskago prava ; A. Gradovski : Istoriia méstnago oupravléniia.
  2. C’est ce qu’ont fait, par exemple, Alexandre II et Alexandre III, en confiant à quelques sénateurs des enquêtes dont les révélations ont fait beaucoup de bruit. Voy. plus bas, même livre, chap. iv.
  3. Le Conseil de l’empire (gosoudarstvenny sovét) est souvent à l’étranger appelé Conseil d’État. Cette dénomination serait excellente si elle n’avait l’inconvénient de prêter à une confusion. On sait en effet que les titres de conseiller d’État, conseiller d’État actuel, figurent, dans le tableau des rangs, parmi les degrés du tchine. Or un homme revêtu de ce titre purement honorifique de conseiller d’État (statski sovétnik) ne fait nullement partie de ce qu’on appelle alors Conseil d’État, de ce que nous nommons le Conseil de l’empire ; ces conseillers n’ont même pas le tchine, le rang nécessaire pour y entrer.
  4. Le Conseil de l’empire est divisé en trois départements, comptant chacun sept ou huit membres. Il y a en outre des membres ne siégeant qu’au plenum. Ces derniers sont au nombre d’une quarantaine, non compris les ministres, qui sont membres de droit.
  5. Nous reviendrons plus loin sur ces délicates questions, liv. III et liv. VI.
  6. Lettre écrite en 1803 et publiée en 1881 par le Rousskii arkhiv. S. R. Vorontsof faisait part des mêmes sentiments au prince Czartorysky, dans une lettre de la même époque ; voyez M. Bélof, Istoritcheskii Vestnik (oct 1880).
  7. Les ministères, dont le nombre a plusieurs fois varié, sont aujourd’hui au nombre de dix : 1o la cour ou maison de l’empereur ; 2o les affaires étrangères ; 3o l’intérieur ; 4o les finances ; 5o la justice ; 6o l’instruction publique ; 7o les voies de communication ; 8o les domaines ou biens de l’État ; 9o la guerre ; 10o la marine.
  8. Badenskiie Generaly (roman intitulé Fumée).
  9. Lettre du comte Vorontsof au prince Czartoryski, écrite en 1803 (Istoritcheskii Vestnik, oct. 1880).
  10. J’ai signalé, d’après la correspondance inédite de Nicolas Milutine, de singuliers exemples de ces discordes intestines sous Alexandre II. Voyez Un Homme d’État russe contemporain (Nicolas Milulvie), Paris, Hachette, 1884.
  11. À propos des établissements d’enseignement relevant du ministère de la guerre.
  12. Dans les traductions de ce document publiées à Saint-Pétersbourg, on a quelque peu atténué le texte original, en substituant aux mots « autocrate » ou « autocratique » les mots d’« autorité » ou de « pouvoir suprême ».