L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 1/Chapitre 4


CHAPITRE IV


Du despotisme de la commune. — Difficultés et inconvénients de tout contrôle bureaucratique. — La réforme de l’administration locale de l’empereur Alexandre III. — Paysans et noblesse territoriale. — Les chefs de canton ruraux. — Mise en tutelle des communes. — Le self-government du mir est-il une préparation à la liberté politique ?


Aux yeux du pouvoir, le but principal, le but unique de l’administration rurale en Russie, a longtemps été d’assurer les rentrées du fisc. Telle est encore aujourd’hui, pour le gouvernement central, la principale utilité des communes de paysans. La commune est à cet égard l’héritiëre de l’ancien seigneur, la légataire du servage. Grâce à la solidarité des taxes entre tous les membres du mir, le gouvernement trouve dans la commune le plus zélé, le plus exact, le plus impitoyable des percepteurs. L’impôt serait toujours soldé à heure fixe, s’il ne dépassait parfois les forces du contribuable. C’est à ce titre de receveur ou de fermier des taxes que la commune doit en grande partie son autonomie administrative, c’est à lui surtout qu’elle doit son pouvoir sur ses propres membres. Pour être sûr d’être payé par elle, l’État a dû lui laisser répartir à son gré les charges de ses membres, il a dû lui concéder tous les moyens de rigueur à la disposition de l’autorité.

La solidarité des paysans devant le fisc est ainsi l’une des causes de leur sujétion dans la commune. C’est là, plus encore que dans la communauté des biens, qu’est la raison manifeste du despotisme intéressé du mir, qu’est l’obstacle au développement de la liberté personnelle, de l’individualité, de l’esprit d’initiative. La solidarité se rattache, il est vrai, au régime de la communauté, mais, ainsi que nous l’avons remarqué précédemment[1], solidarité et communauté ne sont pas inséparables ; elles ne le seront plus, du moins, lorsque l’impôt ne représentera qu’une fraction du revenu normal de la terre.

La solidarité des taxes n’est qu’un procédé de perception aussi vicieux que simple et primitif. C’est elle qui lie le paysan à la glèbe en le liant à sa commune, et par là continue indirectement le servage. Comme avant l’émancipation le paysan est par là fixé au sol, il est, selon l’expression russe, prikréplen ou krépostny, aussi bien qu’au temps de la krépostnost, c’est-à-dire du servage. La corde qui le retenait attaché a été allongée et allégée, elle n’a pas été coupée, et ne saurait guère l’être tant que dureront les redevances de rachat[2].

Les paysans, solidaires les uns des autres devant le fisc ou devant leurs anciens propriétaires, devenus leurs créanciers, ne peuvent aisément se dégager de cette chaîne et se sentir pleinement libres dans leur individualité. La commune, responsable de tous ses membres, est obligée d’exercer sur eux un contrôle sévère et incessant, elle ne peut se dépouiller du droit de chasser les uns, de retenir les autres, avant que ceux qui la quittent aient assuré à la communauté leur part de la dette commune. Ce régime de mutualité forcée, tant vanté par certaines écoles, maintient les hommes qui y sont soumis sous une étroite et perpétuelle tutelle.

À l’inverse de ce qui se voit en France, les communes sont libres et majeures, le paysan qui les compose est mineur. Au dire des adversaires du système actuel, le joug de la commune est plus lourd que le joug de servage, il est plus odieux au moujik. À entendre beaucoup de Russes, ces paysans, réunis en libres communes, aimeraient mieux avoir, comme jadis, un maître d’une autre classe que d’être dans la dépendance de leurs pareils et des intrigants de village. Il est toujours facile de faire parler le peuple et difficile d’en connaître l’opinion. Cela est encore moins aisé en Russie qu’ailleurs, car le moujik est resté le plus défiant et le moins ouvert des hommes. Le paysan sent probablement beaucoup moins le poids des chaînes qu’il est habitué à porter que ne le sentent pour lui ceux qui l’en voient chargé ; il aurait même, peut-être au début, de la peine à marcher sans les entraves dont certains philanthropes voudraient le débarrasser.

Comme les maux du présent semblent toujours plus lourds à porter que les souffrances du passé, les abus du régime actuel peuvent néanmoins sembler parfois plus intolérables que les pratiques du servage, qui assurait au moins aux paysans un arbitre et un protecteur. La seule possibilité d’une pareille comparaison, entre les défauts de la liberté et les vices de l’ancienne servitude, témoigne à quel point le self-govemment des paysans est loin d’avoir justifié les orgueilleuses espérances des patriotes de 1861. Sur ce point, on ne saurait le nier, le pays a éprouvé une déception : la Russie des réformes qui, sous Alexandre II, a eu tant de désillusions, n’en a peut-être pas éprouvé de plus grande ni de plus sensible. Les hommes des opinions les plus diverses, conservateurs et libéraux, slavophiles et occidentaux, sont d’accord pour constater l’avortement ou la stérilité de ces franchises communales dont, il y a vingt ans, la Russie se montrait si fière.

Les Russes, d’ordinaire si divisés, sont preisque unanimes à signaler les plaies des communes rurales : l’arbitraire des assemblées ou des anciens, — l’intrigue et la vénalité dont l’ignorance et la simplicité rustiques n’ont pu préserver les administrations de commune ou de bailliage, — la complication et la cherté de ces rouages multiples, — le poids des taxes et le pillage des deniers de la commune, — le manque de règle dans l’assiette, dans la perception, dans l’emploi des impôts, — les irrégularités des comptes et souvent l’absence de toute comptabilité. Les défauts reprochés à ces petites républiques villageoises, qu’on aimait à se représenter d’avance comme d’obscures Salentes ou de vertueuses Arcadies, sont si graves et si nombreux que plus d’un Russe y voit une des principales causes de l’appauvrissement du moujik, en certaines provinces, depuis l’émancipation. De l’aveu de tous et des paysans mêmes, l’argent est omnipotent dans les communes, et l’eau-devie y règne en souveraine ; on n’y peut rien, on n’y fait rien sans elle. Loin de profiter à la masse des paysans, les franchises communales, grâce à l’affaiblissement des liens de famille et des vieilles mœurs, ne servent ainsi trop souvent qu’aux anciens peu scrupuleux, aux greffiers avides, aux cabaretiers et aux exploiteurs de village appelés koulaki.

Ce qu’il y a de particulièrement triste, c’est qu’au lieu de guérir, le mal semble n’avoir fait que s’envenimer dans les dernières années ; il est plus grand peut-être sous Alexandre III qu’au milieu du règne d’Alexandre II. La décadence du self-government des paysans est proclamée ou reconnue par le plus grand nombre des hommes compétents, et ce self-governent n’a qu’un tiers de siècle d’existence légale. La décadence des institutions communales daterait donc de leur affranchissement, l’émancipation aurait été fatale au libre gouvernement des paysans. Au lieu de s’y être retrempée, purifiée, éclairée, développée de toute façon, la commune se serait souillée, corrompue et atrophiée dans la liberté de ses membres. Assurément op ne saurait voir un spectacle plus affligeant, surtout lorsqu’on songe que cette vieille commune rurale est la seule institution organique et vivante de la Russie, la seule qui se puisse dire nationale.

Certes le mal est grand ; mais on ne saurait, croyonsnous, en conclure à la ruine irréparable de l’institution. En dehors des imprudences ou des lacunes de la loi, en dehors de l’atmosphère de corruption qu’on respire dans toute l’administration russe, la principale cause de l’apparente décadence de la commune rurale est dans le changement des mœurs villageoises depuis l’émancipation. Comme la famille du paysan, comme l’État tout entier, la commune est aujourd’hui dans une période de transition où les vieilles maximes et les coutumes traditionnelles ont perdu beaucoup de leur empire, sans que rien encore les ait remplacées, où des défauts nouveaux s’unissent aux vices anciens, sans qu’on puisse prévoir avec certitude ce qui sortira de l’espèce de chaos actuel.

En attendant, presque personne ne conteste la gravité du mal ; comme d’habitude, on ne diffère guère que sur le remède. Il y en a bien un d’une efficacité presque certaine mais fort lente, exigeant un traitement de longues années ; c’est l’instruction populaire. Il y en a un autre, en apparence plus simple, qui paraît tout indiqué, que presque tout le monde recommande, mais qu’il est peut-être aussi difficile d’appliquer qu’aisé de conseiller : c’est le contrôle. Le meilleur moyen de mettre fin aux abus des administrations villageoises, c’est, sans doute, de veiller à la manière dont elles usent de leurs droits, de veiller à la légalité et à l’équité des décisions des communes, de veiller à leur stricte exécution. Dans un État aussi vaste, à population peu dense, une telle entreprise n’est évidemment pas des plus faciles ; puis, si c’est là le seul remède actuellement possible, ce remède, en Russie comme partout, est lui-même un péril. Il est à craindre qu’en les voulant surveiller et réglementer, on ne débilite et compromette les libertés communales. Le danger de tout essai de ce genre, c’est. sous prétexte de soustraire les paysans à la tutelle des communes, de mettre les communes elles-mêmes en tutelle.

Il y avait deux manières de contrôler les communes de paysans : l’une était de recourir à l’administration centrale, à la police, au tchinovnisme ; l’autre, c’était de s’adresser dans le même dessein à la société, aux assemblées électives, octroyées aux provinces par l’empereur Alexandre II. Le gouvernement a tour à tour ou simultanément recouru à l’un et à l’autre système, sans avoir jusqu’ici retiré un grand bénéfice d’aucun des deux. Les pouvoirs, concédés en 1874 aux ispravniks et à la police, n’ont guère fait, comme nous l’avons dit, qu’introduire dans les villages une cause d’arbitraire et de prévarication de plus. Comment, en effet, une administration, d’ordinaire corrompue, eût-elle pu guérir les plaies de la corruption communale ? Si l’intervention de l’ispravnik et de la police a rendu certains abus plus rares, elle en a implanté d’autres plus regrettables peut-être. Les paysans ont eu doubles convoitises à satisfaire, doubles colères ou rancunes à redouter. l’ispravnik, ou mieux son subordonné le stanovoï, ont par exemple, en certains districts, trouvé moyen de recruter des serviteurs gratuits, sous le couvert des prestations communales, ou bien, par la conversion de ces prestations en argent, d’en tirer de beaux revenus. Ils se sont ingérés dans la justice villageoise, et, comme la loi leur refuse le droit de faire fouetter les paysans, ils les ont fait condamner aux verges par les juges du bailliage[3]. Pour donner à la police ou à l’administration, qui, en Russie, ne font d’ordinaire qu’un, le contrôle des communes rurales, il faudrait pouvoir contrôler les contrôleurs et surveiller les surveillants. C’est là, du reste, une difficulté à laquelle, en l’absence de droits politiques, le gouvernement russe se heurte presque partout.

En dehors du dangereux contrôle administratif, il y a celui de la société et des assemblées électives. Le gouvernement n’a pas hésité à y recourir et, si le pays n’en a pas bénéficié davantage, c’est peut-être autant la faute du pays que la sienne.

Jusqu’en 1874 c’étaient des hommes choisis par la noblesse locale et pris dans son sein auxquels, d’après le statut d’émancipation, était confié le soin de contrôler la nouvelle administration des paysans. Ces magistrats, appelés arbitres ou mieux médiateurs de paix (mirovie posredniki), avaient en même temps pour mission de présider à la grande liquidation du servage, de régler les différends des anciens serfs avec les anciens seigneurs[4]. Les arbitres de paix n’ont pas également réussi dans cette double tâche. Au début, lorsqu’il s’agissait de mettre à exécution la loi libératrice de 1862, l’élite de la noblesse s’était généreusement chargée de ces pénibles et délicates fonctions. Lorsque la grande bataille de l’émancipation leur sembla terminée et gagnée, lorsque les grandes questions de partage et de rachat des terres eurent généralement été réglées, les plus désintéressés ou les plus zélés de ces arbitres de paix donnèrent leur démission pour revenir à leurs anciennes occupations. Fort élevé durant les deux ou trois premières années, le niveau moral et intellectuel de ces magistrats improvisés baissa rapidement. La création des juges de paix, institués plus récemment, contribua encore à l’abaisser en rendant plus difficile le recrutement de ces arbitres. La plupart de ceux qui restèrent ou entrèrent en place y cherchaient une position, un moyen d’existence, et cette position était trop modeste pour attirer les hommes capables. Bref, les arbitres de paix se virent peu à peu accusés par le public et par la presse d’incurie, d’illégalité, voire de vénalité, tout comme de simples tchinovniks. Assemblées provinciales et gouverneurs de province prirent parti contre eux sans même toujours se rappeler leurs services passés.

À tort ou à raison, on était porté à les rendre responsables des abus qui envahissaient les communes soumises à leur surveillance. Ces magistrats du reste avaient été institués spécialement en vue de l’émancipation ; ils ne pouvaient guère lui survivre indéfiniment. Ils ont été licenciés par une loi de 1874, dans les provinces centrales du moins, dans les gouvernements foncièrement russes, pourvus par Alexandre II d’assemblées provinciales. Ailleurs, dans les provinces occidentales, encore placées, comme nous le verrons, en dehors du droit commun, les arbitres de paix n’ont pas été supprimés ; mais dans ces provinces ils sont nommés par le gouvernement et non par la noblesse, en sorte qu’ils sont de vrais fonctionnaires.

Une des choses les plus reprochées à ces médiateurs de paix, c’était leur arbitraire vis-à-vis des communes. Or, ces magistrats supprimés par l’empereur Alexandre II, un oukaze de l’empereur Alexandre III (12 juillet 1889) les a rétablis, sous un autre nom, avec des pouvoirs plus étendus. Ils s’appellent aujourd’hui chefs de cantons ruraux (zemskiié outchastkoviié natchalniki). Selon l’habitude russe, ils n’ont d’abord été installés que dans un petit nombre de provinces ; c’est peu à peu que la nouvelle organisation devra s’étendre à tout l’empire. En réalité, ces chefs de canton ont été institues pour transformer, de fond en comble, toute l’administration et la justice locales. Le statut d’émancipation était resté la charte des paysans ; cette charte, la loi de juillet 1889 l’a sérieusement entamée.

La création de ces natchalniki a été la grande réforme intérieure du règne d’Alexandre III. À vrai dire, c’était bien moins une réforme qu’une contre-réforme. Elle s’est inspirée de principes opposés aux maximes en honneur sous le règne précédent. Les conseillers du tsar libérateur, les hommes d’origine et parfois de tendance fort diverses, qui avaient présidé à l’émancipation, à la réforme administrative, à la réforme judiciaire, avaient presque tous pour idéal le self-govemment local, ou comme on dit en russe, le samooupralénié. Leur but, plus ou moins avoué, était d’habituer les communes, les villes, les provinces à s’administrer elles-mêmes. Ils semblaient presque avoir pris pour mot d’ordre la fameuse devise des slavophiles : le peuple libre sous un tsar omnipotent, — autonomie en bas, autocratie en haut.

À l’observateur impartial, il n’a pas fallu une expérience d’un quart de siècle pour découvrir ce qu’il y avait d’illusion dans ce présomptueux programme. À parler franc, il n’a guère été réalisé que dans le mir, dans les petites démocraties rurales des communes villageoises. Par une apparente anomalie qu’expliquent les mœurs et l’histoire, l’autonomie était d’autant plus grande qu’on descendait plus bas.

Avec leurs anciens ou maires élus, avec leurs assemblées de village et leurs tribunaux de bailliage où siégeaient leurs pareils choisis par eux-mêmes, ces paysans émancipés, depuis à peine trente ans, formaient des milliers de lilliputiennes républiques ultra-démocratiques. Le Russe, toujours jaloux de devancer l’Occident, s’enorgueillissait de ses libres communes rurales. Le moujik était roi dans son mir ; il est vrai que, sous son nom, y régnaient trop souvent l’ignorance, la routine et la souveraine des campagnes russes, l’eau-de-vie, la blanche vodka.

Comme chez toutes les démocraties extrêmes, il arrivait parfois que la commune se montrait, en même temps, tyrannique et anarchique. On se plaignait d’abus de pouvoir et on se plaignait du manque d’autorité. Pour remédier à ces défauts, l’empereur Alexandre III a placé les communes sous le contrôle, on pourrait dire sous la tutelle des nouveaux chefs de cantons, que la loi investit de fonctions administratives à la fois et judiciaires.

Les chefs de cantons ruraux doivent appartenir à la noblesse locale. C’est là un des traits caractéristiques de la loi de 1889 et un des signes de l’esprit qui souffle dans les conseils du tsar Alexandre Alexandrovitch. Sous Alexandre II, à l’époque des grandes réformes, le législateur tendait à abaisser toutes les barrières de classe. L’émancipation des serfs, la réforme administrative et judiciaire, avaient frustré la noblesse, le dvorianstvo, de la plupart de ses privilèges effectifs ; l’empereur Alexandre III tend à lui rendre ses anciennes prérogatives. Le statut d’émancipation s’était attaché à enlever au pomechtchik, au seigneur de la veille, tout pouvoir sur les paysans et toute influence sur les communes rurales. La réforme de 1889 a prétendu rendre à la noblesse une part de son ancienne autorité sur ses anciens serfs ; elle lui a restitué la première place dans l’administration des campagnes. Cela, dit-on, est conforme à la tradition historique de la Russie, et l’on sait que, depuis l’avènement d’Alexandre III, rien n’a été plus en honneur que la tradition nationale. L’imitation de l’Occident est démodée, à Pétersbourg aussi bien qu’à Moscou. Après avoir mis son amour-propre à se rapprocher de l’Europe, la Russie met son orgueil à s’en distinguer.

D’après la loi de 1889, si le chef rural doit appartenir à la noblesse, il doit en même temps être fonctionnaire de l’État, et fonctionnaire rétribué[5]. À l’inverse de la nobility ou de la gentry anglaise, le dvorianstvo russe n’a aucun goût pour les fonctions gratuites. Quant à la nomination du zemskii natchalnik, le gouvernement impérial a adopté un système mixte. Les chefs de cantons sont nommés par le représentant du pouvoir central, le gouverneur de la province ; mais, avant de faire son choix, le gouverneur doit s’entendre avec le maréchal de la noblesse, chef élu du dvorianstvo de la province ou du district. La nomination est soumise au ministre de l’intérieur. Si le maréchal de la noblesse a des objections contre le choix du gouverneur, il a le droit de les faire valoir auprès du ministre. La noblesse, représentée par ses mandataires, a ainsi obtenu voix consultative pour la désignation des chefs de l’administration locale.

Ces nouveaux fonctionnaires ne doivent pas seulement faire partie de la noblesse héréditaire, ils doivent être propriétaires dans la province où ils exercent leurs fonctions. C’est encore là un des traits essentiels de la réforme. Ce que le gouvernement tenait à relever, ce n’était pas seulement l’ascendant moral de la noblesse, en tant que premier ordre de l’État, c’était l’autorité de la noblesse locale territoriale, en tant que classe rurale. Or, cette noblesse, composée des anciens propriétaires de serfs, la crise de l’émancipation en a singulièrement réduit le nombre et diminué la fortune. Aussi, tout en exigeant des candidats au poste de chef de canton, une propriété territoriale, le gouvernement a-t-il dû se contenter d’un cens peu élevé. La loi demande aux chefs ruraux de posséder, soit par eux-mêmes, soit par leur femme, soit par leurs ascendants, un immeuble d’une valeur de 15,000 roubles, en nombre de cas même, de 7,500 roubles seulement, soit, au cours du change, un immeuble d’une vingtaine de mille francs. Encore a-t-il fallu prévoir le cas où il ne se trouverait point, dans le district, de pomechtchik, de propriétaire noble, en état de remplir ces fonctions. En quelques provinces du Nord, en effet, la noblesse territoriale fait entièrement défaut. Quant au degré d’instruction exigé des chefs de cantons, à ce que les Russes appellent le cens intellectuel, la loi a dû également se montrer peu exigeante, la petite noblesse locale n’ayant souvent que peu de ressources à consacrer à l’éducation de ses enfants. Il suffit, à ces administrateurs, d’un diplôme d’études dans un établissement secondaire ou d’un certificat analogue logue, c’est-à-dire de quelque chose qui ne correspond même pas à notre baccalauréat.

Contrairement au principe proclamé sous le tsar Alexandre II, les chefs de cantons sont à la fois juges et administrateurs. Les anciennes maximes sur la séparation des pouvoirs sont abandonnées, quant aux campagnes ; elles ne demeurent en vigueur que dans les villes où la population est assez dense et assez nombreuse pour qu’on lui permette le luxe dispendieux des spécialités juridiques[6].

Tout ce qui regarde l’administration, la police, les finances même des communes villageoises relève des nouveaux chefs de cantons. La classe rurale se trouve ainsi subordonnée à ces représentants de la noblesse. Les paysans conservent leur commune à double étage (obchtchestvo et volost), ils continuent à élire leurs anciens de village ou de bailliage (starost et starchina) ; mais, pour entrer en fonctions, ces élus des communes doivent être confirmés par le chef de canton, et ils peuvent être révoqués par lui. Bien plus, ces anciens, ces maires, le zemskii nalchalnik a le droit de les punir sans jugement. D’après l’article 62 de la loi de 1889, il peut, de sa propre autorité, leur infliger une des punitions suivantes : observation, réprimande, amende de 5 roubles, mise aux arrêts durant sept jours. Ailleurs que dans les campagnes russes, pareil article de loi serait d’une application malaisée. Chez nous, par exemple, il serait sans doute difficile de trouver des maires, si le maire pouvait se voir mis à l’amende ou aux arrêts par un sous-préfet. Mais ce serait être injuste envers la Russie que de la comparer aux États de l’Occident.

L’autorité du zemskii natchalnik s’étend sur le mir et sur les assemblées communales, aussi bien que sur les fonctionnaires communaux. D’après l’article 44 de la loi, par exemple, le chef rural préside aux opérations pour la nomination des représentants de la classe des paysans aux États provinciaux (Zemtsvos) ; il confirme les présidents des bureaux électoraux ; il tranche toutes les difficultés qui peuvent se produire au cours de l’élection. La loi lui interdit seulement de se faire nommer lui-même par les paysans de son canton. Les assemblées de village ou de volost ne peuvent plus prendre aucune décision sans l’aveu du natchalnik. La loi lui reconnaît un droit de veto sur toutes leurs délibérations. Il n’a pas le droit de les réformer ; mais il a le droit d’en suspendre l’exécution. L’affaire, dans ce cas, est soumise à l’ « assemblée cantonale », c’est-à-dire à la réunion des chefs de canton du district qui jugent, tantôt comme tribunal administratif, tantôt comme tribunal civil[7]. Pour les affaires les plus importantes, il y a une autre instance ; le conseil provincial présidé par le gouverneur.

Il n’est pas nécessaire d’entrer dans les détails de cette réforme de l’administration locale pour montrer en quoi elle s’écarte des principes qu’avaient fait triompher, lors de l’émancipation, les Milutine, les Tcherkassky, les Samafine. Dans leur foi en la raison et au bon sens du paysan, les rédacteurs du statut d’émancipation avaient voulu affranchir le moujik de toute tutelle, pour ne pas dire de tout contrôle. L’autonomie des communes de paysans avait été un de leurs principaux soucis. Pour l’assurer, ils avaient soigneusement écarté du mir toute ingérence étrangère, comme si en les isolant ils eussent voulu contraindre les paysans à se conduire tout seuls. Les libres communes russes, dont slavophiles et démocrates menaient tant de bruit, l’empereur Alexandre III les a mises en tutelle. Les voilà mineures. Elles gardent la plupart des prérogatives, qu’elles tenaient de la loi ou de la coutume, celles mêmes que ne possèdent, nulle part ailleurs, les municipalités urbaines ou rurales. C’est ainsi qu’elles restent en possession du droit d’exiler, on peut même dire, de déporter leur membres. Ce droit, la réforme le leur a maintenu ; mais elle n’en permet plus l’exercice que sous le contrôle du chef de canton et avec l’approbation du conseil provincial et du gouverneur. De même, le mir n’est plus maître d’imposer à son gré, aux paysans récalcitrants, des lots de terre et des parts d’impôts. La liberté individuelle peut ainsi trouver avantage à la restriction des franchises communales. Les communes de paysans ne pourront plus commettre les mêmes abus de pouvoir, mais seront-elles à l’abri de tout abus de pouvoir de la part des nouvelles autorités ?

Quelque zèle que mette la noblesse à répondre aux vues du souverain, une chose est certaine : la Russie ne saurait avoir les avantages de la tutelle administrative sans en ressentir les inconvénients. L’autonomie de la commune russe a vécu ; à tout le moins, elle est suspendue. En d’autres pays, on pourrait la dire morte à jamais ; mais une commune qui a survécu au servage a la vie dure. Elle est fondée sur des mœurs séculaires et sur la coutume nationale. La commune de paysans est l’unique institution spontanée de l’empire, la seule qui ait ses racines dans le sol et ne soit pas une création artificielle du pouvoir. C’est, comme aiment à dire les Russes, la seule institution organique de la Russie. Or, rien n’est précieux comme la vie ; et, une fois détruite, il est presque aussi malaisé de la rendre aux institutions qu’aux individus. Si les communes russes venaient à la perdre, tout le pouvoir des empereurs autocrates ne suffirait point à les ressusciter.

Les idées d’où est sortie la loi de 1889 ne sont pas nouvelles. Il y a une quinzaine d’années, déjà, l’assemblée de la noblesse de Pétersbourg avait encouragé des projets de réforme analogues. « Ne craignez rien, me disait à ce propos le prince Tcherkassky, l’œuvre de 1861 est solide ; elle a, pour elle, les mœurs nationales, elle a l’avantage d’être bien russe. Notre commune est robuste ; elle résistera à toutes les réformes ». Puisse l’ami de Milutine et de Samarine n’avoir pas été mauvais prophète !

Et maintenant ce self-govemment rural, dont les fondements ont été si merveilleusement préservés sous le servage et sous l’autocratie, peut-il servir d’assise à de libres institutions politiques ? À en juger par l’histoire séculaire du mir, cela n’est pas vraisemblable. L’exemple de la Russie montre que les libertés communales et les libertés politiques peuvent être deux choses différente, isolées, sans lien ; elles ne se prêtent un mutuel appui que lorsqu’elles reposent sur un même principe. Or, le self-govemment, tel que l’entendent les peuples modernes, et le samooupravlénié, tel que le pratique la commune russe, ont une base toute différente : l’un est fondé sur le respect des droits de l’individu, l’autre sur l’autorité de la communauté.

Ainsi s’explique comment les franchises de ces petites républiques villageoises n’ont jamais conduit à la liberté politique ; ainsi s’explique comment le mir s’est accommodé de l’autocratie aussi bien que du servage. Ces chétives démocraties, absorbant l’individu au profit de la communauté, ont façonné le peuple russe au despotisme autant qu’à la liberté. Dans l’ancienne Moscovie, avant même l’établissement du servage, les paysans avaient leur miir, leurs assemblées, leurs anciens, leurs juges, leurs prêtres élus ; mais tout cela n’empêchait pas leur oppression par les agents du prince et du fisc[8]. Les apologistes du mir ne peuvent se le dissimuler, en enchaînant la liberté individuelle, il a entravé le développement de la personnalité morale et émoussé le sentiment même du droit. En Russie, dit Herzen, le droit personnel n’a jamais été juridiquement déterminé, l’individu a toujours été absorbé par la famille, par la commune, plus tard par l’État et par l’Église, de sorte que l’histoire russe est l’histoire du développement de l’autorité, comme l’histoire de l’Occident est l’histoire du développement de la liberté[9].

C’est là contre la commune russe, contre la propriété collective qui en est le principe, un sérieux grief, mais ce grief a plus de valeur contre le passé que contre le présent ou contre l’avenir. Depuis l’émancipation, l’individualisme, avec ses qualités et ses défauts, a franchi la porte de l’izba du moujik, il est en train de dissoudre l’ancienne famille patriarcale et commence à menacer la propriété commune. Les inconvénients du mir n’en doivent pas du reste faire perdre de vue les services. S’il a énervé l’initiative personnelle du moujik, le mir lui a permis de supporter, sans en être écrasé, trois siècles de servage. Au point de vue même des libertés modernes, la commune a donné au paysan deux habitudes, sans lesquelles toute liberté est stérile, l’habitude de traiter lui-même ses propres affaires, l’habitude de s’associer à ses pareils. À ce double titre, le mir n’est pas pour le peuple russe un vain apprentissage : s’il ne porte pas en lui-même le germe de la liberté politique, il peut de loin — de bien loin sans doute — préparer à en goûter un jour les fruits[10].



  1. Voyez tome I, liv. VIII, chap. v.
  2. En attachant le paysan à son village, la commune est ainsi parfois un obstacle à la libre colonisation des steppes du Sud et de l’Est ; elle tend à maintenir artificiellement l’ancienne répartition de la population, car elle s’oppose à son libre écoulement au lieu de la laisser se répandre selon les lois naturelles sur les contrées les plus fertiles et les plus productives. À cet égard aussi, la tutelle communale, qu’on a essayé de diminuer dans ces derniers temps, retarde les effets de l’émancipation.
  3. Voyez plus loin liv. IV, chap. ii.
  4. Voyez tome I, liv. VII, chap. ii.
  5. Le traitement des chefs de canton a été fixé à 2200 roubles dont 500 pour les frais de bureau.
  6. Les attributions judiciaires des nouvelles autorités locales sont importantes ; le chef de canton rural juge la plupart des affaires attribuées par les grandes réformes du tsar libérateur à des juges de paix élus. Voyez ci-dessous, livre IV, chap. ii et iii, p. 312, 320, 354 et suiv.
  7. Cette assemblée (siézd) des chefs de canton est présidée par le maréchal de la noblesse du district, et à côté des chefs de canton ruraux y siègent, pour les affaires administratives, l’ispravnik ou chef de la police et le président de la commission exécutive du zemstvo, voyez ci-dessous, livre IV, chap. iii.
  8. Voyez par ex. Solovief, Istoria Rossii, tome XIII, p. 135, 136.
  9. Hertsen, Idées révolutionnaires en Russie, appendice.
  10. A certains égards, les formes traditionnelles de ces petites démocraties patriarcales peuvent aider des paysans, entièrement étrangers à toute notion politique, à comprendre les formes de l’extrême démocratie. Un paysan du gouvernement de Kherson, qui avait sans doute rencontré quelque missionnaire du nihilisme, disait à un domestique d’un propriétaire de ma connaissance : « Est-il vrai qu’au lieu d’un empereur, la Russie n’aura bientôt plus qu’un ancien (starchina) ? » De tels mots, si rares qu’ils puissent être, montrent que, en dehors même de la propriété collective et des convoitises agraires, la commune russe peut, à une époque plus ou moins éloignée, fournir une prise à la propagande révolutionnaire.