L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 1/Chapitre 3


CHAPITRE III


Les assemblées de la commune et de la volost. — Dans les communautés de village, pas de conseil élu. Assemblée composée des chefs de famille. En quoi cette démocratie patriarcale diffère de nos démocraties individualistes. Qualités et défauts de ces assemblées. Leur droit d’exclusion ou d’ostracisme. Absence de formalités et de votes réguliers. De l’habitude dans le mir, comme dans l’ancien vetché, de prendre les résolutions à l’unanimité. — Pouvoir du mir sur ses membres. Dépendance de l’individu dans ces communes autonomes.


Ce qu’il y a de plus original dans la commune russe, ce sont ses assemblées délibérantes. Le mir moscovite garde encore intacts et saillants beaucoup de traits qui, dans presque tous les pays de l’Occident, ont été effacés par les derniers siècles. Dans la commune rurale, pas de conseil, pas d’assemblée élue ; les paysans se réunissent en libres assemblées, discutent, s’entendent entre eux sans l’intermédiaire de représentants. C’est le régime de la démocratie dans sa forme la plus simple et la plus primitive, le régime jadis en usage dans le vetché des villes russes, encore subsistant aujourd’hui dans les landgemeinde des vieux cantons suisses et naguère dans les anteiglesias des provinces basques, régime longtemps conservé en France dans nos paroisses comme dans la plupart des pays de l’Occident, et en partie transporté par les colons anglais au delà de l’Océan[1]. Dans la commune russe (selskoé obchtchestvo)f comme dans le township américain, il n’y a pas de conseil municipal. Les fonctionnaires, élus directement par les habitants, recueillent directement les instructions et les volontés de leurs électeurs.

Cette absolue démocratie, ce contrôle immédiat et perpétuel des élus par les électeurs, des mandataires par les mandants, n’est naturellement possible que dans un champ restreint. En Russie, où la population dépasse rarement trente habitants par kilomètre carré, les limites au delà desquelles un tel mode de gouvernement devient impraticable sont bientôt atteintes. Aussi les antiques formes du mir russe, religieusement conservées dans les communes primaires pour l’assemblée de village (selskii skhod), n’ont-elles pu être appliquées, dans des circonscriptions plus étendues, aux assemblées de volost. En créant cette nouvelle unité administrative, la loi y a introduit le système représentatif.

L’assemblée de la volost se compose de tous les fonctionnaires élus du bailliage, joints aux délégués choisis par les assemblées de village, à raison d’un membre par dix feux, ou, comme disent les Russes, par dix cours (dvor). Ce conseil doit en tout cas compter au moins un représentant de chaque hameau, et, comme nous l’avons indiqué plus haut, il possède une sorte de commission permanente formée des chefs des diverses communautés. L’assemblée de la volost a pour principale mission d’élire les fonctionnaires et les juges du bailliage ; c’est elle aussi qui désigne les représentants des paysans aux assemblées de district, sortes de conseils généraux communs à toutes les classes. Ces assemblées de volost peuvent entreprendre les travaux ou les fondations au-dessus des forces de chaque communauté isolée, construire des chemins, élever des écoles ou des hospices ; à cet effet, elles ont le droit de voter des taxes locales.

Grâce à la propriété collective et au maintien des usages traditionnels du mir, l’assemblée de village (selskii skhod) reste à la fois la plus importante pour les habitants, la plus intéressante pour l’étranger. Elle se compose non point de tous les paysans de la communauté, mais seulement des chefs de ménage (domokhoziaïny). À ce titre, les femmes veuves ou temporairement privées de leur mari y peuvent prendre place. Dans les villages des ingrates régions du Nord, où les hommes vont chercher du travail au loin, les assemblées communales comptent ainsi un grand nombre de femmes. Ce n’est pas l’individu à titre personnel qui intervient dans la délibération des intérêts communs, c’est la famille représentée par son chef. Telle est du moins la tradition du mir. À ce point de vue, on peut dire que cette assemblée, dont les membres ne sont point élus, est en réalité une chambre représentative, chacun de ses membres étant le délégué de droit ou le mandataire-né d’une maison, d’une famille. Ce mode de composition par feu ou par ménage découle encore du principe initial de la commune russe, de la propriété collective. Comme le plus souvent c’est par ménage, par tiaglo ou par dvor, que se fait la répartition des terres, c’est la famille en tant que membre de la communauté qui délibère sur les affaires communes ; c’est la famille et non l’individu qui est l’unité sociale et possède une voix dans les conseils de la société. Parfois du reste, quand autour du même foyer se réunissent plusieurs ménages, la maison qui reçoit plusieurs lots de terre peut, du consentement d’autrui, déléguer à l’assemblée deux ou plusieurs membres.

Il est oiseux de montrer combien ce régime de démocratie patriarcale diffère de la démocratie individualiste, telle qu’elle est comprise ou constituée ailleurs. En fait, ce vote par unité domestique, par famille ou par ménage, est bien plus équitable et plus naturel que le vote par tête d’individu mâle et adulte ; il représente bien mieux tous les intérêts, tous les droits et même toutes les personnes que notre suffrage universel qui, ne tenant aucun compte des femmes et des mineurs, ne représente réellement qu’un sexe et qu’un âge, et additionne comme des unités de même ordre des quantités numériquement inégales. Le système du mir, plus réellement égalitaire et représentatif, est en même temps plus conservateur. C’est à lui sans doute que la commune russe doit en grande partie le maintien de ses franchises et son autonomie séculaire. Cette subordination de l’individu à la famille corrigeait ce qu’il pouvait y avoir d’excessif ou de périlleux dans ce régime d’une démocratie s’administrant directement elle-même, sans le secours de représentants élus. Naguère encore l’assemblée de village des moujiks pouvait être considérée comme un sénat rustique dont les anciens de chaque famille étaient les membres de droit. Malheureusement, avec les partages de famille, ces assemblées tendent peu à peu à perdre ce caractère ; elles deviennent de plus en plus nombreuses, de plus en plus turbulentes, car les anciennes formes de gouvernement du mir se modifient et s’altèrent avec les progrès de l’individualisme au foyer domestique.

Tous les chefs de maison sont, par la coutume et la loi, convoqués aux assemblées ; il n’y a aujourd’hui d’exception qu’à l’égard des condamnés pour vols ou autres délits graves. Une certaine école voudrait voir étendre la liste de ces exclusions et restreindre le nombre des membres de l’assemblée. Dans la presse et dans les réunions de la noblesse, des écrivains et des orateurs ont demandé avec insistance que le droit de vote à l’assemblée communale fût enlevé aux contribuables arriérés et même aux mauvais débiteurs, afin, dit-on, de laisser tout le règlement des affaires aux paysans ordonnés et laborieux[2]. Sous prétexte d’éloigner des délibérations les mauvais sujets ou les ivrognes, on arriverait ainsi à supprimer pratiquement l’égalité traditionnelle des membres du mir, à créer dans les communes rurales une sorte de cens ; car, grâce au poids des impôts, on sait que dans beaucoup de villages le nombre des contribuables en retard est considérable, et que parfois le village entier est hors d’état d’acquitter les taxes dues au Trésor.

La commune est une institution essentiellement populaire et traditionnelle, il serait dangereux d’en ébranler les fondements, fût-ce pour la consolider ou en rectifier l’ordonnance. La présence de tous les chefs de famille au conseil communal est la conséquence naturelle du principe de la communauté ; ceux qui veulent exclure des assemblées un grand nombre de paysans tendent par là, sciemment ou non, à la dissolution du mir, à la suppression de la propriété collective. Les familles qui ne seraient plus représentées dans les réunions où se fait la répartition des terres et des impôts risqueraient fort d’être lésées dans ces partages ; elles perdraient pratiquement leur droit au domaine commun, et verraient la propriété collective tomber indirectement en désuétude. Quelque opinion que l’on ait sur le maintien des communautés de village, cette manière détournée de les dissoudre serait de tous les procédés d’abrogation le plus arbitraire et le plus inique.

L’ignorance, l’ivrognerie et la paresse ne sont point, du reste, les seules plaies du mir, ou, pour mieux dire, ces vices trop fréquents se manifestent souvent d’une manière inattendue par la domination d’une minorité de paysans aisés sur la majorité de leurs coassociés. Contribuables en retard, débiteurs insolvables et hôtes assidus du kabak (cabaret), tombés dans la dépendance de leurs voisins plus habiles ou plus sages, deviennent pour leurs créanciers comme une clientèle docile. De là parfois, dans une constitution éminemment démocratique, le règne d’une sorte d’aristocratie villageoise ; de là la fâcheuse domination de ces exploiteurs du paysan, de ces koulaky, de ces mangeurs du mir (miroiédy), si souvent signalée dans la grande enquête agricole[3]. De tels faits montrent une fois de plus combien il est difficile de toujours prévoir les conséquences pratiques d’une législation ou d’une constitution. Les mœurs et les circonstances ont souvent beaucoup plus d’influence que tous les articles de loi ou les règlements d’administration. Le mir russe est exposé à deux inconvénients inverses : il peut servir d’instrument à une envieuse et paresseuse démagogie de village ; il peut aussi bien être mis au service d’une petite et rapace oligarchie de clocher. Le mir est, comme bien d’autres institutions, placé entre deux écueils opposés ; nous verrons plus loin quels sont les moyens suggérés pour l’en préserver.

Les communautés de village sont aujourd’hui même loin d’être entièrement désarmées contre les mauvais sujets ou les perturbateurs. L’assemblée communale possède à l’égard de ses membres un droit d’exclusion. La coutume lui donne la faculté d’interdire à qui bon lui semble de prendre part à ses délibérations, et la loi lui reconnaît ce singulier privilège, pourvu qu’elle n’en use pas pour plus de trois ans de suite envers la même personne[4]. Un tel droit d’ostracisme a beau nous paraître excessif, il est peut-être indispensable à des diètes villageoises, dont aucun mandat n’ouvre les portes. Le pouvoir de la commune sur ses membres va plus loin encore. L’assemblée n’est pas seulement libre d’exclure de son sein tel ou tel individu, elle est libre de le bannir de la communauté et du territoire même de la commune, ce qui, pour le malheureux expulsé, aboutit d’ordinaire à la déportation en Sibérie[5]. Ce droit d’exil, qui aux mains d’une si chétive autorité nous paraît exorbitant, n’est encore qu’une conséquence logique du principe générateur du mir, de la propriété indivise et de la solidarité de l’impôt. La commune, responsable des taxes de tous ses membres, est maîtresse de les retenir dans son sein, maîtresse de les en rejeter, afin de n’être pas surchargée par la désertion des uns, ou appauvrie par les vices des autres. En dépit de quelques abus, le gouvernement impérial n’a pas encore osé dépouiller les communes de cette double prérogative ; il a seulement cherché à en contrôler et borner l’exercice. C’est ainsi qu’un règlement d’avril 1877 a soumis les arrêts de bannissement prononcés par les communes contre leurs membres vicieux à la confirmation d’une autorité spéciale. Une circonstance particulière avait vers cette époque accru l’utilité d’un contrôle. D’après la loi, les frais du transport en Sibérie des paysans exclus de leur commune restent à la charge de cette dernière. Cette considération restreignait beaucoup le nombre des expulsions, avant qu’un certain nombre d’assemblées provinciales (zemstvos) eussent imaginé de prendre cette dépense à leur charge, pour permettre aux communes pauvres de se débarrasser des mauvais sujets et en particulier des voleurs de chevaux, qui sont un des fléaux des campagnes. L’intention était louable, mais, en devenant gratuit, le bannissement était devenu plus fréquent, et l’on avait vu se multiplier les sentences arbitraires ou iniques. D’un autre côté, l’abolition complète du droit d’expulsion, telle qu’elle a parfois été agitée au Conseil de l’empire, pourrait pousser les communes à des mesures plus inhumaines. On a vu plus d’une fois, en effet, les paysans organiser une espèce de chasse contre des malfaiteurs réels ou supposés, expulser violemment des accusés absous par le jury, traquer des voleurs de chevaux impunis et aller en certains cas, avec de prétendus sorciers par exemple, jusqu’au meurtre. On pourrait dire ainsi que, pour des raisons assez analogues, il existe, dans les villages russes comme dans les campagnes américaines, une sorte de loi de Lynch[6].

Dans des réunions d’un caractère aussi primitif que les assemblées de village, ce serait une erreur que d’attacher une trop grande importance aux injonctions ou aux restrictions de la loi. Il ne faut point se représenter ces réunions de moujiks comme des séances de conseils régulièrement convoqués, où l’on n’est admis qu’avec une carte d’électeur, où les suffrages des votants sont religieusement recueillis et comptés. Le mir est le produit de la coutume, les mœurs et l’habitude y tiennent lieu de loi. Le législateur peut édicter, dans des oukazes en tant et tant d’articles, les règles à observer pour la convocation et les délibérations de ces assemblées de village, il faudra beaucoup de temps pour que tout y soit scrupuleusement conforme aux édits et aux lois. Rien de moins formaliste que ces réunions de paysans ; on n’y connaît point de règlements à la façon de ceux qui président à nos assemblées ou à nos conseils électifs. On n’y observe ni cérémonial ni étiquette. L’assemblée est entièrement maîtresse d’admettre à la discussion comme au vote qui bon lui semble.

Les réunions ont lieu d’ordinaire en plein air, le plus souvent le dimanche, après l’office, aux environs de l’église, ou sur ces longues places qui servent de rues aux villages russes. Toute la population, hommes et femmes, adultes et enfants, assiste à la délibération. Là où se sont conservées les vieilles mœurs, les pères de famille, répartis en groupes ou formés en cercles, discutent les questions du jour pendant que les jeunes gens se tiennent un peu à l’écart ou écoutent en silence. Par malheur, les jeunes gens ont depuis l’émancipation pris le goût de l’indépendance, ils perdent de plus en plus le respect des cheveux blancs, qui, naguère était un des traits distinctifs du moujik et du mir. La jeunesse ne craint plus de couvrir la voix des vieillards, et parfois déjà ces derniers désertent l’assemblée. Le gouvernement du mir se trouve ainsi atteint indirectement dans son principe, dans ce qui en faisait la force et la stabilité. La commune tout entière ressent le contrecoup de la révolution en train de s’accomplir dans la famille, car, selon une remarque de H. E. Renan, « l’exclusion de la jeunesse des affaires est le trait de ces sortes de constitutions patriarcales[7]. ».

Dans ces séances il n’y a ni bureau ni président ; l’ancien, qui convoque la réunion et est censé la présider, reste parfois confondu dans la foule. Quand il ne leur rend pas compte de ses actes ou de ses projets, l’ancien ne fait guère qu’interroger les assistants et leur demander s’ils approuvent telle ou telle mesure, telle ou telle décision. On parle de tous côtés, tour à tour, ou tous à la fois sans demander la parole ; d’ordinaire on fait peu de phrases et peu d’éloquence. Le plus souvent les affaires se terminent au kabak, au cabaret ; c’est là que discutent les fortes têtes du village, là que se tiennent, pour ainsi dire, les commissions d’étude de l’assemblée. Comme dans toutes les réunions des paysans, on boit beaucoup avant, beaucoup après. Ce serait cependant une erreur que de se représenter ces réunions comme des assemblées d’ivrognes ; d’ordinaire un homme ivre n’y serait point admis. Dans la discussion, le langage n’est point toujours parlementaire, il est souvent véhément et imagé : les railleries, les quolibets, les personnalités n’y sont pas hors d’usage. La douceur du caractère, les formes patriarcales ou les locutions bibliques de la langue, la politesse à demi orientale du paysan, donnent néanmoins à la plupart des séances de ces sénats de village une dignité simple et naïve qui ne se retrouve pas toujours dans les chambres de nos États parlementaires[8].

Dans ces assemblées il n’y a point le plus souvent de vote régulier. On n’y connaît ni urnes, ni bulletins de vote, ni scrutin public ou secret. L’empereur Nicolas avait voulu introduire chez les paysans de la couronne les bulletins ou les boules de l’Occident : la volonté du tsar échoua devant l’autorité de la coutume. Cette répugnance des moujiks pour les formes régulières de la liberté occidentale ne tient pas seulement à leur ignorance ou à leur simplicité, elle tient à leur conception même du mir et de l’autorité de la commune. D’après la loi, la plupart des décisions peuvent être prises à la simple majorité ; d’après la coutume, il en est autrement. Le paysan russe a peine à comprendre que, dans une assemblée, la moitié des membres plus un puisse faire la loi à l’autre moitié. Sa conscience se révolte contre le joug brutal des majorités, contre ce que d’autres ont appelé la tyrannie du nombre. Il semble que, pour lui, il y ait dans les décisions omnipotentes d’une simple majorité une sorte de violence morale. Aux yeux du moujik, tout dans le mir doit se faire d’accord ; c’est le concert et la volonté commune des membres de l’assemblée qui en font l’autorité. De là, dans ces réunions patriarcales, l’habitude séculaire de voter ou, mieux, de décider toute chose à l’unanimité, par acclamation[9].

Pour qu’une décision fût regardée comme exempte d’erreur ou de contrainte, comme obligatoire pour tous, il fallait, dans cette démocratie primitive, qu’elle eût l’appui ou du moins l’aveu de tous. Il va sans dire que, tous ne pouvant toujours être du même avis, une telle unanimité ne peut s’obtenir que par l’acquiescement du petit nombre à la volonté du plus grand nombre. C’est ainsi que les choses se passent d’ordinaire dans le mir : la minorité s’en remet expressément ou tacitement à l’avis de la majorité. Sur ce rustique forum les orateurs qui se sentent isolés n’osent maintenir longtemps leur dire contre l’opinion générale ; agir autrement serait à leurs yeux de l’infatuation ou de l’entêtement. Cette soumission volontaire tient en même temps au respect de l’individu pour la communauté et au respect de la communauté pour les hommes d’âge, d’expérience ou de savoir, dont elle suit les conseils. Quels qu’en soient les motifs, ces habitudes traditionnelles rendent d’ordinaire tout vote inutile. S’agit-il d’élire un starost ou un autre fonctionnaire, on jette un nom, puis un autre en l’air ; le nom qui trouve le plus d’écho est bientôt répété par toutes les bouches, et le starost, ainsi élu, est proclamé. S’agit-il d’une affaire délicate, sur laquelle l’accord est malaisé, l’assemblée, après avoir en vain tenté de s’entendre, renvoie la délibération à une autre séance ; dans l’intervalle on continue à discuter la question entre soi, on cherche des compromis, et si l’on n’en trouve pas, le parti qui se sent en minorité se retire et se soumet. Quand, par hasard, on éprouve le besoin de se compter, on le fait en rangeant de deux côtés différents les partisans des deux avis contraires ; d’ordinaire, on n’est pas obligé d’en venir à cette extrémité. Lorsque les opinions ont été exposées et que l’une d’elles semble avoir la faveur de l’assemblée, l’ancien dit aux assistants : « Orthodoxes, en décidez-vous ainsi ? » L’assemblée répond par des cris d’approbation ; en certains pays, on se découvre, on fait le signe de la croix, et la motion ainsi adoptée est acceptée de tous.

Cette coutume de prendre les décisions à l’unanimité ne pourra longtemps se maintenir devant l’invasion des idées et des usages de l’Occident. En attendant, c’est un des traits les plus originaux, et l’un des moins remarqués du mir russe, un trait qui se retrouve dans l’antique vetché des villes[10]. Aux yeux de certains slavophiles, c’est une tradition slave qui se rencontre chez la plupart des peuples slavons ; à notre sens, c’est plutôt une habitude de toutes les démocraties patriarcales, indépendamment des différences de race ou d’origine. Rien d’étonnant si le mir russe nous rappelle à cet égard la djemaa kabyle. Cette primitive coutume semble expliquer des usages pour nous souvent inintelligibles et, en particulier, le célèbre et fatal liberum veto des diètes polonaises. La république de Pologne, ou mieux la noblesse polonaise, qui était tout le pays légal, pourrait à ce point de vue être considérée comme un mir d’hommes libres et égaux, où, de même que dans la commune russe, rien ne pouvait se faire que du consentement de tous. Dans les villages russes, ce système patriarcal tempérait utilement le pouvoir de la commune sur ses membres. Pour ces petites démocraties presque sans contrôle, c’était un frein contre l’arbitraire du plus grand nombre, une garantie pour la liberté de l’individu.

La loi écrite, qui admet dans les assemblées communales le vote à la simple majorité, exige pour les décisions les plus graves les deux tiers des voix. C’est là une sage concession à la coutume, une protection contre les mesures précipitées et les entraînements de la foule. Il faut ainsi les deux tiers des voix pour le partage périodique des terres, à plus forte raison pour l’abrogation de la tenure traditionnelle et la distribution définitive du domaine communal entre les individus ou les familles. Il faut les deux tiers des voix pour la fixation des taxes locales et l’emploi des fonds du mir, il faut enfin la même majorité pour l’exclusion des paysans vicieux.

Dans les assemblées de volost, qui sont de vrais conseils électifs et dont les votes n’ont pas la même importance pour la vie privée du paysan, toutes les questions peuvent être tranchées à la simple majorité. La loi permet aujourd’hui, en certains cas, d’en appeler de la décision des assemblées de village ; mais, en dehors des sentences de bannissement, cet appel ne doit porter que sur l’irrégularité des résolutions de l’assemblée, sur la procédure, et non sur le fond même de l’afFaire. De tels appels sont du reste fort rares, plus rares que les injustices ou les excès de pouvoir. L’attachement du moujik pour le mir lui en fait accepter toutes les décisions, il n’aime point à recourir contre lui à une autorité étrangère. Dieu seul juge le mir, dit un proverbe populaire.

L’assemblée de village est ainsi souveraine dans son étroit domaine, et son autorité, presque égale à celle de l’ancien seigneur, est peut-être plus respectée. La commune délivre des congés temporaires à ceux de ses membres qui veulent gagner leur vie ailleurs ; souvent elle impose, en échange des charges communales, une sorte de redevance fort analogue à l’obrok du servage[11]. Ce n’est point en effet le lieu du domicile qui détermine toujours à quelle commune on appartient, mais le lieu d’origine. La commune peut s’opposer au départ de ses membres en leur refusant le passeport indispensable pour gagner leur pain au dehors ; elle peut les contraindre au retour en refusant de renouveler ce passeport. Jusqu’aux dernières années du règne d’Alexandre II, la commune pouvait arbitrairement, capricieusement, simplement pour en tirer quelque argent, rappeler au village ceux de ses habitants qui, après l’avoir quitté, vivaient et prospéraient ailleurs. Comme au temps du servage, un simple ordre de retour, sans considérants ni justification des motifs, obligeait tout paysan à revenir dans sa commune. À Pétersbourg, la police recevait chaque année, des administrations de volost, d’innombrables demandes de rapatriement, et cela non seulement pour des paysans en séjour temporaire dans la capitale, mais pour des hommes y ayant une position fixe et une famille. Les habitants des villes, originaires de la campagne, se voyaient, sous la simple injonction de leur commune, arrachés à leurs foyers et, sans avoir commis aucun délit, reconduits par les gendarmes à leur village natal. Des règlements récents ont cherché à mettre un terme à ces abus et une fin à ce droit de rappel, aussi bien qu’une limite au droit de bannissement.

Les droits qui demeurent à la commune restent fort étendus, en dehors même de la répartition du sol et de la répartition des impôts. L’assemblée admet les nouveaux membres qui veulent s’établir sur ses terres, comme elle congédie les anciens ; elle nomme des tuteurs aux enfants mineurs, car, dans toutes les classes de la société russe, la tutelle des mineurs appartient à la communauté. Un vote de l’assemblée de village autorise ou interdit sur le territoire communal la présence d’un cabaret et prohibe l’usage des liqueurs fortes en dehors du domicile. Un vote institue des écoles, et au besoin en rend, sous peine d’amende, la fréquentation obligatoire pour les enfants de la commune. Bien des villages ont, dans ces dernières années, recouru à ces remèdes radicaux contre les deux plus grandes plaies des campagnes, l’ivrognerie et l’ignorance[12].

La grande, la principale affaire des assemblées de village reste toujours le partage des terres et la répartition de l’impôt. Cette question est d’autant plus complexe et délicate que le plus souvent elle n’est pas soumise à des règles fixes. Quelle que soit la coutume locale, la distribution des terres se fait rarement d’une manière mécanique, selon une proportion mathématique et un barème inflexible. Les considérations d’âge, de santé, de richesse, jouent, comme nous l’avons vu, un grand rôle dans tous les partages de cette sorte[13]. La distribution du domaine commun ne se fait pas, comme dans nos sociétés anonymes, par titre d’action et part de propriété ; elle se fait plutôt comme dans une famille où l’on chercherait à compenser les avantages naturels des uns et des autres, à donner à chacun une part proportionnelle à ses forces et à ses aptitudes. Cette manière de tenir compte de la situation personnelle de chacun donne parfois au mir un rôle singulièrement compliqué et difficile. L’assemblée de village discute, pèse, tranche les prétentions et les réclamations de chaque ménage. Souveraine et omnipotente en tout ce qui concerne les époques et le mode de partage des terres, l’assemblée en décide sans appel comme sans contrôle. Sa compétence même est, comme son autorité, d’autant plus étendue que les bornes en sont plutôt marquées par la coutume que par la loi. L’autorité de l’assemblée communale, appuyée sur la propriété collective, suit le paysan dans ses travaux et son économie rurale, dans le khoziaistvo, comme disent les Russes ; elle s’arrête à peine aux portes du foyer domestique, car il faut son consentement pour opérer les partages de familles.

Il est peu d’États, en Europe et en Amérique, où la commune ait vis-à-vis du pouvoir central une telle autonomie : il n’en est peut-être pas un, en dehors des peuples à demi barbares, où elle garde sur ses membres une telle puissance. C’est là le double caractère de la commune russe, aucune n’est aussi peu gouvernée du dehors et autant gouvernée du dedans, aucune n’est plus indépendante devant la loi, si ce n’est devant les fonctionnaires, et ne laisse à ses membres moins d’indépendance. Toutes les franchises, tous les droits, sont pour la communauté et non pour l’individu. La libre constitution du mir rappelle ainsi la libertas, telle que la comprenaient les cités antiques, plutôt que le self-govemment, tel que l’entendent les peuples modernes. L’individu n’a guère d’autres droits que celui de participer à la discussion et à la confection des règlements auxquels il doit obéir. De cette façon la liberté des paysans de la Grande-Russie est, dans une certaine mesure, de même que leur propriété, collective et indivise. Tant que durera le régime agraire actuel, tant que persistera la solidarité de l’impôt, il n’en saurait guère être autrement.

Villageoises ou urbaines, illettrées et fondées sur la coutume, comme en Russie, ou chez les Kabyles, civilisées et savamment ordonnées par des législateurs, comme dans la Grèce ancienne ou la Toscane du moyen âge, toutes les petites démocraties, privées de frein extérieur et à horizon borné, se sont partout et toujours montrées plus ou moins tyranniques.

La commune russe, telle que nous venons de la décrire, dans ses usages, ses traditions, ses assemblées, n’est pas une libre association ; mais, quoique elle-même n’en provienne point, elle est par ses habitudes éminemment propre à développer l’esprit d’association. On ne saurait la dépeindre sans indiquer quelle influence considérable a eue le mir, à cet égard, sur les Russes de toutes les époques. Grâce à la commune villageoise, le Russe a de tout temps été l’un des peuples les plus disposés à se confédérer avec ses pareils, à s’allier avec ses égaux, dans un dessein déterminé. Les anciennes communautés cosaques, sans analogue peut-être en Occident, les confréries ou associations, toujours subsistantes, des nombreux sectaires répandus dans l’empire, en offrent des exemples divers et presque également frappants.

Pour le Russe, la commune est un type d’organisation qu’il reproduit spontanément et comme par instinct, partout où il est libre de le faire, partout où il se trouve jeté en compagnie de ses pareils, à peu près comme l’abeille refait partout ses symétriques gâteaux de cire. Sous ce rapport, le Russe a toujours montré un singulier esprit d’organisation, un sens rare du self-govemment, si par ce mot on veut entendre la faculté de se constituer, de se grouper, sans intervention étrangère, en société ordonnée et maîtresse d’elle-même.

Ce mode de groupement est, il est vrai, peu varié et en quelque sorte primitif, il n’exige pas de statuts compliqués. Le moule de toutes ces associations est le même, et ce moule est fort simple, mais le Russe a su s’en servir pour des objets très divers, en des circonstances fort variées, pêcheurs, qui exploitent les bassins poissonneux du Volga ou du Don, sont d’ordinaire réunis en une sorte de syndicat, assez analogue à la commune rurale, sauf l’obligation d’y entrer et d’y rester. Les paysans qui quittent le village pour la ville et l’agriculture pour l’industrie, s’unissent d’ordinaire de la même façon. On donne à ces associations d’hommes de même métier le nom d’artèles[14].

L’artèle est une sorte de commune volontaire et temporaire : suivant le type traditionnel modelé sur le mir, les membres en sont égaux et solidaires ; ils ont des chefs élus périodiquement et se partagent également les bénéfices de l’association. On sent quel est l’avantage d’un pareil mode de responsabilité dans un pays où la probité publique ou privée laisse beaucoup à désirer. La confiance qu’on ne peut avoir envers un individu, on peut sans crainte la témoigner à une association. Aussi, pour beaucoup d’emplois ou de travaux, dans le commerce ou l’industrie, avait-on naguère toujours recours aux artèles, si bien que le mot artelchtchick (membre d’une artèle) a fini par signifier commis.

Grâce à l’artèle, on pourrait dire qu’à certains égards les Russes ont connu et pratiqué les sociétés coopératives avant que le nom en fût à la mode en Occident. Grâce à elle, l’ouvrier aussi bien que le paysan, ou mieux, comme ouvrier et paysan ne font souvent qu’un, le moujik a, dans les villes comme dans les campagnes, échappé aux faiblesses, aux tristesses de l’isolement. Ce n’est point ici le lieu de rechercher si les ouvriers russes ont su tirer d’un pareil mode d’organisation toutes les forces et tous les avantages pratiques que l’association semble devoir assurer au travail vis-à-vis du capital.

Il en est trop souvent de l’artèle comme de la commune sa mère ; le défaut d’instruction, l’habitude séculaire de plier sous le joug, le poids de la misère et, par-dessus tout peut-être, le manque de la liberté qui est la garantie de toutes les autres, ont trop fréquemment privé l’ouvrier russe des fruits qu’en d’autres contrées il eût pu recueillir de l’association. Pour l’artèle de même que pour la commune, les exemples de l’Occident, et les progrès de l’individualisme, joints aux nouveaux usages du commerce et de l’industrie, pourront être un principe de grave altération, si ce n’est de dissolution. De même que le mir moscovite, la vieille artèle traditionnelle devra sortir de la période de transition qu’elle traverse aujourd’hui, renouvelée et appropriée aux mœurs modernes, sous peine de n’être bientôt plus qu’un honorable et vieux souvenir.



  1. Outre l’Ancien régime et la Démocratie en Amérique de Tocqueville, voyez par ex. le Village sous l’ancien régime de M. Alb. Babeau (Paris, 1878).
  2. Voyez à ce sujet les ouvrages cités plus haut du général Fadéief, et de MM. Samarine et Dmitrief.
  3. Voyez notre t. I, liv. VIII, chap. iv.
  4. Articles 47 et 51 du statut d’émancipation.
  5. On m’a bien affirmé que, théoriquement, ce droit était commun à toutes les classes de la société russe, que toutes avaient la faculté d’expulser ou de livrer au gouvernement leurs membres vicieux ; mais, en fait et pour cause, les paysans sont à peu près seuls à se servir de cette prérogative. Ils en usent si largement que les expulsés de ce genre peuplent les gouvernements éloignés. D’après un compte rendu publié par l’administration des prisons en 1884, le nombre des paysans exilés par leur commune qui passent annuellement l’Oural s’élèverait à 5000.
      Avant l’introduction du service obligatoire, le recrutement était, pour la commune et les assemblées de village, qui désignaient elles-mêmes les conscrits, un moyen de châtiment et d’exil. La nouvelle loi militaire, en enlevant au mir le choix des recrues, l’a dépouillé d’une de ses principales et plus excessives prérogatives. Il est vrai que l’on n’a pu mettre, par là, fin à tous les abus de ce genre. On signale toujours de nombreuses irrégularités dans le recrutement. Les autorités communales, qui sont loin d’être inaccessibles à la corruption, trouvent encore parfois moyen de tourner la loi, de libérer le fils d’un riche paysan en faisant enrôler à sa place un fils unique ou un fils de veuve.
  6. Les exemples de ce genre sont encore très fréquents, d’autant que la plupart demeurent impunis. On a ainsi vu en 1883 le jury d’Odessa acquitter les meurtriers d’un voleur de chevaux qu’on avait attaché à la queue d’un cheval.
  7. E. Renan, Mélanges d’histoire et de voyage.
  8. Nous pourrions citer à cet égard de curieuses résolutions adoptées par certaioes assemblées de paysans. C’est ainsi, par exemple, que plusieurs communes du district de Gdof (gouvernement de Saint-Pétersbourg) ont, « pour honorer la mémoire de leur bienfaiteur et libérateur » l’empereur Alexandre II, décidé solennellement, en 1881, de s’abstenir désormais dans leurs assemblées communales de toute parole grossière ou inconvenante, et d’infliger un rouble d’amende pour toute infraction à cette règle. D’autres plus nombreuses ont, à cette occasion, voté en signe de deuil la fermeture des cabarets.
  9. On peut signaler des usages analogues dans la djemaa des Kabyles d’Afrique. Pour la composition de l’assemblée de village, pour l’élection du l’amin on ancien, pour l’autorité de l’assemblée qui n’a d’autre limite que la coutume, comme pour le mode de délibération, la djemaa kabyle offrait, avant les modifications introduites sous l’influence française, de nombreux traits de ressembian<te avec la commune russe, avant les altérations qu’est en train de subir le mir. Voyez la Kabylie et les coutumes kabyles, par MM. Hanoteau et Letoumeur, 1873, et M. Renan, Mélanges d’histoire et de voyage, 1878.
  10. Dans le vetché de Novgorod, par exemple. Lorsque les dissidents faisaient les récalcitrants, on les chassait de la place publique, ou on les précipitait dans les eaux du Volkof. Voyez A. Rambaud, Histoire de Russie, p. 110, 111.
  11. La plupart des paysans des régions du Nord répandus dans les villes sont dans cette situation ; les terres allouées à leurs familles ne suffisent pas à payer la part d’impôt. Un de mes amis avait, par exemple, à Moscou un portier qui gagnait 12 ou 15 roubles par mois et devait envoyer annuellement près de 40 roubles à sa commune.
  12. Ce double mouvement, qui a pris de grandes proportions, dans certains gouvernements de l’Est par exemple, semble en partie l’effet de la propagande de certains fonctionnaires. Le progrès qui en résulte est souvent plus apparent que réel, les décisions des communes demeurant à l’état de lettre morte ou de vœux platoniques, sans autre avantage que de servir à la réputation du fonctionnaire qui les a provoquées.
  13. Tome I, liv. VIII, chap. iv. À côté de cela se rencontrent dans ces innombrables petites républiques des pratiques d’un esprit en apparence opposé, par exemple l’habitude de beaucoup de communes de distribuer, en cas de disette, les blés des magasins communaux par tête d’habitant, en inscrivant les premiers, sur la liste des gens à secourir, les plus riches paysans du village. L’administration centrale a plusieurs fois lutté en vain contre cette coutume. Voyez Samarine et Dmitrief : Revolutsionny conservatism, p. 97.
  14. Ce mot n’a pas, croyons-nous, de racine slave. Reiff, dans son Dictionnaire étymologique, fait dériver artel du turc orta ; on l’a aussi rapproché de l’italien arte, dans le sens de corps de métier, mais, bien qu’en apparence plus séduisante, cette dernière étymologie ne paraît pas plus sûre que la première.