L’Empire chinois/Volume 1 - Chapitre VII

Gaume (Tome Ip. 289-329).
Volume I


CHAPITRE VII


Temple des compositions littéraires. — Querelle avec un docteur. — Un bourgeois à la cangue. — Sa délivrance. — Visite au tribunal de Ou-chan. — Préfet et commandant militaire de Ou-chan. — Médecine légale des chinois. — Inspection des cadavres. — Fréquents suicides en Chine. — Considérations à ce sujet. — Singulier caractère de la politesse chinoise. — Limites qui séparent la frontière du Sse-tchouen et celle du Hou-pé. — Coup d’œil sur le Sse-tchouen. — Ses principales productions. — Caractère de ses habitants. — Kouang-ti, dieu de la guerre et patron de la dynastie mantchoue. — Culte officiel qu’on lui rend. — Puits de sel et de feu. — Connaissances scientifiques des Chinois. — État du christianisme dans la province du Sse-tchouen.


Fou-ki-hien est une ville de troisième ordre, bâtie sur la rive gauche du fleuve Bleu ; nous fûmes frappés, en y arrivant, de la tournure élégante et distinguée de ses habitants. On nous dit que la littérature y était en grand honneur, et que, dans le district de Fou-ki-hien, on comptait un nombre considérable d’étudiants et de lettrés de tout grade. Le palais communal de la ville étant situé dans un quartier peu aéré, on nous avait préparé un logement très-frais et très-agréable au wen-tchang-koun, ou temple des compositions littéraires ; c’est là que se tiennent les assemblées de la corporation des lettrés et qu’on fait les examens des aspirants au baccalauréat. Nous trouvâmes ce wen-tchang-koun plus grand et plus riche que les édifices du même genre que nous avions déjà eu occasion de visiter ; nous y vîmes plusieurs salles spéciales, lambrissées en laque, et où on n’avait omis aucune de ces ornementations qui, d’après les idées chinoises, sont la marque du luxe et de la grandeur. Ces salles étaient destinées aux assemblées littéraires, et servaient aussi quelquefois pour les banquets ; car, en Chine, les amis des belles-lettres ne dédaignent pas les réunions gastronomiques, et ils se sentent toujours également bien disposés à juger une pièce académique, ou à se prononcer sur le mérite d’un bon morceau. Après s’être abreuvés de vin de riz ou de poésie, un magnifique jardin les invite à la promenade : d’un côté, on voit, parmi de grands arbres, une jolie pagode érigée en l’honneur de Confucius, et, de l’autre, une rangée de petites cellules où sont enfermés les étudiants, pour traiter, par écrit, la question littéraire qui leur a été assignée par les examinateurs. Chacun ne doit avoir dans sa chambre que du papier blanc, une écritoire et des pinceaux : toute communication avec l’extérieur est interdite jusqu’à ce qu’ils aient terminé leur composition ; pour obvier à l’infraction de cette règle importante, on a soin de placer une sentinelle devant la porte de chaque étudiant.

Une tour octogone à quatre étages s’élevait au milieu du jardin. Comme nous avions la réputation d’aimer beaucoup le grand air, on avait eu l’aimable attention de nous loger au quatrième étage ; du haut de cette tour on jouissait d’un coup d’œil ravissant ; on voyait se déployer, comme dans un magnifique panorama, les divers quartiers de la ville avec son enceinte de murs crénelés, la campagne parsemée de fermes, et couverte d’une culture aussi riche que variée ; puis ce fleuve Bleu dont nous pouvions suivre le cours majestueux dans la plaine, et qui, se cachant un instant derrière de vertes collines, reparaissait ensuite pour aller enfin se perdre au loin dans l’horizon.

Aussitôt que nous fûmes installés, comme deux grands seigneurs, dans notre donjon féodal, les gradués en littérature et les fonctionnaires de la ville s’empressèrent de venir nous rendre visite. Nous accordâmes seulement quelques heures aux exigences du cérémonial, car nous éprouvions le désir de prendre un peu de repos ; deux choses avaient contribué à nous donner un besoin irrésistible de sommeil, d’abord le léger balancement de la barque, puis la monotonie de toutes ces conversations oiseuses. Nous dîmes donc à notre domestique que nous n’étions plus visibles ; nous fermâmes la porte à clef, et nous nous couchâmes sur une natte de rotin.

Nous yeux étaient encore indécis entre le sommeil et la veille, lorsque nous entendîmes du bruit non loin de notre porte ; nous prêtâmes l’oreille, et nous distinguâmes la voix de notre domestique se querellant avec un visiteur qui voulait forcer la consigne et nous voir malgré nous. Le visiteur alléguait son titre de docteur, et prétendait que, le wen-tchang-koun étant propriété du corps des lettrés, il avait le droit, lui docteur, de visiter, et même de scruter ceux qui y logeaient. Weï-chan résista courageusement, et l’autre, humilié de rencontrer une opposition si vive et si imprévue, se laissa aller jusqu’à frapper notre domestique ; alors, selon l’usage en pareilles circonstances, les vociférations éclatèrent, et les curieux accoururent de toutes parts. Il fallut bien se lever pour aller apprendre un peu les rites à cet impertinent docteur.

Dès que la porte fut ouverte, il nous fut aisé de reconnaître celui à qui nous en voulions, car Weï-chan, tout bouillant de colère, se disposait à s’élancer sur lui comme pour le dévorer. Le docteur était tellement occupé de son antagoniste, qu’il ne fit attention à nous qu’au moment où il se sentit vigoureusement saisi par le bras ; il se retourna brusquement, et fut comme pétrifié en se voyant face à face avec un diable occidental, coiffé d’un bonnet jaune. Nous le tirâmes dans notre chambre, où il fut interpellé à bout portant. — Qui es-tu ? — Je suis un docteur de la localité. — Non, tu n’es pas docteur, car tu viens de te conduire en homme ignorant et grossier ; que nous veux-tu ? — Je suis venu me promener dans le temple des compositions littéraires pour me distraire l’esprit et le cœur. — Va te distraire ailleurs et ne viens pas troubler notre repos ; sors vite de notre présence. Si tu veux, tu pourras raconter à tes amis que tu nous as vus et que nous l’avons chassé parce que tu n’entendais rien aux vertus sociales… Le docteur parut vouloir se redresser. — Mais, s’écria-t-il, qui donc est maître dans le wen-tchang-koun ? — Dans notre chambre, c’est nous qui sommes les maîtres, par conséquent, sors vite d’ici, et si, à l’instant, tu n’es pas en bas, en passant par l’escalier, nous allons t’y envoyer par la fenêtre… Veux-tu ?… Le docteur prit, sans doute, la menace au sérieux, car il disparut comme un trait, et nous l’entendîmes descendre l’escalier avec un remarquable empressement. Ce serait peut-être le cas de dire ici un mot du pédantisme et de l’arrogance des lettrés chinois ; mais nous aurons occasion d’en parler ailleurs.

Après ce petit incident, nous n’avions plus, assurément, envie de dormir, notre docteur nous avait emporté le sommeil ; nous descendîmes donc de notre forteresse pour aller visiter en détail lu temple des compositions littéraires. Nous nous rendions, à travers le jardin, vers la pagode de Confucius, lorsque nous aperçûmes, au fond d’un long corridor qui conduisait à la rue, un malheureux agenouillé et chargé d’une grosse cangue. On sait que la cangue est une énorme pièce de bois, percée au milieu pour faire passer la tête du condamné, et qui pèse de tout son poids sur ses épaules, de façon que cet atroce supplice réduit un homme à n’être plus, en quelque sorte, que le pied ou le support d’une lourde table. Nous dirigeâmes nos pas du côté de la porte, vers ce malheureux condamné qui, en nous voyant, implora de loin notre miséricorde, et nous pria de lui pardonner ; nous approchâmes de lui, et nous fûmes émus profondément de voir, dans cette horrible situation, un bourgeois assez bien vêtu, d’une figure honnête, et qui versait d’abondantes larmes en nous conjurant toujours de lui pardonner ; c’était un spectacle déchirant. Nous avançâmes de plus près pour lire la sentence qui, selon l’usage, était écrite en gros caractères sur des bandes de papier blanc collées sur la cangue. A peine eûmes nous parcouru des yeux l’inscription et connu le motif pour lequel ce pauvre homme était condamné, que nous sentîmes une sueur glacée se répandre tout à coup sur notre front. Voici ce que nous avions lu sur les diverses bandes de papier blanc : Condamné à quinze jours de cangue, sans excepter les nuits ; péché d’irrévérence envers les étrangers de l’Occident, qui sont sous la protection de l’empereur ; que le peuple tremble ; qu’il réfléchisse et se corrige de ses défauts… Sur chacune des trois bandes il y avait le cachet rouge du préfet de Fou-ki-hien.

Le tribunal n’était heureusement qu’à quelques pas du wen-tchang-koun ; nous y courûmes en toute hâte, et nous eûmes une courte explication avec le préfet, qui vint aussitôt avec nous pour rendre la liberté à ce malheureux. Mais, avant de lui faire ôter la cangue, il se crut obligé de lui adresser un long discours, d’abord sur la nature miséricordieuse de notre cœur, et puis sur la pratique des trois rapports sociaux. Cette harangue nous impatienta ; il y avait des moments où nous eussions, en vérité, désiré voir ce discoureur intempestif à la place du patient, dont tout le crime était d’avoir dit à un gardien du temple : Il y a quelques années, les diables occidentaux venaient du côté du midi ; voilà maintenant qu’il en arrive aussi du nord. » Ce bon bourgeois nous avait donné, il faut en convenir, un sobriquet peu poli, mais il ne l’avait pas inventé ; car c’est sous cette maligne dénomination que les Européens sont le mieux connus en Chine. S’il fallait mettre à la cangue ceux qui l’emploient, l’empire tout entier devrait y passer, en commençant par les mandarins.

Aussitôt que ce brave homme eut été délivré de la cangue, nous lui fîmes la courtoisie de l’inviter à venir causer dans notre chambre, où on lui servit du thé et une petite collation. Nous lui exprimâmes de notre mieux combien nous étions sincèrement peinés d’avoir été la cause involontaire de cette déplorable aventure. La réconciliation était déjà complète, lorsqu’on introduisit un vieillard à barbe blanche et deux jeunes gens : c’étaient le père et les enfants de ce bourgeois devenu notre ami d’une manière si singulière. Ils se précipitèrent aussitôt à genoux pour nous témoigner leur reconnaissance de ce qu’ils avaient l’ingénuité d’appeler un bienfait. Ils fondaient en larmes et ne savaient plus de quelles expressions se servir pour nous exprimer leurs sentiments. Cette scène fut pour nous si émouvante, que nous ne pûmes y tenir davantage. Nous savions bien que nous avions affaire à des Chinois, c’est-à-dire à des hommes dont on a toujours le droit de suspecter la sincérité ; cependant c’est toujours une chose qui fait horriblement souffrir que d’entendre sangloter un vieillard et de voir couler ses larmes. Nous nous levâmes donc et nous souhaitâmes la paix à ces braves gens, pour lesquels notre passage dans leur pays avait été une source d’émotions si vives et si pénibles.

Nous quittâmes Fou-ki-hien avec un certain sentiment de regret, car il n’en était pas de cette ville comme de tant d’autres qui ne pouvaient nous laisser aucun souvenir profond et que nous traversions avec une complète indifférence, à peu près comme nous abandonnions dans le désert nos campements éphémères. Nous n’avions passé à Fou-ki-hien que la moitié d’une journée ; mais nous y avions éprouvé des sensations si fortes et si diverses, qu’il nous semblait y avoir fait un long séjour. Le temple des compositions littéraires, cette tour du haut de laquelle nous dominions la ville et la campagne, l’échauffourée de l’intrépide docteur, ce pauvre bourgeois écrasé sous une cangue, sa délivrance, la visite pathétique de son père et de ses enfants, tout cela avait été comme une époque et devait laisser en nous de bien vifs souvenirs. Le temps est un profond mystère, et l’âme humaine seule est capable d’en apprécier justement la durée. Vivre longuement, c’est penser et sentir beaucoup.

Nous avions encore à choisir entre la route par eau et la route par terre, car le cours du fleuve Bleu nous conduisait justement au prochain relais. La dernière navigation nous avait si bien réussi, que nous eûmes envie d’en essayer une seconde fois. Nous étions assurés par avance de trouver, sur ce point, les gens de l’escorte tout à fait de notre avis. En bateau on allait plus vite, plus commodément et avec beaucoup moins de dépenses. On pouvait ainsi réaliser d’énormes profits, qu’on divisait ensuite entre tous, de manière, toutefois, que les mandarins eussent toujours la plus grosse part. Les porteurs de palanquin y trouvaient également leur avantage ; car, après avoir passé la journée à jouer aux cartes, ils ne manquaient pas de recevoir leur salaire accoutumé. Pourvu que la navigation ne fût pas dangereuse et qu’on nous donnât une bonne barque, nous étions nous-mêmes tout heureux de pouvoir procurer ces nombreux agréments à nos conducteurs.

Cette nouvelle expérience fut couronnée d’un plein succès et nous réconcilia avec le fleuve Bleu, pour lequel nous avions d’abord éprouvé quelque antipathie. Nous rencontrâmes bien de temps en temps des endroits peu faciles, quelques récifs à fleur d’eau ; mais l’habileté et l’expérience des mariniers nous tirèrent toujours d’affaire sans avarie. Il était presque nuit quand nous arrivâmes à Ou-chan ; on nous conduisit au palais communal, où nous fûmes bien accueillis et bien traités. Il était pourtant déjà fort tard que nous n’avions vu paraître aucune des autorités du lieu, si ce n’est un tout petit officier préposé dans le port à une douane de sel. Cela n’était nullement conforme aux règles établies, et, comme nous étions toujours en surveillance pour ne pas laisser entamer les priviléges qui nous avaient été accordés et qui faisaient notre sécurité et notre force, nous demandâmes qu’on voulût bien nous expliquer pourquoi nous étions privés de la visite des mandarins d’Ou-chan. On nous répondit que le préfet était absent. — Et son substitut ? — Absent aussi. — Et le mandarin militaire commandant du district ? — Il est parti ce matin. Tous les fonctionnaires civils et militaires sont dehors pour affaires administratives… Nous prîmes tout cela pour une mauvaise plaisanterie et nous vîmes bien que nous serions condamnés à remonter journellement une machine qui menaçait sans cesse de se détraquer.

Nous demandâmes nos porteurs de palanquin et nous invitâmes maître Ting à vouloir bien nous accompagner immédiatement au tribunal du préfet. Il n’y eut pas d’objection, et nous partîmes. Le tribunal était fermé ; on le fit ouvrir. Toutes les lumières étaient éteintes ; on les fit rallumer. Nous entrâmes dans la salle des hôtes, et les domestiques du préfet nous servirent du thé avec empressement ; mais on ne voyait apparaître de globule d’aucune couleur. Enfin, le sse-yé du préfet daigna se présenter. Les sse-yé sont des conseillers ou pédagogues que les magistrats se choisissent eux-mêmes pour les aider et les diriger dans le maniement des affaires. Ils sont rétribués par le magistrat et n’appartiennent pas officiellement à l’administration. Cependant leur influence est immense ; ils sont le ressort qui fait aller tous les rouages du tribunal. Le sse-yé d’Ou-chan nous assura que le préfet et les autres principaux fonctionnaires étaient absents depuis plusieurs jours pour étudier un procès de la plus haute importance. Nous lui fîmes nos excuses d’être venus le déranger à une heure si avancée, et nous ajoutâmes que, ayant à voir le préfet, nous attendrions son retour, puisqu’il était absent. Sans doute cela retarderait un peu notre arrivée à Canton ; mais ce dérangement ne pouvait être pour nous très-préjudiciable, attendu que la nature de nos affaires nous permettait une certaine latitude. Sur cela, nous rentrâmes au palais communal.

Maître Ting avait entendu notre conversation avec le sse-yé ; il ne lui en fallut pas davantage pour être bien convaincu que nous allions nous installer à Ou-chan pour attendre le retour du préfet, et que, jusque-là, rien ne serait capable de nous en débusquer. Il s’était habitué peu à peu à la barbarie de notre tempérament et à l’inflexibilité de nos résolutions. Aussi, à peine rentré au palais communal, s’empressa-t-il d’aller en riant avertir les voyageurs qu’ils pouvaient dormir en paix, parce que nous avions l’intention de nous fixer définitivement à Ou-chan.

Le lendemain le soleil était déjà assez haut, et tous les habitants du palais communal étaient encore plongés dans le sommeil ; le silence régnait de toutes parts. On n’entendait que le bruit d’un torrent résonnant derrière la maison à travers de gros rochers qui cherchaient à lui barrer le passage. Cette tranquillité flatta quelque peu notre amour-propre ; car tous ces dormeurs nous prouvaient par leurs ronflements qu’ils avaient pris très au sérieux ce qu’on leur avait dit la veille.

Un peu après midi nous entendîmes tout à coup de grandes clameurs, mêlées au retentissement du tamtam et aux bruyantes détonations des pétards. Un employé du tribunal s’empressa de venir nous apporter la nouvelle que le préfet était arrivé avec les autres principaux mandarins de la ville. Nous ne tardâmes pas à recevoir sa visite, il se présenta accompagné du commandant militaire du district qui était décoré du globule bleu et portait le titre de tou-sse. Il était du même grade que Ly le Pacificateur des royaumes, qui, après nous avoir escortés longtemps sur l’affreuse route du Thibet, mourut si misérablement avant de revoir sa patrie.

Les Chinois ont si largement développé leur système de mensonge et de tromperie, qu’il est fort difficile de les croire alors même qu’ils disent la vérité. Ainsi, nous étions persuadés que cette absence et ce retour des mandarins d’Ou-chan n’avaient été qu’un jeu. Cependant nous étions dans l’erreur, et, chose extraordinaire, les Chinois n’avaient pas menti. Aussitôt que nous aperçûmes le préfet et le commandant militaire, il nous fut aisé de reconnaître qu’ils arrivaient réellement de voyage ; l’abattement et la fatigue de leur figure, la poussière dont ils étaient encore couverts, leurs vêtements froissés, tout annonçait qu’ils avaient passé de longues heures dans leurs palanquins.

Le préfet était un homme d’une soixantaine d’années, à barbe grise, d’une taille courte et ramassée, d’un honnête embonpoint, mais sans exagération. Il y avait sur sa figure beaucoup de simplicité et de bonhomie ; chose extrêmement rare dans les physionomies chinoises, et surtout dans celles des mandarins. Le tou-sse était à peu près du même âge ; quoique un peu voûté, sa taille paraissait au-dessus de la moyenne ; ses traits exprimaient une grande franchise. Nous nous hâtons d’ajouter qu’il n’appartenait pas à la race chinoise ; il était d’origine mongole et avait passé sa jeunesse dans la terre des Herbes, menant la vie nomade et parcourant les déserts ; plusieurs des pays qu’il avait habités nous étaient parfaitement connus. Quand nous lui parlâmes la langue mongole, il parut tout ému, et volontiers il eût versé quelques larmes, s’il n’eût craint de compromettre son caractère de soldat. Ces deux personnages nous allaient et nous nous félicitâmes bien sincèrement de les avoir attendus ; de leur côté, ils parurent aussi fort satisfaits de nous voir. Nous le crûmes d’autant mieux, qu’ils ne cherchèrent pas à nous l’exprimer par les formules emphatiques du cérémonial chinois ; nous le lûmes sur leurs physionomies, et cette preuve était pour nous plus convaincante que la première.

Le préfet d’Ou-chan voulut bien nous parler un peu en détail des motifs de son absence. Il s’était rendu avec ses assesseurs dans un village de sa juridiction, pour faire l’inspection d’un cadavre trouvé dans un champ. Il devait constater que la mort avait été naturelle, ou bien le résultat d’un suicide ou d’un assassinat. À ce sujet, nous lui adressâmes plusieurs questions sur la méthode employée par la justice chinoise, afin de faire paraître les plaies et les contusions sur les cadavres, même en état de putréfaction, et déterminer ainsi leurs divers genres de mort. Nous avions entendu beaucoup parler des procédés mis en usage par les magistrats dans ces circonstances ; on nous avait dit des choses si extraordinaires, que nous étions bien aises de prendre quelques renseignements à une bonne source. Le préfet n’eut pas le temps de satisfaire notre curiosité sur tous les points ; mais il nous promit de revenir dans la soirée, et d’apporter avec lui le livre intitulé Si-yuen, c’est-à-dire lavage de la fosse. C’est un ouvrage de médecine légale, très-renommé en Chine, et qui doit être entre les mains de tous les magistrats. Le préfet nous tint parole, et la soirée fut consacrée à examiner rapidement ce curieux livre de médecine légale. Les mandarins d’Ou-chan ne manquèrent pas de nous le commenter et de l’enrichir d’une foule d’anecdotes très-bizarres que nous ne rapporterons pas, parce qu’elles ne nous ont pas paru d’une authenticité suffisante.

Dans tous les siècles le gouvernement chinois s’est occupé avec sollicitude des moyens de constater les homicides et de les vérifier sur les cadavres. Après l’incendie et la destruction des bibliothèques par le fameux Tsing-che-hoang, le plus ancien ouvrage de médecine légale ne remonte pas avant la dynastie des Song, qui commença l’an 960 de notre ère. La dynastie mongole des Yuen, qui succéda à celle des Song, fit refondre l’ouvrage et l’augmenta d’une foule d’anciennes pratiques que la tradition avait conservées dans divers tribunaux de l’empire. Après la dynastie des Yuen, celle des Ming commanda des recherches, des examens, des discussions sur cette matière importante, et fit publier successivement plusieurs ouvrages pour l’instruction des magistrats. La dynastie mantchoue a publié aussi une nouvelle édition du Si-yuen.

D’après ce livre, voici comment on doit s’y prendre pour découvrir les traces des coups et des blessures sur les corps morts, lors même qu’ils commencent à tomber en pourriture. On lave le cadavre avec du vinaigre, puis on l’expose à la vapeur du vin qui sort d’une fosse profonde. C’est de ce procédé qu’on a donné au livre de médecine légale le nom de Si-yuen, lavage de la fosse. Pour creuser cette fosse, il faut choisir, autant qu’il est possible, un terrain sec et de nature un peu argileuse ; elle doit être de cinq ou six pieds de long sur trois de large et autant de profondeur. On la remplit ensuite de branches et de broussailles, et on active le feu jusqu’à ce que la terre du fond et des parois soit presque chauffée au rouge blanc. Alors on retire la braise et on verse une grande quantité de vin de riz ; on place sur l’ouverture de la fosse une grande claie d’osier où l’on étend le cadavre, puis on recouvre le tout avec des toiles soutenues en voûte, afin que la vapeur du vin puisse agir sur toutes les parties du corps. Deux heures après, toutes les marques des coups et des blessures paraissent très distinctement. Le Si-yuen assure qu’on peut également faire l’opération avec les ossements seuls et obtenir les mêmes résultats. Il prétend que, si les coups ont été de nature à causer la mort, les marques doivent apparaître sur les ossements. Les mandarins d’Ou-chan nous ont certifié que cela était d’une parfaite exactitude ; mais nous n’avons jamais eu occasion de le vérifier par nous-mêmes.

Les mandarins sont tenus de faire cette opération chaque fois qu’il s’élève le moindre soupçon sur la mort d’un individu ; ils sont même obligés de faire exhumer les cadavres et de les examiner avec soin, lors même que les miasmes qui s’en exhalent seraient capables de mettre leur vie en péril, car, dit le livre de médecine légale, l’intérêt de la société l’exige, et il n’est pas moins glorieux d’affronter la mort pour défendre ses concitoyens du fer des assassins que de celui des ennemis ; qui n’en a pas le courage n’est pas magistrat et doit renoncer à son emploi. »

Le Si-yuen passe en revue toutes les manières imaginables de donner la mort, et il explique la méthode pour les découvrir sur les cadavres. On est effrayé en voyant tous les genres d’homicide que les Chinois ont su inventer ; ainsi l’article étranglé nous a paru très riche ; l’auteur distingue les étranglés pendus, les étranglés à genoux, les étranglés couchés, les étranglés au nœud coulant et les étranglés au nœud tournant ; il décrit soigneusement toutes les marques qui doivent se trouver sur le corps, et qui indiquent si l’individu s’est étranglé lui-même ou non. Au sujet des noyés, il dit que leurs cadavres sont fort différents de ceux qu’on jette dans l’eau après les avoir tués ; les premiers ont le ventre fortement tendu, les cheveux appliqués à la tête, de l’écume à la bouche, les pieds et les mains roides, et la plante des pieds extrêmement blanche ; on ne trouve jamais ces signes dans ceux qu’on jette à l’eau après les avoir étouffés, empoisonnés ou tués de toute autre manière. Comme il arrive fréquemment, en Chine, qu’un assassin cherche à cacher son crime par un incendie, le Si-yuen, au chapitre des brûlés, enseigne la manière de reconnaître, par l’inspection du cadavre, si le mort a été tué avant l’incendie ou étouffé par le feu ; entre autres choses, il dit que, dans le premier cas, on ne trouve ni cendres ni vestiges de feu dans la bouche et dans le nez, au lieu qu’on en trouve toujours dans les autres. Le dernier chapitre traite des diverses espèces de poisons et de leurs réactifs.

Quelque habiles et vigilants qu’on suppose les magistrats, on conçoit que toutes ces pratiques de médecine légale doivent être, la plupart du temps, très-insuffisantes, et ne sauraient remplacer l’autopsie des cadavres, que des préjugés anciens et invétérés interdisent aux Chinois.

Il est impossible de parcourir le livre Si-yuen sans demeurer convaincu que le nombre des attentats contre la vie des hommes est très-considérable, et, surtout, que le suicide est très-commun. On ne saurait se faire une idée de l’extrême facilité avec laquelle les Chinois se donnent la mort ; il suffit quelquefois d’une futilité, d’un mot, pour les porter à se pendre ou à se précipiter au fond d’un puits : ce sont les deux genres de suicide le plus en vogue. Dans les autres pays, quand on veut assouvir sa vengeance sur un ennemi, on cherche à le tuer ; en Chine, c’est tout le contraire, on se suicide. Cette anomalie tient à plusieurs causes dont voici les principales : d’abord, la législation chinoise rend responsables des suicides ceux qui en sont la cause ou l’occasion. Il suit de là que, lorsqu’on veut se venger d’un ennemi, on n’a qu’à se tuer, et l’on est assuré de lui susciter, par ce moyen, une affaire horrible ; il tombe immédiatement entre les mains de la justice qui, tout au moins, le torture et le ruine complétement, si elle ne lui arrache pas la vie. La famille du suicidé obtient ordinairement, dans ces cas, des dédommagements et des indemnités considérables ; aussi il n’est pas rare de voir des malheureux, emportés par un atroce dévouement à leur famille, aller se donner stoïquement la mort chez des gens riches. En tuant son ennemi, le meurtrier expose, au contraire, ses propres parents et ses amis, les déshonore, les réduit à la misère, et se prive lui-même des honneurs funèbres, point capital pour un Chinois, et auquel il tient par-dessus tout ; il est à remarquer, en second lieu, que l’opinion publique, au lieu de flétrir le suicide, l’honore et le glorifie. On trouve de l’héroïsme et de la magnanimité dans la conduite d’un homme qui attente à ses jours avec intrépidité pour se venger d’un ennemi qu’il ne peut écraser autrement ; enfin on peut dire que les Chinois redoutent bien plus les souffrances que la mort. Ils font bon marché de la vie, pourvu qu’ils aient l’espérance de la perdre d’une manière brève et expéditive ; c’est peut-être cette considération qui a porté la justice chinoise à rendre le jugement des criminels plus affreux et plus terrible que le supplice même.

La Chine est le pays des contrastes ; tout ce qu’on y remarque est à l’opposé de ce qui se rencontre ailleurs. Chez les barbares, et même dans les pays civilisés, où les véritables notions de la justice n’ont pas suffisamment régénéré la conscience publique, on voit les riches, les forts, les puissants, faire trembler les faibles et les pauvres, les écraser, se jouer même de leur vie avec une épouvantable légèreté ; en Chine c’est le faible qui fait trembler le fort et le puissant, en tenant toujours suspendue sur sa tête la menace d’un suicide, et le forçant souvent, par ce moyen, à lui rendre justice, à le ménager, à le secourir. Les pauvres ont quelquefois recours à cette terrible extrémité pour se venger de la dureté des riches ; il n’est pas même rare de voir des gens repousser une injure et un affront en se donnant la mort. Il serait peut-être intéressant de comparer ce duel à la chinoise avec celui qui est en usage chez les nations européennes ; on trouverait à faire des rapprochements curieux, et l’on serait, sans doute, forcé de convenir qu’il y a dans l’un et dans l’autre la même extravagance et la même folie.

Les fonctionnaires d’Ou-chan nous traitèrent avec une remarquable affabilité, et nos causeries se prolongèrent bien avant dans la nuit ; chacun préconisait les mœurs et les usages de son pays : la Mongolie, la Chine et la France firent valoir tour à tour leurs prétentions par l’organe de leurs représentants. Il fut convenu que, chez tous les peuples, il y avait un fond de bonnes et de mauvaises qualités qui se faisaient à peu près équilibre ; toutefois nous cherchâmes à prouver que les nations chrétiennes valaient ou pouvaient valoir mieux que les autres, parce qu’elles étaient toujours sous l’influence d’une religion sainte et divine, qui tend essentiellement à développer les bonnes qualités et à étouffer les mauvaises. Les mandarins trouvèrent nos raisonnements lucides et concluants ; ils proclamèrent donc, sinon par conviction, du moins par politesse, que la France occupait incontestablement le premier rang parmi les dix mille royaumes de la terre. Leur bienveillance à notre égard fut portée si loin, qu’ils allèrent jusqu’à nous inviter, très-sérieusement et très-sincèrement, à rester encore un jour à Ou-chan ; la tentation était forte ; mais nous sûmes y résister, parce qu’il était essentiel de conserver à nos haltes extraordinaires le caractère que nous avions essayé de leur donner ; d’ailleurs, puisque les mandarins d’Ou-chan avaient la courtoisie de nous inviter à rester, nous devions leur faire la politesse de partir ; les convenances avant tout. Il est d’usage, en Chine, qu’on se fasse les invitations les plus pressantes ; mais c’est à condition qu’elles seront refusées ; les accepter serait la preuve d’une très-mauvaise éducation.

Pendant que nous étions dans nos missions du nord, nous fûmes témoin d’un fait fort bizarre, mais qui caractérise à merveille les Chinois. C’était un jour de grande fête, nous devions célébrer les saints offices chez le premier catéchiste du village, qui avait dans sa maison une assez vaste chapelle ; les chrétiens des villages voisins s’y rendirent en grand nombre. Après la cérémonie, le maître de la maison se posta au milieu de la cour, et se mit à crier aux chrétiens qui sortaient de la chapelle : Que personne ne s’en aille, aujourd’hui j’invite tout le monde à manger le riz dans ma maison ; puis il courait aux uns et aux autres pour les presser de rester ; mais chacun alléguait des raisons et partait. Il en paraissait désolé, lorsqu’il avisa un de ses cousins qui gagnait aussi la porte ; il se précipita vers lui en disant : Comment ! mon cousin, toi aussi, tu pars… Oh ! c’est impossible, aujourd’hui c’est jour de fête, je veux que tu restes. — Non, ne me presse pas, il faut que je retourne dans ma famille, j’ai un peu d’affaires. — Un peu d’affaires ! mais c’est aujourd’hui jour de repos ; absolument tu resteras, je ne te lâcherai pas. En même temps il le saisit par sa robe, et fait tous ses efforts pour entraîner son cousin, qui se débat de son mieux, et cherche à lui prouver que ses affaires ne lui permettent pas de s’arrêter. — Puisque je ne puis obtenir que tu manges le riz avec nous, au moins buvons ensemble quelques petits verres de vin ; je perdrais ma face, si un cousin s’en allait de chez moi sans rien prendre. — Un verre de vin, dit le cousin, cela ne dépense pas beaucoup de temps, buvons donc ensemble un verre de vin ; et les voilà entrés et assis dans la salle des hôtes. Le maître de la maison ordonne à haute voix, mais sans s’adresser à personne, de faire chauffer le vin et frire deux œufs. En attendant que les œufs frits et le vin chaud arrivent, on allume la pipe et on fume, puis on cause et on fume encore, mais le vin se fait toujours attendre. Le cousin qui, sans doute, était réellement pressé, demande à son gracieux parent s’il y en aura encore pour longtemps avant que le vin soit chaud. — Du vin ! fit celui-ci tout émerveillé, du vin ! est-ce que nous en avons ici ? est-ce que tu ne sais pas que je ne bois jamais de vin, qu’il me fait mal au ventre ? — Dans ce cas tu pouvais bien me laisser partir ; pourquoi me tant presser ? — À ces mots le maître de la maison se lève, et, prenant devant son cousin une posture indignée : En vérité, lui dit-il, je voudrais bien savoir de quel pays tu es sorti ; comment je te fais, moi, la politesse de t’inviter à boire du vin, et toi, tu ne me fais pas celle de refuser ! et où donc as-tu appris les rites ? C’est probablement chez les Mongols, n’est-ce pas ?… Le pauvre cousin comprit qu’il avait fait une sottise ; il se contenta de balbutier quelques paroles d’excuses, et, après avoir bourré et allumé sa pipe, il s’en alla.

Nous étions présent à cette délicieuse petite représentation. Aussitôt que le cousin fut parti, le moins que nous pûmes faire, ce fut de rire un peu à notre aise ; mais le maître de la maison ne riait pas, il était indigné. Il nous demandait si nous avions jamais vu un homme aussi ridicule, aussi borné, aussi dépourvu d’intelligence que son cousin, et il en revenait toujours au grand principe, c’est-à-dire qu’un homme bien élevé doit toujours rendre politesse pour politesse, qu’on doit gracieusement refuser les offres de celui qui a l’honnêteté de vous en faire. — Sans cela, s’écria-t-il, où en serait-on ? Nous l’écoutâmes sans rien dire ni pour ni contre, car, en beaucoup de choses, il est très-difficile d’avoir une règle sûre et applicable à tous les hommes, surtout en ce qui tient aux coutumes des peuples. En y regardant de près, il nous a semblé comprendre les motifs de cette manière d’entendre la politesse. D’une part, chacun se donne, à peu de frais, la satisfaction de se montrer généreux et empressé envers tout le monde ; d’autre part, tout le monde peut se flatter de recevoir de chacun de gracieuses invitations et d’avoir le bon esprit de les refuser… C’est bien là, il faut en convenir, de la pure chinoiserie.

Malgré les vives sollicitations des mandarins d’Ou-chan, le lendemain nous nous mîmes en route, comme gens qui savent vivre et ont étudié les rites ailleurs que dans les déserts de la Mongolie. Cette journée de marche fut assez pénible ; d’abord, parce qu’il y avait deux jours que nous n’avions été en palanquin et que nos jambes avaient perdu le pli ; ensuite parce que nous avions à traverser un pays de montagnes. L’aspect de la campagne était, d’ailleurs, peu gracieux ; elle présentait généralement une teinte triste et sauvage. Le sol, rempli de sable et de gravier, semblait se prêter difficilement à la culture. Aussi rencontrâmes-nous rarement des villages ; on voyait seulement de temps en temps dans les creux des vallons de misérables fermes dont les habitants accouraient sur notre passage, pour nous demander l’aumône de quelques sapèques.

Vers l’après-midi, nous gravissions une colline assez escarpée, et maître Ting allait en tête de la colonne. Aussitôt qu’il fut parvenu au sommet, il sortit de son palanquin, et, à mesure que les autres arrivaient, il les faisait arrêter. Nous ne comprenions pas trop le sens de cette manœuvre. Quand nous fûmes au haut de la colline, maître Ting nous invita à sortir de nos palanquins : Venez voir, nous dit-il ; ici finit la province du Sse-tchouen, nous allons entrer dans celle du Hou-pé. Ce petit fossé est la séparation des deux provinces ; je n’ai pas voulu traverser la montagne sans vous le faire remarquer. — Tenez, ajouta-t-il, en se mettant en quelque sorte à califourchon sur le fossé, voilà que j’ai la jambe droite dans le Sse-tchouen et la gauche dans le Hou-pé ; puis il resta un moment immobile, pour nous faire bien voir l’expérience. Plusieurs porteurs de palanquin qui, sans doute, trouvaient fort curieux d’avoir une jambe dans le Sse-tchouen et l’autre dans le Hou-pé, répétèrent plusieurs fois l’expérience et y réussirent pour le moins aussi bien que le mandarin civil. Après nous être reposés un instant et avoir regardé vaguement à droite et à gauche le chemin que nous venions de parcourir et celui où nous allions entrer, nous nous remîmes en route, et bientôt après nous arrivâmes à Patoung.

Le Sse-tchouen (quatre vallons) est la plus vaste province de la Chine et peut-être aussi la plus belle. C’est, du moins, ce qu’il nous a semblé, après l’avoir comparé avec le reste de l’empire, que nous avons eu occasion d’étudier suffisamment durant nos divers voyages. De la frontière du Thibet jusqu’aux limites de la province du Hou-pé, on lui donne quarante jours de marche, ce qui peut équivaloir à peu près à une étendue de trois cents lieues. Outre un grand nombre de forts et de places de guerre, on compte dans cette province neuf villes du premier ordre et cent quinze du second et du troisième. En hiver comme en été, sa température est assez modérée ; on n’y éprouve jamais les longs et terribles froids du nord, ni les chaleurs étouffantes des provinces méridionales. Son sol, d’une grande fécondité à cause des nombreuses rivières qui l’arrosent, est agréablement accidenté. On rencontre tour à tour de vastes plaines recouvertes d’abondantes moissons de froment et de céréales de toute espèce, des montagnes couronnées de forêts, des vallons fertiles et d’une magnificence ravissante, des lacs poissonneux, plusieurs rivières navigables, et surtout ce Yang-tse-kiang, un des plus beaux fleuves du monde, qui traverse la province du sud-ouest au nord-est. Sa fertilité est telle, qu’on dit communément que les produits d’une seule récolte ne peuvent être consommés en dix ans. On y cultive un grand nombre de plantes textiles et tinctoriales, entre autres l’indigo herbacé, qui donne une belle couleur bleue, et une espèce de chanvre ou d’ortie dont on fait des toiles d’une extrême finesse. On rencontre sur les coteaux de belles plantations de thé ; les feuilles les plus délicates et de première qualité sont réservées pour les gourmets de la province ; ce qu’il y a de plus grossier est expédié par les caravanes aux habitants du Thibet et du Turkestan. C’est dans le Sse-tchouen que les pharmaciens de toutes les provinces de l’empire envoient annuellement leurs commis voyageurs s’approvisionner de plantes médicinales. Outre qu’on en recueille sur les montagnes une quantité très-considérable, elles ont, de plus, la réputation de posséder des vertus plus efficaces que celles des autres pays. Les racines de rhubarbe et les vessies de musc, qu’on apporte du Thibet, y sont l’objet d’un commerce très-important.

La richesse et la beauté du Sse-tchouen semblent avoir exercé une grande influence sur ses habitants ; ils ont généralement les manières plus distinguées que les Chinois des autres provinces. On remarque dans les grandes villes de l’ordre et une certaine propreté relative. L’aspect des villages mêmes et des fermes témoigne de l’aisance de ceux qui les habitent. On ne trouve pas dans le Sse-tchouen ces patois presque inintelligibles qu’on rencontre si fréquemment dans les autres provinces. A peu de chose près, le langage qu’on y parle a la même pureté que celui de Péking.

Les Sse-tchouennais sont d’un tempérament fort et robuste ; leur physionomie est plus mâle que celle des Chinois du midi, et moins rude que celle des habitants du nord. Ils ont la réputation d’être bons soldats, et c’est ordinairement parmi eux qu’on choisit le plus grand nombre des mandarins militaires. La province, du reste, se vante d’être en possession du génie guerrier et d’avoir donné naissance à un fameux général dont on a fait le dieu de la guerre. Ce Mars chinois est le célèbre Kouang-ti, dont le nom est si populaire dans tout le Céleste Empire. Il était originaire de la province du Ssetchouen, et vivait au troisième siècle de notre ère. Après de nombreuses et éclatantes victoires remportées sur les ennemis de l’empire, il fut tué avec son fils Kouang-ping, dont il avait fait son aide de camp. Les Chinois, qui n’ont pas manqué de fabriquer sur son compte une foule de légendes remplies d’extravagances, prétendent qu’il n’est pas mort réellement, mais qu’il monta aux cieux, où il prit place parmi les dieux, afin de présider aux destinées de la guerre. La dynastie tartare-mantchoue, en montant sur le trône impérial de la Chine, fit faire l’apothéose de Kouang-ti et le proclama solennellement esprit tutélaire de la dynastie. Le gouvernement lui a fait élever, dans toutes les provinces de l’empire, un grand nombre de temples, où on le représente ordinairement assis dans une attitude calme, mais pleine de fierté. Son fils Kouang-ping, armé de pied en cap, se tient debout à sa gauche, et, à sa droite, on voit son fidèle écuyer, appuyé sur une large épée, fronçant d’épais sourcils, ouvrant de grands yeux ronds barbouillés de sang, et ne demandant qu’à faire peur à ceux qui le regardent.

Le culte de Kouang-ti appartient à la religion officielle de l’État. Le peuple ne s’en mêle guère ; il ne s’occupe pas plus de son dieu Mars que des autres divinités bouddhiques. Mais les fonctionnaires publics, et surtout les mandarins militaires, sont obligés, à certains jours fixes, d’aller se prosterner dans son temple, et de brûler en son honneur des bâtons de parfum. La dynastie mantchoue, qui a bien voulu en faire un dieu, le nommer ensuite protecteur de l’empire, et lui faire élever un grand nombre de magnifiques pagodes, n’entend nullement que les employés du gouvernement lui témoignent de l’indifférence ou de l’indévotion.

Les Mantchous, qui probablement, en établissant ce culte, ne se sont proposé qu’un but politique et un moyen d’influence sur l’esprit des soldats, n’ont pas manqué d’accréditer la fable que Kouang-ti avait toujours apparu dans les guerres que l’empire a soutenues depuis la fondation de la dynastie. Ainsi, à diverses époques, surtout durant la guerre contre les Éleuts, et, plus tard, contre les rebelles du Turkestan et du Thibet, on l’a vu planant dans les airs, soutenant le courage des armées impériales et accablant les ennemis de traits invisibles. Il est certain, disent-ils, qu’avec. un si puissant protecteur la victoire est toujours assurée. Un jour qu’un mandarin militaire nous racontait naïvement les immenses prouesses du fameux Kouang-ti, nous nous avisâmes de lui demander s’il avait apparu dans la dernière guerre que l’empire avait eu à soutenir contre les Anglais. Cette question parut le contrarier un peu. Après un moment d’hésitation, il nous dit : On prétend qu’il ne s’est pas montré, on ne l’a pas vu. — Cependant le cas était grave, et sa présence n’eût pas été peut-être tout à fait inutile. — Ne parlons pas de cette guerre… C’est vrai, Kouang-ti n’a pas paru… Et c’est un mauvais signe, ajouta-t-il en baissant la voix. On dit que la dynastie est abandonnée du ciel et qu’elle sera bientôt remplacée… Cette idée, que la dynastie mantchoue a fini son temps et qu’une autre doit lui succéder, était déjà, à cette époque, en 1846, très-répandue parmi les Chinois, et, durant notre voyage, nous l’avons entendu formuler plus d’une fois. Ce vague pressentiment, dont on était partout préoccupé depuis plusieurs années, a été, peut-être, le plus puissant auxiliaire de l’insurrection qui a éclaté en 1851, et qui, depuis lors, n’a cessé de faire des progrès gigantesques.

La merveille du Sse-tchouen, et qui doit être placée même avant le fameux Kouang-ti, c’est ce que les Chinois appellent yen-tsing et ho-tsing, c’est-à-dire puits de sel et puits de feu. Nous en avons vu un grand nombre, sans avoir le temps de les examiner assez attentivement pour en donner une description détaillée. Nous allons citer sur ce sujet une lettre de monseigneur Imbert, longtemps missionnaire dans cette province, puis nommé vicaire apostolique de Corée, où il a eu l’honneur d’être martyrisé pour la foi en 1838. Les minutieux détails renfermés dans cette lettre sont bien propres à donner une idée exacte de l’industrie patiente et laborieuse des Chinois. Nous allons donc la donner textuellement.

« Le nombre des puits salants est très-considérable ; il y en a quelques dizaines de mille dans l’espace d’environ dix lieues de long, sur quatre ou cinq de large ; chaque particulier un peu riche se cherche quelque associé et creuse un ou plusieurs puits. Leur manière de creuser n’est pas la nôtre ; ce peuple fait tout en petit, et ne sait rien faire en grand ; il vient à bout de ses desseins avec le temps et la patience, et avec bien moins de dépenses que nous. Il n’a pas l’art d’ouvrir les rochers par la mine, et tous les puits sont dans le rocher. Ces puits ont ordinairement de quinze à dix-huit cents pieds français de profondeur et n’ont que cinq ou au plus six pouces de largeur. Devinez comment ils peuvent les creuser ; toute votre physique n’en vient pas à bout ; voici donc leur procédé.

« S’il y a trois ou quatre pieds de profondeur de terre à la surface, on y plante un tube de bois creux, surmonté d’une pierre de taille qui a l’orifice désiré de cinq ou six pouces ; ensuite on fait jouer dans ce tube un mouton, ou tête d’acier, de trois ou quatre cents livres pesant. Cette tête d’acier est crénelée, un peu concave par-dessus et ronde par-dessous ; un homme fort, habillé à la légère, monte sur un échafaudage, et danse toute la matinée sur une bascule qui soulève cet éperon à deux pieds de haut, et le laisse tomber de son poids. On jette de temps en temps quelques seaux d’eau dans le trou pour pétrir les matières du rocher et les réduire en bouillie. L’éperon ou tête d’acier est suspendu par une bonne corde de rotin, petite comme le doigt, mais forte comme nos cordes de boyau. Cette corde est fixée à la bascule, on y attache un bois en triangle, et un autre homme est assis à côté de la corde ; à mesure que la bascule s’élève, il prend le triangle et lui fait faire un demi-tour, afin que l’éperon tombe dans un sens contraire. A midi, il monte sur l’échafaudage, pour relever son camarade jusqu’au soir ; la nuit, deux autres hommes les remplacent.

« Quand ils ont creusé trois pouces, on tire cet éperon, avec toutes les matières dont il est surchargé, par le moyen d’un grand cylindre qui sert à rouler la corde ; de cette façon, ces petits puits ou tubes sont très-perpendiculaires et polis comme une glace. Quelquefois tout n’est pas roche jusqu’à la fin, mais il se rencontre des lits de terre, de charbon, etc. ; alors l’opération devient des plus difficiles, et quelquefois infructueuse, car les matières n’offrant pas une résistance égale, il arrive que le puits perd de sa perpendicularité ; mais ces cas sont rares. Quelquefois le gros anneau de fer qui suspend le mouton vient à casser, alors il faut cinq ou six mois pour pouvoir, avec d’autres moutons, broyer le premier et le réduire en bouillie. Quand la roche est assez bonne, on avance jusqu’à deux pieds dans les vingt-quatre heures ; on reste au moins trois ans pour creuser un puits. Pour tirer l’eau, on descend dans le puits un tube de bambou, long de vingt-quatre pieds, au fond duquel il y a une soupape ; lorsqu’il est arrivé au fond du puits, un homme fort s’assied sur la corde et donne des secousses : chaque secousse fait ouvrir la soupape et monter l’eau. Le tube étant plein, un grand cylindre, en forme de dévidoir, de cinquante pieds de circonférence, sur lequel se roule la corde, est tourné par deux, trois ou quatre buffles, et le tube monte. Cette corde est aussi de rotin. Ces pauvres animaux ne tiennent guère à ce travail, il en meurt en quantité.

« Si les Chinois avaient nos machines à vapeur, ils feraient bien moins de dépenses ; mais des milliers de gens de peine mourraient de faim. L’eau de ces puits est très-saumâtre ; elle donne à l’évaporation un cinquième et plus, quelquefois un quart de sel. Ce sel est très-acre ; il contient beaucoup de nitre, quelquefois il attaque tellement le gosier, que cela devient une maladie ; alors il faut se servir de sel de mer venu de Canton ou du Tonquin.

« L’air qui sort de ces puits est très-inflammable. Si l’on présentait une torche à la bouche d’un puits, quand le tube plein d’eau est près d’arriver, il s’enflammerait en une grande gerbe de feu, de vingt à trente pieds de haut, et brûlerait le hangar avec la rapidité et l’explosion de la foudre. Cela arrive quelquefois par l’imprudence ou la malice d’un ouvrier, qui veut se suicider en compagnie. Il est de ces puits dont on ne retire point de sel, mais seulement du feu ; on les appelle ho-tsing (puits de feu). En voici la description : Un petit tube en bambou (ce feu ne le brûle pas) ferme l’embouchure des puits, et conduit l’air inflammable où l’on veut ; on l’allume avec une bougie, et il brûle continuellement. La flamme est bleuâtre, ayant trois ou quatre pouces de haut et un pouce de diamètre. Ici ce feu est trop petit pour cuire le sel ; les grands puits de feu sont à Tse-liou-tsing, à quarante lieues d’ici.

« Pour évaporer l’eau et cuire le sel, on se sert d’une grande cuve en fonte, qui a cinq pieds de diamètre sur quatre pouces seulement de profondeur. (Les Chinois ont éprouvé qu’en présentant une plus grande surface au feu, l’évaporation est plus prompte et épargne le charbon.) Quelques autres marmites plus profondes l’environnent, contenant de l’eau qui bout au même feu et sert à alimenter la grande cuve ; de sorte que le sel, quand il est évaporé, remplit absolument la cuve, et en prend la forme. Le bloc de sel, de deux cents livres pesants et plus, est dur comme la pierre ; on le casse en trois ou quatre morceaux pour être transporté dans le commerce. Le feu est si ardent, que la cuve devient tout à fait rouge et que l’eau jaillit à gros bouillons à la hauteur de huit ou dix pouces. Quand c’est du feu fossile des puits à feu, elle jaillit encore davantage, et les cuves sont calcinées en fort peu de temps, quoique celles qu’on expose à ces sortes de feu aient jusqu’à trois pouces d’épaisseur.

« Pour tant de puits, il faut du charbon en quantité ; il y en a de différentes sortes dans le pays. Les lits de charbon sont d’une épaisseur qui varie depuis un pouce jusqu’à cinq. Le chemin souterrain qui conduit à l’intérieur de la mine est quelquefois si rapide, qu’on y met des échelles de bambou ; le charbon est en gros morceaux. La plupart de ces mines contiennent beaucoup de l’air inflammable dont j’ai parlé, et on ne peut pas y allumer de lampes ; les mineurs vont à tâtons, s’éclairent avec un mélange de poudre de bois et de résine, qui brûle sans flamme et ne s’éteint pas.

« Quand on creuse les puits de sel, ayant atteint mille pieds de profondeur, on trouve ordinairement une huile bitumineuse[1] qui brûle dans l’eau. On en recueille par jour jusqu’à quatre ou cinq jarres de cent livres chacune. Cette huile est très-puante ; on s’en sert pour éclairer le hangar où sont les puits et les chaudières de sel. Les mandarins, par ordre du prince, en achètent souvent des milliers de jarres, pour calciner sous l’eau les rochers qui rendent le cours des fleuves périlleux. Un bateau fait-il naufrage, on trempe un caillou dans cette huile, on l’enflamme et on le jette dans l’eau ; alors un plongeur, et plus souvent un voleur, va chercher ce qu’il y avait de plus précieux sur ce bateau ; cette lampe sous-aqueuse l’éclaire parfaitement.

« Si je connaissais mieux la physique, je vous dirais ce que c’est que cet air inflammable et souterrain dont je vous ai parlé. Je ne puis croire que ce soit l’effet d’un volcan souterrain, parce qu’il a besoin d’être allumé ; et, une fois allumé, il ne s’éteint plus que par le moyen d’une boule d’argile, qu’on met à l’orifice du tube, ou à l’aide d’un vent violent et subit. Les charlatans en remplissent des vessies, les portent au loin, y font un trou avec une aiguille, et l’allument avec une bougie pour amuser les badauds. Je crois plutôt que c’est un gaz ou esprit de bitume, car ce feu est fort puant et donne une fumée noire et épaisse[2].

« Ces mines de charbon et ces puits de sel occupent ici un peuple immense. Il y a des particuliers riches qui ont jusqu’à cent puits en propriété ; mais ces fortunes colossales sont bientôt dissipées. Le père amasse, les enfants dépensent tout au jeu ou en débauches.

« Le 6 janvier 1827, j’arrivai à Tse-liou-tsing (c’est-à-dire puits coulant de lui-même), après une marche de dix-huit lieues, faite avec mes gros souliers à crampons de fer d’un pouce de hauteur, à cause de la boue qui rendait le chemin glissant. Cette petite chrétienté ne contient que trente communiants ; mais j’y trouvai la plus belle merveille de la nature et le plus grand effort de l’industrie humaine que j’aie rencontrés dans mes longs voyages, c’est un volcan maîtrisé.

« Cet endroit est dans la montagne, au bord d’un petit fleuve ; il contient, comme Ou-tong-kiao, des puits de sel creusés de la même manière, c’est-à-dire avec un éperon ou tête de fer crénelée en couronne, lourde de trois cents livres et plus. Il y a plus de mille de ces puits ou tubes qui contiennent de l’eau salée. En outre, chaque puits contient un air inflammable que l’on conduit par un tube de bambou ; on l’allume avec une bougie, et on l’éteint en soufflant vigoureusement. Quand on veut puiser de l’eau salée, on éteint le tube de feu ; car, sans cela, l’air montant en quantité avec l’eau ferait l’explosion d’une mine. Dans une vallée se trouvent quatre puits, qui donnent du feu en une quantité vraiment effroyable, et point d’eau ; c’est là, sans doute, le centre du volcan. Ces puits, dans le principe, ont donné de l’eau salée ; l’eau ayant tari, on creusa, il y a une douzaine d’années, jusqu’à trois mille pieds et plus de profondeur, pour trouver de l’eau en abondance. Ce fut en vain ; mais il sortit soudain une énorme colonne d’air qui s’exhala en grosses particules noirâtres. Je l’ai vu de mes yeux ; cela ne ressemble pas à la fumée, mais bien à la vapeur d’une fournaise ardente. Cet air s’échappe avec un bruissement et un ronflement affreux qu’on entend de fort loin. Il respire et pousse continuellement, et il n’aspire jamais ; c’est ce qui m’a fait juger que c’est un volcan qui a son aspiration dans quelque lac, peut-être même dans le grand lac du Hou-kouang, à deux cents lieues de distance. Il y a bien, sur une montagne éloignée d’une lieue, un petit lac d’environ une demi-lieue de circuit, excessivement profond ; mais je ne puis croire qu’il suffise pour alimenter le volcan. Ce petit lac n’a aucune communication avec le fleuve et ne se fournit que d’eau de pluie.

« L’orifice des puits est surmonté d’une caisse de pierre de taille, qui a six ou sept pieds de hauteur, de crainte que, par inadvertance ou par malice, quelqu’un ne mette le feu à l’embouchure des puits. Ce malheur est arrivé en août dernier. Ce puits est au milieu d’une vaste cour, et au centre de grands et longs hangars, où se trouvent les chaudières qui cuisent le sel ; dès que le feu fut à la surface du puits, il se fit une explosion affreuse et un assez fort tremblement de terre. A l’instant même, toute la surface de la cour fut en feu. La flamme, qui avait environ deux pieds de hauteur, voltigeait sur la superficie du terrain sans rien brûler. Quatre hommes se dévouent, et portent une énorme pierre sur l’orifice du puits ; aussitôt elle vole en l’air ; trois hommes furent brûlés, le quatrième échappa au danger ; ni l’eau ni la boue ne purent éteindre le feu. Enfin, après quinze jours de travaux opiniâtres, on porta de l’eau en quantité sur la montagne voisine, on y forma un lac et on lâcha l’eau tout à coup ; elle vint en quantité, avec beaucoup d’air, et éteignit le feu. Ce fut une dépense d’environ trente mille francs, somme considérable en Chine.

« A un pied sous terre, sur les quatre faces du puits, sont entés quatre énormes tubes de bambou qui conduisent l’air sous les chaudières. Un seul puits fait cuire plus de trois cents chaudières ; chaque chaudière a un tube de bambou, ou conducteur du feu ; sur la tête du tube de bambou est un tube de terre glaise, haut de six pouces, ayant au centre un trou d’un pouce de diamètre ; cette terre empêche le feu de brûler le bambou ; d’autres bambous, mis en dehors, éclairent les rues et les grands hangars. On ne peut employer tout le feu ; l’excédant est conduit par un tube hors de l’enceinte de la saline, et y forme trois cheminées, ou énormes gerbes de feu, flottant et voltigeant à deux pieds de hauteur au-dessus de la cheminée. La surface du terrain de la cour est extrêmement chaude, et brûle sous les pieds ; en janvier même tous les ouvriers sont à demi nus, n’ayant qu’un petit caleçon pour se couvrir. J’ai eu, comme tous les voyageurs, la curiosité d’allumer ma longue pipe au feu du volcan ; ce feu est extrêmement actif. Les chaudières de fonte ont jusqu’à quatre ou cinq pouces d’épaisseur ; elles sont calcinées et hors d’usage au bout de quelques mois. Les porteurs d’eau salée et des aqueducs en tubes de bambou fournissent l’eau ; elle est reçue dans une énorme citerne, et un chapelet hydraulique, agité jour et nuit par quatre hommes, fait monter l’eau dans un réservoir supérieur, d’où elle est conduite par des tubes et alimente des chaudières.

« L’eau, évaporée en vingt-quatre heures, forme un pâté de sel de six pouces d’épaisseur, pesant environ trois cents livres ; il est dur comme de la pierre. Ce sel est plus blanc que celui de Ou-tong-kiao, et prend « moins au gosier ; sans doute que le charbon qu’on emploie à Ou-tong-kiao, ou même la différence de l’eau salée, produit ces variantes. L’eau de Tse-liou-tsing est bien moins saumâtre qu’à Ou-tong-kiao ; celle-ci produit jusqu’à trois onces et même quatre onces de sel par livre ; mais à Ou-tong-kiao le charbon est cher, au lieu qu’à Tse-liou-tsing le feu ne coûte rien ; d’ailleurs ces deux pays vendent leur sel dans des villes différentes, et des douaniers empêchent de troubler cet accord approuvé par le gouvernement.

« J’oubliais de vous dire que ce feu ne produit presque pas de fumée, mais une vapeur très-forte de bitume, que je sentis à deux lieues loin du pays ; la flamme est rougeâtre comme celle du charbon ; elle n’est pas attachée et enracinée à l’orifice du tube, comme le serait celle d’une lampe ; mais elle voltige environ à deux pouces de l’orifice, et elle s’élève d’environ deux pieds. Dans l’hiver, les pauvres, pour se chauffer, creusent en rond le sable à environ un pied de profondeur ; une dizaine de malheureux s’asseyent autour ; avec une poignée de paille ils enflamment ces creux, et ils se chauffent de cette manière aussi longtemps que bon leur semble ; ensuite ils comblent ce creux avec le sable, et le feu est éteint. »

D’après cette relation, on peut se faire une certaine idée du caractère de l’industrie des Chinois ; les sciences physiques sont encore, chez eux, à l’état élémentaire ; ils ne les cultivent que dans un but d’application immédiate ; mais ils suppléent par une patience prodigieuse à ce qui leur manque en perfectionnement et en véritable progrès ; Ce qu’ils ont surtout de remarquable, c’est l’extrême simplicité de leurs moyens et de leurs procédés ; avec les ressources les plus bornées ils obtiennent des résultats qui nécessiteraient ailleurs de savantes combinaisons. La tournure de leur esprit tend toujours à la simplification ; tout l’attirail des sciences physiques ne servirait qu’à les embarrasser, et ils réussiraient peut-être moins bien ; avec leur sagacité et de la persévérance ils sont capables de venir à bout des choses les plus difficiles ; le temps pour point d’appui et la patience pour levier, voilà les deux grands principes de leur physique.

Malgré cela, il est incontestable qu’on trouve chez les Chinois un certain fonds scientifique, qui remonte à la plus haute antiquité ; il se transmet de génération en génération, existant dans quelques familles en état de secret, ou disséminé dans des livres de recettes ; avec ces données, fort simples, on obtient machinalement, et par tradition, des résultats qui, chez nous, sont amenés par la science et l’étude. Ainsi les Chinois savent exploiter les mines, combiner les métaux et les travailler de toute façon ; ils coulent des cloches et des statues en bronze et en fonte de dimensions colossales ; ils fabriquent en porcelaine des vases grandioses ; ils élèvent des tours, construisent, sur les grandes rivières, des ponts magnifiques et d’une solidité remarquable ; ils ont creusé un beau canal qui va d’un bout de l’empire à l’autre. A deux époques différentes, ils ont entrepris des travaux gigantesques, et d’une extrême difficulté, pour changer complétement le lit du fleuve Jaune ; ils savent enfin obtenir toutes les couleurs et les combiner d’une manière merveilleuse. Nous pourrions passer en revue tous les produits des arts et de l’industrie, et, à la vue de ces résultats, qui souvent ne manquent pas de mérite, on serait bien forcé de convenir qu’il y a en Chine, comme ailleurs, des physiciens, des chimistes et des mathématiciens.

Leurs notions, il est vrai, ne sont pas formulées en principes et arrangées en systèmes ; ainsi les Chinois ne sauront pas nous dire d’après quelles lois ils obtiennent certaines combinaisons chimiques ; ils se contentent de nous montrer une vieille recette basée sur l’expérience, et cela leur suffit pour atteindre leur but. Leurs mineurs ne pourraient pas, assurément, expliquer d’une manière satisfaisante pourquoi la composition de bois et de résine dont ils se servent pour s’éclairer n’enflamme pas le gaz des mines et ne produit pas d’explosion ; cependant leur méthode se rapproche du principe qui a guidé Davy pour inventer sa fameuse lampe de sûreté.

Quoiqu’il soit vrai de dire qu’on peut obtenir des résultats très-scientifiques sans être savant, il faut néanmoins convenir que les nombreuses connaissances dont les Chinois sont en possession demeurant ainsi éparpillées, il leur sera très-difficile de faire des progrès, et de se maintenir même où ils sont parvenus. Leur décadence a déjà commencé sur plusieurs points depuis un assez grand nombre d’années, et ils conviennent eux-mêmes qu’ils seraient aujourd’hui incapables d’obtenir les produits qui leur étaient si faciles dans les temps passés. Les sciences naturelles n’entrent absolument pour rien dans leur système d’enseignement, et les connaissances qui leur viennent de la longue expérience des siècles n’ayant, le plus souvent, pour gardiens que des ouvriers ignorants, on comprend que bien des notions utiles et intéressantes doivent nécessairement se perdre. Un contact plus intime avec l’Europe sera seul capable de conserver une foule de germes précieux qui menacent de périr, et qui pourront se développer un jour sous l’influence de la science moderne.

Le Sse-tchouen, la plus remarquable, à notre avis, des dix-huit provinces de la Chine, est aussi celle où le christianisme est le plus florissant ; elle compte à peu près cent mille chrétiens, en général assez zélés, et remplissant fidèlement leurs devoirs ; aussi leur nombre augmente-t-il d’une manière sensible d’année en année. La prospérité de cette mission vient de ce qu’elle n’a jamais été entièrement abandonnée comme beaucoup d’autres. A l’époque même de nos plus grands désastres révolutionnaires, pendant que la France, sans culte et sans prêtres, ne pouvait guère se préoccuper des intérêts religieux de la Chine, les chrétiens du Sse-tchouen ont toujours eu le bonheur d’avoir au milieu d’eux quelques apôtres pleins de zèle et de ferveur, veillant avec soin sur les précieuses étincelles de la foi, en attendant que des temps meilleurs permissent à de nouveaux missionnaires de venir ranimer dans ces contrées le feu sacré de la religion. La province du Sse-tchouen est confiée à la sollicitude de la société des Missions étrangères, qui recueille maintenant les fruits de sa persévérance et de son zèle.

La chrétienté du Sse-tchouen, outre qu’elle est la plus nombreuse, présente encore une physionomie particulière. Partout ailleurs[3] les néophytes se recrutent, en grande partie, dans les villes et dans les campagnes, parmi les classes les plus indigentes. Il n’en est pas tout à fait ainsi dans le Sse-tchouen ; quoique la propagation de la foi n’atteigne pas encore les sommités sociales, le plus grand nombre des chrétiens se trouve dans les rangs intermédiaires. Il est évident qu’aux yeux de la foi le pauvre vaut au moins autant que le riche ; car il ne faut pas oublier que les bergers sont venus avant les rois adorer dans sa crèche le Sauveur des hommes. Cependant un grand nombre de Chinois ayant la simplicité de croire qu’on donne une certaine somme aux catéchumènes le jour de leur baptême, et qu’ils se font chrétiens par intérêt, il est avantageux peut-être, pour faire tomber ce préjugé, de voir le christianisme professé par les classes un peu aisées et qui ne sont pas forcées de vivre d’aumônes. Il est, d’ailleurs, bon que les missions puissent se suffire à elles-mêmes, fonder des écoles gratuites pour les enfants des deux sexes, construire des chapelles et supporter les frais de leur entretien.

Quelquefois, on doit en convenir, ces conditions d’aisance et de prospérité ne laissent pas d’être nuisibles à la mission, en excitant la cupidité des mandarins, qui laissent volontiers les pauvres en repos, mais qui font toujours une surveillance active autour des maisons où ils soupçonnent qu’il y a quelque chose à prendre. Cependant une chrétienté dans l’aisance, quoique réellement exposée à ces dangers, a, d’autre part, des avantages qui les compensent. Les familles peuvent, en réunissant leurs forces, obtenir une certaine influence, intimider les satellites, et contraindre les mandarins à les ménager ; car, en Chine, pour être redouté, il suffit de savoir prendre une attitude un peu redoutable. En traversant la province du Sse-tchouen, nous avons remarqué que les chrétiens paraissaient jouir d’une plus grande liberté qu’ailleurs ; du moins ils semblaient faire des efforts pour revendiquer celle qui leur avait été promise. Ils osaient se réunir et dire en public qu’ils étaient chrétiens. Un jour nous en vîmes passer un grand nombre qui, revêtus de leurs habits du dimanche, s’en allaient, processionnellement et bannière en tête, célébrer une fête dans un village voisin ; ce fut maître Ting lui-même qui nous les fit remarquer. Nous sommes persuadé que, si tous les chrétiens de la Chine avaient la même valeur que ceux du Sse-tchouen, il ne serait peut-être pas si aisé de les persécuter.


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  1. Probablement de l’huile de pétrole.
  2. C’est sans doute ce que les chimistes appellent hydrogène carboné ou carbure d’hydrogène.
  3. On doit excepter la province du Kian-gnan.