L’Empire chinois/Volume 1 - Chapitre III

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Gaume (Tome Ip. 87-144).
Volume I


CHAPITRE III


Tching-tou-fou, capitale de la province du Sse-tchouen. — Nombreuses visites de mandarins. — Principe constitutif du gouvernement chinois. — L’empereur. — Bizarre organisation de la noblesse chinoise. — Administration centrale de Péking. — Les six cours souveraines. — Académie impériale. — Moniteur de Péking. — Gazette de province. — Administration des provinces. — Rapacité des mandarins. — Vénalité de la justice. — Famille du juge de paix. — Ses deux fils. — Le maître d’école. — Instruction primaire très-répandue en Chine. — Urbanité chinoise. — Système d’enseignement — Livre élémentaire. — Les quatre livres classiques. — Les cinq livres sacrés. — Organisation du départ. — Dernière visite au vice-roi.


Tching-tou-fou, capitale de la province du Ssetchouen, est une des plus belles villes de l’empire chinois. Elle est située au milieu d’une plaine d’une admirable fécondité, arrosée par de belles eaux et bornée à l’horizon par des collines aux formes variées et gracieuses. Ses principales rues sont assez larges, pavées en entier avec de grandes dalles, et d’une telle propreté, qu’on serait tenté de se demander en les parcourant, s’il est bien vrai qu’on est dans une ville chinoise. Les magasins, avec leurs longues et brillantes enseignes, l’ordre exquis qui règne dans l’arrangement des marchandises qu’on y étale, le grand nombre et la beauté des tribunaux, des pagodes et des établissements de la classe des lettrés, tout contribue à faire de Tching-tou-fou une ville en quelque sorte exceptionnelle ; c’est du moins l’impression qui nous est restée, même après avoir visité, dans la suite, les cités les plus renommées des autres provinces.

Notre commensal le juge de paix nous dit que la capitale du Sse-tchouen était une ville toute moderne, l’ancienne ayant été complétement réduite en cendres par un effroyable incendie. Il nous raconta, à ce sujet, une anecdote ou plutôt une fable que nous rapporterons volontiers parce qu’elle est tout à fait dans le goût chinois : Quelques mois avant la destruction de l’ancienne ville, on vit apparaître un bonze qui parcourait les rues en agitant une clochette et s’arrêtant de temps en temps pour crier au peuple : « I-ko-jen, leang-ko-yen-tsin, » c’est-à-dire : Un homme et deux yeux. D’abord on ne fit pas grande attention à cette bizarrerie, un homme et deux yeux, cela paraissait assez naturel ; une vérité de ce genre ne méritait certainement pas d’être proclamée si solennellement et avec tant de persistance. Comme le bonze ne discontinuait pas de répéter sa formule du matin au soir, on désira savoir dans quel but il ne cessait de parcourir les rues en redisant toujours les mêmes paroles ; à toutes les questions qu’on lui adressait, il répondait invariablement : « Un homme et deux yeux. » Les magistrats s’en mêlèrent ; mais ils ne furent pas plus avancés. On fit des perquisitions, et il fut impossible de découvrir d’où ce bonze était sorti : personne ne l’avait jamais connu ; on ne le voyait ni boire ni manger ; il employait toute la journée à parcourir la ville, très-gravement, les yeux baissés, agitant sa clochette et criant sans cesse au public : « Un homme et deux yeux. » Le soir, il disparaissait sans qu’on pût jamais découvrir où il allait passer la nuit. Cela dura à peu près pendant deux mois, et personne ne fit plus attention à ce bonze, qui n’était, aux yeux de tout le monde, qu’un fou ou un grand original. Un jour on s’aperçut qu’il n’avait pas paru, et, vers midi, le feu se déclara tout d’un coup sur plusieurs points de la ville à la fois, et avec une telle violence, que tous les habitants n’eurent le temps que d’emporter ce qu’ils avaient de plus précieux et de se sauver en toute hâte dans les champs. Avant la fin de la journée la ville tout entière n’était qu’un immense amas de cendres et de ruines fumantes. Tout le monde se souvint alors des paroles du bonze, qui étaient, en réalité, une prédiction énigmatique de cette effroyable catastrophe. Il serait impossible de comprendre cette espèce de rébus sans avoir une idée de la configuration des deux caractères chinois qui en donnent la clef. Le caractère suivant, , signifie homme. En y ajoutant deux points ou deux yeux, on obtient un autre caractère, , qui veut dire feu. Ainsi, en criant : Un homme et deux yeux, le bonze entendait annoncer le feu qui réduisit la capitale en cendres. Le juge de paix, qui nous raconta fort sérieusement cette anecdote, ne sut y trouver aucune explication ; nous nous garderons donc bien de vouloir nous-même y en chercher. La ville fut rebâtie à neuf, et voilà pourquoi, ajouta le juge de paix, vous la trouvez si belle et si régulière.

Les habitants de Tching-tou-fou sont parfaitement à la hauteur de la célébrité de leur ville. La classe supérieure, qui est très-nombreuse, se fait remarquer par une grande élégance dans les manières et dans les vêtements. La classe moyenne rivalise avec la première de politesse et de courtoisie, et paraît vivre dans l’aisance. Les pauvres sont, sans contredit, très-nombreux à Tching-tou, comme en Chine, dans tous les grands centres de population ; mais on peut dire que les habitants de cette ville paraissent, en général, jouir de plus de bien-être qu’on n’en remarque partout ailleurs.

L’accueil si bienveillant que nous avions reçu du vice-roi nous fit un grand nombre d’amis, et nous mit en relation avec les personnages les plus haut placés et les plus distingués de la ville, avec les grands fonctionnaires civils et militaires, les premiers magistrats des tribunaux et les chefs de la corporation des lettrés. Au temps où nous vivions au milieu de nos chrétientés, nous étions forcés, par notre position, de nous tenir à une distance plus que respectueuse des mandarins et de leur dangereux entourage. Notre sécurité, et celle surtout de nos néophytes, nous en faisait une stricte obligation. Comme les autres missionnaires, nous n’avions guère de rapport qu’avec les habitants des campagnes et les artisans des villes. Il nous était donc difficile de connaître la nation chinoise dans son ensemble. Les mœurs et les habitudes des hommes du peuple, leurs moyens d’existence et les liens qui les unissent entre eux, tout cela nous était assez familier ; mais nous n’avions pas une idée exacte des classes supérieures, de cet élément aristocratique qui existe toujours parmi les hommes et qui donne l’impulsion, le mouvement, la vie, à tout le corps social. Nous apercevions des effets ans en connaître les causes. Les relations nombreuses que nous eûmes avec les mandarins et les lettrés durant notre séjour à Tching-tou, nous permirent de prendre une foule de renseignements utiles, et d’étudier de près l’organisation, le mécanisme, ou, pour mieux dire, ce qui constitue la vitalité et la force d’une nation. Pour connaître l’homme tout entier, il ne suffit pas de remarquer les mouvements, de disséquer les membres et les organes, il faut surtout étudier et approfondir son âme, qui est le principe de la vie et le mobile de toutes les actions.

Depuis le treizième siècle, où les premières notions sur la Chine furent apportées en Europe par le célèbre Vénitien Marco-Polo, jusqu’à nos jours, tout le monde s’est accordé à regarder les Chinois comme un peuple très-curieux et fort singulier, un peuple à part dans le monde. Si on excepte cette première notion, généralement admise, on ne trouve guère, dans les écrits concernant les Chinois, que des idées contradictoires. Les uns sont en perpétuelle admiration devant eux, et les autres ne cessent de les couvrir de mépris et de ridicule. Voltaire a tracé avec amour et prédilection un tableau ravissant de la Chine, avec ses mœurs patriarcales, son gouvernement paternel, ses institutions basées sur la piété filiale, et sa sage administration, toujours confiée aux hommes les plus savants et les plus vertueux. Montesquieu, au contraire, nous a peint des couleurs les plus sombres cette race misérable et abjecte, toujours courbée sous un despotisme abrutissant, et se mouvant comme un vil troupeau au gré de son empereur. Ces deux portraits dessinés par les auteurs de l’Esprit des lois et de l’Essai sur les mœurs, ne ressemblent nullement aux Chinois ; il y a de part et d’autre exagération, et nous pensons que, pour être dans le vrai, il faut se tenir entre ces deux opinions.

En Chine, il y a, comme partout, un mélange de biens et de maux, de vices et de vertus, qui prêtent également à la satire et au panégyrique, selon qu’on se plaît à considérer les uns ou les autres. Il est facile de trouver chez un peuple tout ce qu’on souhaite y voir, surtout quand on a une opinion déjà conçue à l’avance, avec le parti pris de la conserver intacte. Ainsi Voltaire rêvait un peuple dont les annales fussent en contradiction avec les traditions bibliques, un peuple antireligieux, rationaliste, et pourtant coulant heureusement ses jours au milieu de la paix et de la prospérité. Il crut avoir rencontré en Chine ce peuple modèle, et ne manqua pas de le recommander à l’admiration de l’Europe. Montesquieu, de son côté, exposait son système sur le gouvernement despotique, et avait, coûte que coûte, besoin d’exemples pour le confirmer. Il prit les Chinois et nous les montra toujours tremblants sous la verge de fer d’un tyran, et parqués dans une législation impitoyable. Nous allons entrer dans quelques détails sur les institutions de la Chine et sur le mécanisme de son gouvernement, qui, assurément, ne mérite ni toutes les colères dont on poursuit son despotisme, ni les éloges pompeux qu’on donne à sa sagesse antique et patriarcale. En développant le système gouvernemental des Chinois, nous aurons à remarquer que la pratique vient souvent contredire la théorie, et qu’on ne voit pas toujours l’application des belles lois qui se trouvent dans les livres.

L’idée de famille, voilà le grand principe qui sert de base à la société chinoise. La piété filiale, objet invariable des dissertations des moralistes et des philosophes, sans cesse recommandée par les proclamations des empereurs et les allocutions des mandarins, est devenue la vertu fondamentale d’où découlent toutes les autres. Ce sentiment, qu’on prend soin d’exalter par tous les moyens, jusqu’au point d’en faire, pour ainsi dire, une passion, se mêle à toutes les actions de la vie, revêt toutes les formes, et sert de pivot à la morale publique. Tout attentat, tout délit contre l’autorité, les lois, la propriété et la vie des individus, est considéré comme un crime de lèse-paternité. Les actes de vertu, au contraire, le dévouement, la compassion envers les malheureux, la probité commerciale, le courage même dans les combats, tout est rapporté à la piété filiale ; être bon ou mauvais citoyen, c’est être bon ou mauvais fils.

L’empereur est la personnification de ce grand principe qui domine et pénètre plus ou moins profondément les diverses couches de cette immense agglomération de trois cents millions d’individus. Dans la langue chinoise on le nomme Hoang-ti, Auguste Souverain, ou Hoang-chan, Auguste Elévation ; mais son nom par excellence est Tien-dze, Fils du Ciel. Selon les idées de Confucius et de ses disciples, c’est le ciel qui dirige et règle les grands mouvements et les révolutions de l’empire, c’est sa volonté qui renverse les dynasties et en substitue de nouvelles. Le ciel est le véritable et seul maître de l’empire ; il choisit qui il lui plaît pour son représentant, et lui communique son autorité absolue sur les peuples. La souveraineté est un mandat céleste, une mission sainte confiée à un individu dans l’intérêt de la communauté, et qui lui est retirée par le ciel aussitôt qu’il se montre oublieux de son devoir et indigne de son mandat. Il suit de ce fatalisme politique qu’aux époques de révolution les luttes sont terribles jusqu’à ce que de grands succès et une supériorité bien marquée soient devenus, pour les sujets, comme un signe de la volonté céleste : alors les peuples se rallient facilement au nouveau pouvoir et lui sont soumis longtemps sans arrière-pensée. Le ciel avait un représentant, un fils adoptif, il l’a abandonné et lui a retiré ses pouvoirs ; il s’en est choisi un autre et il veut qu’on lui obéisse : voilà tout le système[1].

L’Empereur, Fils du Ciel, et par conséquent père et mère de l’empire, selon l’expression chinoise, a droit au respect, à la vénération, au culte même de tous ses enfants. Son autorité est absolue ; c’est lui qui fait la loi ou l’abolit, qui accorde les privilèges aux mandarins ou qui les dégrade ; à lui seul appartient le droit de vie et de mort ; nul pouvoir administratif et judiciaire qui n’émane de lui ; toutes les forces et tous les revenus de l’empire sont à sa disposition ; en un mot, l’État c’est l’empereur. Mais son omnipotence va encore plus loin, car ce pouvoir, si énorme et si étendu, il peut le transmettre à qui il lui plaît et choisir son successeur parmi ses propres enfants, sans qu’aucune loi d’hérédité vienne le gêner dans son choix.

Le pouvoir, en Chine, est donc absolu en tout point ; mais il n’est pas pour cela despotique, comme on est assez porté à le croire ; ce n’est autre chose qu’un fort et vaste système de centralisation. L’empereur est comme un chef au milieu d’une immense famille ; l’autorité absolue qui lui appartient, et il ne l’absorbe pas, il la délègue à ses ministres, qui transmettent leurs pouvoirs aux officiers de leur gouvernement administratif. Les subdivisions s’étendent ensuite graduellement jusqu’à des groupes de familles et d’individus dont les pères sont les chefs naturels et qui sont tous solidaires les uns des autres.

On comprend que cette puissance absolue ainsi fractionnée n’offre plus les mêmes dangers ; d’ailleurs, les mœurs publiques sont toujours là pour arrêter les écarts de l’empereur, qui n’oserait, sans exciter l’indignation générale, violer ouvertement les droits de ses sujets. Il a, en outre, près de lui un conseil privé et un conseil général dont les membres ont le droit de lui adresser des avis, et même des représentations sur tous les objets d’utilité publique et particulière. On peut lire dans les annales de la Chine que souvent les censeurs s’acquittent de leur charge avec une liberté et une vigueur dignes de grands éloges. Enfin, ces potentats, objets de tant d’hommages pendant leur vie, sont soumis, après leur mort, comme on le raconte des anciens rois de l’Égypte, à un jugement dont le résultat est attaché à leur nom et passe à la postérité ; ils ne sont désignés dans l’histoire que par un nom posthume qui, étant une appréciation de leur règne, exprime un éloge ou une satire.

Le plus grand contre-poids à la puissance impériale existe dans la corporation des lettrés, institution antique qu’on a su fonder sur une base solide, et dont l’origine remonte au moins au onzième siècle avant notre ère. On peut dire que l’administration de l’État reçoit toute influence réelle et directe de cette espèce d’oligarchie littéraire. L’empereur ne peut choisir ses agents civils que parmi les lettrés, et en se conformant aux classifications établies par les concours. Tout Chinois est apte à se présenter pour l’examen du troisième grade littéraire ; ceux qui l’obtiennent peuvent concourir pour le deuxième, qui ouvre l’entrée dans la carrière administrative. Enfin, pour arriver aux emplois supérieurs, il faut obtenir au premier concours le premier degré. Organiser le gouvernement d’un grand empire avec des gens de lettres, c’est, sans contredit, une magnifique chose ; on peut la proposer comme un sujet d’admiration, mais non pas, peut-être, comme un modèle à suivre dans tous les pays.

L’empereur est reconnu, par la loi, propriétaire de tout le sol de l’empire ; mais c’est une pure théorie, qui n’a pas empêché la propriété immobilière de se constituer aussi solidement qu’en Europe. Le gouvernement ne possède, en réalité, qu’un droit semblable à celui d’expropriation en cas de non-payement de l’impôt ou de confiscation pour punir les crimes d’État. Les villages, solidaires envers le fisc de l’acquittement des charges publiques, ont à leur tête une sorte de maire nommé sian-yo, choisi par la voie du suffrage universel. L’organisation de la commune n’a été, peut-être, nulle part aussi parfaite qu’en Chine. Ces chefs sont élus librement par leurs concitoyens, sans que les mandarins présentent de candidats ou cherchent à influencer les votes. Tout le monde est électeur et éligible ; mais ordinairement on choisit un homme avancé en âge, et qui, par son caractère et sa fortune, occupe un des premiers rangs dans le village. Nous avons connu plusieurs de ces maires chinois, et nous pouvons affirmer que, en général, ils se montraient dignes des suffrages dont ils avaient été honorés par leurs concitoyens ; le temps pour lequel ils sont élus varie d’après les localités. Ils sont chargés de la police, et servent d’intermédiaire entre les mandarins et le peuple dans les affaires qui sont au-dessus de leur compétence. Nous aurons occasion de revenir sur cette salutaire institution, qui s’accorde assez mal avec les idées qu’on se fait de ce dur despotisme qui écrase les populations chinoises.

La corporation des lettrés, recrutée, chaque année, par la voie des examens, constitue une classe privilégiée, la seule noblesse reconnue en Chine, et qu’on peut considérer comme la force et le nerf de l’empire. Les titres héréditaires n’existent que pour les membres de la famille impériale et pour les descendants de Confucius, qui sont encore très-nombreux dans la province de Chan-tong. Aux titres héréditaires dont jouissent les parents de l’empereur sont attachées certaines prérogatives : une modique pension, le droit de porter une ceinture rouge ou jaune, de mettre une plume de paon à leur bonnet et d’avoir six ou huit ou douze porteurs à leurs palanquins. Ils ne peuvent, non plus que les simples citoyens, prétendre aux charges publiques qu’après avoir obtenu leurs grades en littérature à Péking, et à Moukden, capitale de la Mantchourie. Nous avons vu un grand nombre de ces nobles tartares, coulant leurs jours dans la misère et la paresse, vivotant de leur petite pension, et n’ayant qu’une ceinture jaune ou rouge pour preuve de leur illustre origine. Un tribunal particulier est chargé de les gouverner et de veiller sur leur conduite.

Les premiers mandarins civils et militaires qui se sont distingués dans l’administration ou dans la guerre reçoivent des titres tels que koung, heou, phy, tze et nan, qui peuvent correspondre à ceux de duc, marquis, comte, baron et chevalier. Ces titres ou grades ne sont pas héréditaires et ne donnent aucun droit aux fils des individus récompensés ; mais, ce qui paraît fort peu en harmonie avec nos idées, ils peuvent être reportés sur les ancêtres. Cette coutume a été introduite en vue des cérémonies funèbres et des titres que tous les Chinois doivent adresser à leurs parents défunts. Un officier, élevé en grade par l’empereur, ne pourrait accomplir un rite funèbre d’une manière convenable, si les ancêtres n’étaient par décorés d’un titre correspondant. Supposer que le fils est plus qualifié que le père, ce serait bouleverser la hiérarchie et porter une grave atteinte au principe fondamental de l’empire. Une noblesse, non-seulement viagère, mais remontant aux ancêtres et ne pouvant pas être transmise aux descendants, étonne par sa bizarrerie, et il faut être Chinois, dit-on, pour avoir pu trouver une pareille chose. Cependant il serait peut-être intéressant d’examiner si, en réalité, il n’y a pas plus d’avantages et moins d’inconvénients à faire rejaillir l’illustration d’un individu sur le père que sur les enfants. Tous les officiers ou employés civils et militaires de l’empire chinois sont divisés en neuf ordres (khiou-ping) distingués les uns des autres par des globules[2] parde la grosseur d’un œuf de pigeon, et qui se vissent au-dessus du chapeau officiel. Ce globule distinctif est, pour le premier ordre, en corail rouge uni ; pour le second, en corail rouge ciselé ; pour le troisième, en pierre bleu clair ou transparent ; pour le quatrième, en pierre bleu mat ou foncé ; pour le cinquième, en cristal ; pour le sixième, en jade ou pierre de couleur blanc opaque ; pour le septième, le huitième et le neuvième, en cuivre doré et ouvragé. Chaque ordre est subdivisé en deux séries : l’une active et officielle, l’autre surnuméraire, mais sans modification dans les globules. Tous les employés civils et militaires compris dans ces neuf classes sont désignés par la qualification générique de kouang-fou. Le nom de mandarin est inconnu des Chinois ; il a été inventé par les premiers Européens qui ont abordé en Chine, et dérive probablement du mot portugais mandar, ordonner, commander, dont on a fait mandarin.

L’administration du Céleste Empire est divisée en trois parties[3] : l’administration supérieure de l’empire, l’administration locale de Péking, l’administration des provinces et des colonies. Le gouvernement entier est sous la direction de deux conseils attachés à la personne de l’empereur, le Neï-ko et le Kiun-ke-tchou. Le premier est chargé de la préparation des idées et de l’expédition des affaires courantes ; son devoir est, suivant le livre officiel, « de mettre en ordre et de manifester les pensées et les desseins de la volonté impériale, de régler la forme des ordonnances administratives. »

C’est, en quelque sorte, le secrétariat impérial. Le second conseil, nommé Kiun-ke-tchou, délibère avec l’empereur sur les affaires politiques ; il se compose de membres du Neï-ko, des présidents et vice-présidents des cours supérieures. L’empereur préside les séances, qui ont lieu ordinairement de grand matin.

Au-dessous de ces deux conseils généraux sont les six cours souveraines, Liou-pou, qui correspondent à nos ministères, et embrassent toutes les affaires civiles et militaires relatives aux dix-huit provinces de la Chine. A la tête de chacune d’elles sont placés deux présidents, l’un Chinois, l’autre Tartare, et quatre vice-présidents, dont deux sont Chinois et deux Tartares. Chaque cour a des bureaux spéciaux pour la répartition des affaires de son département, et un grand nombre de divisions et sous-divisions particulières.

1° La première cour souveraine, nommée cour des emplois civils (Li-pou), a pour attribution la présentation des officiers civils à la nomination de l’empereur, et la distribution des emplois civils et littéraires dans tout l’empire ; elle a quatre divisions, qui règlent l’ordre des promotions et mutations, tiennent des notes sur la conduite des officiers, déterminent leurs appointements et leurs congés en temps de deuil, et distribuent les diplômes des rangs posthumes accordés aux ancêtres des officiers admis dans les rangs de la noblesse.

2° La seconde cour, dite des revenus publics (Houpou), s’occupe des recouvrements de droits et impôts, de la distribution des appointements et pensions, de la recette et dépense des grains et de l’argent, et de leur transport par terre et par eau. Elle est chargée de la division du territoire en provinces, départements, arrondissements, cantons. Elle opère le recensement du peuple, conserve le cadastre des terres, répartit les taxes et contingents militaires. Cette cour financière comprend quatorze divisions, qui correspondent à peu près à l’ancienne division de la Chine en quatorze provinces intérieures ; en outre, elle a dans sa dépendance le tribunal d’appel civil pour juger les contestations sur la propriété et les successions, l’hôtel des monnaies, soieries et articles de teinture, un bureau chargé de l’approvisionnement de grains pour la capitale. C’est encore cette cour souveraine qui règle les distributions de grains et de riz, et les secours gratuits par lesquels on vient en aide à la misère du peuple dans les temps de famine et de disette. Enfin elle a, parmi ses attributions, celle de présenter à l’empereur la liste annuelle des jeunes filles mantchoues qui peuvent aspirer à faire partie de son harem. C’est un des officiers du Hou-pou qui préside tous les ans à cette fête si célèbre de l’agriculture, où l’on voit l’empereur mettre la main à la charrue, tracer des sillons et ensemencer un champ de blé.

3° La cour souveraine des rites (Ly-pou) est chargée des cérémonies et solennités publiques, dont les détails minutieux sont si importants aux yeux des Chinois. Elle a quatre divisions, qui s’occupent du cérémonial ordinaire et extraordinaire à la cour, des rites des sacrifices adressés aux âmes des anciens souverains et des hommes illustres, du règlement des fêtes publiques, de la forme des habits et des coiffures pour les employés du gouvernement. Cette cour surveille les écoles et les académies publiques, les examens littéraires, le nombre, le choix et les priviléges des lettrés des diverses classes. La diplomatie extérieure est aussi de son ressort. Elle prescrit les formes à observer dans les rapports avec les princes tributaires et les monarques étrangers ; elle détermine tout ce qui peut avoir rapport aux ambassades ; enfin c’est d’elle que dépend la direction générale de la musique, qui, en théorie, peut être très-belle, mais dont l’exécution n’est pas toujours magnifique.

4° La cour souveraine de la guerre (Ping-pou) a aussi quatre divisions, qui déterminent les promotions et appointements des officiers militaires, enregistrent les notes fournies sur leur conduite, règlent les approvisionnements, punitions et examens militaires pour tous les corps de l’armée. Une de ces divisions est spécialement chargée des soins à donner à la cavalerie, aux chameaux, aux postes, aux relais et aux transports des munitions de toute espèce.

5° La cour des châtiments (Hing-pou) a dans sa dépendance dix-huit divisions correspondant aux dix-huit provinces de l’empire, et chargées des affaires criminelles de chaque province ; un corps d’inspecteurs des pensions ; des chambres législatives qui reçoivent les éditions du code pénal, une caisse des amendes.

6° La cour des travaux publics (Koung-pou) a la direction de tous les travaux faits pour l’État, tels que : constructions des édifices publics, fabrication d’ustensiles, habillements, armes destinées aux troupes et aux officiers publics ; creusement des canaux, exécution des digues, érection des tombeaux de la famille impériale et des monuments en l’honneur des personnages illustres. Elle règle aussi les poids et mesures, et dirige la fabrication de la poudre à canon. Cette cour souveraine a quatre divisions.

L’administration supérieure comprend, en outre, à Péking, l’office des colonies (Ly-fan-yuen), qui a la surveillance des étrangers du dehors ; c’est ainsi qu’on désigne les princes mongols, les lamas du Thibet, les princes mahométans et les chefs des districts voisins de la Perse. Le Ly-fan-yuen, qui surveille les tribus mongoles, règle, autant qu’il le peut, les affaires un peu embrouillées de ces hordes nomades, et s’immisce d’une manière indirecte dans le gouvernement du Thibet et des petits États mahométans du Turkestan. Le Toutcha-yuen, office de censure universelle, placé en dehors de tous les rouages administratifs, les surveille tous. Il exerce son inspection sur les mœurs du peuple et sur la conduite de tous les employés. Les ministres, les princes, l’empereur lui-même, tout le monde doit subir, bon gré mal gré, les remontrances du censeur. Enfin le Tountchin-sse, palais des représentations, qui transmet au conseil privé de l’empereur, Neï-ko, les rapports venus des provinces et les appels des jugements rendus par les magistrats. Ce palais des représentations, auquel se réunissent les membres des six cours souveraines et de l’office de censure universelle, forme une espèce de cour de cassation, pour décider sur les appels en matière criminelle et sur les sentences de mort. Les décisions de ces trois cours réunies doivent être rendues à l’unanimité. Dans le cas contraire, c’est l’empereur qui juge en dernier ressort.

La fameuse académie impériale des Han-lin estcomposée de gradués ès lettres ; elle fournit les orateurs pour les fêtes publiques et les examinateurs dès concours de province ; elle doit encourager les études et favoriser les progrès de toutes les connaissances. Dans son sein, il y a une commission chargée de rédiger les documents officiels, et une autre de revoir les ouvrages tartares et chinois publiés aux frais du gouvernement. Leurs deux présidents habitent avec l’empereur, et surveillent les études et les travaux des académiciens. Le collège des historiographes et le corps des annalistes dépendent de l’académie de Han-lin. Les premiers sont occupés à rédiger l’histoire de tel règne ou de telle époque remarquable. Les annalistes, au nombre de vingt-deux, écrivent, jour par jour, les annales de la dynastie régnante, qui ne peuvent être publiées que lorsqu’une autre lui a succédé. Ils sont appelés à tour de rôle, quatre par quatre, à se tenir auprès de l’empereur et à l’accompagner dans tous ses voyages, pour tenir note de ses actions et de ses paroles.

On peut encore compter parmi les moyens d’administration générale la Gazette officielle de Péking, véritable Moniteur universel, où l’on ne peut rien imprimer qui n’ait été présenté à l’empereur ou qui ne vienne de l’empereur même ; ceux qui en prennent soin n’oseraient y rien changer ou ajouter, sous peine des châtiments les plus sévères. La Gazette de Péking s’imprime tous les jours, en forme de brochure, et contient soixante à soixante et dix pages. L’abonnement revient à peu près à douze francs par an. Rien de plus intéressant que ce recueil, et de plus propre à faire connaître l’empire chinois : c’est un aperçu de toutes les affaires publiques et des principaux événements. Il renferme les mémoriaux et les placets présentés à l’empereur, ses réponses, ses instructions aux mandarins et aux peuples, les fastes judiciaires, avec les condamnations principales et les grâces motivées accordées par l’empereur. On y voit encore un résumé des délibérations des cours souveraines. Les articles principaux et tous les actes officiels sont reproduits par les gazettes officielles des provinces.

Des gazettes ainsi rédigées suffisent, sans contredit, pour tenir les mandarins et le peuple au courant des affaires publiques ; mais elles sont peu faites, il faut en convenir, pour développer et exalter les passions politiques. En temps ordinaire et lorsqu’ils ne sont pas sous l’impression de quelque grand mouvement révolutionnaire, les Chinois sont naturellement peu enclins à se mêler de leur gouvernement ; ils sont, à cet égard, d’une quiétude ravissante. En 1851, à l’époque de la mort de l’empereur Tao-kouang, nous étions en voyage sur la route de Péking. Un jour que nous prenions le thé dans une hôtellerie, en compagnie de quelques bourgeois chinois, nous essayâmes de faire un peu de politique, Nous parlâmes de la mort récente de l’empereur, événement considérable et qui devait intéresser tout le monde. Nous exprimâmes nos inquiétudes au sujet de l’héritier au trône impérial, qu’on ne connaissait pas encore. Qui sait, disions-nous, lequel des trois fils de l’empereur aura été désigné pour lui succéder ? Si c’est l’aîné, suivra-t-il le même système ? conservera-t-il les mêmes ministres ? Si c’est le cadet, il est encore bien jeune ; à la cour, il y a, dit-on, des influences contraires, deux partis opposés ; de quel côté penchera-t-il ? Nous faisions, en un mot, toutes les hypothèses possibles pour stimuler ces bons bourgeois, qui nous écoutaient à peine. Nous revînmes plusieurs fois à la charge pour les décider à émettre une opinion quelconque sur ces questions qui nous paraissaient toutes d’une grande importance. A toutes nos instances, ils se contentaient de branler la tête, d’avaler une rasade de thé, ou de tirer paisiblement de leurs longues pipes quelques bouffées de fumée. Cette indifférence commençait à nous agacer, lorsque l’un de ces braves Chinois se leva, nous posa la main sur l’épaule d’une façon toute paternelle, et nous dit, en souriant avec malice : — Écoute-moi, mon ami, pourquoi troubler ton cœur et fatiguer ta tête par de vaines préoccupations ? écoute-moi, les mandarins sont chargés de s’occuper des affaires de l’État ; ils sont payés pour cela, laissons-les donc gagner leur argent. N’allons pas, nous autres, nous tourmenter de ce qui les regarde ; nous serions bien fous de faire de la politique gratis ! — Voilà qui est conforme à la raison, ajoutèrent les autres ; et en même temps ils nous firent remarquer que le thé se refroidissait et que notre pipe était éteinte.

L’administration locale de Péking comprend plusieurs institutions spéciales, dont les fonctions ont rapport à la cour impériale ou au district de sa résidence : telles sont les directions des sacrifices, des haras et du cérémonial des audiences impériales. L'administration du palais est sous la direction d'un conseil spécial, qui comprend sept divisions, chargées des approvisionnements, appointements et punitions, des réparations du palais, de la perception des revenus des fermes et de la surveillance des troupeaux du domaine privé. Trois grands établissements scientifiques sont attachés à la cour : le collège national, où sont élevés les fils des grands dignitaires ; le collège impérial d’astronomie, chargé des observations astronomiques et astrologiques et de la rédaction du calendrier annuel ; enfin, le grand collège médical. Huit cents gardes du corps sont attachés à la personne de l’empereur, et le service militaire de la capitale est confié aux généraux des Huit-Bannières, corps composé de soldats mantchoux, mongols et chinois, descendants directs des soldats de l’armée qui conquit la Chine de 1643 à 1644. La nombreuse corporation des eunuques employés dans le palais, et qui, sous les dynasties précédentes, a joué un rôle si actif dans les révolutions dont l’empire chinois a été si souvent le théâtre, se trouve aujourd’hui réduite à une inaction complète. Sous la minorité de Khang-hi, second empereur de la dynastie mantchoue, les quatre régents chargés des intérêts de l’État anéantirent l’autorité des eunuques. Leur premier acte fut de porter une loi expresse, qu’on fit graver sur une plaque de fer du poids de mille livres, et qui interdit pour l’avenir aux princes mantchoux la faculté d’élever les eunuques à aucune sorte de charge ou de dignité. Cette loi a été fidèlement observée, et c’est peut-être une des causes principales auxquelles on doit attribuer la paix et la tranquillité dont a joui la Chine pendant si longtemps.

L’administration provinciale est constituée avec autant de vigueur et de régularité que celle de tout l’empire. Chaque province est dirigée par un tsoung-tou, gouverneur général, que les Européens ont coutume de nommer vice-roi, et par un fou-youen, sous-gouverneur. Le tsoung-tou a le contrôle général de toutes les affaires civiles et militaires. Le fou-youen exerce en second une autorité semblable ; mais il est plus spécialement chargé de l’administration civile, qui se divise en cinq départements, savoir : les départements administratif, littéraire, des gabelles, du commissariat et du commerce.

1° Le département administratif est dirigé par deux officiers supérieurs, dont l’un est chargé de l’administration civile proprement dite et l’autre de la justice. Sous l’inspection de ces officiers, qui rendent compte au gouverneur et au sous-gouverneur, chaque province est divisée en préfectures administrées par des officiers civils, dont les fonctions correspondent à celles de nos préfets et sous-préfets. On distingue premièrement les grandes préfectures, nommées fou, qui ont une administration particulière sous l’inspection du gouvernement supérieur de la province ; en second lieu, les préfectures nommées tcheou, dont les fonctionnaires dépendent tantôt de l’administration provinciale et tantôt de l’administration d’une grande préfecture. Enfin on distingue, en troisième lieu, les sous-préfectures, hien, division inférieure d’un fou ou d’un tcheou. Les fou, les tcheou et les hien possèdent chacun au moins un chef-lieu, entouré de murailles et de fortifications, où réside l’autorité. Ce sont les villes de premier, second et troisième ordre, dont il est si souvent parlé dans les relations des missionnaires. Les chefs des préfectures et des sous-préfectures sont chargés de la perception des impôts et de la police.

2° Le département littéraire de chaque province est conduit par un directeur de l’enseignement, qui délègue son autorité aux professeurs en chef résidant dans les chefs-lieux des préfectures et des sous-préfectures. Ceux-ci ont sous leurs ordres des maîtres secondaires répartis dans tous les cantons. Chaque année, le directeur de l’enseignement fait une tournée pour examiner les étudiants et leur conférer le premier degré littéraire. Tous les trois ans, des examinateurs, pris dans l’académie des Han-lin, sont envoyés de Péking pour présider aux examens extraordinaires et conférer le second degré. Enfin, les lettrés déjà gradués doivent se rendre à Péking pour subir les examens du troisième degré.

3° Le département de la gabelle a sous son inspection l’administration des marais salants, puits à sel et étangs salins ainsi que le transport du sel.

4° Le département du commissariat est préposé à la conservation des grains, qui forment la majeure partie des impôts, et chargé d’en effectuer le transport à la capitale.

5" Enfin, le département du commerce doit veiller à la perception des droits dans les ports de mer et sur les rivières navigables. L’entretien des digues du fleuve Jaune est confié à une direction spéciale, qui forme, dans les provinces du Tchi-ly, du Chan-tong et du Ho-nan, un corps indépendant de l’administration provinciale.

Le gouvernement militaire de chaque province, placé, comme l’administration civile, sous la direction du tsoung-tou ou vice-roi, comprend à la fois les forces de terre et de mer. En général, les Chinois font peu de différence entre ces deux genres de la force armée, et les grades des deux services ont les mêmes noms. Les généraux des troupes chinoises sont appelés ti-tou ; ils sont au nombre de seize, dont deux seulement appartiennent à la marine exclusivement. Ces généraux ont chacun un quartier général où ils réunissent la plus grande partie de leur brigade et répartissent le reste dans les différents postes de leur commandement. En outre, plusieurs places fortes de l’empire sont occupées par des troupes tartares, commandées par un tsiang-kiung, qui n’obéit qu’à l’empereur, et dont la charge est de surveiller et tenir en respect les hauts fonctionnaires civils qui s’aviseraient de machiner des révoltes ou des trahisons. Les amiraux, ti-tou, et vice-amiraux, tsoung-ping, résident habituellement à terre et abandonnent le commandement des escadres à des officiers secondaires.

Au-dessous des officiers supérieurs des diverses branches d’administration, il y a une masse énorme de fonctionnaires subalternes dont les titres et les noms sont scrupuleusement inscrits dans le Livre des places. Pour avoir une idée exacte de tout le personnel de l’administration chinoise, on ne saurait rien trouver de plus authentique et de plus fastidieux que cette sorte d’Almanach impérial, qui s’imprime et se renouvelle tous les trois mois.

D’après cette esquisse du système politique qui régit l’empire chinois, on comprend que le gouvernement, tout absolu qu’il soit, n’est pas, pour cela nécessairement tyrannique. S’il l’était de sa nature, il y a probablement longtemps qu’il n’existerait plus ; car on ne conçoit pas qu’on puisse conduire arbitrairement et despotiquement, pendant des siècles, trois cents millions d’hommes, pour si apathiques et si abrutis qu’on les suppose, et les Chinois ne sont ni l’un ni l’autre. Pour maintenir dans l’ordre ces masses effrayantes, il ne fallait rien moins que cette puissante centralisation inventée par le premier fondateur de la monarchie chinoise, et que les nombreuses révolutions dont elle a été agitée n’ont fait que modifier sans en changer les bases. A l’abri de ces institutions fortes, vigoureuses, et, on peut le dire, savamment combinées, les Chinois ont pu vivre en paix et trouver une manière d’être tolérable, une sorte de bonheur relatif qui est, quoi qu’on en dise, le seul état auquel les hommes puissent raisonnablement prétendre sur cette terre. Les annales de la Chine ressemblent aux histoires de tous les peuples ; c’est un mélange de biens et de maux, un long enchaînement d’époques tantôt paisibles et heureuses, tantôt agitées et misérables. Les gouvernements ne deviendront parfaits que le jour où les hommes seront sans défauts.

On ne peut, toutefois, se le dissimuler, les Chinois sont aujourd’hui à une de ces périodes où le mal l’emporte de beaucoup sur le bien. La moralité, les arts, l’industrie, tout va en déclinant chez eux ; et le malaise et la misère ont fait de rapides progrès. Nous avons vu la corruption la plus hideuse s’infiltrer partout ; les magistrats vendre la justice au plus offrant, et les mandarins de tout degré, au lieu de protéger les peuples, les pressurer et les piller par tous les moyens imaginables. Mais ces désordres et ces abus, qui se sont glissés dans l’exercice du pouvoir, doivent-ils être attribués à la forme même du gouvernement chinois ? On ne peut le penser. Tout cela tient à des causes que nous aurons occasion de signaler dans le cours de notre voyage. Quoi qu’il en soit, du reste, on ne saurait contester que le mécanisme du gouvernement chinois mériterait d’être étudié avec soin et sans préjugé par les hommes politiques de l’Europe. Il ne faut pas trop mépriser les Chinois ; il y aurait encore, peut-être, beaucoup à admirer et à apprendre dans ces vieilles et curieuses institutions, basées sur des examens littéraires et qui ne craignent pas d’accorder à trois cents millions d’hommes le suffrage universel dans les communes et l’accessibilité de tous à tout.

Durant notre séjour à Tching-tou-fou, nous eûmes occasion, non-seulement de faire connaissance avec les hauts fonctionnaires de la ville, et de nous instruire des choses du gouvernement, mais encore d’étudier les mœurs et les habitudes du mandarin chinois dans sa vie privée, au sein de sa famille. Le juge de paix chez qui nous étions logés se nommait Pao-ngan, c’est-à-dire Trésor caché. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, de riche taille d’une santé florissante et d’un embonpoint qui lui attirait journellement les éloges de ses confrères. Sa figure énergique et brune, ses moustaches épaisses, son langage guttural et ses perpétuelles doléances sur les incommodités de la chaleur et des moustiques, tout dénotait un homme du nord. Il était de la province du Chan-si. Son père avait exercé de grands emplois dans la magistrature ; pour lui, il n’avait pu se pousser qu’à une simple justice de paix, et encore depuis quelques années seulement. Il se gardait bien de mettre ces retards sur le compte de son peu de succès dans les examens littéraires ; il aimait mieux se conformer aux usages reçus dans le monde entier et accuser l’injustice des hommes et surtout sa mauvaise étoile, qui se plaisait à l’éloigner de la fortune et des honneurs. A l’entendre, son nom le résumait tout entier. Dans toute la force du terme il était un véritable Pao-ngan, ou Trésor caché.

Quoique un peu trop enclin aux lamentations, Pao-ngan était, en somme, un assez bon vivant, se donnant peu de soucis et prenant tout à son aise les vicissitudes et les épreuves de ce bas monde. Il était devenu fonctionnaire un peu tard et sur le déclin de l’âge ; mais nous devons lui rendre cette justice qu’il cherchait, par tous les moyens imaginables, à réparer le temps perdu. Il aimait passionnément les procès et il les bâclait avec une merveilleuse habileté. Deux ou trois espèces de greffiers qu’il avait à son service étaient journellement occupés à fureter les coins et recoins de la ville pour ramasser toutes les petites affaires de sa compétence et les lui apporter. Sa bonne humeur augmentait toujours avec le nombre des procès. Un tel empressement à remplir des fonctions souvent pénibles et ennuyeuses ne pouvait que nous édifier beaucoup, et nous nous trouvions tout charitablement disposés à admirer chez Pao-ngan ce grand amour de la paix et de la justice. Mais il eut soin de nous avertir lui-même qu’il avait besoin d’argent, et qu’un procès bien conduit était la meilleure manière de s’en procurer. — S’il est permis, nous disait-il, de faire fortune dans l’industrie ou dans le commerce, comment ne pourrait-on pas devenir riche en enseignant la raison au peuple et en lui développant les principes du droit ? Les procès doivent nous faire vivre.

Ces sentiments peu élevés sont dans le cœur de tous les mandarins, et ils les manifestent ouvertement et sans scrupule. L’administration de la justice est devenue un véritable trafic, et la cause principale de ce grand désordre doit être attribuée, nous le pensons, à l’insuffisance des appointements alloués par le gouvernement aux magistrats. Il leur est très-difficile de vivre d’une manière convenable, avec des palanquins, des domestiques et des habits assortis à leur position, s’ils n’ont, pour faire face à leurs nombreuses dépenses, que les modiques ressources allouées par l’État. De plus, les employés inférieurs attachés à un tribunal ne reçoivent aucun traitement, et doivent se tirer d’affaire comme ils peuvent, en exerçant leur industrie auprès des plaideurs et des accusés de tout genre qui passent par leurs mains, véritables moutons à qui chacun arrache le plus de laine qu’il peut, et qu’on finit souvent par écorcher.

Vers le commencement de la dynastie actuelle, les abus étaient déjà devenus si criants, les plaintes à ce sujet étaient si unanimes dans tout l’empire, que les censeurs rédigèrent un mémoire contre les tribunaux de province et le présentèrent à l’empereur Khang-hi. La réponse ne se lit pas attendre ; mais on ne peut s’empêcher de trouver bien étonnante la doctrine qu’elle renferme. L’empereur, considérant l’immense population de l’empire, la grande division de la propriété territoriale et le caractère chicaneur des Chinois, en conclut que le nombre des procès tendrait toujours à augmenter dans des proportions effrayantes, si l’on n’avait pas peur des tribunaux, si l’on était assuré d’y être bien accueilli et de recevoir toujours bonne et exacte justice. Comme l’homme, ajoute-t-il, est porté à se faire illusion sur ses propres intérêts, les contestations seraient interminables et la moitié de l’empire ne suffirait pas pour juger les procès de l’autre moitié. J’entends donc, dit l’empereur, que ceux qui ont recours aux tribunaux soient traités sans pitié, qu’on agisse à leur égard de telle façon que tout le monde soit dégoûté des procès et tremble d’avoir à comparaître devant les magistrats. De cette manière, le mal sera coupé dans sa racine, les bons citoyens qui ont des difficultés entre eux s’arrangeront en frères, en se soumettant à l’arbitrage des vieillards et du maire de la commune. Quant à ceux qui sont querelleurs, têtus et incorrigibles, qu’ils soient écrasés dans les tribunaux ; voilà la justice qui leur est due.

Évidemment on ne peut admettre en entier une semblable manière de voir, quelque impériale qu’elle soit. Il est cependant un fait incontestable, c’est que, en Chine, à part quelques honorables exceptions, ceux qui hantent les tribunaux et se font ruiner, quelquefois même assommer par les mandarins, sont des hommes à caractère haineux et vindicatif qu’aucun conseil ne peut calmer, et qui ont besoin d’être châtiés par leurs Père et Mère[4].

Le juge de paix Pao-ngan suivait scrupuleusement les prescriptions de l’empereur Khang-hi. Depuis qu’on l’avait installé dans son petit tribunal, il ne rêvait que plaideurs à rançonner ; mais il est bien probable que ce n’était nullement dans l’intention de diminuer le nombre des procès. Un jour que nous lui demandions des renseignements sur la capitale du Sse-tchouen, il nous parla d’un quartier comme étant le plus mauvais de la ville. Nous crûmes d’abord que cet abominable endroit n’était qu’un repaire de mauvais sujets, précisément c’était tout le contraire. Depuis que je suis juge de paix, nous dit Poa-ngan, avec une réjouissante naïveté, ce quartier ne m’a pas donné un seul procès ; la concorde règne dans toutes les familles.

Ce magistrat avait deux fils qui aspiraient à suivre la même carrière ; mais il paraissait probable qu’ils n’arriveraient jamais à visser en haut de leur bonnet un globule quelconque. L’aîné, déjà âgé de vingt-trois ans, et père d’un joli petit Chinois qui commençait à faire assez bien trotter les jambes et la langue, était un homme d’une figure plus que maussade et d’une intelligence supérieurement bornée ; à ces agréments naturels se joignait une prétention qui faisait peine. Il avait étudié toute sa vie ; quelquefois il avait l’air d’étudier encore ; mais le grade de bachelier était toujours à venir. Son père, le Trésor caché, avouait ingénument que son fils aîné était inintelligent. Le cadet était un jeune homme de dix-sept ans, pâle, fluet, et que la phthisie conduisait lentement au tombeau. Autant l’autre nous parut fastidieux, autant nous trouvâmes celui-ci aimable et intéressant. Il avait de l’instruction, un esprit fin ; puis, dans sa voix, une douceur mélancolique qui ajoutait beaucoup aux charmes de sa conversation. Qu’on ajoute à la famille du Trésor caché nos deux personnages d’honneur, le jeune fumeur d’opium avec le vieux mangeur de graines de pastèques, et on aura une idée de la compagnie au milieu de laquelle nous nous trouvions. C’était une chose assez singulière que cette position de deux missionnaires français au milieu d’une grande ville chinoise, sur les confins du Thibet, à dix mille lieues de leur pays, vivant familièrement avec des mandarins, pendant que leur sort se débattait entre le vice-roi de la province et la cour de Péking.

La vie du mandarin chinois nous a paru assez peu occupée. Quand le soleil pénétrait dans la ville, Pao-ngan s’installait sur son siège de juge et dépensait sa petite matinée à expédier les procès, ou, pour parler plus exactement, à légaliser les extorsions combinées et arrêtées à l’avance par la scélératesse des scribes de son tribunal. Après ce travail de surérogation, venaient les grandes affaires de la journée, c’est-à-dire le déjeuner, le dîner et le souper. Pao-ngan tenait assez bonne table, car il recevait, à notre intention, une allocation supplémentaire de la préfecture chargée de notre entretien. Cependant, dès le troisième jour, le malheureux ne put résister à la tentation d’ajouter de l’eau à l’excellent vin de riz qu’il nous servait, afin d’effectuer encore un tout petit profit de plus. Il faut absolument que le Chinois use de tricherie et de fraude ; tout gain illicite a pour lui un attrait spécial et irrésistible. Dans les intervalles des repas, les occupations n’étaient pas très-sérieuses ; on fumait, on buvait du thé, on s’amusait à grignoter des fruits secs ou des fragments de canne à sucre, on sommeillait sur le bout d’un divan, on se donnait de l’air avec de larges feuilles de palmier plissées en éventail, on jouait une partie aux cartes et aux échecs, puis, de temps en temps, arrivaient quelques mandarins désœuvrés, et alors on se lamentait avec eux sur les embarras et les incommodités des fonctions publiques. Telle était la vie que menait le juge de paix. Nous ne l’avons pas surpris une seule fois le pinceau à la main ou lisant dans un livre.

Il est à croire que tous les fonctionnaires chinois ne ressemblent pas à Pao-ngan, nous en avons connu plusieurs qui étaient, au contraire, studieux, pleins d’activité et doués d’une grande intelligence. Le désir et l’espoir de l’avancement dans leur carrière les tenaient toujours en haleine.

Durant notre séjour à la justice de paix, lorsque nous sentions la fatigue et l’ennui nous gagner au milieu de notre entourage habituel, nous allions nous réfugier auprès d’un personnage qui passait la majeure partie du jour chez Pao-ngan. C’était un vénérable gradué ès lettres, instituteur des enfants du Trésor caché. Nous lui parlions de l’Europe, et, en retour, il nous racontait des chinoiseries qu’il savait merveilleusement assaisonner d’une foule de sentences tirées des auteurs classiques. Le vieux lettré chinois ressemble beaucoup à nos érudits d’autrefois, dont la conversation était toujours hérissée de citations grecques et latines. En France, ils ont presque entièrement disparu, et on n’en trouve plus aujourd’hui que très-difficilement. Ce type est au contraire, en Chine, dans toute sa splendeur. Le savant classique se présente partout avec assurance, avec même un peu de vanité etde morgue, tant il est convaincu de sa valeur. Il est le diapason de toutes les conversations, car il est érudit et surtout parleur. Son organe vocal est ordinairement d’une merveilleuse flexibilité ; il a l’habitude d’accompagner sa voix de grands gestes, et il aime à appuyer sur les accents et à bien faire sentir la différence des intonations. Son langage, parsemé d’expressions appartenant au style sublime, est souvent peu intelligible ; mais c’est encore un avantage, parce qu’il trouve ainsi l’occasion de venir au secours de ses auditeurs en dessinant en l’air, du bout de son doigt, des caractères explicatifs. Si quelqu’un prend la parole en sa présence, il l’écoute en branlant la tête d’une manière compatissante, et son malin sourire semble lui dire : Vous n’êtes pas éloquent. Lorsque le lettré remplit les fonctions de magister, il a bien, au fond, la même dose de prétention ; mais il est forcé d’avoir, au moins extérieurement, un peu de modestie ; car, s’il enseigne, c’est pour gagner sa vie, et il comprend qu’il n’est pas bon d’étaler sa fierté devant ceux dont on peut avoir besoin.

Les magisters forment, en Chine, une classe extrêmement nombreuse. Ce sont ordinairement des lettrés sans fortune qui, n’ayant pu se pousser jusqu’au mandarinat, sont obligés, pour vivre, d’embrasser cette carrière. Il n’est pas, toutefois, nécessaire d’avoir subi les épreuves des examens et d’être gradué pour être magister. En Chine, l’enseignement est libre sans restriction, chacun peut tenir école sans que le gouvernement intervienne en aucune façon. L’intérêt qu’un père doit naturellement porter à l’éducation de ses enfants est, dit-on, une garantie suffisante pour le choix du maître. Les chefs des villages et des divers quartiers des villes se réunissent, quand ils veulent fonder une école, et délibèrent sur le choix du maître et sur le traitement qui lui sera alloué. On prépare ensuite un local, et les classes s’ouvrent. Si le magister cesse d’être à la convenance de ceux qui l’ont appelé, on le remercie et on en choisit un autre. Le gouvernement peut avoir seulement une influence indirecte sur les écoles par les examens que doivent subir ceux qui veulent entrer dans la corporation des lettrés. Ils doivent nécessairement étudier les livres classiques et les auteurs sur lesquels ils auront à répondre. L’uniformité qu’on remarque, en Chine, dans les écoles, est plutôt le résultat d’un usage, d’un acquiescement libre des populations que d’une prescription légale. Dans nos écoles catholiques, les professeurs chinois expliquent librement à leurs élèves les livres de la doctrine chrétienne, sans autre contrôle que celui du vicaire apostolique ou du missionnaire. Les personnes riches sont assez dans l’habitude d’avoir, pour leurs enfants, des maîtres particuliers qui viennent leur donner des leçons à domicile et qui souvent même logent dans la famille.

La Chine est assurément le pays du monde où l’instruction primaire est le plus répandue. Il n’est pas de petit village, de réunion de quelques fermes, où l’on ne rencontre un instituteur. Il réside, le plus souvent, dans la pagode. Pour son entretien, il a ordinairement les revenus d’une fondation fixe ou une espèce de dîme que les agriculteurs s’engagent à lui payer après la récolte. Dans les provinces du nord les écoles sont moins nombreuses ; les intelligences, un peu lourdes et engourdies, subissent nécessairement l’influence de la rigueur du climat. Les habitants du midi, au contraire, pleins de vivacité et de pénétration, s’adonnent avec ardeur aux études littéraires. A quelques exceptions près, tous les Chinois savent lire et écrire, du moins suffisamment pour les besoins de la vie ordinaire. Ainsi, les ouvriers, les paysans même, sont capables de tenir note de leurs affaires journalières sur un petit calepin, de faire eux-mêmes leur correspondance, de lire l’almanach, les avis et proclamations des mandarins, et souvent les productions de la littérature courante. L’instruction primaire pénètre même jusque dans ces demeures flottantes qui recouvrent par milliers les fleuves, les lacs et les canaux du Céleste Empire. On est sûr de trouver toujours dans ces petites barques une écritoire, des pinceaux, une tablette à calcul, un annuaire et quelques brochures que ces pauvres mariniers s’amusent à déchiffrer dans leurs moments de loisir.

L’instituteur chinois est chargé, non-seulement de l’instruction, mais encore de l’éducation de ses élèves. Il doit leur enseigner les règles de la politesse, les façonner à la pratique du cérémonial de la vie intérieure et extérieure, leur indiquer les diverses manières de saluer, et la tenue qu’ils doivent avoir dans leurs relations avec les parents, les supérieurs et les égaux. On a beaucoup reproché aux Chinois leur attachement ridicule aux minutieuses observances des rites et aux frivolités de l’étiquette. On s’est plu à les représenter graves, compassés, se mouvant toujours comme des automates d’après certaines règles invariables, exécutant dans leurs salutations des manœuvres déterminées par la loi, et s’adressant solennellement des formules de courtoisie apprises, par avance, dans le rituel. Bien des gens vont même jusqu’à se figurer que les Chinois de la dernière classe, les porteurs de palanquins et les crocheteurs des grandes villes, sont toujours à se prosterner les uns-devant les autres, pour se demander dix mille pardons, après s’être assommés de coups ou accablés d’injures. Ces extravagances n’existent nulle part en Chine ; on les rencontre seulement dans les relations des Européens, qui se croient obligés, en parlant de ce pays peu connu, de raconter beaucoup de bizarreries et d’excentricités.

En écartant toute exagération, il est certain que, chez les Chinois, l’urbanité est un signe distinctif du caractère national. Le goût des convenances et de la politesse remonte parmi eux à la plus haute antiquité, et les philosophes anciens ne manquent jamais de recommander aux peuples la fidèle observance des préceptes établis pour les rapports sociaux. Confucius dit que les cérémonies sont le type des vertus, et sont destinées à les conserver, à les rappeler, quelquefois même à y suppléer. Ces principes étant les premières notions que les maîtres inculquent aux élèves dans les écoles, on ne doit pas être surpris de trouver, dans tous les rangs de la société, des manières qui se ressentent plus ou moins de cette politesse qui est la base de l’éducation chinoise. Les gens même de la campagne, les paysans, se traitent ordinairement entre eux avec des égards et des prévenances qu’on ne rencontre par toujours en Europe parmi les classes laborieuses.

Dans les rapports officiels et les occasions solennelles, les Chinois sont peut-être roides, guindés et trop esclaves de l’étiquette et du cérémonial. Les pleurs et les gémissements forcés dans les cérémonies funèbres, les protestations emphatiques d’affection, de respect et de dévouement, adressées à des gens qu’on déteste et qu’on méprise ; les invitations les plus pressantes à dîner, à condition qu’on n’acceptera pas : voilà autant d’abus et d’excès qu’on rencontre assez souvent, et qui ont été blâmés par Confucius lui-même. Ce rigide observateur des rites a dit quelque part qu’en fait de cérémonies, il vaut mieux être avare que prodigue, surtout si l’on n’a pas dans le cœur, en les pratiquant, ce sentiment intérieur qui seul en fait le mérite et leur donne de l’importance.

A part ces relations publiques, où l’on remarque généralement de la contrainte et de l’afféterie, les Chinois ont dans leurs manières beaucoup de désinvolture et de laisser aller. Quand ils ont déposé leurs bottes de satin, leur habit de cérémonie et leur chapeau officiel, ils deviennent hommes de société. Dans le commerce habituel de la vie, ils savent mettre de côté toutes les entraves de l’étiquette, et former de ces réunions intimes où, comme chez nous, les conversations sont assaisonnées de gaieté et d’aimables futilités. Les amis se donnent, sans façon, rendez-vous pour boire ensemble du vin chaud ou du thé, et fumer l’excellent tabac du Leao-tong ; quelquefois même ils se passent la fantaisie de faire des calembours et de deviner des rébus.

Apprendre à reconnaître les caractères chinois, à bien les prononcer et à les former avec le pinceau, voilà la base de l’enseignement que reçoivent les jeunes Chinois dans leurs écoles. Pour exercer la main de l’élève, on l’oblige d’abord à calquer les divers traits qui entrent dans la composition des caractères ; puis on le fait aller graduellement jusqu’aux combinaisons les plus compliquées. Quand son coup de pinceau est suffisamment sûr et délié, on lui donne à copier les plus beaux modèles choisis dans les différents genres. Le maître corrige le travail de l’élève avec de l’encre rouge, en régularisant les traits mal dessinés, et en apposant une note sur chaque caractère, pour en faire remarquer les beautés ou les imperfections. Les Chinois attachent un grand prix à une belle écriture. Un calligraphe, ou, selon leur expression, un pinceau élégant, est toujours admiré.

Pour la connaissance et la bonne prononciation des caractères, le maître a soin, au commencement de la classe, d’en lire un certain nombre à chaque élève, suivant sa portée ; puis tous retournent s’asseoir à leur place, et se mettent à répéter, en chantant et en se balançant, la leçon qui leur a été assignée. On conçoit le tapage et la confusion qui doivent régner dans une école chinoise, où chaque élève vocifère ses monosyllabes sur un ton particulier, sans se mettre en peine de la chanson de son voisin. Pendant qu’ils passent ainsi leur temps à s’égosiller et à se balancer, le maître, comme un chef d’orchestre, tient ses oreilles dressées, et lance à droite et à gauche des coups de gosier, pour donner la véritable intonation à ceux qui s’en écartent. Dès qu’un élève a sa leçon bien gravée dans la mémoire, il va se présenter devant le maître, lui fait une profonde inclination, lui remet son livre, tourne le dos et récite ce qu’il a appris : c’est ce qu’on appel le pey-chou (tourner le dos au livre), ou réciter. Les caractères chinois sont si gros et si faciles à distinguer, même à une grande distance, que cette méthode ne paraît pas superflue quand on tient à s’assurer que l’élève récite de mémoire. Il paraît que cette manière d’étudier, en criant et en battant la mesure par le balancement du corps, est moins fatigante.

Le premier livre qu’on met entre les mains des élèves est un ouvrage très-ancien et très-populaire ; on le nomme San-dze-king ou livre sacré trimétrique. L’auteur lui a donné ce titre parce qu’il est divisé en petits distiques dont chaque vers est composé de trois caractères. Les cent soixante et dix-huit vers que contient le San-dze-king forment une sorte d’encyclopédie, où les enfants trouvent un résumé concis, un tableau admirablement bien fait de toutes les connaissances qui constituent la science chinoise. On y traite de la nature de l’homme, des divers modes d’éducation, de l’importance des devoirs sociaux, des nombres et de leur génération, des trois grands pouvoirs, des quatre saisons, des cinq points cardinaux, des cinq éléments, des cinq vertus constantes, des six espèces de céréales, des six classes d’animaux domestiques, des sept passions dominantes, des huit notes de musique, des neuf degrés de parenté, des dix devoirs relatifs, des études et des compositions académiques, de l’histoire générale et de la succession des dynasties. Enfin l’ouvrage se termine par des réflexions et des exemples sur la nécessité et l’importance de l’étude. On comprend qu’un pareil traité bien appris par les élèves, et convenablement expliqué par le maître, doit développer largement l’intelligence des enfants chinois et favoriser leur goût naturel pour les choses positives et sérieuses. Le San-dze-king est digne, à tous égards, de l’immense popularité dont il jouit. L’auteur, disciple de Confucius, débute par un distique dont le sens profond et traditionnel nous a singulièrement frappé : Jen-dze-tsou, sin-pen-chan, « l’homme, à son origine, était d’une nature radicalement sainte. » Il est probable que les Chinois comprennent très-peu la portée et les conséquences de la pensée exprimée par ces deux premiers vers. Un lettré chrétien a composé, pour les écoles de nos missions, une petite encyclopédie théologique sur le modèle du San-dze-king. Les vers sont formés de quatre caractères, et c’est pour cette raison qu’il lui a donné le titre de Sse-dze-king, ou livre sacré en quatre caractères.

Après l’encyclopédie trimétrique, on met entre les mains des élèves les Sse-chou, ou quatre livres classiques dont nous allons donner une idée sommaire. Le premier de ces quatre livres moraux est le Ta-hio, ou grande étude, sorte de traité de politique et de morale, composé d’un texte fort court, appartenant à Confucius, et d’un développement fait par un de ses disciples. Le perfectionnement de soi-même est le grand principe sur lequel repose toute la doctrine de la grande étude. Voici le texte de Confucius[5] :

I

«[6] La loi de la grande étude, ou de la philosophie pratique, consiste à développer et remettre en lumière le principe lumineux de la raison que nous avons reçu du ciel, à renouveler les hommes, à placer leur destination définitive dans la perfection ou le souverain bien. »

II

« Il faut d’abord connaître le but auquel on doit tendre, ou sa destination définitive, et prendre ensuite une détermination ; la détermination étant prise, on peut avoir ensuite l’esprit tranquille et calme ; l’esprit étant tranquille et calme, on peut ensuite jouir de ce repos inaltérable que rien ne peut troubler ; étant parvenu à jouir de ce repos inaltérable que rien ne peut troubler, on peut ensuite méditer et se former un jugement sur l’essence des choses ; ayant médité et s’étant formé un jugement sur l’essence des choses, on peut ensuite atteindre à l’état de perfectionnement désiré. »

III

« Les êtres de la nature ont une cause et des effets; les actions humaines ont un principe et des conséquences : connaître les causes et les effets, les principes et les conséquences, c’est approcher très-près de la méthode rationnelle avec laquelle on parvient à la perfection. »

IV

« Les anciens princes, qui désiraient développer et remettre eu lumière dans leurs États le principe lumineux de la raison que nous recevons du ciel, s’attachaient auparavant à bien gouverner leurs royaumes; ceux qui désiraient bien gouverner leurs royaumes s’attachaient auparavant à mettre le bon ordre dans leurs familles ; ceux qui désiraient mettre le bon ordre dans leurs familles s’attachaient auparavant à se corriger eux-mêmes ; ceux qui désiraient se corriger eux-mêmes s’attachaient auparavant à donner de la droiture à leur âme : ceux qui désiraient donner de la droiture à leur âme s'attas’attachaient auparavant à rendre leurs intentions pures et sincères ; ceux qui désiraient rendre leurs intentions pures et sincères s’attachaient auparavant à perfectionner le plus possible leurs connaissances morales ; perfectionner le plus possible ses connaissances morales consiste à pénétrer et approfondir les principes des actions. »

V

« Les principes des actions étant pénétrés et approfondis, les connaissances morales parviennent ensuite à leur dernier degré de perfection ; les connaissances morales étant parvenues à leur dernier degré de perfection, les intentions sont ensuite rendues pures et sincères, l’âme se pénètre ensuite de probité et de droiture ; la personne est ensuite corrigée et améliorée ; la personne étant corrigée et améliorée, la famille étant bien dirigée, le royaume est ensuite bien gouverné ; le royaume étant bien gouverné, le monde, ensuite, jouit de la paix et de la bonne harmonie. »

VI

« Depuis l’homme le plus élevé en dignité jusqu’au plus humble et au plus obscur, le devoir est égal pour tous. Corriger et améliorer sa personne, ou le perfectionnement de soi-même, voilà la base fondamentale de tout progrès et de tout développement moral. »

VII

« Il n’est pas dans la nature des choses que ce qui a sa base fondamentale en désordre et dans la confusion puisse avoir ce qui en dérive nécessairement dans un état convenable.

« Traiter légèrement ce qui est le principal ou le plus important, et gravement ce qui n’est que secondaire, est une méthode d’agir qu’il ne faut jamais suivre. »

Comme nous l’avons déjà dit, le livre de la grande étude est composé du texte précédent avec un commentaire en dix chapitres, par un disciple de Confucius. Le commentateur s’attache surtout à appliquer la doctrine de son maître au gouvernement politique que Confucius définit ce qui est juste est droit, et auquel il donne pour base l’assentiment populaire qu’on trouve ainsi formulé dans la grande étude :

« Obtiens l’affection du peuple et tu obtiendras l’empire.
« Perds l’affection du peuple et tu perdras l’empire. »

Le livre de la grande étude se termine par les paroles suivantes : « Si ceux qui gouvernent les États ne pensent qu’à amasser des richesses pour leur usage personnel, ils attireront indubitablement auprès d’eux des hommes dépravés ; ces hommes leur feront croire qu’ils sont des ministres bons et vertueux, et ces hommes dépravés gouverneront leur royaume. Mais l’administration de ces indignes ministres appellera sur le gouvernement les châtiments du ciel et les vengeances du peuple. Quand les affaires publiques sont arrivées à ce point, quels ministres, fussent-ils les plus justes et les plus vertueux, détourneraient de tels malheurs ? Ce qui veut dire que ceux qui gouvernent un royaume ne doivent pas faire leur richesse privée des revenus publics, mais qu’ils doivent faire de la justice et de l’équité leur seule richesse. »

Le second livre classique, Tchouang-young ou Invariable Milieu, est un traité de la conduite du sage dans la vie. Il a été rédigé par un disciple de Confucius, d’après les enseignements recueillis de la bouche du maître. Le système de morale renfermé dans ce livre est basé sur ce principe fondamental que la vertu est toujours placée à une égale distance des deux déterminations extrêmes : In medio consistit virtus. Le milieu harmonique (Ching-ho) est la source du vrai, du beau et du bon.

I

« Le disciple Sse-lou interrogea son maître sur la force de l’homme. »

II

« Confucius répondit : Est-ce sur la force virile des contrées méridionales, ou sur la force virile des contrées septentrionales ? Parlez-vous de votre propre force ? »

III

« Avoir des manières bienveillantes et douces pour instruire les hommes, avoir de la compassion pour les insensés qui se révoltent contre la raison : voilà la force virile propre aux contrées méridionales ; c’est à elle que s’attachent les sages. »

IV

« Faire sa couche de lames de fer et des cuirasses de peaux de bêtes sauvages ; contempler sans frémir les approches de la mort, voilà la force virile propre aux contrées septentrionales, et c’est à elle que s’attachent les braves. »

V

« Cependant que la force d’âme du sage, qui vit toujours en paix avec les hommes et ne se laisse point corrompre par les passions, est bien plus forte et bien plus grande ! Que la force d’âme de celui qui se tient sans dévier dans la voie droite, également éloigné des extrêmes, est bien plus forte et bien plus grande ! Que la force d’âme de celui qui, lorsque son pays jouit d’une bonne administration, qui est son ouvrage, ne se laisse point corrompre ou aveugler par un sot orgueil, est bien plus forte et bien plus grande ! Que la force d’âme de celui qui, lorsque son pays sans lois manque d’une bonne administration, reste immobile dans la vertu jusqu’à la mort, est bien plus forte et bien plus grande ! »

Confucius, dans l’Invariable Milieu, comme dans les autres traités, s’étudie toujours à appliquer ses principes de morale à la politique. Voici à quelles condiconditions il accorde au souverain le droit de donner des institutions aux peuples et de leur commander.

I

« Il n’y a, dans l’univers, que l’homme souverainement saint qui, par la faculté de connaître à fond et de comprendre parfaitement les lois primitives des êtres vivants, soit digne de posséder l’autorité souveraine et de commander aux hommes ; qui, par la faculté d’avoir une âme grande, élevée, ferme, imperturbable et constante, soit capable de faire régner la justice et l’équité ; qui, par sa faculté d’être toujours honnête, simple, grave, droit et juste, soit capable de s’attirer le respect et la vénération ; qui, par sa faculté d’être revêtu des ornements de l’esprit, et des talents que procure une étude assidue, et de ces lumières que donne une exacte investigation des choses les plus cachées, des principes les plus subtils, soit capable de discerner avec exactitude le vrai du faux, le bien du mal. »

II

« Ses facultés sont si amples, si vastes, si profondes, que c’est comme une source immense d’où tout sort en son temps. »

III

« Elles sont vastes et étendues comme le ciel ; la source cachée d’où elles découlent est profonde comme l’abîme. Que cet homme, souverainement saint, apparaisse avec ses vertus, ses facultés puissantes, et les peuples ne manqueront pas d’avoir foi en ses paroles ; qu’il agisse, et les peuples ne manqueront pas d’être dans la joie. »

IV

« C’est ainsi que la renommée de ses vertus est un océan qui inonde l’empire de toutes parts ; elle s’étend même jusqu’aux barbares des régions méridionales et septentrionales ; partout où les vaisseaux et les chars peuvent aborder, où les forces de l’industrie humaine peuvent faire pénétrer, dans tous les lieux que le ciel couvre de son dais immense, sur tous les points que la terre enserre, que le soleil et la lune éclairent de leurs rayons, que la rosée et les nuages du matin fertilisent, tous les êtres humains qui vivent et qui respirent ne peuvent manquer de l’aimer et de le révérer. »

Le troisième livre classique, Lun-yu, ou entretiens philosophiques, est un recueil de maximes confusément rassemblées et de souvenirs des entretiens de Confucius avec ses disciples. Parmi un grand nombre de banalités sur la morale et la politique, on trouve quelques pensées profondes, des détails assez curieux sur le caractère et les habitudes de Confucius, qui paraît avoir été un peu original. Ainsi le Lun-yu dit que son pas était accéléré en introduisant les hôtes, et qu’il tenait les bras étendus, comme les ailes d’un oiseau… La robe qu’il portait chez lui eut pendant longtemps la manche droite plus courte que l’autre ; il ne mangeait pas la viande qui n’était pas coupée en ligne droite ; si la natte sur laquelle il devait s’asseoir n’était pas étendue régulièrement, il ne s’asseyait pas dessus ;… il ne montrait rien du bout du doigt, etc.

Enfin, le quatrième livre classique est celui de Mengtze ou Mincius, comme le nomment les Européens. Son ouvrage, divisé en deux parties, renferme le résumé des conseils adressés par ce philosophe célèbre aux princes de son temps et à ses disciples. Mincius a été décoré par ses compatriotes du titre de second sage, Confucius étant le premier, et on lui rend, dans la grande salle des lettrés, les mêmes honneurs qu’à Confucius. Voici ce que dit un auteur chinois du livre de Mincius : « Les sujets traités dans cet ouvrage sont de diverses natures : ici, les vertus de la vie individuelle et de parenté sont examilà, l’ordre des affaires est discuté. Ici les devoirs des supérieurs, depuis le souverain jusqu’au magistrat du dernier degré, sont prescrits pour l’exercice d’un bon gouvernement ; là, les travaux des étudiants, des laboureurs, des artisans, des négociants, sont exposés aux regards ; et dans le cours de l’ouvrage, les lois du monde physique, du ciel, de la terre et des montagnes, des rivières, des oiseaux, des quadrupèdes, des poissons, des insectes, des plantes, des arbres, sont occasionnellement décrites. Bon nombre d’affaires que Mincius traita dans le cours de sa vie, dans son commerce avec les hommes, ses discours d’occasion avec des personnes de tous rangs, ses instructions à ses disciples, ses explications des livres anciens et modernes, toutes ces choses sont incorporées dans cette publication. Il rappelle aussi les faits historiques, les paroles des anciens sages pour l’instruction de l’humanité. »

M. Abel Rémusat a ainsi caractérisé les deux plus célèbres philosophes de la Chine : Le style de Meng-tze, moins élevé et moins concis que celui du prince des lettrés (Confucius), est aussi noble, plus fleuri et plus élégant. La forme du dialogue, qu’il a conservée à ses entretiens philosophiques avec les grands personnages de son temps, comporte plus de variété qu’on ne peut s’attendre à en trouver dans les apophthegmes et les maximes de Confucius. Le caractère de leur philosophie diffère aussi sensiblement. Confucius est toujours grave, même austère ; il exalte les gens de bien, dont il fait un portrait idéal, et ne parle des gens vicieux qu’avec une froide indignation. Meng-tze, avec le même amour pour la vertu, semble avoir pour le vice plus de mépris que d’horreur ; il l’attaque par la force de la raison, et ne dédaigne pas même l’arme du ridicule. Sa manière d’argumenter se rapproche de cette ironie qu’on attribue à Socrate. Il ne conteste rien à ses adversaires ; mais, en leur accordant leurs principes, il s’attache à en tirer des conséquences absurdes qui les couvrent de confusion. Il ne ménage même pas les grands et les princes de son temps, qui souvent ne feignaient de le consulter que pour avoir occasion de vanter leur conduite, ou pour obtenir de lui les éloges qu’ils croyaient mériter. Rien de plus piquant que les réponses qu’il leur fait en ces occasions ; rien surtout de plus opposé à ce caractère servile et bas qu’un préjugé trop répandu prête aux Orientaux, et aux Chinois en particulier. Meng-tze ne ressemble en rien à Aristippe ; c’est plutôt à Diogène, mais avec plus de dignité et de décence. On est quelquefois tenté de blâmer sa vivacité, qui tient de l’aigreur ; mais on l’excuse en le voyant toujours inspiré par le zèle du bien public. »

Les enfants chinois apprennent dans les écoles les quatre livres classiques sans se préoccuper du sens et de la pensée de l’auteur ; s’ils y entendent quelque chose, ils le doivent uniquement à leur propre sagacité. Lorsqu’ils sont capables de les réciter imperturbablement d’un bout à l’autre, alors seulement le maître, appuyé sur d’innombrables commentaires, développe le texte mot à mot et donne les explications nécessaires. Les opinions philosophiques de Confucius et de Meng-tze sont exposées d’une manière plus ou moins superficielle, suivant la portée et l’âge des élèves.

Après les quatre livres classiques, les Chinois étudient les cinq livres sacrés, King, qui sont les monuments les plus anciens de la littérature chinoise, et contiennent les principes fondamentaux des vieilles croyances et des usages antiques. Le premier en date, le plus vanté et le moins intelligible de ces livres sacrés est le livre des changements, Y-king. C’est un traité de divination fondé sur la combinaison de soixante-quatre lignes, les unes entières, les autres brisées, appelées koua, et dont la découverte est attribuée à Fou-hi, fondateur de la civilisation chinoise. Fou-hi trouva ces lignes mystérieuses, qui peu vent tout expliquer, dit-on, mais que personne ne comprend, sur la carapace d’une tortue. Confucius, cet esprit supérieur, cette intelligence d’élite, s’est beaucoup préoccupé de ces koua énigmatiques, et a fait de nombreux travaux pour la rédaction actuelle du Y-king, sans qu’il ait réussi à répandre une grande clarté dans cette science occulte. Après Confucius, le nombre des écrivains qui ont eu la faiblesse de s’occuper sérieusement du Y-king est incroyable. Le catalogue impérial énumère plus de quatorze cent cinquante traités, en forme de mémoires ou de commentaires, sur ce bizarre et fameux ouvrage.

Le Chou-king, ou livre de l’histoire, est le second livre sacré. Confucius a réuni dans cet ouvrage important les souvenirs historiques des premières dynasties de la Chine, jusqu’au huitième siècle avant notre ère. Il contient les allocutions adressées par plusieurs empereurs de ces dynasties à leurs grands officiers, et fournit un grand nombre de documents précieux sur les premiers âges de la nation chinoise.

Le troisième livre sacré, le Che-king, ou livre des vers, est une collection, faite encore par Confucius, des anciens chants nationaux et officiels depuis le dix-huitième jusqu’au septième siècle avant notre ère. On y trouve des renseignements très-intéressants et très-authentiques sur les anciennes mœurs des Chinois. Le livre des vers est souvent cité et commenté dans les œuvres philosophiques de Meng-tze et de Confucius, qui en recommandait la lecture à ses disciples. Il dit dans le Lun-yu : Mes chers disciples, pourquoi n’étudiez-vous pas le livre des vers ? le livre des vers est propre à élever les sentiments et les idées : il est propre à former le jugement par la contemplation des choses ; il est propre à réunir les hommes dans une mutuelle harmonie ; il est propre à exciter des regrets sans ressentiment. »

Le quatrième livre sacré est le Li-ki, ou livre des rites. L’original fut perdu dans l’incendie des anciens livres ordonné par l’empereur Thsin-che-hoang, à la fin du troisième siècle avant notre ère. Le rituel qu’on possède aujourd’hui est une réunion de fragments, dont les plus anciens paraissent ne pas remonter au delà de Confucius.

Enfin le cinquième livre sacré est le Tchun-theiou, ou le livre du printemps et de l’automne, écrit par Confucius, et qui tire son nom des deux saisons de l’année où il fut commencé et fini. Il comprend les annales du petit royaume de Lou[7], patrie de ce philosophe, depuis l’an 722 avant notre ère, jusqu’à l’an 480. Confucius l’écrivit pour rappeler les princes de son temps au respect des anciens usages, en leur montrant les malheurs survenus à leurs prédécesseurs, depuis que ces usages étaient tombés en désuétude.

Les cinq livres sacrés et les quatre classiques sont la base de la science des Chinois. Tout ce qu’on trouve dans ces ouvrages serait, il faut en convenir, peu assorti au goût et aux besoins des Européens. On y chercherait vainement des notions scientifiques, et à côté de quelques vérités d’une grande importance en politique et en morale, on est confondu de trouver les erreurs les plus grossières et des fables ridicules. Cependant l’instruction chinoise, dans son ensemble, contribue merveilleusement à imprimer dans les esprits un grand amour des usages antiques et un profond respect pour l’autorité, deux choses qui ont toujours été comme les deux colonnes de la société chinoise et qui seules peuvent expliquer la durée de cette vieille civilisation.

Nous n’entrerons pas ici dans de plus grands détails sur l’éducation et la littérature des Chinois, parce que nous aurons occasion d’y revenir dans plusieurs autres circonstances.

Il y avait une quinzaine de jours que nous étions à Tching-tou-fou ; l’ennui commençant à nous gagner, nous fîmes exprimer au vice-roi notre désir de nous mettre en route. Il nous répondit gracieusement qu’il nous verrait avec plaisir prolonger notre repos ; mais que nous étions entièrement libres et que nous pouvions fixer nous-mêmes le jour de notre départ. Le juge de paix Pao-ngan fit tout pour nous retenir ; il mit en usage toutes les ressources de son éloquence insinuante et pathétique ; il nous conjura d’attendre encore avant de lui arracher le cœur. Nous dûmes, de notre côté, lui exprimer vivement la douleur où nous serions plongés, quand nous nous trouverions séparés de lui par les lacs, les fleuves, les plaines et les montagnes. Cependant, malgré ce besoin mutuel de vivre toujours ensemble, il fut décidé que nous partirions dans deux jours.

Les petites ambitions se mirent aussitôt en mouvement. Tous les mandarins en disponibilité commencèrent à intriguer pour obtenir la charge de nous accompagner. Les visites, dès lors, se succédèrent sans interruption ; ce fut comme une avalanche de globules blancs et de globules dorés qui se précipita tout à coup dans les salons du Trésor sacré. Tous ces candidats étaient, à les entendre, des hommes parfaits ; ils possédaient, au plus haut degré, les cinq vertus cardinales, et la pratique des rapports sociaux leur était familière ; ils comprenaient tous combien des étrangers de notre valeur auraient besoins de soins et d’attentions durant le pénible voyage que nous allions entreprendre. Les contrées que nous aurions à traverser leur étaient connues, et nous pouvions compter sur leur expérience et leur dévouement. Si, du reste, ils montraient un tel empressement à nous accompagner, c’est qu’une mission si glorieuse illustrerait leur nom et fixerait leur destinée dans un bonheur immuable.

En réalité, tout ce beau zèle signifiait qu’il y aurait sur notre route une petite fortune à recueillir pour celui qui aurait la chance de nous escorter. Selon les bienveillantes intentions du vice-roi, nous allions voyager comme de hauts fonctionnaires. Dans ce cas, tous les pays par où nous passerions seraient frappés de contributions extraordinaires, pour fournir à notre dépense et à celle de l’escorte. Ceux qui désiraient si vivement être nos conducteurs comptaient profiter de notre inexpérience en semblable matière pour retenir à leur profit la majeure partie des fonds alloués journellement par les tribunaux que nous rencontrerions sur notre chemin. Il existe des règlements très-détaillés pour ces sortes de voyages ; mais on pensait que nous n’en aurions pas connaissance. Nous nous gardâmes bien de désigner nous-mêmes nos conducteurs ; nous préférâmes en laisser le choix à l’autorité supérieure, nous réservant, de cette manière, le droit de nous plaindre, si les choses n’allaient pas ensuite à notre satisfaction. Il nous fallait deux mandarins, un lettré, qui serait l’âme de l’expédition, et un militaire avec une quinzaine de soldats, pour assurer la tranquillité et le bon ordre sur notre passage.

La veille du départ, notre ami le préfet du Jardin de fleurs vint nous présenter officiellement les deux élus. Le mandarin lettré, nommé Ting, était maigre, de moyenne taille, marqué de la petite vérole, usé par l’opium, grand parleur et très-peu instruit. Dès notre première entrevue, il eut la dextérité de nous avertir qu’il était très-dévot à Kao-wang, espèce de divinité du panthéon chinois ; qu’il savait un grand nombre de prières et surtout des litanies très-longues, qu’il était dans l’habitude de réciter tous les jours. Nous sommes persuadé que ce fut dans l’intention de nous être agréable qu’on nous donna un mandarin lettré capable de réciter de longues litanies. C’était, il faut en convenir, une curiosité, une trouvaille assez difficile à faire dans la corporation des lettrés. Le mandarin militaire ne savait aucune prière ; c’était un jeune homme à large figure, d’une constitution robuste, mais qui commençai ta être attaqué par l’usage de l’opium. Il était plus maniéré, plus affable que son confrère, et paraissait même plus avancé en littérature.

Le jour de notre départ, nous allâmes, de grand matin, faire une visite au vice-roi. La réception ne fut pas solennelle comme la première fois ; il n’y eut ni musique, ni réunion de tous les fonctionnaires civils et militaires. Nous fûmes seulement accompagnés par le préfet du Jardin de fleurs, qui resta debout à la porte du cabinet où nous fûmes reçus. Nous remarquâmes la même simplicité dans la tenue du vice-roi. Il nous parla avec beaucoup de bonté, et voulut bien entrer dans les détails les plus minutieux au sujet des ordres qu’il avait donnés pour que nous fussions bien traités le long de la route ; et, afin de nous mettre en état de faire des réclamations, s’il y avait lieu, il nous remit une copie du règlement que nos conducteurs seraient tenus de faire exécuter.

Durant cette visite, le vice-roi nous fit une confidence assez singulière, et qui tiendrait à prouver que les Chinois ne sont pas tout à fait aussi grands mathématiciens et astrologues qu’on l’a généralement cru en Europe. Il nous dit que bientôt le gouvernement allait se trouver dans un grand embarras pour la rédaction du calendrier, qui déjà n’était plus d’une exactitude parfaite. Nous savions bien que les premiers missionnaires, à l’époque de leur grande faveur à la cour, avaient eu la complaisance de corriger des erreurs graves, qui se trouvaient dans la supputation de l’année des Chinois, et de leur faire une espèce de calendrier perpétuel pour un temps assez considérable ; mais nous ne pensions pas qu’on était arrivé au bout, et que le bureau des mathématiques de Péking s’était humblement déclaré incapable de confectionner un calendrier. Le vice-roi, qui peut-être avait reçu de l’empereur des instructions particulières à ce sujet, nous demanda s’il n’y aurait pas moyen d’engager les missionnaires à travailler à la réforme du calendrier. Nous lui répondîmes que, si l’empereur les y invitait, ils n’auraient probablement aucun motif de ne pas accéder à son désir. Nous prîmes de là occasion de rappeler à ce haut dignitaire tous les services que les missionnaires avaient autrefois rendus à l’empire, en dirigeant les travaux du bureau des mathématiques, en dressant les cartes géographiques des provinces et des pays tributaires, en négociant divers traités avec les Russes et dans une foule d’autres circonstances où ils avaient montré autant de talent que de dévouement. — Que de missionnaires, lui dîmes-nous, ont quitté leur patrie pour se dévouer entièrement aux Chinois ! Et les Chinois, de quelle manière ont-ils récompensé tant de travaux et de si grands sacrifices ? Quand on a cru n’avoir plus besoin d’eux, on les a chassés ignominieusement ; on en a immolé un grand nombre, on s’est emparé des établissements qu’ils avaient élevés à grands frais, on a été jusqu’à ravager, encore tout récemment, les tombeaux de ces vertueux et savants personnages, qui excitaient l’admiration du célèbre empereur Khang-hi.

Quand nous parlâmes de la récente profanation des tombeaux, le vice-roi parut saisi d’étonnement… Les missionnaires français possédaient aux environs de Péking un magnifique enclos, qui leur avait été donné par l’empereur Khang-hi, pour en faire le lieu de leur sépulture. C’est là que reposent un grand nombre de nos compatriotes, morts à neuf mille lieues de leur patrie, après avoir usé leur vie dans les souffrances et les privations, au milieu d’un peuple qui ne sut jamais apprécier ni leur vertu ni leur science. Nous avons plusieurs fois visité cet enclos, connu des Chinois sous le nom de Sépulture française. En y entrant, on sent son cœur battre d’émotion comme si on allait mettre le pied sur le sol de la patrie. Cette terre est, en effet, bien française ; c’est comme une touchante et précieuse colonie, conquise au milieu de l’empire chinois par les ossements de nos frères. Le site est un des plus beaux qu’on puisse trouver aux environs de Péking. Les murs de clôture sont assez bien conservés ; mais la maison et la charpente, dont la construction est d’un style moitié européen et moitié chinois, auraient besoin de grandes réparations. Au milieu d’un vaste jardin, aujourd’hui inculte, on remarque un bosquet où les tombeaux des missionnaires sont rangés par ordre sous des arbres de haute futaie. Depuis que les Européens n’ont plus en Chine une existence légale, la Sépulture française avait été confiée à la garde d’une famille chrétienne qui a été envoyée en exil à la suite d’une récente persécution. L’établissement fut saccagé et pillé par les bandits de Péking. Actuellement le gouvernement s’en est emparé, et les païens qu’on y a logés volent journellement tout ce qui est à leur convenance, les arbres, les matériaux de la chapelle, sans en excepter même les pierres tumulaires.

Le vice-roi, avons-nous dit, fut saisi d’étonnement en nous entendant parler du pillage de la Sépulture, et nous demanda si le gouvernement français en était instruit. — C’est probable, lui répondîmes-nous ; mais si, par hasard, il ignore ce qui s’est fait, nous l’en instruirons. — Et si j’écris à Péking à ce sujet, si l’empereur donne des ordres pour qu’on restaure la sépulture, les Français seront-ils satisfaits ? — Ils apprendront sans doute avec plaisir qu’on a réparé l’injure faite aux tombeaux de leurs frères… Le vice-roi se fit apporter un pinceau, écrivit quelques notes, et nous promit d’adresser au plus tôt une requête à l’empereur relativement à cette affaire. Nous parlâmes ensuite longuement des gouvernements européens, de la religion chrétienne, et des décrets impériaux obtenus par M. de Lagrenée. Cet excellent vieillard était inquiet sur les destinées de la dynastie mantchoue ; il paraissait comprendre que nous étions arrivés à une époque où la Chine, bon gré mal gré, serait forcée de modifier ses vieilles institutions et d’entrer en relation avec les puissances européennes, qui, grâce à la vapeur, ne se trouvaient plus maintenant à une très-grande distance du Céleste Empire, — J’irai à Péking, nous dit-il, et je parlerai à l’empereur[8].

Enfin le vice-roi nous adressa, pour nous congédier, les paroles d’usage : I-lou-fou-sing, que l’étoile du bonheur vous accompagne durant votre voyage !… Nous lui souhaitâmes une longue et heureuse vieillesse, et nous partîmes pour aller chez le juge de paix, où nous avions donné rendez-vous aux mandarins de l’escorte. Nous trouvâmes une nombreuse réunion, composée des personnages avec lesquels nous avions eu des relations pendant notre séjour à Tching-tou-fou. Nous nous mîmes à table, et Pao-ngan nos servit un véritable gala selon les rites. Bientôt les formules cérémonieuses des adieux commencèrent. On nous dit, sur tous les tons et en mille variantes, qu’on nous avait beaucoup ennuyés et rendu la vie désagréable ; de notre côté, nous leur déclarâmes que nous avions bien besoin de leur indulgence et de leur pardon, parce que nous étions des hommes exigeants et onéreux. Personne ne prenait au sérieux cette étrange phraséologie consacrée par l’usage et qui cependant avait le mérite d’être, de temps en temps, une naïve expression de la vérité. Nous entrâmes enfin dans nos palanquins, et le cortège, précédé de douze soldats armés de rotins, s’ouvrit un passage à travers une foule innombrable de curieux. Tout le monde voulait voir ces fameux diables occidentaux, qui étaient devenus les amis du vice-roi et de l’empereur ; ce dont personne ne pouvait douter, attendu qu’au lieu de nous étrangler, on nous avait accordé le privilège de porter calote jaune et ceinture rouge.

  1. C’est bien d’après ce système que le prétendant actuel a pris le nom de Tien-té (Vertu céleste).
  2. Dans la plupart des livres qui parlent de la Chine, ce signe de distinction est appelé bouton ; mais il nous semble que ce mot est très-mal trouvé, et peu propre à donner une véritable idée de la chose.
  3. Tous les détails sur l’organisation politique et administrative de la Chine sont énumérés et décrits dans Taï-tsing-houi-tien, ou Collection des statuts de la grande dynastie des Tsing, dont M. Éd. Biot a publié un excellent résumé, auquel nous n’aurons à faire que quelques légères modifications.
  4. Titre que les Chinois donnent aux magistrats.
  5. Khoung-fou-dze, que les Européens ont appelé Confucius, en latinisant son nom, naquit dans la province de Chan-tong, l’an 567 avant Jésus-Christ. Il mourut âgé de soixante et treize ans.
  6. Nos citations des livres classiques sont prises dans la traduction de M. Pauthier.
  7. Actuellement province de Chan-tong.
  8. En 1850, nous nous rendîmes de Macao à Péking, dans l’intention d’y voir le vice-roi du Sse-tchouen, qui, depuis deux ans. avait été appelé auprès de l’empereur. Malheureusement, il était mort depuis quinze jours quand nous arrivâmes. Quelque temps après, l’empereur mourut aussi.