L’Empire chinois/Volume 1 - Chapitre IV

Gaume (Tome Ip. 145-193).
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Volume I


CHAPITRE IV


Départ de Tching-tou-fou. — Lettre jetée dans notre palanquin, à la porte de la ville. — Christianisme en Chine. — Son introduction au cinquième et au sixième siècle. — Monument et inscription de Si-ngan-fou. — Progrès du christianisme en Chine au quatorzième siècle. — Arrivée des Portugais en Chine. — Macao. — Le P. Matthieu Ricci. — Départ des premiers missionnaires français. — Prospérité de la religion sous l’empereur Khang-hi. — Persécution de l’empereur Young-tching. — Délaissement des missions. — Nombreux départs de nouveaux missionnaires. — Coup d’œil sur l’état actuel du christianisme en Chine. — Motifs de l’hostilité du gouvernement à l’égard des chrétiens. — Indifférentisme des Chinois en matière de religion. — Exemple de cet indifférentisme. — Honneurs qui nous sont rendus en route. — Halte à un palais communal. — Escroquerie de maître Ting. — Navigation sur le fleuve Bleu. — Arrivée à Kien-tcheou.


Quand nous fûmes arrivés à la porte méridionale de la ville, nous remarquâmes, parmi la masse de peuple qui s’y était accumulée, un grand nombre de chrétiens. Ils faisaient le signe de la croix, afin que nous pussions les reconnaître, et pour nous donner, autant qu’il était en eux, des marques de leur sympathie. Leur figure exprimait la confiance et le contentement ; car ils avaient vu sans doute, dans les égards dont nous avions été entourés par le vice-roi et les premiers magistrats de la ville, comme des signes précurseurs de cette liberté religieuse qui avait semblé luire un instant à leurs yeux. Peut-être espéraient-ils aussi que les renseignements donnés de vive voix aux représentants de la France, sur la non-exécution des décrets impériaux, entraîneraient des réclamations capables de faire entrer enfin le gouvernement chinois dans des voies de justice et de modération. Si telles furent leurs espérances en nous voyant partir pour Macao, nous devons convenir qu’il s’en faut bien qu’elles se soient réalisées ; car leur situation, au lieu de s’améliorer, n’a été, au contraire, que s’aggravant de jour en jour.

Au moment où nous franchissions le seuil de la dernière porte de la ville, l’un de nous reçut, dans son palanquin, une lettre furtivement jetée par un chrétien qui se tenait blotti dans un coin ; elle était de monseigneur Perocheau, évêque de Maxula, vicaire apostolique de la province du Sse-tchouen. Ce zélé et savant prélat nous parlait des nombreuses persécutions locales qui désolaient encore son vicariat, et nous priait de rappeler aux mandarins que nous rencontrerions sur notre route les promesses faites par l’empereur aux chrétiens de son empire. Notre résolution était prise à cet égard, et les recommandations du vénérable doyen des évêques de Chine ne pouvaient que nous y confirmer encore davantage. Malheureusement, nos efforts ne purent avoir qu’une influence très-restreinte. Les chrétientés chinoises sont toujours, comme par le passé, à la merci des mandarins, et, de plus, elles ont à redouter aujourd’hui le fanatisme et la barbarie des insurgés. Tout fait pressentir que les missionnaires continueront encore longtemps de répandre la divine semence dans les pleurs et les souffrances.

C’est une chose bien lamentable que cette obstination du peuple chinois à repousser dédaigneusement le trésor de la foi que l’Europe ne cesse de lui présenter avec tant de zèle, de dévouement et de persévérance. Nul sacrifice qui n’ait été fait en sa faveur : c’est assurément le peuple du monde qui a excité le plus vivement la sollicitude de l’Église, et c’est aussi celui qui, jusqu’à ce jour, s’est montré le plus rebelle. Le sol a été préparé longuement, tourné et retourné dans tous les sens, avec patience et intelligence ; il a été arrosé de sueurs et de larmes, engraissé du sang des martyrs ; le grain évangélique y a été jeté avec profusion ; le monde chrétien s’est mis en prière pour attirer sur lui les bénédictions du ciel, et pourtant la stérilité est presque toujours la même, et le temps de la moisson n’est pas encore venu ; car peut-on appeler une moisson ces quelques épis à moitié mûrs qu’on rencontre çà et là, et qu’il faut se hâter de recueillir, de peur qu’ils ne tombent au premier souffle de l’orage ? Il ne serait pas impossible, peut-être, d’assigner les causes principales qui s’opposent à la propagation de l’Évangile en Chine ; mais nous pensons qu’il convient de donner auparavant un rapide aperçu des diverses tentatives qui ont été faites, à plusieurs époques, pour christianiser ce vaste empire.

Les premiers efforts pour faire pénétrer les lumières de la foi dans les contrées centrales et orientales de l’Asie remontent aux temps les plus reculés, Déjà, dans le cinquième et le sixième siècle, on peut découvrir les traces des premiers missionnaires qui se rendaient, par terre, de Constantinople jusqu’au royaume de Cathay ; car c’est sous ce nom que la Chine a été d’abord connue en Occident. Ces apôtres s’en allaient un bâton à la main, côtoyant les rivières, franchissant les montagnes, traversant les forêts et les déserts, au milieu des privations et des souffrances de tout genre, pour annoncer la parole du salut à des peuples ignorés du reste du monde. Longtemps on a pensé que la Chine n’avait été évangélisée que fort tard, et seulement à l’époque où le célèbre et courageux Matthieu Ricci pénétra dans l’empire, vers la dernière moitié du seizième siècle ; mais la découverte du monument et de l’inscription de Si-ngan-fou[1], autrefois capitale de la Chine, prouve, d’une manière incontestable, qu’en 635 la religion chrétienne y était répandue et même florissante.

Cette inscription parle des nombreuses églises élevées par la piété des empereurs, et des titres magnifiques accordés au prêtre Olopen[2], qu’on désigne sous le nom de Souverain gardien du royaume de la grande loi, c’est-à-dire primat de la religion chrétienne. En 712, les bonzes excitèrent une persécution contre les chrétiens, qui triomphèrent bientôt, après quelques épreuves passagères. « Alors, comme porte l’inscription, la religion, qui avait été opprimée quelque temps, commença de nouveau à se relever. La pierre de la doctrine, penchée un instant, fut redressée et mise en équilibre. L’an 744, il y eut un prêtre du royaume de Ta-thsin[3] qui vint à la Chine saluer l’empereur, qui ordonna au prêtre Lohan et à six autres d’offrir ensemble, avec l’envoyé de Ta-thsin, les sacrifices chrétiens dans le palais de Him-kim. Alors l’empereur fit suspendre, à la porte de l’église, une inscription écrite de sa main. Cette auguste tablette brilla d’un vif éclat ; c’est pourquoi toute la terre eut un très-grand respect pour la religion. Toutes les affaires furent parfaitement bien administrées, et la félicité, provenant de la religion, fut profitable au genre humain. Tous les ans, l’empereur Taï-Tsoung, au jour de la Nativité de Jésus-Christ, donnait à l’église des parfums célestes ; il distribuait à la multitude chrétienne des viandes impériales, pour la rendre plus remarquable et plus célèbre. Le prêtre Y-sou, grand bienfaiteur de la religion et tout à la fois grand de la cour, lieutenant du vice-roi de So-fan et inspecteur du palais, à qui l’empereur a fait présent d’une robe de religieux d’une couleur bleu clair, est un homme de mœurs douces et d’un esprit porté à faire toute sorte de bien. Aussitôt qu’il eut reçu dans son cœur la véritable doctrine, il la mit sans cesse en usage. Il est venu à la Chine d’un pays lointain ; il surpasse en industrie tous ceux qui ont fleuri sous les trois premières dynasties ; il a une très-parfaite intelligence des sciences et des arts. Au commencement, lorsqu’il travaillait à la cour, il rendit d’excellents services à l’État, et s’acquit une très-haute estime auprès de l’empereur.

« Cette pierre, conclut l’inscription, a été établie et dressée la seconde année du règne de Taï-tsoung (l’an 781 de J.-C.). En ce temps-là, le prêtre Niu-chou, seigneur de la loi, c’est-à-dire pontife de la religion, gouvernait la multitude des chrétiens dans la contrée orientale. Liou-siou-yen, conseiller du palais et auparavant membre du conseil de guerre, a écrit cette inscription. »

Ce monument précieux, dont Voltaire a eu la témérité, ou, pour mieux dire, la mauvaise foi de contester l’authenticité, parle encore d’un personnage célèbre en Chine nommé Kouo-tze-y. Il fut l’homme le plus illustre de la dynastie des Tang, et dans la paix et dans la guerre. Plusieurs fois il remit sur le trône les empereurs chassés par des étrangers et des rebelles. Il vécut quatre-vingt-quatre ans, et mourut en 781, l’année même où ce monument fut érigé. Son nom est resté populaire en Chine jusqu’à présent. Il est souvent le héros des pièces que l’on joue sur le théâtre, et nous-mêmes nous avons souvent entendu son nom prononcé avec respect et admiration dans des réunions de mandarins. Tout porte à croire que ce grand homme était chrétien ; voici, du reste, de quelle manière en parle le monument de Si-ngan-fou.

« Kouo-tze-y, premier président de la cour ministérielle et roi de la ville de Fen-yen, était, au commencement, généralissime des armées de So-fan, c’est-à-dire dans les contrées septentrionales. L’empereur Sou-tsoung se l’associa pour compagnon d’une longue marche ; mais, quoique, par une faveur singulière, il fût admis familièrement dans la chambre de l’empereur, il n’était pas plus à ses propres yeux que s’il n’eût été qu’un simple soldat. Il était les ongles et les dents de l’empire, les oreilles et les yeux de l’armée ; il distribuait sa solde et les présents que lui faisait l’empereur, et n’accumulait rien dans sa maison. Ou il conservait les vieilles églises dans leur ancien état, ou bien il augmentait leur bâtiment ; il élevait à une plus grande hauteur leur toit et leurs portiques, et les embellissait de façon que ces édifices étaient semblables à des faisans qui déploient leurs ailes pour voler. Outre cela, il servait de toute manière la religion chrétienne ; il était assidu aux exercices de charité et prodigue dans la distribution des aumônes. Tous les ans il rassemblait les prêtres et les chrétiens des quatre églises ; il leur servait, avec ardeur, des mets convenables, et continuait ces libéralités pendant cinquante jours de suite. Ceux qui avaient faim venaient, et il les nourrissait ; ceux qui avaient froid venaient, et il les revêtait. Il soignait les malades et les ranimait ; il enterrait les morts et les mettait en paix. On n’a pas ouï dire, jusqu’à présent, qu’une vertu si éclatante ait brillé dans les Tha-so mêmes, ces hommes qui s’adonnent si religieusement à rendre de bons offices. »

La vie entière de Kouo-tze-y est admirable, et offre des détails du plus grand intérêt. Nous regrettons que les limites que nous avons dû nous prescrire ne nous permettent pas de donner ici la biographie de cet illustre chrétien chinois du huitième siècle. Nous ne pouvons résister pourtant au désir de citer le magnifique éloge qu’en a fait un historien chinois : « Ce grand homme, dit-il, mourut à la quatre-vingt-cinquième année de son âge. Il fut protégé du ciel à cause de ses vertus ; il fut aimé des hommes, à cause de ses belles qualités ; il fut craint au dehors par les ennemis de l’État, à cause de sa valeur ; il fut respecté au dedans par tous les sujets de l’empire, à cause de son intégrité incorruptible, de sa justice et de sa douceur ; il fut le soutien, le conseil et l’âme de ses souverains ; il fut comblé de richesses et d’honneurs pendant le cours de sa longue vie ; il fut universellement regretté à sa mort, et laissa après lui une postérité nombreuse, qui fut héritière de sa gloire et de ses mérites, comme elle hérita de ses richesses et de son nom. Tout l’empire porta le deuil de sa mort, et ce deuil fut le même que celui que les enfants portent après la mort de ceux dont ils ont reçu la vie ; il dura trois années entières. »

Nul doute donc que la religion chrétienne ne fût florissante en Chine au huitième siècle, puisqu’elle contenait dans son sein des hommes tels que Kouo-tze-y. Il est probable, toutefois, que les fidèles durent avoir de fréquentes luttes à soutenir contre les bonzes et aussi contre les nestoriens qui, à cette époque, se répandaient en grand nombre dans les contrées de la haute Asie. On sait que, vers le commencement du neuvième siècle, Timothée, patriarche des nestoriens, envoya des moines prêcher l’Évangile chez les Tartares Hioung-nou, qui s’étaient réfugiés sur les bords de la mer Caspienne ; plus tard ils pénétrèrent dans l’Asie centrale, et jusqu’en Chine. Dans la suite, le flambeau de la foi dut, sans doute, pâlir, sinon s’éteindre dans ces lointains pays ; mais il se ranima et jeta encore de brillantes splendeurs dans le treizième et le quatorzième siècle, époque où les communications entre l’Orient et l’Occident devinrent plus fréquentes à cause des croisades et des invasions des Tartares, événements gigantesques qui eurent pour résultat de réunir et de mêler ensemble tous les peuples de la terre.

L’Église ne manqua pas de profiter de ces grands bouleversements pour travailler à son œuvre pacifique et sainte de la propagation de la foi. Du temps de Tchinggis-khan et de ses successeurs, des missionnaires furent envoyés en Tartarie et en Chine. Ils portaient avec eux des ornements d’église, des autels, des reliques, « pour veoir, dit Joinville, se ils pourraient attraire ces gens à notre créance. » Ils célébrèrent les cérémonies de la religion devant les princes tartares ; ceux-ci leur donnèrent asile dans leurs tentes, et permirent qu’on élevât des chapelles jusque dans l’enceinte de leur palais. Deux d’entre eux, Plan-Carpin et Rubruk, nous ont laissé des relations curieuses de leurs voyages. Plan-Carpin, envoyé, en 1246, vers le grand Khan des Tartares par le pape Innocent IV, traversa le Tanaïs et le Volga, passa au nord de la mer Caspienne, suivit les limites septentrionales des régions qui occupent le centre de l’Asie et se dirigea vers le pays des Mongols, où un petit-fils de Tchinggis-khan venait d’être proclamé souverain. Vers le même temps, le moine Rubruk, chargé par saint Louis d’une mission auprès des Tartares occidentaux, suivit à peu près la même route. A Khara-Khoroum, capitale des Mongols, il vit, non loin du palais du souverain, un édifice sur lequel était une petite croix. Alors, dit-il, je fus au comble de la joie, et supposant qu’il y avait là quelque chrétienté, j’entrai avec confiance, et je trouvai un autel orné magnifiquement. On voyait, sur des étoffes brodées d’or, les images du Sauveur, de la sainte Vierge, de saint Jean-Baptiste, et de deux anges dont le corps et les vêtements étaient enrichis de pierres précieuses. Il y avait une grande croix en argent, ayant des perles au centre et aux angles, plusieurs ornements, une lampe à huit jets de lumière brûlant devant l’autel. Dans le sanctuaire était assis un moine arménien, au teint basané, maigre, revêtu d’une grossière tunique qui lui allait à moitié jambes. Il portait par dessus un manteau noir fourré de soie, et attaché sous le cilice par des agrafes de fer[4]. » Rubruk raconte qu’il y avait dans ces contrées un grand nombre de nestoriens et de Grecs catholiques qui célébraient les fêtes chrétiennes en toute liberté. Des princes, des empereurs même, reçurent le baptême, et protégèrent les propagateurs de la foi.

Au commencement du quatorzième siècle, le pape Clément V[5] érigea à Péking un archevêché en faveur de Jean de Montcorvin, missionnaire français, qui évangélisa ces contrées pendant quarante-deux ans, et laissa en mourant une chrétienté très-florissante. Un archevêché à Péking avec quatre suffragants dans les contrées environnantes, voilà une preuve incontestable qu’il y avait, à cette époque, en Chine, un grand nombre de chrétiens. On ignore ce qui advint durant le quinzième siècle. Les communications furent interrompues, et peu à peu on perdit complétement de vue ce Cathay et ce Zipangri[6], dont les merveilles avaient tant préoccupé l’imagination des Occidentaux au temps où parurent les curieuses relations du noble vénitien Marco-Polo. On alla même jusqu’à douter de l’existence de ces fameux empires ; et il fut convenu de considérer comme des fables tout ce qu’en avait raconté ce célèbre voyageur qui, cependant, on est forcé de lui rendre aujourd’hui cette justice, a toujours été, dans ses récits, d’une admirable et naïve sincérité.

Il fallait donc faire de nouveau la découverte de la Chine. Cette gloire appartient aux Portugais. Ces hardis navigateurs, s’étant élancés vers le sud, atteignirent le cap des Tempêtes, le doublèrent, et parvinrent aux Indes par une route qu’aucun navire n’avait jusque-là pratiquée. En 1517, le vice-roi de Goa expédia à Canton huit vaisseaux sous le commandement de Fernand d’Andrada, qui reçut le titre d’ambassadeur. D’Andrada, d’un caractère doux et liant, sut gagner l’amitié du vice-roi de Canton, fit avec lui un traité de commerce avantageux, et commença ainsi à mettre la Chine en relation avec l’Europe.

Plus tard les Portugais rendirent aux Chinois un service signalé en capturant un fameux pirate qui, depuis longtemps, désolait les côtes. L’empereur, en reconnaissance de ce service, permit aux Portugais de s’établir sur une presqu’île formée par quelques rochers stériles.

Sur cet emplacement s’est élevée la ville de Macao, longtemps seul entrepôt de commerce des Européens avec le Céleste Empire. Aujourd’hui Macao n’est guère plus qu’un souvenir ; l’établissement anglais de Hong-kong lui a donné le coup mortel ; il ne lui reste de son antique prospérité que de belles maisons sans locataires, et dans quelques années peut-être, les navires européens, en passant devant la presqu’île où fut cette fière et riche colonie portugaise, ne verront plus qu’un rocher nu, désolé, tristement battu par les vagues, et où le pêcheur chinois viendra faire sécher ses noirs filets. Cependant les missionnaires aimeront encore à visiter ses ruines, car le nom de Macao sera toujours célèbre dans l’histoire de la propagation de la foi ; c’est là que, durant plusieurs siècles, se sont formés, comme dans un cénacle, ces apôtres nombreux qui s’en allaient ensuite évangéliser la Chine, le Japon, la Tartarie, la Corée, la Cochinchine et le Tonquin.

Pendant que les Portugais travaillaient à développer l’importance de leur colonie de Macao, saint François Xavier prêchait au Japon, où les marchands chinois de Ning-po se rendaient annuellement avec leurs grandes jonques de commerce. C’est d’eux apparemment qu’il apprenait ces particularités de la Chine qu’il écrivait en Europe sur la fin de sa vie. Ayant formé le projet de porter la foi dans ce vaste empire, il s’embarqua, et déjà il allait mettre le pied sur cette terre après laquelle il avait tant soupiré, lorsque la mort l’arrêta à Sancian, petite île peu éloignée des côtes de la Chine. Cependant d’autres hommes apostoliques recueillirent sa pensée, et, héritiers de son zèle pour la gloire de Dieu, s’élancèrent sur la route qu’il leur avait indiquée. Le premier et le plus célèbre fut le P. Matthieu Ricci, qui entra en Chine vers la fin du seizième siècle. Ce pays où les idées religieuses, il faut en convenir, ne jettent que difficilement de profondes racines, avait laissé entièrement périr les semences de la foi chrétienne qu’il avait reçues dès les premiers temps, et surtout au moyen âge. A part l’inscription retrouvée à Si-ngan-fou, et dont nous avons parlé plus haut, il n’y avait aucune trace du passage des anciens missionnaires et de leurs prédications. Il ne s’était pas même conservé dans les traditions du pays le plus léger souvenir de la religion de Jésus-Christ. Triste peuple que celui sur l’esprit duquel les vérités chrétiennes ne font que glisser !

Tout était donc à recommencer ; mais le P. Ricci avait tout ce qu’il fallait pour cette grande et difficile entreprise. « Le zèle courageux, infatigable, mais sage, patient, circonspect, lent pour être plus efficace, et timide pour oser davantage, devait être le caractère de celui que Dieu avait destiné à être l’apôtre d’une nation délicate, soupçonneuse et naturellement ennemie de tout ce qui ne naît pas dans son pays. Il fallait ce cœur vraiment magnanime, pour recommencer tant de fois un ouvrage si souvent ruiné, et savoir profiter des moindres ressources. Il fallait ce génie supérieur, ce rare et profond savoir, pour se rendre respectable à des gens accoutumés à ne respecter qu’eux, et enseigner une loi nouvelle à ceux qui n’avaient pas cru jusque-là que personne pût leur rien apprendre ; mais il fallait aussi une humilité et une modestie pareille à la sienne pour adoucir à ce peuple superbe le joug de cette supériorité d’esprit auquel on ne se soumet volontiers que quand on le reçoit sans s’en apercevoir. Il fallait enfin une aussi grande vertu et une aussi continuelle union avec Dieu que celles de l’homme apostolique, pour se rendre supportables à soi-même, par l’onction de l’esprit intérieur, les travaux d’une vie aussi pénible, aussi pleine de dangers que celle qu’il avait menée depuis qu’il était en Chine, où l’on peut dire que le plus long martyre lui aurait épargné bien des souffrances[7].

Après plus de vingt ans de travaux et de patience, le P. Ricci n’avait guère recueilli que des persécutions cruelles ou des applaudissements stériles. Mais, quand il eut été reçu favorablement à la cour, les conversions furent nombreuses, et l’on vit s’élever sur plusieurs points des églises catholiques. Le P. Ricci mourut en 1610, à l’âge de cinquante-huit ans. Il eut la consolation de laisser la mission, devenue enfin florissante, à des missionnaires animés de son zèle, et qui, appelant comme lui au secours de leurs prédications les arts et les sciences, continuèrent à piquer la curiosité des Chinois et à se les rendre favorables. Les plus illustres d’entre eux furent les PP. Adam Schals et Verbiest. C’est à ce dernier que les Français sont redevables de leur entrée en Chine ; c’est lui qui les fit venir à Péking, qui disposa l’empereur à les recevoir et à les traiter avec distinction. Ce fut seulement vers la fin de l’année 1684 qu’on songea, en France, à envoyer des missionnaires à la Chine. On travaillait alors, par ordre du roi, à réformer la géographie ; l’Académie royale des sciences était chargée de ce soin. Elle avait envoyé des membres de son illustre corps dans tous les ports de l’Océan et de la Méditerranée, en Angleterre, en Danemark, en Afrique et en Amérique, pour y faire les observations nécessaires. On était plus embarrassé sur le choix des sujets qu’on enverrait aux Indes et à la Chine. Des académiciens couraient risque de n’être pas bien reçus dans ces pays et de donner de l’ombrage. On songea dès lors aux jésuites. Colbert eut une entrevue avec le P. de Fontaney et M. Cassini. La mort du grand Colbert fit échouer pendant quelque temps ce projet, qui fut repris ensuite par son successeur, M. le marquis de Louvois. Six missionnaires, les PP. de Fontaney, Tachard, Gerbillon, Le Comte, de Visdelou et Bouvet s’embarquèrent à Brest, le 3 mars 1685, après avoir été reçus membres de l’Académie des sciences, et abordèrent à Ning-po, le 24 juillet 1687. De là, ils se rendirent à Péking, où ils eurent bientôt conquis l’estime et l’admiration des grands et du peuple par leurs vertus, leur science et leur zèle apostolique. Ils entrèrent si avant dans les bonnes grâces de l’empereur, qu’il leur fit donner une maison dans l’enceinte même de la ville Jaune et tout près de son propre palais, afin de pouvoir s’entretenir avec eux plus commodément. Peu de temps après, il leur assigna, à côté de leur maison, un vaste emplacement pour construire une grande église. Il contribua aux frais de son érection avec beaucoup de générosité, et, afin de donner aux missionnaires français une preuve éclatante de son dévouement, il voulut lui-même composer l’inscription chinoise en l’honneur du vrai Dieu, qui devait être placée sur le frontispice de la nouvelle église.

L’empereur Khang-hi s’était déclaré hautement le protecteur de la religion chrétienne. A son exemple, les princes et les grands dignitaires se montrèrent favorables, et le nombre des néophytes augmenta considérablement, non-seulement dans la capitale, mais encore dans toute l’étendue de l’empire. Les missionnaires répandus dans les provinces, mettant à profit les bonnes dispositions du chef de l’État, redoublèrent d’ardeur dans la prédication de l’Évangile, et on vit en peu de temps s’élever de toutes parts des églises, des chapelles, des oratoires, et se former de puissantes chrétientés. Les Chinois n’avaient plus peur d’encourir la disgrâce et les persécutions des mandarins en se faisant baptiser. Les chrétiens pouvaient se montrer fiers de leur religion et marcher le front haut ; ils le firent peut-être un peu trop. C’est le propre des caractères faibles et pusillanimes dans les temps d’épreuve, de se montrer arrogants au milieu de la prospérité. Il était à craindre que ces succès, basés en partie sur la faveur impériale, ne fussent pas de longue durée : c’est ce qui arriva.

Les déplorables discussions des missionnaires au sujet des rites pratiqués en l’honneur de Confucius et des ancêtres refroidirent beaucoup le bon vouloir de l’empereur Khang-hi et excitèrent même plusieurs fois sa colère. A sa mort, il y eut une réaction violente ; son successeur, Young-tching, déchaîna les haines et les jalousies qui s’étaient amassées contre les chrétiens sous le règne précédent. Le célèbre P. Gaubil[8] arrivait en Chine dans ces malheureux temps, et voici ce qu’il écrivait, en 1722, à monseigneur de Nesmond, archevêque de Toulouse : « Il n’y a que peu de mois que je suis arrivé à la Chine, et, en y arrivant, j’ai été infiniment touché de voir le triste état où se trouve une mission qui donnait, il n’y a pas longtemps, de si belles espérances. Des églises ruinées, des chrétientés dispersées, des missionnaires exilés et confinés à Canton, premier port de la Chine, sans qu’il leur soit permis de pénétrer plus avant dans l’empire, enfin, la religion sur le point d’être proscrite : voilà, Monseigneur, les tristes objets qui se sont présentés à mes yeux à mon entrée dans un empire où l’on trouvait de si favorables dispositions à se soumettre à l’Évangile. »

Les tristes prévisions du P. Gaubil ne tardèrent pas à se réaliser. Deux ans plus tard, le P. de Mailla, écrivant en France à un de ses confrères, lui disait : Comment vous écrire, dans l’accablement où nous sommes, et le moyen de vous faire le détail des tristes scènes qui se sont passées sous nos yeux ? Ce que nous appréhendions depuis plusieurs années, ce que nous avions tant de fois prédit, vient enfin d’arriver : notre sainte religion est entièrement proscrite à la Chine ; tous les missionnaires, à la réserve de ceux qui étaient à Péking[9], sont chassés de l’empire ; les églises sont ou démolies, ou destinées à des usages profanes ; des édits se publient où, sous des peines rigoureuses, on ordonne aux chrétiens de renoncer à la foi et où l’on défend aux autres de l’embrasser. Tel est le déplorable état où se trouve réduite une mission qui, depuis près de deux cents ans, nous a coûté tant de sueurs et de travaux. »

Ainsi cette prospérité, qui était venue avec la protection d’un empereur, disparut au premier mot de persécution de son successeur ; l’Église de Chine eut, sans doute, à enregistrer dans ses fastes de grands et beaux exemples de constance dans la foi ; mais de nombreuses et lamentables défections prouvèrent aussi que le christianisme n’avait pas jeté sur cette terre des racines plus profondes qu’aux siècles passés, et que les Chinois, d’ailleurs si tenaces, si inébranlables dans leurs anciens usages, avaient bien peu d’énergie et de fermeté en matière de religion.

A Young-tching, prince hostile au christianisme, succéda Kien-long, dont le règne long et brillant rappelle celui de Khang-hi. Les missionnaires reprirent du crédit à la cour, et l’œuvre de la propagation de l’Évangile se continua au milieu de perpétuelles vicissitudes, quelquefois tolérée, rarement protégée ouvertement, et souvent persécutée à outrance, surtout dans les provinces. Cependant le nombre des chrétiens augmentait toujours insensiblement, lorsque la suppression des ordres religieux et les commotions politiques en Europe, non-seulement arrêtèrent le développement des missions, mais firent craindre de voir le flambeau de la religion s’éteindre encore une fois dans l’extrême Orient. La mort enleva les anciens missionnaires, qui ne furent pas remplacés ; et les chrétiens, presque abandonnés à eux-mêmes, montrèrent une grande faiblesse, quand éclatèrent les persécutions de Kia-king, successeur de Kien-long au trône impérial. Durant cette malheureuse période, des chrétientés entières disparurent complétement. Nous avons visité dans quelques provinces un grand nombre de villes qui possédaient autrefois plusieurs églises, et où il nous a été impossible de découvrir un seul chrétien. Dans les campagnes, les familles pauvres ont persévéré avec plus de fidélité, parce que les mandarins ne trouvèrent pas chez elles de quoi tenter leur cupidité ; déshéritées, d’ailleurs, des biens de ce monde, elles comprenaient mieux la nécessité de travailler avec persévérance à l’acquisition de ceux de la vie future.

La Chine a eu beau tromper souvent les espérances de l’Église, l’Église ne se rebute, ne se décourage jamais. Aussitôt que les circonstances ont paru moins défavorables, les ouvriers évangéliques se sont présentés animés de non moins de zèle et de dévouement que leurs prédécesseurs. Ils ont traversé les mers et se sont répandus sur cette terre ravagée par tant d’orages, recherchant avec sollicitude les germes de foi qui n’avaient pas péri, les cultivant avec prédilection, les arrosant de leurs larmes et répandant partout dans leurs courses apostoliques une semence nouvelle. Leur premier soin a été de réunir les chrétiens dispersés, de les retremper dans la pratique de leurs devoirs, et de ramener à Dieu et à la foi les familles qui avaient eu la faiblesse de succomber dans les persécutions. Depuis trente ans, le nombre des missionnaires augmentant toujours, la plupart des anciennes chrétientés ont pu s’organiser de nouveau, et ranimer dans leur sein le feu près de s’éteindre ; de nouvelles se sont formées peu à peu et en silence, pour remplacer celles qui avaient disparu dans la tempête. La grande et belle association de l’œuvre de la propagation de la foi, inspirée de Dieu à une pauvre femme de Lyon, est venue soutenir et développer ces premiers succès ; le Saint-Siége a érigé les dix-huit provinces de Chine en autant de vicariats apostoliques où les prêtres des missions étrangères, les jésuites, les dominicains, les franciscains et les lazaristes travaillent, sans relâche, à l’agrandissement du royaume de Dieu. Chaque vicariat possède, avec un grand nombre d’écoles pour l’éducation des garçons et des filles, un séminaire où l’on s’applique à organiser un clergé indigène, en formant de jeunes Chinois aux vertus et aux sciences ecclésiastiques ; de toute part des associations pieuses ont pris naissance, dans le but de procurer le baptême aux enfants moribonds ou de recueillir ceux qui sont abandonnés ; on institue des crèches et des asiles, sur les modèles des œuvres que la charité sait si bien faire prospérer en France.

Aujourd’hui la propagation de l’Évangile en Chine ne se pratique plus comme autrefois. Les missionnaires ne sont plus à la cour, entourés de la protection de l’empereur et des grands, allant et venant avec le cérémonial des mandarins et offrant aux yeux du peuple tous les prestiges d’une puissance reconnue par l’État. Ils sont proscrits dans toute l’étendue de l’empire ; ils y entrent en secret, avec toutes les précautions que peut suggérer la prudence, et ils sont forcés d’y résider en cachette, pour se mettre à l’abri de la surveillance et des recherches des magistrats. Ils doivent même éviter avec soin de se produire aux yeux des infidèles, de peur d’exciter des soupçons, de donner l’éveil aux autorités et de compromettre leur ministère, la sécurité des chrétiens et l’avenir des missions. On comprend que, avec ces entraves rigoureusement imposées par la prudence, il est impossible au missionnaire d’agir directement sur les populations et de donner un libre essor à son zèle. Non-seulement il lui est interdit d’annoncer en public la parole de Dieu, mais il y aurait souvent témérité de sa part à vouloir parler de religion, même en particulier, avec un infidèle dont il ne serait pas sûr par avance. Ainsi le missionnaire doit circonscrire et borner son zèle dans l’exercice du saint ministère. Aller d’une chrétienté à l’autre, instruire et exhorter les néophytes, administrer les sacrements, célébrer en secret les fêtes de la sainte Église, visiter les écoles et encourager le maître et les élèves : voilà le cercle où il est forcé de se renfermer. Dans toutes les chrétientés il y a des chefs désignés par le nom de catéchistes et qui sont choisis parmi les plus réguliers, les plus instruits et les plus influents de la localité. Ils sont chargés d’instruire les ignorants, de catéchiser et de présider à la prière en l’absence du missionnaire. Ce sont ceux-là qui, en général, ont une action directe sur les infidèles, les instruisant des vérités de la religion et les exhortant à renoncer aux superstitions du bouddhisme. Il est fâcheux que leur zèle pour la conversion de leurs frères ne soit pas plus ardent, et qu’on soit obligé de le ranimer à chaque instant par des encouragements de tout genre.

Telle est la méthode suivie généralement en Chine pour y propager l’Évangile. On comprend que les résultats doivent laisser beaucoup à désirer. Il se fait bien par-ci par-là quelques conversions, le nombre des chrétiens augmente, mais si lentement, et avec tant de difficultés, qu’on ne sait vraiment que penser de l’avenir de la religion dans ces contrées. On compte à peu près actuellement huit cent mille chrétiens dans tout l’empire chinois ; qu’est-ce qu’un tel chiffre sur plus de trois cents millions d’habitants ? Ce succès est bien peu consolant, quand on réfléchit qu’il a fallu, pour l’obtenir, plusieurs siècles de prédication et les efforts incessants de nombreux missionnaires.

Il est naturel qu’on se demande à quoi peut tenir cette désolante stérilité. D’abord il est incontestable que, le gouvernement s’opposant à la propagation du christianisme dans l’empire, les Chinois, avec leur caractère timide et pusillanime, n’oseront pas braver les défenses des mandarins, affronter les persécutions, et s’écrier avec une sainte liberté : Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ! » Ils se retrancheront dans la prohibition de l’empereur, et tout sera dit. Mais ne pourrait-on pas amener l’empereur à proclamer franchement la liberté religieuse ? Nous ne le pensons pas. Ce n’est pas que le gouvernement chinois soit, de sa nature, intolérant et persécuteur ; il ne l’est pas le moins du monde. En matière de religion, il est d’une indifférence complète ; quoiqu’il admette, pour les fonctionnaires publics, un culte officiel qui se borne à quelques cérémonies extérieures, il est profondément sceptique, et laisse le peuple parfaitement libre d’avoir les idées religieuses qu’il lui plaira ; il l’invite même, de temps en temps, à ne croire à aucune religion. L’empereur Tao-kouang, quelque temps avant son avénement au trône, adressa au peuple une proclamation dans laquelle il passait en revue toutes les religions connues dans l’empire, y compris même le christianisme, et finit par conclure que toutes étaient fausses et que l’on ferait bien de les mépriser toutes indistinctement.

Ainsi un Chinois peut être, à sa fantaisie, disciple de Bouddha, de Confucius, de Lao-tze ou de Mahomet, sans que les tribunaux s’en mêlent ; on prohibe seulement, et on poursuit avec sévérité certaines sectes qui ne sont autre chose que des sociétés secrètes organisées pour le renversement de la dynastie actuelle. Malheureusement la religion chrétienne se trouve placée dans cette catégorie, et il nous semble très-difficile de ramener le gouvernement à des idées plus saines et plus justes. Voyant le christianisme apporté en Chine et propagé par les Européens, il s’est persuadé que c’était un moyen de se faire des partisans, afin de pouvoir, à un temps donné, s’emparer de l’empire avec plus de facilité. Plus les Européens montrent de zèle pour la conversion des Chinois et de sympathie pour les chrétiens, plus le gouvernement se confirme dans ses craintes, se pénètre de soupçons et de défiances. La soumission et l’attachement des néophytes pour les missionnaires viennent encore fortifier ses terreurs chimériques ; nous disons chimériques parce que nous savons très-bien, nous, que les missionnaires ne quittent pas leur patrie pour s’en aller au bout du monde user leur vie au renversement d’une dynastie mantchoue. Mais le gouvernement de Péking ne voit pas cela aussi clairement ; lui sceptique, et ne comptant pour rien les intérêts religieux, comment comprendrait-il qu’on peut venir de si loin endurer tant de souffrances et de privations dans le but unique d’enseigner gratuitement à des inconnus des formules de prière et le moyen de sauver leur âme ? A ses yeux la chose serait trop ridicule ; un pareil désintéressement, il le regarde comme une niaiserie si grande et une si prodigieuse extravagance, que personne, pas même un Européen, n’en peut être capable. Les Chinois sont donc bien convaincus que, sous prétexte de religion, on machine un envahissement de l’empire et un renversement de la dynastie ; du reste, il faut convenir qu’ils ont sous les yeux des faits peu propres à les tirer de cette persuasion. Quoique très-attentifs à s’entourer de barrières, et à ne pas permettre aux étrangers de porter des regards indiscrets sur ce qui se passe chez eux, ils aiment assez à se tenir au courant des affaires de leurs voisins ; et que voient-ils autour d’eux ? les Européens maîtres partout où ils ont pénétré, et les naturels soumis à une domination souvent très-peu conforme aux lois de l’Évangile, de cette religion qu’on cherche tant à propager chez eux. Ainsi ils peuvent voir les Espagnols aux îles Philippines, les Hollandais à Java et à Sumatra, les Portugais à leur porte et les Anglais partout. Il n’y a peut-être que les Français dont ils n’aperçoivent pas les possessions, et ils seraient assez malins pour se figurer que nous cherchons à nous installer quelque part.

Ces idées, nous ne les prêtons pas gratuitement aux Chinois ; ils les ont réellement, et elles ne datent pas d’aujourd’hui. En 1724, lorsque l’empereur Young-tching, successeur de Khang-hi, proscrivit la religion chrétienne, trois des principaux jésuites qui étaient à la cour lui adressèrent un placet pour le supplier de revenir sur sa décision et de leur continuer la protection dont ils avaient joui jusqu’à ce jour. Voici ce qu’on trouve à ce sujet dans une lettre du P. de Mailla, datée de Péking : L’empereur ordonna de faire venir les trois pères ; faveur à laquelle aucun de nous ne s’attendait. Lorsqu’ils furent en sa présence, il leur fit un discours de plus d’un quart d’heure ; il parut qu’il l’avait étudié, car il débita fort rapidement tout ce qui pouvait justifier sa conduite à notre égard, et il réfuta les raisons contenues dans le placet. Voici, en détail, ce que Sa Majesté leur dit :

« Le feu empereur, mon père, après m’avoir instruit pendant quarante ans, m’a choisi, préférablement à mes frères, pour lui succéder au trône. Je me fais un point capital de l’imiter et de ne m’éloigner en rien de sa manière de gouverner. Des Européens[10], dans la province de Fo-kien, voulaient anéantir nos lois et troublaient les peuples ; les grands de cette province me les ont déférés, j’ai dû pourvoir au désordre ; c’est une affaire de l’empire, j’en suis chargé, et je ne puis ni ne dois agir maintenant comme je faisais lorsque je n’étais que prince particulier.

« Vous dites que votre loi n’est pas une fausse loi, je le crois ; si je pensais qu’elle fût fausse, qui m’empêcherait de détruire vos églises et de vous chasser ? Les fausses lois sont celles qui, sous prétexte de porter à la vertu, soufflent l’esprit de révolte, comme fait la loi des Pe-lien-kiao[11]. Mais que diriez-vous, si j’envoyais une troupe de bonzes et de lamas dans votre pays pour y prêcher leur loi ? comment les recevriez-vous ?

« Li-ma-teou (c’est le nom chinois du P. Ricci) vint à la Chine la première année de Ouan-ly[12]. Je ne toucherai point à ce que firent alors les Chinois, je n’en suis pas chargé ; mais, en ce temps-là, vous étiez en très-petit nombre, ce n’était presque rien ; vous n’aviez pas de vos gens et des églises dans toutes les provinces. Ce n’est que sous le règne de mon père qu’on a élevé partout des églises, et que votre loi s’est répandue avec rapidité ; nous le voyions et nous n’osions rien dire ; mais, si vous avez su tromper mon père, n’espérez pas me tromper de même.

« Vous voulez que tous les Chinois se fassent chrétiens, votre loi le demande, je le sais bien ; mais, en ce cas-là, que deviendrions-nous ? les sujets de vos rois ? Les chrétiens que vous faites ne reconnaissent que vous ; dans un temps de trouble, ils n’écouteraient d’autre voix que la vôtre. Je sais bien qu’actuellement il n’y a rien à craindre ; mais quand les vaisseaux viendront par mille et dix mille, alors il pourrait y avoir du désordre[13] »

D’après tout ce que nous avons pu remarquer durant notre long séjour en Chine, il est incontestable que les chrétiens sont considérés comme les créatures des gouvernements européens. Cette idée a pénétré si avant dans l’esprit des Chinois, qu’il leur arrive quelquefois de la manifester avec une étrange naïveté. La religion chrétienne est désignée en Chine par le nom de Tien-tchou-kiao, c’est-à-dire religion du Seigneur du ciel, l’idée de Dieu étant exprimée par le mot Tien-tchou. Un jour nous parlions de religion avec un mandarin supérieur qui paraissait avoir une intelligence d’une assez haute portée. Il nous demanda ce que c’était que le Tien-tchou qu’adoraient les chrétiens, qu’ils invoquaient, et qui avait promis de les rendre riches et heureux d’une manière extraordinaire. — Mais, lui répondîmes-nous, vous êtes un lettré de premier ordre, un homme instruit et qui a lu les livres de notre religion ; nous sommes fort surpris que vous ne sachiez pas ce que c’est que le Tien-tchou des chrétiens. — Vous avez raison, nous dit-il, en portant la main au front, comme pour rappeler des souvenirs évanouis ; vous avez raison, j’avais oublié ce que c’est que le Tien-tchou. — Eh bien, qu’est-ce ? — Oh ! c’est bien connu, le Tien-tchou est l’empereur des Français Nous savons bien que tous les mandarins n’en sont pas là ; mais la conviction à peu près générale, c’est que la politique joue le plus grand rôle dans la propagation du christianisme en Chine, et il nous paraît très-difficile qu’on puisse changer, sur ce point, les idées du gouvernement, et l’amener à accorder aux Chinois une liberté religieuse qui leur serait cependant si nécessaire pour écouter favorablement la prédication de l’Évangile.

Les persécutions incessantes et de tout genre que le gouvernement suscite aux chrétiens sont évidemment un obstacle sérieux et grave à la conversion des Chinois ; mais, selon nous, il n’est pas le plus grand : car, enfin, il y a eu un temps où la religion n’était pas en butte aux malveillances et aux colères de l’autorité. Sous le règne de l’empereur Khang-hi, les missionnaires étaient honorés et caressés de toute la cour ; l’empereur lui-même écrivait en faveur du christianisme ; il faisait élever des églises à ses frais, et les prédicateurs, munis d’une patente impériale, pouvaient parcourir librement l’empire d’un bout à l’autre, et exhorter tout le monde à se faire baptiser. Personne n’avait rien à craindre ; bien au contraire, on était sûr de trouver, au besoin, aide et protection auprès des missionnaires. Nul n’eût osé faire aux chrétiens la plus petite injure, le plus léger tort ; les mandarins eux-mêmes se croyaient obligés d’être, a leur égard, pleins de bienveillance et de circonspection. Malgré ces avantages si grandement appréciés des Chinois, a-t-on réussi à opérer parmi eux de ces conversions rapides, nombreuses et persévérantes, comme il y en eut tant en Europe quand l’Évangile y fut annoncé ? Nullement, à part quelques précieuses et rares exceptions, on n’a rencontré, en général, que froideur et indifférence.

Et il n’est pas nécessaire de monter si haut pour connaître ce que vaut le caractère chinois, lors même qu’il n’a rien à redouter des mandarins. Dans les cinq ports ouverts aux Européens, la liberté religieuse existe sérieusement ; elle y est protégée par la présence des consuls et des navires de guerre, et cependant le nombre des chrétiens n’augmente pas plus rapidement que dans l’intérieur de l’empire. On sait que Macao, Hong-Kong, Manille, Singapour, Pinang, Batavia, sont des colonies sous la domination des Européens, où la grande masse de la population est toute composée de Chinois, qui, pour la plupart, y sont fixés pour toujours, car ils tiennent concentrés dans leurs mains tous les intérêts de l’agriculture, du commerce et de l’industrie. Ce n’est certes pas la crainte de s’attirer les persécutions des autorités européennes qui peut les empêcher d’embrasser le christianisme ; on ne voit pas cependant que les conversions y soient beaucoup plus nombreuses qu’ailleurs.

A Manille, colonie espagnole, le nombre des chrétiens chinois est assez considérable ; mais cela tient principalement à une loi, portée par le gouvernement espagnol des îles Philippines, et qui ne permet à un Chinois d’épouser une femme tagale[14] qu’autant qu’il aura embrassé auparavant la religion chrétienne. Quand les Chinois veulent donc se marier, ils reçoivent le baptême sans répugnance, et ils se feraient, avec la même facilité, mahométans ou méthodistes, si on l’exigeait. Aussi leur christianisme est-il bien superficiel ; et lorsque, après de longues années, il leur prend fantaisie de rentrer dans leur pays, ils plantent là leur femme et leur religion et s’en retournent comme ils étaient venus, c’est-à-dire sceptiques et ne prenant pas au sérieux les choses de l’âme et de l’éternité.

L’indifférentisme en matière de religion, mais un indifférentisme radical, profond, et dont il est impossible de se former une idée exacte lorsqu’on n’a pas eu occasion de l’étudier sur les lieux, voilà, selon nous, l’obstacle principal qui arrête la Chine depuis tant de temps et s’oppose à sa conversion. Le Chinois est tellement enfoncé dans les intérêts temporels, dans les choses qui tombent sous les sens, que sa vie tout entière n’est que le matérialisme en action. Le lucre est le seul but vers lequel il a le regard incessamment tourné. Une soif brûlante de réaliser des profits, grands ou petits, peu importe, absorbe toutes ses facultés, toute son énergie. Il ne poursuit avec ardeur que les richesses et les jouissances matérielles. Les choses spirituelles, ayant rapport à l’âme, à Dieu, à une vie future, il ne les croit pas, ou plutôt il ne s’en occupe pas, il ne veut pas même s’en occuper. S’il lui arrive de lire des livres moraux ou religieux, c’est à titre de délassement, de distraction, pour s’amuser et passer le temps. C’est pour lui une occupation moins sérieuse que de fumer une pipe de tabac ou de déguster une tasse de thé. Si on lui expose les fondements de la foi, les principes du christianisme, l’importance du salut, la certitude d’une vie future, etc., toutes ces vérités qui impressionnent si fortement une âme tant soit peu religieuse, il les écoute ordinairement avec plaisir, parce que cela le divertit et pique sa curiosité. Il admet, il approuve tout ce qu’on lui dit ; il n’a pas la moindre difficulté, la plus petite objection. A son avis, tout cela est vrai, beau, magnifique ; il se pose bientôt lui-même en prédicateur, et le voilà qui parle à ravir contre les idoles et en faveur du christianisme. Il déplore l’aveuglement des hommes qui s’attachent aux biens périssables de ce monde, et il vous ferait, au besoin, une superbe allocution sur le bonheur de connaître le vrai Dieu, de le servir, et de mériter, par ce moyen, la vie éternelle. En l’écoutant, on le croirait bien près de la foi, déjà chrétien ; cependant, il n’a pas avancé d’un pas. Et il ne faudrait pas s’imaginer que ses paroles manquent d’une certaine sincérité ; ce qu’il dit, il le croit ; ou, du moins, ce n’est nullement opposé à ses convictions, qui consistent à ne pas trop prendre au sérieux les questions religieuses. Il en parle volontiers, mais comme d’une chose qui n’est pas faite pour lui, qui ne le regarde pas. Les Chinois poussent si loin l’indifférence, la fibre religieuse est si bien morte en eux, tellement desséchée, qu’ils ne s’inquiètent même pas si une doctrine est vraie ou fausse, bonne ou mauvaise. Une religion, c’est tout simplement une mode qu’on peut suivre quand on en a le goût.

Dans une des principales villes de la Chine nous fûmes en rapport, pendant quelque temps, avec un lettré qui nous paraissait avoir d’excellentes dispositions à embrasser le christianisme. Nous eûmes ensemble plusieurs conférences où nous étudiâmes avec soin les articles les plus difficiles et les plus importants de la doctrine ; la lecture des meilleurs livres chrétiens fut comme le complément des instructions orales. Notre cher catéchumène admettait, d’un bout à l’autre et sans restriction, tout ce qu’il avait étudié. La seule difficulté était, disait-il, d’apprendre de mémoire les prières que tout bon chrétien doit connaître, afin de les réciter matin et soir. Il aimait assez, en outre, à remettre à une époque indéterminée le moment où il se déclarerait définitivement chrétien. Toutes les fois qu’il venait nous voir, nous le pressions, nous lui adressions les exhortations les plus vives pour le décider à suivre enfin la vérité, puisqu’il la connaissait. — Plus tard, disait-il toujours ; allons tout doucement, il ne faut pas se presser, nous arrangerons tout cela plus tard… Un jour enfin il nous manifesta sa pensée tout entière. — Tenez, nous dit-il, je suis d’avis qu’aujourd’hui nous n’ayons que des paroles conformes à la raison. Il me semble qu’il n’est pas bon pour l’homme de s’abandonner à des préoccupations excessives. Sans doute la religion chrétienne est belle et élevée ; sa doctrine explique, avec méthode et clarté, tout ce qu’il importe à l’homme de savoir. Quiconque a le sens droit la comprend clairement et doit l’adopter dans son cœur en toute sincérité ; mais, après cela, faut-il se trop préoccuper et augmenter les sollicitudes de la vie ? Voyez, nous avons un corps ; que de soins ne demande-t-il pas ! Il faut le vêtir, le nourrir, le mettre à l’abri des injures de l’air ; ses infirmités sont grandes et ses maladies nombreuses ; il est reconnu que la santé est notre bien le plus précieux. Ce corps que nous voyons, que nous touchons, il faut donc le soigner tous les jours, à chaque instant du jour. Devons-nous encore, après cela, nous préoccuper d’une âme que nous ne voyons pas ?… La vie de l’homme est peu longue, et elle est pleine de misères ; elle est composée d’une série d’affaires difficiles et importantes, qui s’enchaînent les unes aux autres sans interruption. Notre esprit et notre cœur ne suffisent pas aux sollicitudes de la vie présente, est-il bon de se tourmenter encore d’une vie future ? — Docteur, lui répondîmes-nous, vous avez dit, en commençant, que nos discours seraient raisonnables : mais prenez garde ; car il arrive souvent qu’on croit entendre la voix de la raison, et ce ne sont que les inspirations des préjugés et de l’habitude. Notre corps est rempli d’infirmités, dites-vous ; oui, parce qu’il est périssable, et c’est pour cela qu’il vaut mieux s’occuper de l’âme, qui est immortelle et qui existe réellement, quoique nous ne puissions la voir… La vie présente est un tissu de misères….. Oui, sans doute ; et voilà précisément pourquoi il est raisonnable de songer à cette vie future qui n’aura pas de fin. Dites-moi, que penseriez-vous d’un voyageur qui, se trouvant dans une hôtellerie délabrée, ouverte à tous les vents et dépourvue des choses nécessaires à la vie, chercherait à s’y arranger de son mieux, sans songer à faire ses préparatifs de départ pour retourner au sein de sa famille ? Ce voyageur serait-il sage et raisonnable ? — Non, non, dit le docteur, ce n’est pas comme cela qu’il faut voyager. L’homme, cependant, doit savoir se borner et ne pas vouloir trop embrasser ; la prudence le défend. Pourquoi s’occuper de deux vies à la fois ? Si le voyageur ne doit pas se fixer dans l’hôtellerie, il ne peut pas non plus marcher sur deux routes en même temps. Quand on veut traverser une rivière, il ne faut pas avoir deux barques, et mettre un pied sur chacune ; on risquerait de tomber dans l’eau et de se noyer… Il nous fut impossible de tirer autre chose de notre docteur, excellent homme d’ailleurs, mais profondément Chinois. Nous aurons encore occasion de parler plus d’une fois de cet indifférentisme, maladie invétérée et chronique de la nation chinoise.

Le lecteur a peut-être oublié que nous étions partis de Tching-tou-fou, et que nous avions reçu, à la porte de la ville, une lettre de monseigneur le vicaire apostolique de la province du Sse-tchouen. C’est cette lettre qui nous a fourni l’occasion de jeter un coup d’œil sur l’introduction, les nombreuses vicissitudes et l’état actuel du christianisme en Chine.

Durant la première heure de marche, nous remarquâmes le long de la route cette activité et cet empressement qu’on rencontre toujours aux environs des grandes villes, et surtout en Chine, où le trafic tient tout le monde dans un mouvement perpétuel. Les piétons, les cavaliers, les portefaix, tous s’en allaient pêle-mêle et soulevant d’épais nuages de poussière, qui s’engouffraient dans nos palanquins et menaçaient de nous y suffoquer. A mesure que nous avancions, tous ces voyageurs effarés étaient obligés de ralentir leur marche, de s’écarter sur les bords du chemin et de s’arrêter enfin pour nous laisser passer. Les cavaliers descendaient de cheval, et ceux qui portaient de larges chapeaux de paille étaient tenus de se décoiffer. Les voyageurs qui ne se hâtaient pas de donner aux illustres diables de l’Occident ces témoignages de respect y étaient gracieusement invités à coups de bambou, par deux espèces de coupe-jarrets chargés de faire exécuter les rites, et qui s’acquittaient de leur fonction avec une ardeur non pareille. Si l’on remplissait son devoir avec ponctualité, ils en paraissaient contrariés ; ils s’en allaient d’un air maussade, la tête baissée et regardant tristement leur latte de bambou oisive entre leurs mains.

Il est d’usage, en Chine, que le peuple témoigne sa vénération aux magistrats, lorsqu’ils paraissent dans les rues des villes ou sur les chemins avec les insignes de leur dignité. Personne ne doit se tenir assis ; ceux qui vont en palanquin sont tenus de s’arrêter, les cavaliers descendent de cheval, ceux qui portent des chapeaux de paille à larges bords se décoiffent ; tout le monde doit garder le silence et prendre une attitude respectueuse et filiale, en présence de celui qu’ils nomment leur Père et Mère, et qui passe fièrement devant eux, en leur jetant à travers les portières de son palanquin un regard oblique et dédaigneux. Ceux qui, par oubli ou négligence, manquent de se conformer aux exigences du cérémonial, sont immédiatement et brutalement rappelés à leur devoir par des satellites de mauvaise mine, mal peignés, à la figure blême et aux yeux courroucés, qui leur appliquent sans pitié des coups de fouet et de rotin, afin de leur inspirer les sentiments de la piété filiale.En général, le peuple se soumet de bonne grâce à toutes ces exigences, auxquelles il se trouve plié et façonné par une longue habitude, et dont il ne conteste nullement la légitimité et les avantages. Cependant il se rencontre de temps en temps des Chinois qui, se croyant injustement maltraités, se révoltent contre les satellites. Alors surgissent des querelles et des batailles auxquelles tout le monde veut prendre part ; on s’ameute, on vocifère, les curieux et les désintéressés prennent toujours parti en faveur du citoyen contre les agents de l’autorité. Les satellites deviennent bientôt humbles et tremblants : on les pousse, on les harcelle, on les insulte, on les tire par la queue, et le mandarin doit enfin sortir de son palanquin et essayer d’apaiser cette petite sédition de hasard. S’il est aimé et estimé du peuple, la chose est facile ; on écoute ses exhortations et tout rentre dans l’ordre. Si, au contraire, on a des griefs contre lui, on profite instinctivement de cette heureuse circonstance pour lui donner une leçon. Le sarcasme et les injures se croisent sur sa tête ; on le presse de toutes parts ; le prestige de son omnipotence et de sa force ne tarde pas à s’évanouir, et ce peuple, ordinairement si respectueux et si soumis à l’égard de ses chefs, se laisse emporter aux excès les plus violents. Les palanquins sont mis en lambeaux, les gens de l’escorte prennent la fuite, et le pauvre mandarin, s’il peut sortir vivant de cet orage populaire, doit renoncer désormais aux fonctions publiques.

Le vice-roi Pao-hing, en déterminant les règles qu’on aurait à suivre durant notre voyage, avait ordonné qu’on nous fît rendre, le long de la route, les honneurs qui sont dus aux fonctionnaires de premier rang. A peine fûmes-nous partis, qu’il nous fut facile de nous apercevoir qu’on tenait énergiquement la main à l’exécution de ce qui avait été prescrit. Il nous en coûta beaucoup pour nous accoutumer à une telle manière de voyager. Ces allures de petits tyrans qui nous étaient imposées, ce peuple immobile et silencieux sur notre passage, tout cela froissait nos sentiments les plus intimes et nous faisait rougir de honte ; nous souffrions surtout et nous entendions au fond de notre conscience comme les accents du remords, lorsque la brutalité de quelque satellite se déchaînait contre les voyageurs qui ne montraient pas assez d’empressement pour se décoiffer ou descendre de cheval. Cependant, malgré toutes nos répugnances, il nous fallut subir ces honneurs un peu sauvages, et que les habitants du Céleste Empire n’ont jamais eu l’habitude de prodiguer aux étrangers. Tout ce que nous pûmes faire, ce fut de prier le mandarin civil de recommander de notre part à ceux qui ouvraient la marche de ne pas maltraiter les voyageurs oublieux de l’observance des rites. La recommandation fut faite, mais elle eut un effet tout opposé à celui que nous attendions. Les satellites, voyant que leur zèle avait été remarqué, n’en frappaient que plus fort.

Après quatre heures de marche, nous arrivâmes à un koung-kouan (palais communal) où nous devions nous reposer un instant et prendre quelques rafraîchissements. Les gardiens du palais, revêtus de leurs riches habits de cérémonie, nous attendaient à l’entrée de la porte, dont le haut avait été orné de tentures en taffetas rouge. A notre arrivée on mit le feu à un paquet de pétards suspendu au bout d’un long bambou, et nous fûmes introduits dans la salle de réception au bruit de cette mousqueterie chinoise et au milieu des salutations les plus profondes, que nous nous efforcions de rendre avec usure. Sur une table brillamment vernissée en laque, on avait servi un magnifique dessert composé de pâtisseries et de fruits, parmi lesquels s’élevait une énorme pastèque, dont la peau noire et épaisse avait été burinée de dessins de fantaisie par un graveur chinois. A côté de la table était un guéridon, qui supportait une jarre de porcelaine antique remplie de limonade.

Avant de nous mettre à table, nous vîmes un des gardiens du palais communal apporter une grande cuvette en cuivre jaune, pleine d’eau bouillante. Il y plongea quelques petites serviettes, et, après les avoir tordues pour en exprimer l’eau, il en présenta une à chacun de nous. On se sert de ce linge tout chaud et tout fumant pour s’essuyer les mains et la figure. Cet usage est universel dans toute la Chine ; ou n’y manque jamais après les repas et quand on s’arrête quelque part pendant un voyage. Au commencement de notre séjour en Chine, nous avions quelque peine à nous faire à cette pratique. Lorsque nous allions visiter nos chrétiens et qu’on nous présentait, à notre arrivée, un linge bien tordu d’où s’échappait une vapeur brûlante, nous étions assez portés à nous dispenser de la cérémonie. Plus tard, nous nous y étions accoutumés, et nous avions fini par aimer cet usage.

La chaleur et la poussière nous avaient tellement altérés que nous ne manquâmes pas de faire honneur aux fruits chinois, et surtout à la limonade, qui était d’une fraîcheur exquise. Nous étions quelque peu surpris qu’on nous eût préparé de la limonade à la glace ; car cela n’est pas du tout conforme aux habitudes des Chinois ; quand ils sont dévorés par la soif, ils ne savent rien de plus rafraîchissant que d’avaler une tasse de thé bien bouillant. Comme nous exprimions notre étonnement de trouver une boisson si conforme à notre goût et aux usages de notre pays, les gardiens du palais communal nous informèrent que le vice-roi avait envoyé le long de la route, dans tous les endroits où nous devions nous arrêter, un bulletin qui prescrivait, dans les plus menus détails, la manière dont nous devions être traités. Nous demandâmes à voir ce bulletin et nous y lûmes, en effet, qu’il était ordonné à tous les gardiens de koung-kouan de nous préparer des fruits aqueux, des pastèques, de l’eau glaciale assaisonnée au suc de limon et au sucre, parce que, ajoute le bulletin, tels sont les usages des peuples qui vivent au delà des mers occidentales. Il faut convenir qu’on ne saurait être plus gracieux et plus aimable que le fut le vice-roi du Sse-tchouen. Quand il nous questionnait sur nos habitudes, nous ne pensions pas qu’il avait en vue de nous faire retrouver en Chine quelques-uns des agréments de notre patrie. Nous avons, en général, trouvé des sentiments plus nobles et plus élevés chez les Mantchous que chez les Chinois ; toujours plus de générosité et moins de fourberie. Au moment où les Tartares-Mantchous sont sur le point d’être chassés de la Chine, et où on les attaque si violemment dans tous les écrits qui parlent de l’insurrection chinoise, nous croyons devoir leur rendre ce témoignage inspiré par la sincérité et la justice.

Après une courte halte au palais communal, nous nous remîmes en route, et nous arrivâmes un peu avant la nuit à Kien-tcheou, ville de second ordre. Nous n’étions encore qu’à notre premier jour de marche, et déjà nous avions trouvé l’occasion de nous fâcher contre notre conducteur, le mandarin Ting ; nous eûmes bien garde de la laisser échapper. Chemin faisant, nous nous étions aperçus que les palanquins à notre usage n’étaient pas ceux qu’on nous avait montrés, avant notre départ, au tribunal du juge de paix, et qui étaient parfaitement à notre convenance. Maître Ting avait reçu l’argent nécessaire pour les acheter, mais il avait malheureusement succombé à la tentation d’en garder la moitié pour lui, et, avec le reste, de faire raccommoder et vernisser à neuf deux vieux palanquins étroits, disloqués, et si incommodes, que nous avions eu beaucoup à souffrir durant le peu de temps que nous y avions passé. Ce n’avait pas été assez pour maître Ting de spéculer sur les palanquins, il voulait gagner encore sur les porteurs. Selon qu’il avait été convenu, nos palanquins devaient être à quatre porteurs, et le rusé conducteur avait combiné les choses de manière à n’en mettre que trois seulement, deux devant et un derrière ; de cette façon il économisait à son profit le salaire de deux porteurs. Une pareille tricherie n’avait pas trop de quoi nous surprendre ; nous savions depuis longtemps que les Chinois ne sont pas de force à suivre invariablement la ligne droite, et qu’on est souvent forcé de les y ramener ; mais, dès le premier jour, commencer ainsi à aller tout de travers, ce n’était pas de bon augure.

Sur le soir, comme nous prenions le thé en commun, nous dîmes à notre conducteur que nous avions arrêté un projet pour le lendemain. — Oh ! je comprends, je devine, dit-il avec l’air satisfait d’un homme qui se croit une grande sagacité, vous n’aimez pas la chaleur, et vous désirez partir demain de bonne heure, afin de jouir de la fraîcheur du matin ; n’est-ce pas que c’est cela ? — Pas le moins du monde. Demain tu partiras seul et lu retourneras à Tching-tou-fou. — Est-ce que, par hasard, vous auriez oublié quelque chose d’important ? — Nous n’avons rien oublié. Tu retourneras, avons-nous dit, à Tching-tou-fou ; tu iras trouver le vice-roi et tu lui annonceras que nous ne voulons plus de toi. Nous prononçâmes ces paroles d’une manière si sérieuse, que maître Ting ne pouvait assurément avoir la pensée de les prendre pour une plaisanterie. Il se leva brusquement et se mit à nous contempler bouche béante, et d’un air stupéfait. Nous continuâmes : Tu diras donc au vice-roi que nous ne voulons plus de toi et que nous le prions de nous envoyer un autre conducteur ; et, si le vice-roi te demande pourquoi nous ne voulons plus de toi, tu pourras lui répondre, si cela te fait plaisir, que c’est parce que tu nous as trompés en nous faisant partir avec de mauvais palanquins que nous n’avions pas choisis, et en supprimant deux porteurs. — C’est vrai ! c’est vrai ! s’écria maître Ting, chez qui les esprits vitaux s’étaient un peu remis en circulation, je me suis bien aperçu, en chemin, que ces palanquins n’étaient pas faits pour des gens de votre qualité. Ce qu’il vous faut à vous, ce sont de beaux et bons palanquins à quatre porteurs ; qui pourrait en douter ? Ce matin j’ai bien remarqué que, dans la maison du juge de paix, il y avait de la confusion ; les choses n’ont pas été faites conformément à la droiture. Le Trésor caché est un homme qui aime le lucre, personne ne l’ignore ; mais pourquoi pousser l’avarice jusqu’à vous fournir des palanquins qui ne sont pas convenables ; c’est faire preuve qu’on tient bien peu à son honneur et à sa réputation. Nous autres nous ne sommes pas des gens de cette espèce ; nous allons nous appliquer à réparer le péché du Trésor caché, nous substituerons de bons palanquins aux mauvais. Ce discours était parfaitement chinois, c’est-à-dire un mensonge d’un bout à l’autre ; vouloir le réfuter eût été se donner de la peine sans résultat. — Seigneur Ting, dîmes-nous, nous savons à quoi nous en tenir au sujet de cette fraude ; du reste, peu nous importe de connaître celui qui a volé l’argent des palanquins ; en aurons-nous d’autres ? voilà la question. — Oui, certainement : est-ce que des personnages comme vous pourraient aller de cette façon ? — Quand les aurons-nous ? — Tout de suite… demain. — Fais bien attention à ce que tu dis ; ne dilate pas ton cœur et tes paroles outre mesure. — Demain, sans plus de retard, vous aurez de meilleurs palanquins ; nous arriverons à un endroit considérable où le voyageur trouve tout à souhait. — Puisqu’il en est ainsi, nous partirons ensemble.

Le lendemain, dès que l’aube parut, on nous annonça que tout était prêt pour le départ : nous entrâmes dans nos étroites prisons cellulaires, et après mille circuits à travers les rues de la ville, le cortége arriva à un grand port, sur les bords du fameux Yang-tze-kiang (fleuve fils de la mer) que les Européens nomment fleuve Bleu. Maître Ting s’approcha de nous et nous dit le plus gracieusement du monde que la route par terre devant être longue, difficile, montueuse, semée de précipices et de gouffres, il avait eu la bonne pensée de louer une barque, afin de nous rendre le trajet plus commode, plus agréable et plus rapide. Au fond, cela nous allait, nous arpentions la terre ferme depuis si longtemps, qu’une petite navigation devait nécessairement nous sourire. Le ciel pur et serein nous présageait une délicieuse journée, et nous savourions déjà, par avance, le bonheur de nous sentir emportés par le courant majestueux du plus beau fleuve du monde, pendant que nous contemplerions à loisir les splendeurs et les magnificences de ses rives. Nous montâmes donc aussitôt sur le pont de la jonque, et nos palanquins furent logés à fond de cale.

Ceux qui n’ont pas une bonne dose de patience, et qui ne se sentent aucune disposition à en acquérir, ne doivent pas songer à aller dans le Céleste Empire pour goûter les charmes de la navigation à bord des jonques chinoises ; ils risqueraient de devenir fous ou enragés avant même qu’on fît mine de lever l’ancre. A peine le cortége fut-parvenu au port que tout le monde s’empressa de monter à bord, et là chacun chercha à s’installer de la manière la plus conforme à ses goûts. Les Chinois, corps et âme, sont d’une nature qui nous a semblé beaucoup tenir de celle du caoutchouc. La souplesse de leur esprit ne peut être comparée qu’à l’élasticité de leur corps. Aussi faut-il voir comme ils savent trouver un bon coin, puis s’y faire un nid, s’y blottir et s’y arrondir comme dans un moule ; la position une fois prise, en voilà pour toute la journée. A peine arrivés à bord, nos nombreux compagnons de voyage se trouvèrent casés. Les porteurs de palanquins, car ils étaient aussi de la navigation, s’étaient arrangés les uns sur les autres dans la cuisine où l’air et le jour n’arrivaient que par une petite lucarne. Cette sorte de gens est accoutumée à respirer sans air et à voir sans lumière. Aussitôt qu’ils furent accroupis, ils se livrèrent avec ardeur au jeu de cartes. Les soldats, nos domestiques et ceux des mandarins avaient formé plusieurs groupes dans l’entre-pont en adoptant des postures impossibles et inimaginables. Ils se régalaient de thé, de fumée de tabac et de causeries bruyantes. Nos deux conducteurs, le civil et le militaire, maître Ting et l’officier Leang, s’étaient réfugiés dans une espèce d’alcôve fermée par des rideaux qui laissaient passer à travers leurs nombreuses déchirures quelques blanches vapeurs et les pâles rayons d’une petite lampe. L’odeur fétide qui s’exhalait de ce sordide réduit indiquait assez que les chefs de l’escorte en étaient à s’enivrer d’opium. Quant à nous, seuls et tranquilles sur le pont de la jonque, nous nous promenions d’un bout à l’autre, humant de tous nos poumons l’air frais du matin et nous récréant à considérer le mouvement du port et les figures réjouies d’une foule de badauds, pour lesquels nous étions le spectacle le plus étonnant qu’ils eussent jamais vu. Du reste, pas un matelot, pas un marin, ni sur ni dans la barque. Il n’y avait qu’un vieux Chinois pelotonné à côté de la barre du gouvernail et qui paraissait se préoccuper fort peu des choses d’ici-bas et probablement encore moins de celles de l’autre monde. Il avait le menton appuyé sur les genoux qu’il tenait embrassés de ses deux mains. Depuis que nous étions arrivés, il n’avait pas quitté un seul instant cette belle et confortable attitude. Nous lui demandâmes si nous ne partirions pas bientôt. Alors il se leva et nous dit en regardant le ciel : Qui est-ce qui sait cela ? moi, je ne suis pas patron, je suis le cuisinier. — Où est donc le patron ? où sont les matelots ? — Le patron est chez lui et les mariniers sont au marché. Sur ces informations, nous reprîmes, nous, notre promenade, et le vieux cuisinier sa posture favorite. Un Européen encore novice dans le Céleste Empire n’eût pas manqué de s’impatienter beaucoup et de faire un peu de mauvais sang, l’occasion était assurément bien favorable.

Enfin, après deux longues heures d’attente, les mariniers, s’étant sans doute souvenus qu’ils avaient une jonque dans le port, arrivèrent tranquillement les uns après les autres. Le patron fit appel, et l’équipage s’étant trouvé au complet, on amena la planche qui allait du pont au rivage. C’était déjà quelque chose ; mais il s’en fallait bien que nous fussions encore prêts à partir. Nos deux mandarins étant sortis de leur tanière à opium vinrent trouver le patron, et alors commencèrent des disputes interminables, car on n’était pas encore d’accord sur le prix. Il n’était pas loin de midi quand toutes les difficultés se trouvèrent aplanies. Les matelots entonnèrent leur chanson nasillarde pour virer au cabestan, on déploya les larges voiles en nattes de jonc ; la grosse ancre en bois de fer fut bientôt à flot, et la brise et le courant nous poussèrent avec rapidité loin du port, pendant qu’un matelot frappait à coups redoublés sur un sonore tam-tam pour saluer la terre. Nous nous étions promis une agréable et magnifique journée. La matinée, comme on l’a vu, avait laissé beaucoup à désirer ; mais ce fut bien pis après midi. Le ciel se couvrit peu à peu de nuages, et à peine avions-nous fait un quart d’heure de navigation, qu’une pluie battante nous força de quitter le pont d’aller nous réfugier dans l’intérieur de la jonque, au milieu d’un air étouffant et d’une cohue étourdissante. A peine descendus des montagnes glacées du Thibet, nous eûmes beaucoup à souffrir dans cette espèce d’étuve, où nous n’avions à respirer que les vapeurs brûlantes et nauséabondes du tabac et de l’opium. Après avoir été exposés si longtemps à mourir de froid, nous étions menacés d’être asphyxiés par la chaleur. Telles sont les vicissitudes de l’existence du missionnaire ; mais Dieu ne l’abandonne pas, il soutient toujours son courage et sait lui faire trouver un bonheur ineffable sous les ardeurs du tropique comme au milieu des neiges de la Tartarie. Que la chaleur et le froid bénissent donc le Seigneur ! qu’ils le louent et l’exaltent à jamais ! Benedicite, frigus et œstus, Domino.

Pendant que nous étions à nous calciner dans un coin de cette grande tabagie, nos Chinois paraissaient vivre parfaitement à l’aise. Ils soufflaient bien un peu de temps en temps ; mais on voyait bien qu’en somme ils étaient heureux, et que cette manière d’être leur allait. Maître Ting, surtout, avait l’air extrêmement satisfait de lui-même. Après avoir abondamment fumé du tabac et de l’opium et avoir avalé un nombre considérable de tasses de thé, il se mit à fredonner ses longues litanies, sans doute pour remercier son patron Kao-wang de l’avoir si bien protégé dans son entreprise. Nous comprenions à merveille que notre conducteur fût heureux, car cette journée allait être pour lui très-lucrative, et, par conséquent, on ne peut plus agréable.

Un jeune Chinois nommé Wei-chan, qu’on nous avait donné pour domestique particulier, et qui paraissait nous être très-dévoué, sans doute parce qu’il pensait y trouver son intérêt, nous tenait un peu au courant des manœuvres diplomatiques de nos conducteurs. Ainsi cette journée de navigation n’avait été que le résultat d’une sordide spéculation. A chaque étape, le mandarin du lieu où l’on s’arrête est obligé de subvenir à l’entretien de tout le personnel de l’escorte, de supporter ensuite tous les frais de la route jusqu’à l’étape suivante, de fournir les porteurs de palanquin et les chevaux pour les soldats. Ces corvées leur coûtent des sommes fort considérables. Maître Ting avait arrangé ses petites combinaisons la veille même de notre départ de Tching-tou-fou, il avait envoyé son scribe sur la route que nous devions suivre, pour recueillir le tribut fixé, et prévenir gracieusement les mandarins qu’on leur éviterait les embarras de la corvée en faisant route par eau. Il était facile, en descendant le fleuve, de faire dans une journée le trajet de quatre étapes. Le louage d’une barque coûtant fort peu de chose, les profits devenaient énormes, et voilà pourquoi maître Ting récitait avec tant d’épanouissement les litanies de Kao-wang.

Si la navigation eût été supportable, nous eussions été heureux de pouvoir fournir à notre conducteur l’occasion de réaliser une petite fortune ; mais elle fut détestable, et plus d’une fois dangereuse. La pluie ne discontinuait pas un seul instant ; et, comme nous étions partis fort tard, la nuit vint nous surprendre, que nous avions à peine parcouru la moitié de notre course. La navigation du fleuve Bleu, si sûre et si facile dans l’intérieur de la Chine, alors qu’il a acquis tout son développement et qu’il roule avec majesté ses eaux profondes à travers de vastes plaines, présente de graves difficultés dans la province montueuse du Sse-tchouen. Son cours a souvent la rapidité d’un torrent, et son lit tortueux et semé d’écueils exige, de la part du navigateur, une grande prudence et beaucoup d’expérience. Aussi, le vice-roi avait-il prescrit que nous ferions route par terre ; mais il avait compté en dehors des calculs de maître Ting, qui n’avait pu résister à la tentation de spéculer sur notre vie et sur la sienne. Nous ne lui adressâmes pas un mot de plainte, pas un geste de reproche. Nous nous contentâmes de former, à notre tour, notre petit plan, pour prendre la revanche le lendemain, et lui faire perdre l’envie de suivre, à l’avenir, les inspirations de son génie spéculateur

Il était minuit passé quand nous arrivâmes au port de Kien-tcheou, ville de troisième ordre. La nuit était d’une obscurité profonde, et la pluie continuait toujours. Nous allâmes jeter l’ancre le plus près possible du rivage, où nous remarquâmes un grand mouvement de lanternes qui se croisaient dans tous les sens : c’étaient les employés des tribunaux de la ville et le scribe de maître Ting qui nous attendaient. Le débarquement se fit avec d’effroyables vociférations et au milieu d’une confusion inénarrable. Aussitôt que nos palanquins furent passés de la cale sur le rivage, nous entrâmes dedans, et nos porteurs, qui, ayant été au repos pendant plus de trente heures, éprouvaient, sans doute, le besoin de se dégourdir les membres, nous emportèrent brusquement et au pas de course. Au moment où ils partaient, maître Ting leur cria, à gorge déployée, de nous conduire à l’hôtel des Désirs accomplis.

A un détour de rue nous fîmes arrêter les porteurs et nous leur ordonnâmes de se diriger vers le palais communal ; car c’était là seulement que nous devions loger et non dans les auberges. Ils en prirent aussitôt la route, pendant que l’escorte se dirigeait probablement vers l’hôtel des Désirs accomplis. Nous fûmes bientôt arrivés ; mais rien ne faisait soupçonner que nous fussions attendus. Toutes les portes du palais étaient fermées. Nous dîmes à nos porteurs de heurter, et il faut proclamer à leur louange qu’ils s’en acquittèrent avec une énergie dont nous fûmes stupéfaits. Un tas de grosses pierres était là tout près ; elles volèrent aussitôt, les unes après les autres, contre la porte qui fut bientôt enfoncée. Un vieux gardien parut, en costume très-incomplet, tout hors de lui et ne comprenant rien à ce vacarme. Quand il fut un peu remis de sa stupeur, nous pûmes entrer dans quelques explications, desquelles il résulta que les gardiens du koung-kouan n’avaient pas été prévenus de notre arrivée et qu’il n’y avait rien de prêt pour nous recevoir. Évidemment c’était encore là une manœuvre chinoise de maître Ting. Il fallut donc nous acheminer vers le susdit hôtel des Désirs accomplis dont l’enseigne était, du moins pour nous, une véritable dérision. Nous y trouvâmes tous les gens de l’escorte déjà réunis. Maître Ting et l’officier Leang s’empressèrent de nous dire que, si personne ne s’était noyé en route, on le devait à notre mérite, et que tout le monde avait été abrité sous notre bonne fortune ; puis, ils essayèrent de nous expliquer comment il était impossible de nous loger au palais communal. — Nous avons faim les uns et les autres, leur répondîmes-nous ; nous sommes tous fatigués ; prenons d’abord quelque chose, nous irons nous reposer ensuite, et, puisqu’il est déjà plus de minuit, nous prendrons la journée pour régler nos comptes.


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  1. On peut voir à Paris, dans la Bibliothèque impériale, un magnifique fac-simile de cette célèbre inscription.
  2. Tout porte à croire que cet Olopen était Syrien.
  3. C’est ainsi que les Chinois désignaient, à cette époque, l’empire romain.
  4. Tunc gravisus suïn multum supponens quod ibi esset aliquid christianitatis ; ingressus confidenter, inveni altare paratum vere pulchre. Erat enim in panno aureo brosdate ymago Salvatoris, et beatae Virginia, et Johannis Baptistae, et duorum angelorum lineamentis corporis et vestimentorum distinctis margaritis, crux magna argentea habens gemmas in angulis et in medio sui, et alia philateria multa et lucerna cum oleo ardens ante altare, habens octo lumina ; et sedebat ibi unus monachus Armenus, nigellus, macilentus, indutus tunica asperrima usque medias tibias, habens desuper pallium nigrum de seta furratum, vario ligatus ferro sub cilicio. » (Recueil de voyages et de mémoires publié par la Société de géographie, t. IV, p. 301.)
  5. On voit dans la cathédrale d’Avignon le tombeau de ce pape célèbre.
  6. La Chine et le Japon.
  7. Préface des Lettres édifiantes, t. III. p. 5.
  8. Le P. Gaubil, né à Gaillac (Tarn), est le plus illustre des savants missionnaires qui, à cette époque, évangélisèrent la Chine.
  9. Les missionnaires auxquels il fut permis de rester à Péking appartenaient au bureau des mathématiques, ou étaient employés à la cour à titre d’artistes et de savants.
  10. Dominicains espagnols établis dans la province de Fo-kien.
  11. Secte du Nénuphar blanc.
  12. Avant-dernier empereur de la dynastie des Ming.
  13. Lettres édifiantes, t. III, p. 364.
  14. Les Tagals sont les naturels aborigènes des îles Philippines, dont la capitale est Manille.