L’Empereur Soulouque et son empire
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 8 (p. 1040-1065).
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L'EMPEREUR SOULOUQUE


ET


SON EMPIRE.




DEUXIEME PARTIE.




III. - L’ILLUMINISME NEGRE; - LES DVOTIONS DE Mme SOULOUQUE. - LA CHASSE AUX FETICHES.


Eh ! eh ! Bomba, hen ! henu[1] !
Canga bafio té
Cana moune dé lé
Canga do ki la
Canga li.


J’ignore si je viens de parler là sénégalais ou yolof, foule ou bambara, mandingue ou bouriquis, arada ou caplaou, ibos ou mokos, congo ou mousombé : tout ce que je puis affirmer, c’est que je viens de parler nègre. Quand ces mots incompris, alternativement chantés par une et plusieurs voix, s’élançaient en crescendo du milieu des ténèbres, les colons de l’ancien Saint-Domingue faisaient compter leurs esclaves, et la maréchaussée était sur pied. On savait ces mots dans l’armée d’Hyacinthe ; on les hurlait, à minuit, autour des grands feux allumés dans le camp de Biassou. Pétion et Boyer avaient presque réussi à les interdire, et les bandes d’Accaau les avaient remis en honneur. Muets sous Guerrier, enhardis sous Pierrot, se dissimulant sous Riché, les chœurs africains qui en perpétuent la tradition s’en donnaient à leur aise depuis l’avènement de Soulouque, car Soulouque appartient au vaudoux, et ces mots sont l’hymne sacramentel du vandoux.

Le vaudoux est un culte africain en grand honneur au royaume de Juida, mais qui paraît originaire du royaume d’Ardra, car, au dire de Moreau de Saint-Méry, c’étaient les nègres de ce dernier pays qui, dans l’ancien Saint-Domingue, en maintenaient les principes et les règles. On nomme également Vaudoux l’être surnaturel auquel s’adresse ce culte. Le dieu Vaudoux sait tout, voit tout, peut tout, et consent à se montrer à ses bons amis les nègres sous la forme d’une espèce de couleuvre non venimeuse enfermée dans une petite caisse dont l’une des parois est en claire-voie, de façon à permettre la vue de l’intérieur ; mais il ne reçoit leurs vœux et leurs offrandes et ne leur transmet sa vertu que par l’intermédiaire d’un grand-prêtre que les sectateurs élisent eux-mêmes, et d’une grande-prêtresse désignée par celui-ci. Ces deux ministres sont appelés indifféremment roi et reine, ou maître et maîtresse, ou papa et maman.

Comme tous les rites primitifs, le vaudoux compte parmi ses cérémonies une danse particulière que les anciens esclaves affectaient d’exécuter quelquefois en public, et qu’ils faisaient suivre d’un repas où l’on ne mangeait que de la volaille, afin de laisser croire à la police que les mystérieuses réunions dont elle s’inquiétait étaient le plus inoffensif passe-temps du monde. Quant au véritable vaudoux, le secret est rigoureusement observé, et ce secret est garanti par un serment conçu dans les termes et entouré des circonstances qui sont le plus propres à lui donner la sanction de la terreur. « Quelquefois, dit Moreau de Saint-Méry, dont la description semble écrite d’hier, quelquefois un vase où est le sang encore chaud d’une chèvre va sceller sur les lèvres des assistans la promesse de souffrir la mort plutôt que de rien révéler, et même de la donner à quiconque oublierait qu’il est solennellement lié. » Nous avons entendu parler d’un vaudoux-monstre, tenu un peu avant ou un peu après la transformation de Soulouque en empereur, et où, au lieu du sang d’une chèvre, on aurait bu, avec addition de tafia, le sang d’un bœuf tué séance tenante pour donner plus de relief à la cérémonie.

Les initiés se réunissent dans un endroit écarté et soigneusement clos qu’on leur a désigné dès la réunion précédente. En entrant, ils mettent des sandales et s’entourent le corps de mouchoirs où la nuance rouge doit dominer, et dont le nombre paraît être proportionné au grade de chacun des assistans. Un autre mouchoir entièrement rouge ceint, en guise de diadème, le front du roi, et une écharpe de même couleur sert d’ordinaire à distinguer la reine. Tous deux se placent à l’une des extrémités de la pièce, près d’une espèce d’autel, sur lequel est posée la caisse qui renferme la couleuvre sacrée. Après l’adoration de la couleuvre et le renouvellement du serment, le roi et la reine, prenant tour à tour la parole, vantent les bienfaits dont le dieu Vaudoux comble ses fidèles et invitent les assistans à venir le consulter ou l’implorer. Ceux-ci se présentent par rang d’ancienneté et formulent leurs souhaits, où la morale trouverait parfois à reprendre. À chaque invocation, le roi vaudoux se recueille et attend venir l’esprit ; puis, posant brusquement à terre la boîte qui renferme la couleuvre, il fait monter dessus la reine, qui, à ce contact, est saisie d’un tremblement convulsif et rend ses oracles, prodiguant, selon l’occasion, les promesses ou les menaces. La consultation finie, chacun des assistans vient déposer son tribut dans un chapeau recouvert, et le produit de ces collectes forme le budget public et secret de l’association. Le roi et la reine transmettent ensuite à l’assistance les ordres généraux du dieu Vaudoux, et un nouveau serment d’obéissance est prêté.

C’est à ce moment qu’on procède, s’il y a lieu, à l’admission de nouveaux membres, admission sur laquelle le dieu Vaudoux a été préalablement, consulté. Le récipiendaire se place dans un grand cercle tracé au charbon. Le roi lui met dans la main un paquet composé d’herbes, de crins, de morceaux de cornes ou d’ossemens, et, le frappant légèrement à la tête avec une palette de bois, entonne la chanson africaine qui commence ce récit. L’assistance la répète en chœur, et le récipiendaire, qui s’est mis à trembler et à danser (ce qui s’appelle monter vaudoux), arrive bientôt, le tafia aidant, à un tel paroxysme d’excitation nerveuse, qu’il ne reprend quelquefois ses sens et ne cesse de danser que sous l’impression d’un vigoureux coup de nerf de boeuf. Si, dans les écarts de cette danse épileptique, le récipiendaire franchit le cercle, les chanteurs se taisent brusquement, et le roi et la reine tournent le dos pour écarter ce mauvais présage.

L’épreuve terminée, le récipiendaire est admis à prêter serment devant l’autel de la couleuvre, et la danse du vaudoux commence. Le roi touche du pied ou de la main l’asile de la couleuvre, et peu à peu toutes les parties supérieures de son corps tremblent et s’agitent à contresens comme si elles se disloquaient. Alors se produit un effet sympathique que la physiologie pourrait difficilement révoquer en doute après ce que nous savons des sectes convulsionnaires de l’Europe, et auquel ceux des blancs même qu’on a surpris épiant les mystères du vaudoux n’ont pas toujours échappé. La commotion désordonnée qui agite la tête et les épaules du roi vaudoux se transmet de proche en proche à tous les assistans. Chacun d’eux est bientôt en proie à un tournoiement vertigineux que la reine, qui le partage, entretient en agitant les grelots dont est garnie la boîte de la couleuvre. Les rires, les sanglots, les hurlemens, les défaillances, les morsures ajoutent leur délire au délire croissant de la fièvre et du tafia. Les plus faibles finissent par tomber comme morts sur place, et la rauque bacchanale les emporte, toujours, dansant et tournoyant, dans une pièce voisine où parfois, sous le triple excitant de la promiscuité, de l’ivresse et des ténèbres, se passent des scènes à faire grincer les dents d’horreur à tous les impassibles dieux de l’Afrique.

Voilà le vaudoux classique. Voilà le secret de ce mystérieux pouvoir qui, en 1791-92, transformait, dans l’espace d’une seule nuit, les esclaves indifférens et disséminés de la veille en masses furieuses, et les lançait presque désarmés dans ces combats invraisemblables où la stupidité du courage déconcertait la tactique, et où la chair nue finissait par user le fer. L’ascendant que les chefs du vaudoux exercent sur les autres membres de la secte est en effet sans bornes. « Il n’est aucun de ces derniers, dit l’écrivain cité plus haut, qui ne préférât tout aux malheurs dont il est menacé, s’il ne va pas assidûment aux assemblées, s’il n’obéit pas aveuglément à ce que Vaudoux exige de lui. On en a vu que la frayeur avait assez agités pour leur ôter l’usage de la raison, et qui, dans des accès de frénésie, poussaient des hurlemens, fuyaient l’aspect des hommes et excitaient la pitié. » La croyance au vaudoux s’est d’autant mieux maintenue, que, dans les idées religieuses des masses noires et même d’une partie des mulâtres, elle n’exclut pas l’orthodoxie catholique, pour laquelle le peuple haïtien professe une ferveur très sincère, sinon très éclairée. Nous dirons plus tard à quel déplorable clergé ou soi-disant clergé se trouve dévolue la mission de débrouiller le chaos qui s’est fait dans ces imaginations africaines. En attendant, cette soif de merveilleux qu’on retrouve au premier et au dernier terme de toute civilisation en prend ici des deux côtés. Dans les campagnes surtout, on voit souvent dans la même case les baptêmes chrétiens alterner avec les funérailles mandingues ; sur plus d’une poitrine, le scapulaire catholique pend au même cordon que le maman-bila[2] des sorciers nationaux, et la vieille négresse qui redoute les visites d’un zombi[3] va indifféremment demander des messes au curé et des conjurations aux papas vaudoux. Soit qu’ils subissent eux-mêmes l’influence du milieu où ils vivent, ou soit calcul., ce qui est plus probable, les papas tombent tous les premiers dans ces pléonasmes de la dévotion nègre, témoin frère Joseph, le prophète, le sorcier, le caprelata de l’armée d’Accaau, et que nous retrouverons dans l’entourage de Soulouque. Comme Biassou, qui, dans tout l’appareil de la sorcellerie et du paganisme africains, menait ses noirs venger sur les républicains l’assassinat de Jésus-Christ et du roi de France ; comme Romaine-la-Prophétesse[4], un autre bandit-sorcier de la même époque, qui se proclamait filleul de la Vierge, disait la messe et torturait les blancs au nom de la mère de Dieu, frère Joseph met à contribution tous les genres de croyance, tenant à la disposition de ses crédules ouailles des wangas, des neuvaines, des fétiches garde-corps et des cierges bénis.

C’est dans ce monde fantastique, tout peuplé de zombis et de présages, de merveilleux et d’épouvantes, qu’on était allé prendre Soulouque. Quoi d’étonnant qu’il en sortit un peu dépaysé et ahuri et qu’au moment de s’asseoir sur le fauteuil de Boyer il regardât bien s’il n’allait pas s’asseoir sur un sortilège ? Aucun des quatre présidens qui s’étaient succédé, depuis 1844, sur ce fauteuil n’avait atteint le bout de l’an : deux avaient été frappés de déchéance, deux autres de mort avant ce terme, et la mort de Riché surtout, arrivant juste l’avant-veille du premier anniversaire de son avènement, avait confirmé le peuple, ainsi que les membres les plus compétens de la sorcellerie haïtienne, dans l’opinion qu’il y avait là nécessairement maléfice. Je sais des blancs que cette remarque aurait quelque peu émus. En échappant à ce premier danger, Soulouque n’était pas encore au bout de ses transes. Était-ce bien au fauteuil, n’était-ce pas plutôt au palais national même que s’attachait cette influence sans nom si fatale aux quatre derniers présidens ? Les opinions étaient à cet égard fort partagées, et on vit le moment où le nouvel élu allait refuser net d’habiter ce palais, dont les hôtes ne sortaient qu’expulsés ou sans vie. Une révélation précieuse vint cependant calmer un peu cette incertitude et ces angoisses.

Aux premiers rangs de la sorcellerie de Port-au-Prince figure une femme de couleur qui tire les cartes, fait parler les pierres et les couleuvres, préserve les enfans de la coqueluche, et assure à vie ou à terme contre l’infidélité des maris et des amans. Elle brûle aussi, devant une statuette de la Vierge, un nombre donné de petites bougies, et, si l’une des bougies a charbonné ou s’est prématurément éteinte, elle en avertit consciencieusement les consultans, qui la paient pour recommencer. Mme Soulouque était l’une des clientes les plus assidues de la devineresse, qu’elle manda. On s’enferma, on brûla des cierges, on épuisa toutes les ressources de la liturgie vaudoux, et la devineresse parvint à découvrir que le président Boyer, qui l’en eût cru capable ? avait caché en partant, dans les jardins du palais, une poupée dont elle donnait la description minutieuse, et par la vertu de laquelle tout successeur de celui-ci était condamné à ne jamais atteindre son treizième mois de pouvoir. Soulouque avait pu trembler devant l’inconnu : le danger défini, il l’attaqua bravement de front et, par ordre de son excellence,… on commença des fouilles pour découvrir le fétiche enfoui par le machiavélique Boyer.

Parlons sérieusement, car ceci va devenir la clé d’événemens sérieux et lamentables, et il importe de bien déterminer la part de responsabilité qui reviendra dans ces événemens à chacun. Les rires trop peu déguisés par lesquels la fraction éclairée des jaunes et des noirs accueillit ces anecdotes de palais étaient à la fois une injustice et une faute. Qu’importait, après tout, qu’un pauvre noir illettré gardât, dans le secret de son intérieur, le culte des croyances paternelles, et qu’il eût plus peur des maléfices que des balles ? Le milieu haïtien étant donné, ne fallait-il pas même se féliciter de la communauté de superstitions qui rattachait moralement au gouvernant les quatre cinquièmes de ses gouvernés, et ralliait à l’action officielle des influences qui, depuis Accaau, étaient redevenues un dangereux levier de sédition et de brigandage ? L’essentiel, c’était que Soulouque sût se fortifier de ces influences et ne les fortifiât pas ; et, à ce point de vue, il offrait toutes les garanties désirables. Sous Pierrot lui-même, sous Pierrot, l’ami d’Accaau, Soulouque était allé arrêter en personne, aux Cayes, les principaux lieutenans de celui-ci, sans excepter le prophète vaudoux de la bande, frère Joseph. De là, il s’était rendu au siège du commandement militaire d’Accaau, avait fait venir les principaux mulâtres, et leur avait dit, en présence même du verbeux bandit : « Les mulâtres ont autant de droit ici que les noirs. Si le général Accaau vous opprime, prenez un fusil et servez-vous-en ! »

Les débuts de Soulouque, comme président, prouvaient plus péremptoirement encore qu’il entendait n’avoir rien de commun en politique avec ce parti ultra-africain dont ses superstitions le rapprochaient. J’ai dit que l’idée fondamentale de ce parti était la haine des Français, haine par laquelle il cherchait à maintenir le seul obstacle qui pût s’opposer, depuis 1825, à l’immigration blanche, et par suite à la multiplication de la classe de couleur, ce qui est pour lui le grand point. Or, le premier message de Soulouque constatait avec une véritable effusion de reconnaissance les bons procédés du gouvernement français. Ce désir de bons rapports avec nous qu’on verra devenir une des idées fixes de Soulouque et survivre, chez lui, même au réveil de ces passions ultra-africaines dont il sera bientôt la personnification sanglante, un pareil désir, disons-nous, était de sa part d’autant plus méritoire, que la seule idée politique qui se fût logée jusque-là dans son cerveau répondait à des tendances diamétralement contraires. Le bon, le paisible, le discret capitaine Soulouque s’était en effet émancipé, une fois dans sa vie, jusqu’à entrer dans une conspiration, et, ce qui est plus fort, dans une conspiration contre Boyer, que d’ardens patriotes voulaient punir de s’être laissé octroyer par Charles X l’indépendance haïtienne, au lieu de nous l’imposer. Peu après le message, un projet de loi, présenté par le ministre de l’intérieur, M. Céligny Ardouin, en dégageait la conclusion implicite en proposant la légitimation du mariage entre l’Haïtienne et l’étranger. Que l’initiative de cette pensée civilisatrice appartînt bien moins à Soulouque qu’au gouvernement de Riché, dont il avait gardé les ministres, ce n’est pas douteux ; mais il en comprenait, comme la suite le prouvera, toute la portée. L’explosion de regrets qu’avait provoquée la mort de Riché avait fait une impression profonde sur son esprit. Imiter en tout le dernier président, telle était sa grande préoccupation, préoccupation qui se traduisait parfois en actes d’une bonhomie naïve et touchante. Un jour, par exemple, Soulouque se lève en disant « Le général Riché, devenu président, a décrété un service funèbre en l’honneur du général Borgella, qui était son bienfaiteur, et c’est une chose belle. Moi aussi je veux faire une chose belle en ordonnant un service pour le général Lamarre, qui est mon bienfaiteur. » Et en effet ce service eut les proportions d’une solennité nationale. Après la cérémonie, il y eut réception au palais, et le président, entouré des pareils du général Lamarre, les présenta successivement à toutes les autorités de la ville, en disant : « Voici la famille de mon bienfaiteur, et c’est ma famille. »

Mettez cet immense besoin d’approbation aux prises avec la raillerie, et un choc terrible est à prévoir. Le nègre redoute le ridicule, précisément parce qu’il aime à le manier, et Soulouque y devait être d’autant plus sensible, que les rires partaient ici de la classe éclairée, de cette classe dont il aspirait à devenir, comme Riché, le représentant. Il faisait des efforts visibles pour désarmer, à force d’application et de bonne volonté, les plaisanteries que provoquaient ses superstitieuses terreurs ; mais, ne sachant ni écrire ni lire, étranger à tous les détails de l’administration, ballotté sans jamais trouver fond dans un océan d’affaires dont la moindre était pour lui tout un monde inconnu. Il revenait plus ahuri que jamais de ces inutiles excursions dans la vie positive, et le sentiment profond, exagéré même, de son incapacité ajoutait aux angoisses de sa vanité africaine. Les ministres avaient beau être d’une discrétion absolue sur les naïvetés officielles de son excellence ; il en arrivait toujours quelque chose en public, et les rires redoublaient. Soulouque changeait alors de tactique : au questionneur humble et timide qui se faisait épeler lettre à lettre le pourquoi et le comment des plus minces affaires courantes succédait l’homme entendu. Un ministre, un chef de division, venaient-ils lui lire une dépêche : — Voyons ça, disait en créole le chef de l’état, et, prenant fièrement le manuscrit, il parcourait pendant quelques secondes, d’un regard à la fois réfléchi et dédaigneux, les mystérieuses lignes noires de papier pâlé ( papier qui parle, écrit) ; puis il le reployait, ajoutant avec une assurance majestueuse : « Bien ! j’y penserai. » En effet, le malheureux y pensait tellement que papier pâlé finissait par lui brûler les mains. Alors, pour échapper aux tortures d’une curiosité à laquelle se mêlait toujours la peur des sortilèges, il mandait quelque employé dont il avait préalablement éprouvé la discrétion au moyen d’un innocent espionnage dont tout le monde avait le mot, et se faisait lire la dépêche. Une velléité d’hésitation s’était-elle manifestée dans la voix du lecteur : — Bien, cher ! disait doucereusement Soulouque, et, après avoir noté dans son inflexible mémoire et le nom de celui-ci et le passage suspect, il faisait appeler un autre employé pour collationner la première lecture.

Une dangereuse gradation commençait : à la peur des esprits s’était évidemment ajoutée, chez Soulouque, la défiance des hommes, et il fallait, après tout, s’y attendre. Dans ce duel inégal qu’il soutenait contre des puissances inconnues, pouvait-il considérer comme amie la portion de la galerie qui riait au lieu de lui venir en aide ? Chose significative et dont il dut être frappé tout d’abord, le sortilège du jardin était l’œuvre d’un chef mulâtre, et au premier rang des rieurs figurait la bourgeoisie mulâtre. De là cette inévitable conclusion que les mulâtres étaient de compte à demi avec l’introuvable poupée. Par contre, si un regard d’encouragement et de sympathie venait soutenir le courage de Soulouque, c’était surtout de la portion noire de la galerie que ce regard partait. Tant d’affinités devaient nécessairement aboutir à un contact, et le bas-fond du vaudoux, remontant peu à peu à la surface, avait fini par déborder sur le palais présidentiel. Je laisse à penser si les antipathies de caste, dont cette corporation est le principal refuge, avaient mis à profit la circonstance. Soulouque était d’autant plus accessible aux nouvelles influences qui l’entouraient, qu’il trouvait là à parler, à cœur ouvert et en pur créole, à des gens dont la supériorité intellectuelle n’humiliait pas son incurable vanité. On eut comme une première révélation de ces influences dans le retrait subit du projet relatif à la légitimation des mariages entre Haïtiennes et étrangers. Il échappait aussi déjà à Soulouque des paroles comme celles-ci : « Je n’ai pas demandé d’être président, je n’y songeais pas, et je sais que je n’y étais pas préparé ; mais, puisque la constitution m’a appelé, pourquoi veut-on se défaire de moi ? »

Il est dans la nature de toute prévention gratuite de cesser tôt ou tard d’être gratuite, et la classe éclairée, dont il s’isolait par ses perpétuelles défiances, avait fini par le prendre au mot Cette classe se gênait d’autant moins dans l’expression de ses craintes, que l’ascendant croissant de la coterie ultra-africaine était bien plus attribué à l’incurable faiblesse de Soulouque qu’à des dispositions menaçantes de sa part. Bref, les grenouilles demandaient un nouveau roi. Il n’en était pas à la vérité question dans les régions officielles, car les nécessités d’où était sortie l’élection de Soulouque subsistaient là plus que jamais. Outre la difficulté résultant de l’égalité des chances entre les deux candidats en évidence, le général Paul et le général Souffrant, chacun d’eux péchait par un côté. M. Paul était un noir assez éclairé, d’un physique avantageux, et qui, en cachant avec soin ses sympathies et ses opinions politiques, avait réussi à se mettre bien avec tout le monde ; mais, général improvisé[5] et de fraîche date, il n’avait aucune action sur l’armée. Général très ancien, très brave et très aimé dans l’armée, M. Souffrant n’offrait au contraire en politique, que de très insuffisantes garanties : dans les quatre années de révolution qu’on venait de traverser, il avait successivement trahi tout le monde au profit de l’influence dominante. Soulouque aurait donc pu être parfaitement tranquille de ce côté ; mais, par cela même qu’on ne conspirait pas et que le mécontentement se traduisait en commérages de rue, l’écho n’en parvenait que plus souvent et plus vite aux oreilles de « peuple noir, » qui, déjà outré de l’incrédulité des gens bien vêtus à l’endroit des sortilèges, allait chaque jour apporter à « président » cette nouvelle preuve de la complicité des mulâtres avec la poupée toujours introuvable du jardin. Soulouque en devenait de plus en plus sombre. « Je sais, disait-il, qu’on conspire contre moi. Personne ne peut cracher en Haïti sans que je le sache ; mais, quand je pense à tout ce qu’il en coûte aux familles pour faire un homme de vingt-cinq ans, je n’ai pas le courage d’agir… » Mot très beau dans cette bouche, mais répondant à une pensée où se trahissaient déjà d’étranges luttes. Dans ces momens, Soulouque recommençait avec une nouvelle ardeur les fouilles du jardin, et les esprits forts riaient de plus belle, sans se douter qu’à force de lancer la pioche dans le sol, il pourrait bien y creuser leur fosse.


IV. – SIMILIEN. – UN PROCES DE PRESSE SOUS SOULOUQUE.

C’est dans ces inexprimables angoisses, l’oreille tendue à tous les bruits et à tous les rêves et tremblant à chaque pas qu’il faisait de marcher sur un complot ou sur deux raies en croix, que le président traversa ses cinq premiers, mois de pouvoir. Vers la fin de juillet 1847, soit qu’il voulût échapper par l’éloignement à l’invisible regard du fétiche, soit que, distrait de cette obsession par quelques rumeurs alarmantes qui venaient de la partie septentrionale de la république, il saisît avidement l’espoir de se trouver enfin face à face avec des ennemis de chair et d’os, Soulouque résolut de faire un voyage au Cap. Il devait partir le 27, et voilà que le 26, à l’issue de la séance du sénat, il reçoit la visite de ses ministres, qui le glacent de terreur en lui remettant leur démission collective.

Était-ce là un signal de conspiration, ou plutôt MM. Paul, C. Ardouin, Dupuy et Larochel croyaient-ils le moment menu de séparer leur sort de celui d’un malheureux qui avait maille à partir avec les puissances surnaturelles ? Tel était sans doute le double soupçon qui venait d’assaillir son esprit, et Soulouque demanda d’un air troublé s’il était question d’une nouvelle révolution, ajoutant qu’il était prêt, si on voulait, à résigner ses pouvoirs. Ces messieurs s’efforcèrent de le rassurer en lui expliquant que leur retraite était uniquement motivée par d’énormes réductions que le sénat venait de faire au budget, et, allant eux-mêmes au-devant de ses défiances, ils lui offrirent de l’accompagner, quoique démissionnaires, proposition que son excellence prit au mot avec un empressement marqué.

Soulouque partit donc, dans la nuit du 27 juillet, tout joyeux de mener en laisse ses quatre ôtages ; mais, comme il ne pouvait s’assurer par le même procédé des vingt et quelques mille complices de la poupée qu’il allait laisser derrière lui, il chargea confidentiellement le général de brigade noir Similien, commandant la garde du palais, de tenir ceux-ci en respect jusqu’à son retour. Similien exécuta si consciencieusement ses instructions, que, moins de deux semaines après le départ du président, les habitans de couleur de Port-au-Prince affluaient dans les consulats pour implorer la protection des pavillons. Le même jour, à la même heure, à Jacmel, aux Cayes, à Jérémie, à Léogane, c’est-à-dire d’un bout à l’autre de la presqu’île du sud, les magasins étaient fermés, et une panique aussi vive se manifestait dans la population de couleur. Pour comprendre ce qui venait de se passer, il faut dire ce qu’était Similien.

J’ai parlé de la conspiration qui se forma, au sujet de l’ordonnance de 1825, contre Boyer. Le futur président n’y avait adhéré que par entraînement et sans trop savoir ce qu’il faisait, ce dont on lui avait tenu compte. Mlle Joute avait répondu en personne de la fidélité du capitaine Soulouque, et c’est à cette occasion même qu’elle se l’était attaché en lui donnant la gérance d’une sucrerie qu’elle possédait. Le noir Similien, qui avait dans la garde un grade supérieur à celui de Soulouque, était aussi de cette conspiration, et sa complicité était assez évidente et assez raisonnée pour qu’il méritât d’y laisser sa tête ; mais le débonnaire Boyer s’était contenté de le renvoyer de sa garde et de le placer avec son grade dans un autre régiment. Il conserva même à Similien la fourniture de l’habillement de l’armée, car Similien était tailleur. À la chute du tyran, Similien ne passa pas moins comme victime, et avec tous les profits attachés à cet emploi, dans le parti Hérard. Parmi les quatre ou cinq généraux noirs qui se soulevèrent successivement contre Hérard-Rivière, était, on s’en souvient, un général Dalzon. Dalzon fut tué sur l’acte, et le colonel noir Mercure, impliqué dans le complot, fut condamné à mort avec son propre fils qu’il y avait entraîné. Celui-ci était le filleul de Similien, qui se trouvait être ainsi le compère du colonel Mercure, titre plus sacré aux colonies et surtout dans l’ancienne population esclave que ceux que créent les liens du sang. Similien déclara cependant, la larme à l’œil, qu’Hérard avait droit de fusiller « compère Mercure ; mais tuer le fils parce qu’il avait obéi au père ! » voilà ce qui bouleversait ses notions du juste et de l’injuste, car, dans les idées du noir, il n’y a pas de limite connue à la toute-puissance paternelle. Le fils de Mercure fut fusillé en dépit des supplications et des menaces de Similien, qui, furieux contre Hérard ; se rallia à la scission de Guerrier, et se mit, dès ce moment, à faire une consommation effroyable de rhum pour se consoler de l’injustice des hommes.

Guerrier, devenu président, fit arrêter et mettre en jugement Accaau. « C’est juste ! dit sentencieusement Similien : Accaau n’a pas droit de tuer les mulâtres ; » mais en apprenant qu’on poursuivait Accaau, même au sujet des brigandages qu’il avait commis sous Hérard-Rivière et contre les partisans mulâtres de celui-ci, Similien entra dans une épouvantable colère. D’après lui, un gouvernement qui n’existait que par la chute du parti riviériste devait plutôt rendre graces à l’accusé de ce qu’il avait fait contre ce parti, et, suivant le fil de cette idée avec l’impitoyable persistance de l’homme ivre, il en était arrivé, au bout de huit jours, à faire publiquement le panégyrique d’Accaau. Cette fraction de la classe de couleur que Similien mettait ainsi en cause se récria, l’accusant d’adopter les haines de caste de l’affreux bandit. L’accusation alla droit au cœur impressionnable de Similien. Exaspéré de ce que les mulâtres ne saisissaient pas trop bien la distinction faite par lui entre leur couleur, qu’aurait dû respecter Accaau, et leurs opinions riviéristes, qui les désignaient à la justice d’Accaau, il crut de sa dignité de ne plus composer avec tant d’ingratitude, et, des altercations journalières aidant, Similien avait fini par vouer une haine acharnée à tous les hommes de couleur, — aux uns parce qu’ils étaient riviéristes, — aux autres parce que leur teint lui rappelait celui des riviéristes. Cette haine, mise en conserve dans un bain sans cesse renouvelé d’alcool, s’était maintenue intacte jusqu’à l’avènement de Soulouque.

À cette époque, Similien commandait en second la garde, dont Soulouque était, je l’ai dit, le commandant supérieur. Jugeant, par son propre exemple et par l’exemple de Riché et de Boyer, que de ce dernier grade à la présidence il n’y avait qu’un pas, Soulouque avait trouvé prudent de tirer après lui l’échelle. Il n’avait pas rétabli ce grade, et Similien, tout en restant commandant en second se trouvait ainsi placé sous les ordres immédiats du nouveau président. De là entre eux des rapports de tous les jours et de toutes les heures, auxquels de vieux souvenirs de camaraderie donnaient un nouveau caractère d’intimité. Similien n’avait pas négligé, comme on pense, cette occasion de se venger de « l’ingratitude » des mulâtres, et les superstitieuses préventions de Soulouque ne le disposaient que trop à recevoir les impressions de son confident. À la vérité, celui-ci était d’une incrédulité révoltante à l’endroit des tireuses de cartes et des fétiches, et c’est même là ce qui doit plus tard le perdre ; mais Soulouque ne lui savait que plus de gré de s’associer à ses soupçons : le sceptique Similien était presque un allié dans le camp ennemi. Voilà pourquoi Soulouque lui avait laissé en partant, outre le commandement de la garde, celui du fort qui domine la ville, et de plus, comme on le sut plus tard, certaines instructions secrètes qui l’autorisaient à se conduire à sa guise en cas d’éventualités dont l’appréciation était abandonnée à son seul discernement.

Or, dès le premier jour de sa dictature confidentielle, Similien avait discerné ces deux choses : 1° que la garde était à peu près la seule force régulière de la ville ; 2° que les batteries du fort pouvaient au besoin incendier et écraser la ville ; d’où il ressortait, avec la dernière évidence, que l’homme qui cumulait le commandement de la garde et celui du fort était maître de la ville corps et biens.

Je me hâte de dire que si la première impression de Similien à cette découverte pouvait être peu rassurante pour les mulâtres, la seconde fut une pensée de clémence. Saisi d’admiration devant le spectacle de sa propre magnanimité, il ne résista malheureusement pas à l’envie de faire partager cette admiration aux autres, et, pour qu’on pût mieux comprendre tout le mérite qu’il avait à pardonner, il crut devoir préalablement bien établir tout le droit qu’il avait de menacer. S’adressant donc tour à tour aux soldats de la garde qui était consignée au palais national et aux bandes de chenapans qui en assiégeaient les grilles et guettaient peut-être quelque sinistre signal dans le flux d’incohérentes paroles qui échappaient à l’ivresse de l’orateur, Similien se vanta tout haut des pouvoirs discrétionnaires qu’il avait reçus. Le caractère bien connu du personnage ne permettait guère de se méprendre sur la nature de ces pouvoirs réels ou prétendus, ni sur l’usage qu’il pourrait, le cas échéant, en faire. La classe aisée jeta les hauts cris. Ainsi les mulâtres s’obstinaient à ne jamais deviner que la moitié des intentions de Similien, et Similien en était pour sa mise en scène de magnanimité. Cette nouvelle preuve de « l’ingratitude » des mulâtres lui parut combler la mesure, et deux canons ; mèche allumée, ne permirent désormais l’accès du palais national qu’aux ennemis avérés de la classe de couleur, qui, de là, allaient porter de mystérieux mots d’ordre, les uns dans les quartiers pauvres de la ville, les autres au dehors. S’agissait-il de massacrer à un moment donné tous les mulâtres, de piller et d’incendier les magasins ? C’est le bruit qui tout à coup circula, et la simultanéité de cette panique dans tous les centres populeux de la presqu’île ne permet guère de douter qu’elle ne fût fondée. Les noirs de la campagne refusèrent heureusement de se ruer sur Port-au-Prince, ce qui devait être, dit-on, le signal des massacres, et les mesures prises, pour le cas d’une agression des troupes du palais, par les généraux Therlonge (mulâtre) et Paul Decayette (noir), l’un commandant de la subdivision, l’autre de la place, achevèrent d’imposer à Similien.

Le ministre des relations extérieures, M. Élie, était seul à Port-au-Prince. En apprenant ces événemens, sur lesquels il n’avait naturellement reçu que des rapports contradictoires, Soulouque détacha de son cortége le ministre de l’intérieur, M. David Troy (noir), qui, informations prises, signifia à Similien l’ordre d’aller rendre compte de sa conduite au président. Pour toute réponse, Similien interdit l’entrée du palais du gouvernement aux deux ministres, et écrivit au Cap que M. David Troy était l’agent d’une conspiration mulâtre ayant pour but un changement de présidence au profit du général Paul ou du général Souffrant. En effet, soit que ce fût une tactique de Similien, soit que la classe menacée eût eu réellement la velléité de se soustraire au danger permanent que faisait peser sur elle l’entourage de Soulouque, ces deux noms avaient été, au fort de la crise et on ne sait trop de quel côté, mis en avant. C’était là pour Soulouque le plus clair de l’affaire, et tranquille au sujet du général Paul, qui l’accompagnait, je l’ai dit, en qualité de ministre démissionnaire, il ordonna par exprès au général Souffrant, resté à la tête de la division de Port-au-Prince, de se rendre immédiatement sur la frontière dominicaine. Quant au reste, il ne parut pas d’abord y songer ; puis, à deux jours de distance, on put entendre Similien se vanter d’avoir reçu des dépêches qui approuvaient complètement son zèle, et les ministres se féliciter d’avoir reçu d’autres dépêches qui approuvaient complètement leur prudence. En attendant que le chef de l’état vînt donner lui-même le mot de l’énigme, une sorte de régularité avait fini par s’établir dans ce désordre. Les magasins s’étaient rouverts, les administrations s’étaient remises à fonctionner tellement quellement ; MM. Elie et David Troy faisaient des circulaires, et le majestueux Similien, toujours maître du fort, et du palais, buvait du tafia, à l’abri de ses deux canons, avec une foule d’affreux coquins en guenilles auxquels il citait tous les jours un nouveau trait de « l’ingratitude mulâtre. » Malgré la trêve tacite des deux partis, trois tentatives d’incendie de maisons de mulâtres vinrent rendre témoignage de l’éloquence de Similien et de la sensibilité de ses auditeurs.

Soulouque se, décida enfin à revenir à Port-au-Prince. Sa tournée n’avait été signalée que par quelques douzaines de promotions de généraux et d’officiers supérieurs, et par l’excessive froideur de l’accueil qu’il avait reçu au Cap. Cette ville, ruinée par la guerre avec la partie espagnole, ne pardonnait pas au président son obstination bien connue à repousser toute idée d’arrangement amiable, avec les Dominicains. Soulouque se fit précéder à Port-au-Prince : par une proclamation non moins ambiguë que sa conduite. Il y déplorait le conflit qui s’était élevé en son absence entre les autorités, et menaçait du « glaive de la loi les pervers » qui avaient profité de cette absence pour essayer de jeter le trouble et la discorde dans le pays. Quels étaient les pervers ? Dans cette attitude et dans ce langage fallait-il voir peur, bêtise ou complicité ? Une nouvelle qui arriva quelques heures avant la rentrée du président commença à éclaircir les doutes. Dans une allocution adressée aux troupes à Saint-Marc et aux Gonaïves, Soulouque avait décidément dévoilé ses instincts antipathiques contre la classe de couleur et prononcé de sinistres paroles à propos d’un article de la Feuille du Commerce, où les abominables projets de Similien avaient été très nettement signalés. À cette occasion, son excellence avait laissé échapper plusieurs phrases de suite en pur français, ce qui était chez elle l’indice d’une grande surexcitation mentale. Une expérience décisive restait encore à faire, et, au bruit des salves d’artillerie qui annonçaient la rentrée de Soulouque, la population presque entière se porta aux abords de la résidence présidentielle pour assister à la première entrevue de celui-ci avec Similien.

Similien attendait à la porte principale du palais, à la tête de son état-major. Bien qu’on pressentît depuis le matin d’étranges choses, grande fut la stupeur quand on vit le président serrer sur sa poitrine l’auteur de si chaudes alarmes, le remercier avec effusion et rentrer avec lui dans ses appartemens le bras passé sous le sien. Les généraux Therlonge et Paul Decayette, le colonel Dessalines, chef de la police, qui, tous trois, avaient pris diverses mesures pour protéger les habitans contre les fureurs de Similien, furent vertement lancés par Soulouque, et la réprimande fut suivie, pour les deux derniers, de destitution. M. David Troy, à son tour, ayant vainement exigé du président un désaveu formel de la conduite tenue par Similien pendant les deux derniers mois, donna sa démission, qui entraîna le renouvellement entier du cabinet.

La complicité du président dans la récente tentative de Similien parut dès ce moment évidente, et pourtant il n’en était rien. Les tergiversations de Soulouque entre Similien d’une part et MM. Élie et David Troy d’autre part avaient été, jusqu’au dernier jour, très sincères. C’était le général Souffrant lui-même qui venait de le pousser dans le parti ultra-noir. Des deux candidats à la présidence dont les noms avaient été remis en avant, M. Souffrant était le seul qui se trouvât, lors des derniers troubles, à Port-au-Prince. Dans les huit scrutins d’où était sortie l’élévation de Soulouque, M. Souffrant avait en outre maintenu sa candidature jusqu’au bout, et, sentant que ces deux circonstances le désignaient d’une façon toute particulière aux défiances de Soulouque, il avait, comme on dit, tiré son épingle du jeu en affectant auprès de celui-ci de prendre la défense de Similien. « Ce sont ces petits mulâtres, c’est ce Courtois, aurait-il dit, qui ont inventé toute cette affaire pour se créer une occasion de ressaisir le pouvoir. » M. Courtois, mulâtre et membre du sénat, était l’auteur de cet article de la Feuille du Commerce dont nous avons parlé. Le président avait cru aisément à ce témoignage en apparence si désintéressé d’un homme qu’une notable portion de la classe éclairée avait adopté, et qui ne pouvait pas être surtout soupçonné d’appartenir à l’école de Similien. De là la réaction qui s’était opérée en faveur de celui-ci dans l’esprit de Soulouque. Il y avait encore dans cet esprit flottant si peu d’aptitude à une résolution violente et préméditée, qu’en apprenant le fâcheux effet qu’avaient produit ses nouvelles tendances, le président fit immédiatement un pas en arrière. Le chef de police fut instamment prié par lui de reprendre son emploi, et n’y consentit qu’après lui avoir fait entendre sur le compte du favori des vérités fort dures, et qui ne furent pas cependant relevées. Une mission à l’étranger fut en même temps offerte à M. David Troy, qui se contenta de répondre : « Je n’ai donné à personne le droit de supposer que je pourrais jamais consentir à représenter à l’extérieur un gouvernement aussi avili. » Cette verte réplique émanant d’un noir fit une impression visible sur Soulouque. On put d’autant mieux croire à un retour de sa part vers les modérés, qu’une circulaire du 18 octobre vint enjoindre, en termes sévères, aux agens de l’autorité de maintenir l’interdiction qui pesait sur le vandoux et le don Pèdre[6] ; mais voilà que, le 6 novembre suivant, une autre circulaire défendait en termes non moins sévères, aux mêmes agens, de molester les bonnes gens qui voudraient s’amuser à danser l’arada, euphémisme officiel du vaudoux. En effet, la canaille vaudoux était dans l’intervalle complètement remontée en faveur au palais qu’elle fréquentait comme aux plus beaux jours de la dictature intérimaire de Similien. Un écrit manuscrit de M. David Troy, et dont on s’arrachait avidement les copies d’un bout à l’autre de la république, avait produit ce nouveau changement. Dans cet écrit, que son auteur avait eu la courageuse franchise d’avouer dès la première interpellation, bien que les simples détenteurs des copies qui en avaient été faites fussent l’objet de poursuites. M. David Troy développait et justifiait les mesures proposées par lui pour prévenir le retour des scènes d’épouvante provoquées par Similien. Il établissait la résistance désespérée du président à toute espèce de répression et la protection dont il avait couvert les auteurs de tant de scandales et d’inquiétudes. L’impossibilité du maintien du président ressortait clairement des révélations de M. Troy, d’ailleurs conçues dans des termes d’une parfaite convenance. Les mulâtres, particulièrement menacés par la nouvelle politique de Soulouque, et qui, en se voyant si bien soutenus par les noirs éclairés, étaient passés de l’effroi à la jactance, ne mettaient pas plus de façons que ceux-ci à exprimer ce que cet écrit donnait à penser, et, comme M. Troy n’avait pu se dispenser de citer textuellement certaines réponses du futur empereur, les lecteurs ne gardaient pas toujours leur sérieux. C’était attaquer Soulouque par ses deux côtés faibles : la préoccupation des complots mulâtres et la terreur des plaisanteries mulâtres. À ce double choc, tout ce que Similien avait accumulé de dangereux fermens dans cette pauvre machine fit explosion. La session était à peine ouverte (novembre 1847) que le président enjoignit au sénat de se constituer en haute-cour de justice pour décréter d’accusation et faire arrêter immédiatement le sénateur Courtois, coupable d’avoir excité les citoyens à s’armer les uns contre les autres, diffamé, calomnié, injurié une portion de ces mêmes citoyens. Les citoyens dont Soulouque épousait si chaudement les susceptibilités étaient, je l’ai dit, Similien et les odieux gredins qui, pendant près d’un mois, avaient fait peser sur la ville une menace ace publique de massacre, de pillage et d’incendie.

Le sénateur dénoncé était un homme de considération fort mince et de plus passablement brouillon ; mais sa personnalité disparaissait devant l’immense et terrible intérêt que soulevait la question posée. Il s’agissait en effet de savoir si toute une classe serait désormais condamnée à tendre silencieusement la bourse et la gorge à la première réquisition d’un ivrogne secondé de quelques bandits. Les deux injonctions du protecteur de Similien trahissaient un parti pris d’autant plus menaçant qu’elles n’avaient pas même l’excuse d’une apparence de légalité. La constitution ne permettait l’arrestation d’un sénateur qu’en cas de flagrant délit pour des faits criminels, et, aux termes d’un autre article, la forme de procéder devant le sénat devait être déterminée par une loi, laquelle loi n’avait jamais été rendue. Aussi le message présidentiel trouva-t-il dans le sénat une opposition très vive ; mais cette opposition dut bientôt céder devant un formidable appareil militaire qui se déploya non loin du palais de l’assemblée, pendant que le reste de la ville était parcouru en tout sens par des forces nombreuses et une nuée d’officiers et de généraux à cheval. Le bruit qui se répandit tout à coup de l’approche des noirs de la plaine, et plus encore une deuxième injonction du président au sénat d’avoir à ordonner sur-le-champ l’arrestation prescrite, si on ne voulait le voir lui-même, à la tête de sa garde, aller appréhender au corps le sieur Courtois, achevèrent de vaincre les résistances, d’heure en heure plus faibles, de cette assemblée, qui décréta enfin la double illégalité qu’on lui imposait. Une commission de cinq sénateurs se rendit à huit heures du soir chez le prévenu pour lui signifier ce décret et l’inviter à se constituer prisonnier. Ils le trouvèrent dans sa galerie, devant la porte extérieure de sa demeure, en uniforme, entouré de sa famille, et la ceinture garnie de pistolets. Sa réponse fut un refus bien articulé d’obéir, prévoyant parfaitement, disait-il, le sort qui lui était réservé, et la menace, si la force était employée, de mettre le feu à un baril de poudre placé derrière lui. La maison resta cernée de très loin, toute la nuit, pendant que la terreur régnait dans les quartiers environnans et que toute la ville était sur pied. Ce fut dans la matinée du lendemain seulement que M. Courtois céda aux vives instances de ses amis et d’une partie des sénateurs, lesquels lui promettaient, sans probablement le croire, que le président, désarmé par son obéissance, ne pousserait pas les choses plus loin ; il consentit à se rendre en prison, pourvu qu’aucun agent de la force publique ne l’accompagnât. À son entrée dans la geôle réservée aux criminels ordinaires, on le chargea de fers. Les magasins restèrent fermés tout le jour, et le lendemain dimanche les crieurs publics, précédés de musique et de tambours, vinrent interrompre le silence de terreur qui planait sur la ville en proclamant les crimes de Courtois et sa mise en jugement.

Ce procès, d’où allait peut-être sortir une lutte effroyable, s’ouvrit deux jours après. Il est à remarquer qu’au nombre des griefs formulés contre l’accusé par le commissaire du gouvernement figurait celui d’avoir souvent risqué d’irriter la France par d’odieuses diatribes contre son gouvernement et le roi lui-même, et par d’infâmes accusations contre notre précédent consul général, M. Levasseur. À une époque où la haine de la France était encore fort à la mode parmi les hommes de couleur, M. Courtois, élevé en France, ancien officier au service de France et marié à une Française., n’avait en effet rien trouvé de mieux, pour conquérir une popularité qui lui fit toujours défaut, que d’outrer des sentimens contraires à ceux que semblait lui imposer ce triple lien. La tâche des défenseurs était facile, car, outre les deux causes de nullité et d’incompétence mentionnées plus haut, la constitution consacrait une liberté à peu près illimitée de la presse ; mais Soulouque apportait un terrible concours à l’argumentation du ministère public. Dans des allocutions journalières adressées aux heures de parade à sa garde, pendant toute la durée des débats, Soulouque répétait avec une insistance implacable que, si la mort de Courtois lui était refusée, il ne le ferait pas moins fusiller. Ce speech matinal de son excellence était chaque fois applaudi avec fureur par les gens de sac et de corde qui avaient élu domicile aux portes et jusque dans la cour du palais, toujours à l’affût d’un signal à interpréter contre les mulâtres. Similien en était rayonnant de satisfaction et de sérénité. L’effroi arriva peu à peu à tel point dans la ville, qu’on n’osait plus y faire des vœux pour l’accusé, dans la persuasion que cette victime était nécessaire à la satisfaction d’instincts dont la cruauté n’avait pas été soupçonnée jusque-là. Enfin, le soir du quatrième jour, après huit heures de délibération durant lesquelles les injonctions les plus menaçantes n’avaient pas été épargnées, l’arrêt fut rendu : le sénat, qu’on jugeait avoir fait une complète abnégation de lui-même, se relevait subitement dans l’opinion par un verdict qui ne condamnait M. Courtois qu’à un mois d’emprisonnement, en lui conservant son siège de sénateur. Ce verdict allait même au-delà des concessions de la majorité car, sur vingt-et-un sénateurs présens, les noirs, au nombre de plus de la moitié, s’étaient prononcés pour l’acquittement pur et simple. Il est plus aisé de comprendre que de décrire l’emportement du président et du parti Similien à cette nouvelle. La garde et les troupes de la garnison restèrent sous les armes toute la nuit, pendant qu’on agitait au palais les résolutions les plus violentes. Les plus modérés proposaient d’enjoindre à la chambre des représentans de casser la sentence du sénat, et, en cas de refus d’obtempérer à une exigence aussi monstrueusement illégale, de briser tout le pouvoir législatif. Je dois dire que Soulouque recula tout d’abord devant une pareille éventualité. Dans ses idées à lui, le pouvoir législatif faisait partie intégrante du mobilier gouvernemental et il n’entendait pas être plus pauvrement meublé que ses prédécesseurs. Enfin, le jour venu, son excellence s’arrêta à un expédient qui, d’après elle, devait tout concilier. Il s’agissait non plus de casser la sentence du sénat qui restait libre de faire de cette sentence ce que bon lui semblerait, mais simplement de faire rejuger Courtois par un conseil de guerre, auquel furent immédiatement convoqués les innombrables généraux domiciliés ou employés dans la capitale.

Le formaliste Soulouque les reçut au milieu d’un formidable appareil militaire, ayant près de lui l’inévitable Similien, un certain général Bellegarde, homme d’affreux antécédens, qui pour son coup d’essai, avait voulu assassiner jadis le président Boyer, et un autre nommé Belanton, qui, à ses momens d’épanchement, se vantait de pouvoir d’un mot lancer sur la ville les noirs de la plaine. Il ne manquait à la réunion que le brave général Therlonge, commandant de l’arrondissement de Port-au-Prince, qui avait refusé d’obéir à trois appels consécutifs, et fut, pour ce motif, remplacé peu après par l’abominable Bellegarde.

Après de violentes récriminations, le président, interpellant un à un tous les généraux convoqués, posa à chacun d’eux cette question « Courtois est-il coupable à vos yeux ? » Quelques-uns voulaient biaiser et développer une opinion. « Répondez oui ou non ! » disait aussitôt Soulouque d’un ton froidement impératif qu’on ne lui avait pas connu jusque-là. Personne n’osa répondre non. Les plus audacieux ajoutèrent seulement à leur affirmation ces mots : puisque le sénat l’a condamné. Les généraux furent congédiés à dix heures avec ordre de revenir à deux heures de l’après-midi pour signer leur décision, et, pendant qu’il faisait rédiger cette décision, Soulouque, qui pensait à tout, donna ordre de creuser la tombe de Courtois.

Les mulâtres exaspérés avaient passé la nuit à préparer leurs armes et à faire des balles, décidés à se porter à la maison d’arrêt pour en arracher Courtois à la première tentative qui serait faite contre sa vie ; mais, au jour, une pensée de prudence était venue se mêler à ces apprêts belliqueux. Les magasins étaient fermés. Des objets de prix étaient de toutes parts apportés en dépôt au consulat de France ; des demandes de protection et d’asile lui étaient incessamment adressées par les familles de couleur les plus considérables soit par leur fortune, soit par la position politique de leurs chefs. On venait, en effet, d’apprendre que les noirs de la vaste plaine qui s’étend à l’est et au nord de Port-au-Prince et ceux qui habitent les mornes voisins avaient reçu chacun dix cartouches avec ordre de se ruer sur la ville au premier coup de canon qui partirait du fort national. Vers trois heures, les membres des deux chambres furent convoqués par leurs présidens à une séance extraordinaire, ce qui semblait faire présager une résolution décisive ; mais, dans l’intervalle, tous les généraux étaient retournés au palais, selon l’ordre qu’ils avaient reçu le matin, et venaient de signer dans un morne silence leur unanime affirmation de la culpabilité de Courtois. En ce moment, les tambours battirent aux champs dans la grande cour du palais, remplie de troupes en bataille et de canons mèche allumée, et la foule de généraux qui encombrait la grande salle de réception se sépara en deux haies pour saluer le consul général de France, M. Maxime Raybaud, et lui livrer passage.

Nouveau venu dans le pays, représentant d’une puissance qui en est réduite à jouer auprès du gouvernement haïtien le rôle peu gracieux de créancière, et contre laquelle s’élevaient tant de préventions invétérées ; en butte aux intrigues des commerçans anglais et allemands, dont sept sont pourvus de consulats, et qui, maîtres des trois quarts des affaires traitées à Haïti, se prétendent ruinés par notre dernière convention, dont les dispositions tendent, en effet, à limiter les bénéfices réguliers prélevés par eux sur certaines dilapidations officielles, M. Maxime Raybaud avait déjà su conquérir, sans la chercher, cette immense considération personnelle dont on le verra plus tard faire un si magnifique usage. On lui savait surtout gré de son attitude pendant les événemens du mois d’août. Après que Similien eut chassé du palais du gouvernement MM. Élie et David Troy, que le silence du président et l’absence de toute force armée à leurs ordres condamnaient à une impuissance absolue, le consul d’Angleterre, M. Ussher, par un procédé très familier à la chancellerie britannique, était bravement allé les trouver, pour leur imposer avec menaces la responsabilité des dommages que pourraient éprouver non-seulement ses nationaux, mais encore les Haïtiens liés d’affaires avec ceux-ci. M. Raybaud s’était conduit tout autrement. Bien loin de vouloir ajouter par d’intempestives réclamations à une impuissance que les deux ministres étaient les premiers à déplorer, il avait silencieusement secondé le système de réserve et de temporisation que la situation leur imposait, prenant de concert avec M. Jannin, commandant de notre corvette stationnaire la Danaïde, toutes les mesures propres à garantir les Européens et les Haïtiens qui auraient, le cas échéant, à s’abriter sous notre pavillon, mais évitant aussi toute démonstration de nature à être interprétée par la classe menacée comme un signal d’alliance offensive et à la jeter dans une lutte, dont les suites eussent été incalculables.

Dès le début du procès, M. David Troy était venu, au nom d’un nombre de personnes considérables, sénateurs, députés, anciens ministres, lui demander son intervention ; mais tant qu’une juridiction régulière était restée saisie de ce procès, tant qu’il avait pu espéré qu’il n’y aurait pas condamnation capitale, M. Raybaud avait refusé de s’immiscer dans une affaire purement intérieure. Devant l’urgence et la gravité des circonstances, il oublia ses scrupules. Adjuré par une requête lamentable de Mme Courtois, sollicité, pressé par une foule de gens qui le suppliaient de prévenir une immense effusion de sang, sachant d’un autre côté que des ordres allaient être expédiés pour l’arrestation de M. David Troy, du député Preston, le plus riche négociant de Port-au-Prince, des trois défenseurs de Courtois, dont l’un était également député, et, du sénateur Latortue qui avait le plus insisté pour son absolution, apprenant enfin que la tombe était déjà creusée, il fit prévenir le ministre des relations extérieures qu’il désirait être reçu par le président. Ce ne fut que trois heures après qu’un aide-de-camp de celui-ci vint dire au consul général qu’il était attendu.

M. Raybaud avait fait préalablement proposer au consul d’Angleterre de se réunir à lui pour tenter un effort en commun ; mais ce jour-là M. Ussher, excellent et intelligent homme au fond, n’était pas en veine d’exigences, et il se résigna à laisser à M. Raybaud tout l’honneur d’une démarche dont le succès était douteux, la difficulté immense, le profit très problématique, le danger réel. Il se contenta de répondre qu’il venait d’écrire au président en faveur de Courtois, et qu’il s’abstiendrait jusqu’à la réception d’une réponse qui ne devait, bien entendu, jamais lui parvenir. M. Raybaud était donc arrivé seul au palais.

Les honneurs doublement extraordinaires pour la circonstance qui venaient d’accueillir à son entrée M. Raybaud avaient paru de bon augure ; mais la contraction violente des traits du président, qui parut cinq minutes après et le fit asseoir près de lui, apprit bientôt aux spectateurs pleins d’anxiété de cette scène que notre consul avait accepté une tâche fort pénible. Ne voyant pas auprès du président le ministre des relations extérieures, M. Dupuy, qui, pour des raisons tout autres que de bienveillance, ne cédait ordinairement à personne son droit d’interprète dans les audiences accordées au consul général de France, celui-ci en témoigna sa surprise. Le président, tout en offrant de faire appeler M. Dupuy, assura à M. Raybaud qu’il comprendrait très bien.

Le consul parla au président de la collision qui allait nécessairement éclater, s’il s’obstinait à faire périr le sénateur Courtois au mépris d’une sentence rendue par le premier corps de l’état, de l’incendie et du pillage de la ville, enfin des pertes énormes dont le commerce étranger aurait à demander compte à la république. — Le sénat m’a outragé… Si l’homme ne meurt pas, que deviendra mon honneur ? — Telle était l’invariable, réponse de Soulouque, et l’altération de sa voix, entrecoupée de pénibles silences, témoignait du violent état de son ame. La conversation, que plusieurs des assistans avaient pu suivre jusque-là, continua un moment à voix basse ; on put cependant comprendre que M. Raybaud insistait sur le danger de ne pouvoir s’arrêter dans la voie sanglante où le président allait se précipiter, sur les inimitiés mortelles qu’il allait accumuler contre lui. Cette considération à en juger par la crispation croissante des traits de Soulouque, parut faire sur lui une impression qui n’était pas celle qu’avait voulu produire M. Raybaud ; puis, revenant avec cette obstination particulière aux enfans et aux noirs à sa première réponse, il persistait à se dire outragé par le vote indulgent du sénat. Dans ses yeux injectés de sang (c’est la rougeur des nègres) roulaient des larmes prêtes à en jaillir. « Non… tout sera fini ce soir… Voyez… ce monde est ici pour cela, » dit-il enfin en montrant le groupe des généraux, qui, debout à quelques pas de là, considérait les deux interlocuteurs dans une attention profonde. Ces derniers mots en apprenaient beaucoup au consul : une terreur maladive de l’opinion, telle était évidemment l’idée fixe et dominante de cet inculte orgueil, pour qui la clémence était un aveu de faiblesse. M. Raybaud fit vibrer violemment cette corde : « Eh bien ! dit-il assez lentement pour être bien compris, si cet honneur dont vous venez de parler vous est si cher, il est indispensable que vous sachiez que votre réputation sera à jamais flétrie à l’étranger par le coup que vous allez lui porter vous-même. Plus vos ressentimens contre cet homme vous paraissent légitimes, plus le sacrifice en serait trouvé glorieux, et j’ose assurer que notre roi, si clément lui-même, l’apprendrait avec une véritable satisfaction. » Le consul, ne recevant pas de réponse croyait avoir définitivement échoué, lorsque Soulouque lui dit « Si l’homme ne meurt pas, je veux qu’il parte… et pour toujours, pour toujours, répéta-t-il avec force ; c’est en considération du roi. » Il était inutile d’insister pour obtenir mieux que ce bannissement, toujours illégal.

Après la tragédie, la comédie. Au moment où M. Raybaud remerciait le président de lui avoir accordé cette vie et du calme que sa promesse allait rendre à la ville, le consul anglais, accompagné de son vice-consul, entra précipitamment dans la salle. À la prière de M. Raybaud. Soulouque répéta sa promesse devant le nouveau venu, et ce brave M. Ussher sortit non moins précipitamment, pour aller, au grand galop de son cheval, annoncer à la famille Courtois qu’il venait de sauver son chef. On sut plus tard la cause de ce dévouement subit de M. Ussher. Son ami, M. Dupuy, qui de loin avait assisté à l’entrevue, croyant comprendre que l’affaire prenait une tournure favorable, l’avait envoyé presser de venir participer à une démarche d’où pouvait rejaillir quelque honneur pour le consul général de France. Les ministres, qui, dans tout ceci, avaient montré une faiblesse pitoyable, voulurent aussi, comme M. Ussher, placer leur mot dans l’affaire, et, pour colorer d’un semblant de légalité cette clémence à la Pierrot qui consistait à commuer un mois de prison en bannissement perpétuel, ils répandirent à profusion dans la ville stupéfaite une proclamation où ils faisaient dire entre autres choses au président : « M. Joseph Courtois, s’étant rendu coupable d’un article intempestif, a été livré au glaive de la loi. Le pays attendait justice de cette conduite blâmable imprudente. Cédant à mes principes d’humanité et aussi à la généreuse sollicitation des consuls de France et d’Angleterre, faite au nom de leurs gouvernemens respectifs, j’ai usé du droit de faire grace que m’accorde l’article 139 de la constitution. Depuis cet acte de clémence, le sieur Courtois a sollicité la permission de quitter le sol de la république ; j’ai cru devoir, dans l’intérêt de l’ordre public, profiter de cette disposition pour éloigner de nos foyers un pareil sujet die discorde. » Proclamation monumentale et qui dénote un progrès immense dans la pruderie constitutionnelle des noirs !


V. – UNE SOLUTION NEGRE.

Heureuse d’en être quitte à si bon marché, la bourgeoisie jaune et noire passa de l’emportement à l’excès de condescendance. Le sénat tout le premier, revenant sur les réductions qu’il avait faites au budget, revota sans compter tout l’argent que Soulouque voulait bien lui demander. On désirait, mais sans oser l’espérer trop haut, que le président comprit à la longue le tort que lui faisait son entourage ultra-noir : les révoltes de l’opinion se réduisaient à l’expression timide de ce voeu. Ainsi ce pauvre noir si facile à décontenancer était déjà arrivé à ce point, que la classe éclairée, dont il agaçait naguère les nerfs par sa pusillanimité et ses ridicules, était prête à lui savoir gré de ce qu’il voulût bien la laisser vivre.

Ces reviremens subits de l’opinion, l’épreuve qu’il venait de faire de sa propre force, parurent, d’un autre côté, calmer les superstitieux pressentimens de Soulouque. La politique d’abnégation perdait décidément du terrain devant la politique de persévérance, et, à travers le large trou qu’il venait de faire dans la constitution, le président embrassait déjà, d’un regard visiblement satisfait, des perspectives beaucoup plus lointaines que celles de son pouvoir quatriennal. À tout hasard, il voulut se mettre en règle avec l’avenir, et un matin, le 31 décembre 1847, Soulouque épousa sans bruit Mme Soulouque, qui, non moins prévoyante, avait déjà donné plusieurs gages de perpétuité à la future dynastie. Ceci est tout un côté curieux des mœurs haïtiennes, et nous aurons à y revenir. Qu’il nous suffise de dire que, dans la circonstance, le mariage de Soulouque équivalait à un manifeste politique, et fit, à ce titre, sensation, ce que l’on comprendra, si nous rappelons que les deux fondateurs mulâtres de la république, Pétion et Boyer, n’avaient successivement épousé Mlle Joute qu’en présence de l’Être suprême, tandis que les autocrates noirs, Toussaint, Dessalines, Christophe, étaient bien et dûment mariés à l’église. L’approche du mois fatal, du douzième mois, rendit Soulouque à toutes ses terreurs, et la deuxième quinzaine de février surtout se passa pour lui dans des transes inexprimables. Je n’ai pu savoir si l’on découvrit enfin la poupée ; mais on fit en petit comité tant de conjurations, que le 1er mars 1848 Soulouque se retrouva radieux de santé, de joie et d’orgueil, dans ce même palais de la présidence où étaient tombés Hérard et Pierrot, où étaient morts Guerrier et Riché. Les dieux nègres avaient vaincu !

Tranquille du côté des esprits, sachant par une récente expérience qu’il pouvait beaucoup oser vis-à-vis des hommes, persuadé enfin, sur la foi de ses confidens vaudoux, dont certains discours d’anniversaire s’étaient fait complaisamment l’écho, qu’il n’avait franchi cet écueil si redouté du douzième mois que grace à une évidente prédestination, Soulouque reprit ouvertement l’idée favorite des chefs noirs et du parti noir, idée que le président Guerrier avait déjà émise pour son propre compte, que le président Pierrot avait à son tour poursuivie, et que Riche allait lui-même réaliser, lorsqu’il fut surpris par la mort. Serait-il roi absolu comme Christophe, ou empereur constitutionnel comme Dessalines ? Soulouque n’en comprenait pas trop la différence, ce qui était au fond, chez lui, une grande preuve de sens. En attendant, cette innocente fantaisie se compliquait de préoccupations assez inquiétantes. La nouvelle était arrivée de Santo-Domingo que le président Santana avait fait fusiller, comme impliqué dans une conspiration haïtienne, son principal ministre. Or, sait-on ce qui frappa Soulouque dans cette nouvelle ? Ce n’est pas l’avortement d’un complot qu’il avait soudoyé, c’est la vigueur déployée par ce hallier[7], terme de mépris dont il se servait pour désigner le chef espagnol. Cette idée le poursuivait partout et jusque dans son conseil des ministres, où il lui arrivait souvent d’interrompre la lecture d’un rapport par des distractions comme celles-ci : « Savez-vous que ce hallier a du caractère ! Il a fait fusiller son premier ministre !… Oui, ce hallier a du caractère ! » Ces parenthèses présidentielles durent plus d’une fois faire frissonner les nouveaux ministres ; mais Soulouque s’en prenait pour le moment aux anciens. À propos de troubles provoqués aux Cayes par le parti ultra-noir, M. David Troy venait d’être arrêté à Port-au-Prince et jeté dans un cachot avec toute sa famille. Quant au général Céligny Ardouin, l’un des membres les plus distingués de la classe de couleur, l’un des hommes qui avaient le mieux compris et secondé la politique modératrice de Riché, et que ce double titre désignait d’une façon toute particulière à l’aversion des conseillers extra-officiels de Soulouque, il avait été, en attendant mieux, éliminé de la chambre des représentans, sous prétexte d’incompatibilités qui n’existaient par Soulouque persistait, en un mot, dans l’idée qu’on conspirait contre lui, et la certitude que les fétiches n’étaient plus, cette fois, de la partie, donnait un caractère entièrement nouveau à l’expression de ses perpétuels soupçons, autrefois formulés sur le ton de la plainte. « Je ne veux pas faire la sotte figure du président Pierrot, s’écriait-il en creole. Puisque je suis arrivé au pouvoir sans intrigues, je brûlerai tout, je tuerai tout plutôt que de… A propos, savez-vous que ce hattier a du cœur ! »

Jamais certes, ces soupçons n’avaient été plus gratuits, car jamais l’abattement de la classe à laquelle ils s’adressaient, n’avait été plus profond ni mieux motivé. Les hommes de couleur n’avaient plus même la ressource de se faire oublier en se perdant dans les rangs de la bourgeoisie noire. La fraction ultra-africaine les y désignait maintenant du doigt. Chaque dimanche, après la parade, une bande composée des noirs les plus connus par leur antipathie pour les mulâtres se mêlait au cortége qui reconduisait Soulouque, et, à l’entrée du palais, voici la scène qui se jouait régulièrement, depuis le premier anniversaire présidentiel « Président, disait un compère, le peuple noir demande telle ou telle chose. » Et un jour « peuple noir » voulait que tous les hommes de couleur fussent exclus des emplois publics, un autre jour que l’une des deux couleurs du pavillon haïtien, le rouge, emblème des sangs-mêlés, en fût enlevée ; ainsi de suite. Et notez que ceci se passait au mois de mars 1848 : « peuple noir » ne se doutait pas qu’à deux mille lieues de distance, « peuple blanc » le copiait. Le 9 avril, on craignit d’avoir le mot de cette sinistre comédie.

L’orateur de la bande ajouta ce jour-là à ses précédentes exigences le rétablissement de la constitution de 1816, qui transformait la présidence en dictature viagère, le renvoi du cabinet et la substitution de simples secrétaires aux ministres. Soulouque adhéra gracieusement aux deux dernières parties de cette requête, et promit, quant à la constitution de 1816, d’obéir aux « réclamations du peuple et de la force armée. » De cette connexité de demandes inconstitutionnelles et de cris de proscription contre la classe de couleur fallait-il conclure que la politique de stabilité et l’existence de la classe de couleur devenaient incompatibles ? On annonçait, en même temps quelque chose d’extraordinaire pour le dimanche suivant 16 avril. Soulouque allait-il proclamer l’empire ou la royauté ? C’était à peu près l’unique question qu’on se posât, et cependant une impression inexpliquée de terreur y répondait dans plus d’une poitrine. Au jour indiqué, la parade se passa comme à l’ordinaire ; mais, vers le milieu de l’après-midi, trois coups de canon partirent du palais, et furent immédiatement répétés par le fort.

À ce signal d’alarme, si rarement entendu, et qui annonce à quinze lieues à la ronde que la patrie est en danger, tous les habitans, comme il est prescrit en pareil cas, se précipitèrent armés sur la voie publique. Les généraux, sénateurs, députés et fonctionnaires supérieurs présens dans la capitale se rendirent, à l’exception des plus prudens, au palais pour connaître la cause de cet appel et recevoir des ordres. Ils passèrent à travers la garde du président, qui occupait à rangs serrés la cour intérieure. La générale battit de toutes parts. Bientôt un officier-général vint à la rencontre du consul de France, et rebroussa chemin de toute la vitesse de son cheval après avoir jeté au consul ces mots « C’est une scène toute de famille qui va se passer. Le président vous fait dire que, quelque chose qui arrive, vous n’avez pas à vous alarmer pour vos nationaux. » Cet officier-général était M. Delva, depuis ministre haïtien à Paris.

Quelques minutes s’étaient à peine écoulées, qu’on entendit du côté du palais des feux répétés de mousqueterie, auxquels répondit un immense cri d’angoisse et de désespoir dans toute la ville. Des chevaux de généraux venant de cette direction fuyaient épouvantés, et sans leurs cavaliers, à travers une population qui se précipitait, folle de terreur, vers les consulats et jusque dans les maisons des étrangers. La grille en fer qui renferme dans son vaste quadrilatère toute l’enceinte du palais et de ses dépendances était fermée. En dedans et près de l’entrée, le député Cérisier-Lauriston, chef de division des relations extérieures et secrétaire de l’avant-dernière mission haïtienne à Paris, gisait, la tête fracassée dans son sang. Dans la galerie ouverte qui fait face à la cour, des mourans et des morts étaient étendus pêle-mêle, et parmi ces derniers deux généraux, dont un noir. Un long chapelet de fuyards, que les balles égrenaient à chaque seconde, escaladait la grille du côté du jardin ; mais ils ne furent que faiblement poursuivis : le gros de la garde s’était précipité en tumulte dans l’intérieur même du palais, massacrant au passage les mulâtres errans dans les corridors, pendant que le général Céligny-Ardouin se traînait tout saignant jusqu’à la chambre à coucher du président, qui suivait, hideux de fureur, les pas chancelans du blessé en l’accablant de menaces de mort. La politique de stabilité s’était enfin levée pour Haïti Soulouque venait de trouver une solution.

Si je laisse pour aujourd’hui le lecteur les pieds dans le sang, c’est qu’aussi bien nous ne pourrions avancer sans marcher dans le sang encore, et ce qui va ressortir de cette longue tragédie est assez nouveau et assez décisif pour mériter un examen séparé. Nous allons voir en effet des garanties entièrement inespérées de civilisation se produire, cette fois, au sein même des saturnales de la barbarie nègre ; nous allons voir Soulouque entasser cadavres sur cadavres pour s’en faire un marche-pied impérial, puis s’apercevoir que l’enjambée est encore trop longue, et redescendre tranquillement à terre pour ramasser et ajouter à la pile des victimes les cadavres des bourreaux.


GUSTAVE D'ALAUX.

  1. Les deux premiers sons de la première ligne sont prononcés très ouverts, et les deux dernières de la même ligne ne sont que des inflexions sourdes.
  2. Petites pierres calcaires contenues dans un sachet.
  3. Fantôme, revenant (corruption créole du mot ombre). Il n’y a pas long-temps que sur un palmier voisin du palais de Soulouque, on a vu apparaître un zombi ; d’autre, disent une vierge habillée de blanc.
  4. C’était un grif espagnol dont le véritable nom était Romaine Rivière.
  5. Sous Pierrot, dont il était ministre de l’intérieur. En Haïti comme en Russie, tout correspond à la hiérarchie militaire. Un ministre, un sénateur marquant, n’a qu’à vouloir pour être improvisé général de division.
  6. La danse à don Pèdre, inventée en 1768 par un magicien noir du Petit-Goave, Espagnol d’origine, est le vaudovx à la cinquième puissance. Ses mouvemens sont plus saccadés et son effet sur les spectateurs plus contagieux. On en meurt quelquefois. Pour lui faire produire plus d’effet, les nègres mettent dans le tafia qu’ils boivent en dansant de la poudre à canon bien écrasée.
  7. De l’espagnol hato, lieu où l’on élève les bestiaux.