L’Empereur Soulouque et son empire
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 8 (p. 773-807).
II  ►

L'EMPEREUR SOULOUQUE


ET


SON EMPIRE.




PREMIERE PARTIE.





Ça pas bon ; ça senti fumée…
(L’EMPEREUR DESSALINES.)


Le sujet que j’aborde m’attire et m’embarrasse tout à la fois. J’ai à parler d’un pays qui a des journaux et des sorciers, un tiers-parti et des fétiches, et où des adorateurs de couleuvres proclament tour à tour, depuis quarante ans, « en présence de l’Être suprême, » des constitutions démocratiques et des monarques « par la grace de Dieu. » Ce que j’ai à raconter de ce pays et surtout du chef qui le gouverne laisse encore bien loin et ce qu’on en sait et ce qu’on en pourrait imaginer ; mais, dans cette tragi-comédie qui aura pour dénoûment, après tout, la condamnation ou la réhabilitation finale d’un quart de l’espèce humaine, n’y a-t-il donc qu’un intérêt de curiosité à poursuivre ? Ici commencent mes hésitations. Le monde noir dont nous allons déchirer le rideau offre en effet, dans le même incident et souvent dans le même homme, une telle confusion de contrastes ; la civilisation et le Congo, le touchant et l’atroce, le grotesque et le sang humain s’y mêlent, s’y pénètrent, s’y coudoient avec une telle brutalité d’invraisemblance et d’imprévu, qu’en restant scrupuleusement véridique, je risque d’autoriser à la fois les préventions les plus opposées. Que ceci soit donc bien entendu d’avance : les sentimens qui me guideront dans ce récit, la conclusion qui va ressortir de son ensemble, s’éloignent également de l’excès d’optimisme et de l’excès de négation. Je n’admets pas, par exemple, avec quelques négrophiles maladroits, que l’angle facial soit la mesure des devoirs humains et qu’un nez épaté excuse certaines abominations ; mais, bien loin de conclure aussi de ces abominations l’infériorité originelle de la race noire, j’y vois la preuve de sa liberté morale, c’est-à-dire de sa perfectibilité. Si elle peut descendre jusqu’à l’extrême perversité, c’est qu’elle peut atteindre à l’extrême vertu, et nous la retrouverons, en effet, à ces deux degrés de l’échelle. Je ne nie pas non plus que l’aptitude civilisatrice des noirs n’ait guère dépassé jusqu’à présent certain instinct d’imitation ; mais toute civilisation n’est pas nécessairement spontanée. Pour neuf peuples européens sur dix, qu’est-ce, après tout, que le progrès ? L’imitation intelligente. Qu’elle ne soit pas toujours intelligente ici, que cette France aux cheveux crépus offre en ses accoutremens d’emprunt plus d’une incohérence burlesque ou sauvage, cela prouve à la rigueur une chose : c’est qu’on ne va pas en un jour de la rivière de Gambie aux bords de la Seine[1]. L’essentiel, c’est que cette faculté d’imitation ne soit pas limitée : pour les peuples, pour les races, pour les espèces, on ne reconnaît infailliblement la perfectibilité qu’à ce signe, et ici l’expérience est encore faite. Parmi les quelques Haïtiens qui, avant ou depuis l’émancipation, ont été appelés à vivre dans notre milieu intellectuel, parmi ceux-là même qui n’en ont reçu que le rayonnement lointain, il s’est produit des talens qui feraient honneur à tous les pays.

Haïti a beau être, depuis bientôt trois ans, en pleine réaction de barbarie africaine, il répugne d’admettre que tant d’encourageans symptômes ne soient qu’une dérision du hasard, et que ces appelés de la dernière heure n’aient été poussés, pendant près d’un demi-siècle, par le souffle de la civilisation, que pour aller misérablement échouer sur la Côte-d’Ivoire. Tel qu’il va nous apparaître d’ailleurs, l’empire de Soulouque ne vaut ni mieux ni moins en somme que mainte république du continent voisin. Si la civilisation espagnole s’oublie, quoi d’étonnant que parfois la barbarie cafre se souvienne ? Toute différence de passé mise à part, Haïti aurait même une excuse que ces républiques n’ont pas, car il recélait d’avance dans son sein deux élémens de lutte : une minorité à demi blanche, que ses penchans et son éducation mettaient au niveau des idées françaises, et une majorité noire, pour qui le despotisme était à la fois une aspiration instinctive et une transition nécessaire. Chaque élément tour à tour a eu peine à s’acclimater dans l’atmosphère politique de l’autre ; de là un malaise perpétuel, et parfois aussi la fièvre et le délire. Si la crise est aujourd’hui plus violente que jamais, tant mieux peut-être ; il n’y a que celles-là de décisives, et de nombreuses chances sont ici du côté du salut. Soulouque, en qui se sont accidentellement résumées toutes les réminiscences de la sauvagerie originaire, semble en effet conduit, moitié par la force des choses, moitié par ses propres instincts, à constituer sur ses véritables bases ce rudiment de nationalité.

Ces réserves faites, je me crois parfaitement à couvert de toute accusation d’engouement ou d’hostilité systématique. — Aujourd’hui d’ailleurs que le fond même du débat est radicalement tranché par l’émancipation, quel intérêt y aurait-il à rester partial ? Je prendrai donc les hommes et les faits tels qu’ils se présentent, en laissant chacun d’eux produire sa propre conclusion, et sans m’inquiéter de savoir s’ils donnent raison à la bienveillance, au rire ou à l’horreur.


I. – APERCU HISTORIQUE. – ORIGINE DES PARTIS HAÏTIENS. – LA POLITIQUE NOIRE ET LA POLITIQUE JAUNE.

La plupart des Haïtiens éclairés mettent une sorte de point d’honneur à dissimuler, tant à l’étranger que chez eux, l’antagonisme qui divise la caste sang-mêlée ou jaune et la caste noire. Je trouve beaucoup plus utile de rectifier le double malentendu d’où cet antagonisme est sorti : on ne détruit pas l’erreur en la niant. Si Haïti semble, à l’heure qu’il est, condamné à devenir la succursale du royaume de Juida, si chacun des deux élémens qui était civilisateur à sa façon s’y est souvent transformé en instrument de barbarie, c’est surtout parce que, de part et d’autre, on ne s’est pas expliqué à temps. Ceci ne sera pas une digression. L’historique sommaire des deux grands partis haïtiens est indispensable pour l’intelligence des intérêts et des passions, des espérances et des terreurs, qui s’agitent autour de cette majesté de chrysocale et d’ébène qui a nom Faustin Ier.

La querelle des deux castes ou du moins des ambitieux et des brouillons qui ont trouvé profit à les personnifier remonte à l’origine même de l’indépendance haïtienne. Chacune revendique pour elle seule l’initiative du travail d’affranchissement, et accuse l’autre d’avoir, dès le principe, pactisé avec l’oppression blanche. Toutes deux ont à la fois tort et raison. La vérité, c’est que l’élément jaune et l’élément noir ont également participé à l’œuvre commune, mais chacun à son heure, pour son propre compte, dans l’ordre et dans les limites que la force des choses lui assignait. Quant à l’initiative, l’honneur n’en revient de fait ni à l’un ni à l’autre. Nous allons voir la secousse révolutionnaire passer en quelque sorte fatalement de haut en bas à travers tous les degrés de l’ancienne société coloniale, et, à chaque temps d’arrêt qui se manifestera dans la transmission de ce mouvement, la métropole intervenir pour l’accélérer.

La véritable initiative révolutionnaire[2] appartient ici aux planteurs. Non moins imprévoyans que l’aristocratie métropolitaine, bien qu’au fond plus logiques, ils avaient chaleureusement accepté et patroné les idées d’où sortit 1789. L’affaiblissement de l’autorité monarchique, c’était, avant tout, pour eux le relâchement d’un système qui les excluait des hautes positions coloniales, et forçait leur orgueil et leurs habitudes de despotisme à s’incliner devant le pouvoir quasi-discrétionnaire des agens de la métropole. L’égalité civique, c’était l’assimilation complète de la colonie à la France, le libre exercice des moyens d’action que leurs immenses richesses semblaient leur assurer. C’est dans ce sens qu’ils interprétèrent la convocation de nos états-généraux. Sans attendre l’autorisation du gouvernement, les colons se formèrent en assemblées paroissiales et provinciales, et envoyèrent à Paris dix-huit députés, qui furent admis les uns en titre, les autres comme suppléans. Surexcitées par ce premier succès, ces prétentions à l’égalité politique et administrative se transforment bientôt, dans l’aristocratie coloniale, en pensée ouverte d’indépendance. Les assemblées provinciales délèguent la direction des affaires intérieures de la colonie à une sorte de convention qui se réunit à Saint-Marc, et celle-ci, où dominait l’influence des planteurs, déclare se constituer en vertu des pouvoirs de ses commettans, contrairement à l’avis de la minorité, qui proposait de dire : « En vertu des décrets de la métropole. »

Mais à côté de l’aristocratie coloniale se trouvaient les blancs des classes inférieure et moyenne, qui, en adhérant avec ardeur aux doctrines révolutionnaires qu’elle avait fomentées, comptaient bien en déduire toutes les conséquences logiques. Blessées de la morgue des planteurs, ces deux classes saluaient surtout dans les idées nouvelles l’avènement de l’égalité civile et sociale. Entre l’oligarchie féodale que ceux-ci entrevoyaient dans leurs rêves d’indépendance et le partage des conquêtes déjà réalisées par le libéralisme métropolitain, elles ne devaient pas hésiter, et prirent fait et cause pour la mère-patrie. L’assemblée provinciale du nord, presque entièrement composée de gens de robe que la convention de Saint-Marc avait fini de s’aliéner par certains règlemens tendant à réduire leurs honoraires, donna le signal officiel de cette réaction. Les planteurs changent momentanément de tactique. Ils affectent de renoncer à leurs projets d’indépendance, s’arment contre l’autorité métropolitaine des idées démagogiques, et parviennent ainsi à se faire dans la lie de la population blanche un parti nombreux ; mais le gouverneur Peinier, appuyé par la partie saine du tiers-état colonial, dissipe l’assemblée insurrectionnelle de Saint-Marc.

C’est ici qu’un troisième élément apparaît sur la scène et va prendre vis-à-vis de l’ensemble de la population blanche le rôle qu’avait eu le tiers-état colonial vis-à-vis des planteurs. Tandis que les colons discutaient sur la liberté et l’égalité, les affranchis n’avaient pas bouché leurs oreilles. Plus que d’autres, ils avaient droit de voir dans la révolution un bienfait ; car, par cela même que leur couleur les deux tiers étaient de sang mêlé), leur éducation, leur qualité de libres et de propriétaires, les faisaient toucher immédiatement à la caste blanche, c’était surtout pour eux que l’ombrageuse susceptibilité du préjugé colonial se plaisait à rendre la démarcation blessante et dure. Le décret du 8 mars 1790 leur conféra, en effet, des droits politiques ; mais ce décret souleva dans tous les rangs de la population blanche une réprobation telle que le gouverneur lui-même concourut à en empêcher l’exécution. En vain les affranchis prirent-ils les armes en faveur de la métropole dans la lutte soutenue par le gouverneur contre l’aristocratie coloniale. Celui-ci, après la victoire, ne leur en sut pas le moindre gré, et poussa le dédain jusqu’à leur refuser l’autorisation de porter le pompon blanc, qui servait à distinguer le parti royaliste. Les mulâtres abandonnèrent ce parti, et un nouveau décret, par lequel l’assemblée constituante rétractait le décret du 8 mars, compléta la rupture. Je ne cite que pour mémoire le soulèvement avorté des mulâtres Ogé, Chavannes et Rigaud. Troisième décret qui restitue leurs droits politiques aux affranchis : nouvelle résistance des blancs. Le parti démagogique s’insurge contre l’autorité ; le parti aristocratique ou des indépendans offre la colonie à l’Angleterre ; le parti royaliste, tout aussi hostile que les deux autres aux mulâtres, ne trouve rien de mieux, pour tenir en respect les planteurs, que de soulever sous main les noirs, et les mulâtres, qui avaient fait de leur côté une nouvelle prise d’armes pour soutenir leurs droits contre la caste blanche, recueillent tout le bénéfice de cette intervention des noirs, parmi lesquels ils font même de nombreuses recrues. Je n’ai pas à raconter ce sanglant imbroglio où les trois factions blanches, — car, aux colonies comme en France, le parti royaliste lui-même était déjà condamné au rôle de faction, — se virent successivement réduites à traiter d’égal à égal avec les affranchis. Un fait y domine tous les autres : sentant que leur unique point d’appui était dans la métropole, les nouveaux citoyens eurent l’habileté ou la bonne foi, ce qui est souvent tout un, de rester fidèles à celle-ci. Il arriva ainsi un moment où ils devinrent, pour les commissaires chargés de pacifier l’île, ce qu’avait été le tiers-état blanc pour le gouverneur Peinier : les seuls auxiliaires coloniaux de l’influence française, de sorte que le triomphe final de l’autorité métropolitaine eut pour résultat nécessaire la prépondérance des hommes de couleur.

On reproche durement à la classe de couleur de n’avoir rien stipulé, même au fort de ses succès, en faveur des esclaves, et d’avoir mis, qui plus est, une sorte d’affectation injurieuse à séparer, dès le début, ses intérêts de ceux de la population noire. En effet ; le sang-mêlé Julien Raymond, appelant la générosité de l’assemblée constituante sur les hommes de couleur, faisait un mérite à ceux-ci de composer la maréchaussée des colonies, et de donner en cette qualité la chasse aux nègres marrons. Il représentait les hommes de couleur comme le véritable rempart de la société coloniale, et protestait avec force qu’ils n’avaient aucun intérêt à soulever les esclaves, vu qu’ils en possédaient eux-mêmes. Ogé, les armes à la main, tenait à peu près le même langage, et repoussa obstinément la proposition que lui faisait son compagnon Chavannes de soulever les ateliers. — Voilà en gros toute l’accusation : que prouverait-elle au besoin ? Que Raymond, Ogé et tous les chefs mulâtres étaient de très habiles abolitionistes.

Les mulâtres pouvaient-ils raisonnablement commencer par proclamer leur solidarité avec la caste noire ? Mais c’est cette solidarité même que dénonçaient et qu’exploitaient les adversaires de leur réhabilitation civique. Ceux-ci objectaient avec raison que le préjugé de la peau était la plus puissante sauvegarde de la société et de la propriété coloniale, et que, cette digue une fois rompue au profit des affranchis, il n’y avait pas de raison pour que le flot noir ne débordât pas par la même issue. La tactique de la défense indiquait celle de l’attaque. Plus les mulâtres affectaient de s’isoler des esclaves, mieux ils servaient la cause commune. En procédant autrement, la classe de couleur aurait nécessairement échoué, et les nègres n’y auraient gagné qu’une chose : c’est de rester séparés de la liberté par deux degrés au lieu d’un. Je veux bien admettre à la rigueur que les affranchis n’avaient pas ici une conscience bien nette de leur rôle de précurseurs, et qu’ils travaillaient surtout pour leur propre compte : qu’importe ? C’est là, après tout, l’histoire de toutes les races et de toutes les classes : chacune relaie à son tour le char, fournit sa traite, et finalement c’est la société entière qui a marché. L’essentiel est de savoir si, une fois devenus citoyens, les anciens libres ont franchement renoncé à cet isolement de commande, et, sauf quelques exceptions qui auront du reste leur pendant dans les rangs de la population noire, nous allons les voir prendre en main la cause de celle-ci, alors même qu’ils sembleront la combattre. Ne l’oublions pas d’ailleurs : dans la mémorable séance où la convention devait acclamer l’abolition de l’esclavage, ce fut un député de couleur qui demanda la liberté des noirs comme une conséquence naturelle de l’égalité civique accordée à sa caste, et ce député qui venait ainsi retourner au profit des esclaves l’argument si violemment reproché à Julien Raymond, c’était encore Julien Raymond.

Mais d’abord les noirs voulaient-ils la liberté ? en comprenaient-ils même bien distinctement l’idée ? Voilà ce qu’à leur tour on leur dénie, et, au premier aspect, cette accusation semble beaucoup plus soutenable que celles dont nous venons de disculper la classe jaune. Dans leurs luttes contre celle-ci, les confédérés blancs armèrent une portion de leurs esclaves, et les compagnies africaines, comme on les appelait, torturaient et massacraient avec fureur ces mêmes mulâtres qui cependant venaient frayer la voie à la race noire. Le parti mulâtre, qui avait, de son côté, armé les siens, donna la liberté aux principaux ; mais les nouveaux libres ne crurent pas pouvoir mieux témoigner leur reconnaissance qu’en faisant rentrer leurs compagnons dans l’esclavage, ce qui ne donna pas lieu à la moindre protestation. À l’affaire de la Croix-des-Bouquets, où quinze mille noirs, véritablement insurgés cette fois, car ils avaient été surtout recrutés dans les ateliers des blancs, viennent donner la victoire à la classe de couleur, est-ce encore d’émancipation qu’il s’agit ? Est-ce le mot magique de liberté qui précipite ces Congos désarmés et demi-nus sous les pieds des chevaux auxquels ils se cramponnent, à la pointe des baïonnettes qu’ils mordent, à la gueule des canons chargés où ils plongent leurs bras jusqu’à toucher le boulet, en s’écriant dans un accès d’hilarité folle, bientôt interrompue par l’explosion qui les rejette en lambeaux : Mo li tenir (je le tiens) ? Non, c’est une queue de taureau, une queue enchantée, il est vrai, et que leur chef Hyacinthe, qui connaît son monde, a brandie dans les rangs pour détourner les balles et changer les boulets en poussière. Je laisse à penser le carnage qui se faisait de ces malheureux ; mais les sorciers qui formaient l’état-major d’Hyacinthe annonçaient aussitôt à grands cris que les morts ressuscitaient en Afrique, et une nouvelle jonchée humaine allait joyeusement s’ajouter à ce lit de cadavres[3]. Ces crédules héros, — qui pourrait le nier ? — étaient, au fond, bien moins des vengeurs de leur race que les dévots de quelque sombre rite africain apporté en droite ligne du cap Lopez ou du cap Nègre, et comme la tradition s’en perpétue encore, de case en case, dans les mystérieux conciliabules du Vaudoux[4]. La fête terminée, les survivans retournaient paisiblement, à la voix d’Hyacinthe et sans demander leur compte, à leur labeur d’esclaves.

Sur ces entrefaites, il est vrai, l’élément nègre pur, l’insurrection de la province du nord, que le parti royaliste s’effrayait déjà d’avoir déchaînée, refusait de se dissoudre ; mais ce qui retenait ces bandes sous l’autorité de Jean-François, de Biassou et de Jeannot, c’était bien moins la soif de liberté que la crainte des châtimens qu’elles avaient encourus par leurs brigandages et le prestige qu’exerçait encore ici le lugubre et grotesque attirail de la sorcellerie africaine[5]. Les deux premiers le savaient si bien, qu’ils offraient de faire rentrer leurs innombrables hordes dans l’esclavage moyennant six cents affranchissemens. Ils visaient surtout si peu à exercer un apostolat de race, qu’ils vendaient sans façon aux Espagnols[6] les nègres non insurgés, — hommes, femmes et enfans, — qui tombaient en leur pouvoir. Ils n’agissaient guère plus libéralement avec leurs propres soldats, soumis à une discipline bien autrement dure que celle de l’esclavage, et sur lesquels ils s’arrogeaient droit de vie et de mort. Ce n’est pas tout : pendant que la fraction dirigeante des anciens libres, — je suis loin de dire tous les anciens libres, — s’efforçait de paraître digne de la réhabilitation sociale pour laquelle elle combattait, et mettait une sorte de point d’honneur à donner des leçons de modération à ces mêmes blancs qui refusaient aux mulâtres jusqu’à la qualité d’homme[7], les chefs noirs semblaient avoir pris au contraire à cœur de mettre en relief la tache originelle de brutalité et de sauvagerie reprochée à leur caste. Jean-François, le plus éclairé, le plus humain et le plus hypocrite de la bande, Jean-François, qui est mort officier-général au service d’Espagne, s’était formé un sérail de ses prisonnières blanches, et livrait à ses officiers et à ses soldats celles dont il était las. Jeannot violait les jeunes filles blanches en présence de leur famille et les égorgeait ensuite. Son étendard était le cadavre d’un petit blanc porté au bout d’une pique. Sa tente était entourée d’une haie de lances dont chacun portait une tête de blanc, et tous les arbres de son camp pourvus de crocs où pendaient par le menton d’autres blancs. Il sciait aussi ses prisonniers entre deux planches, ou amputait les pieds de ceux qu’il trouvait trop grands, ou faisait étirer de six pouces ceux qu’il trouvait trop petits. Puis Jeannot disait avec bonhomie : « J’ai soif ; » il coupait une nouvelle tête, en exprimait le sang dans un vase, ajoutait du tafia et buvait. Je ne parle que pour mémoire de Biassou, qui se contentait de brûler ses prisonniers à petit feu et de leur arracher les yeux avec des tire-balles. Nous avons droit d’être blasés sur certaines antiphrases libérales et humanitaires de l’époque dont il s’agit ; mais, franchement, ces vendeurs de chair noire et ces dépeceurs de chair blanche, ces étranges régénérateurs, moitié satyres, moitié loups, semblaient se soucier fort peu, — aussi peu que la foule stupide tour à tour déchaînée ou terrifiée à leur voix, — de fournir des argumens à la société abolitioniste de Paris. De quel côté s’étaient d’ailleurs rangés Jean-François et Biassou ? Du côté des émigrés et de l’Espagne, du côté de l’ancien régime et de l’esclavage contre la révolution qui préparait visiblement l’abolition de l’esclavage, et qui, en la proclamant, ne put détacher de l’ennemi ni ces deux chefs ni le noyau de leur armée. Ainsi, voilà les noirs jugés. Les uns n’étaient que des brutes inertes, qui se battaient stupidement, sans s’enquérir de liberté, pour le premier parti qui les armait ; les autres, que des brutes perverties qui se battaient sciemment contre la liberté, de volontaires séides de leur propre dégradation, — des nègres légitimistes, pour tout dire[8] ! Le mot peut paraître dur, mais on l’a très gravement imprimé.

Regardons pourtant au fond des choses et voyons si, sous toute cette stupidité de courage, sous toute cette indifférence automatique, cette sauvagerie, ces abominations, voire sous ce légitimisme nègre, — il n’y avait pas des instincts très réels de réhabilitation sociale et de liberté.

Et d’abord, pour des gens qu’on bat en général, quel est le côté saillant et enviable de la liberté ? Avant tout, le droit de battre et de n’être pas battus. Les noirs qui combattaient de si bonne volonté pour les planteurs faisaient donc de la liberté à leur façon. En devenant soldats, ils se voyaient monter d’un cran dans la hiérarchie humaine ; ils se trouvaient assimilés aux affranchis, qui étaient seuls admis jusque-là dans les compagnies coloniales. Pour des noirs transportés d’Afrique en particulier, et qui n’avaient jamais lu le Contrat social, que pouvait être encore la liberté ? L’état qui avait précédé l’esclavage, le droit de vivre comme en Afrique, de se faire tuer pour des queues de vaches, des coqs blancs et des chats noirs, et de porter à bras des chefs empanachés de plumes et qui ont droit de vie et de mort[9]. Chez ces pauvres esclaves qui semblaient ne vouloir changer que de chaînes, il y avait non-seulement un réveil de liberté individuelle, mais, qui plus est, un réveil confus de nationalité. Pour les chefs noirs, enfin le nec plus ultrà de la liberté et de la dignité humaine, c’était évidemment de faire ce que faisaient les chefs blancs, c’est-à-dire d’avoir des habits galonnés, de posséder des nègres et de dormir avec des blanches, et voilà pourquoi Jean-François, Biassou et Jeannot vendaient des nègres, violaient des blanches et portaient tant de galons. C’était toujours la déclaration des droits de l’homme, mais traduite en mandingue et quelque peu empreinte, à l’occasion, de l’inculte férocité des traducteurs. En fait de cruauté, d’ailleurs, les blancs, dans leurs terribles représailles contre l’insurrection noire, avaient fourni plus d’une fois à celle-ci l’excuse de l’esprit d’imitation.

Les insurgés du nord étaient encore, à leur point de vue, très logiques lorsqu’ils se disaient gens du roi et s’unissaient aux contre-révolutionnaires. Les deux grandes fractions du parti révolutionnaire de Saint-Domingue étaient, nous l’avons vu, également hostiles à l’abolition de l’esclavage, et quoi d’étonnant que, se voyant les mêmes ennemis que le roi, les noirs identifiassent leurs intérêts avec les siens ? La confusion, s’il y a réellement ici confusion[10], était d’autant plus excusable que l’autorité du roi et de ses agens ne se révélait guère aux esclaves que par son côté protecteur, comme médiatrice entre eux et la sévérité ou la cupidité des maîtres. La justice royale étant, ainsi que l’égalité chrétienne, leur seul point de contact avec le droit commun, pouvaient-ils ne pas en vouloir à une révolution qui venait « d’assassiner, selon leur expression, le roi de France, Jésus-Christ e la vierge Marie ? » On savait d’ailleurs de bonne source, au fond de mornes qui recélaient cette Afrique errante, que le roi de Congo lui même armait contre les républicains ; Toussaint Louverture, tout le premier, y crut très long-temps. Le chef noir Macaya, qui, dépêché à Jean-François et à Biassou pour les convertir au républicanisme était revenu converti par eux, traduisait donc, encore à sa façon la déclaration des droits de l’homme, lorsqu’il expliquait ainsi sa défection au commissaire Polverel : « Je suis le sujet de trois rois, du roi de Congo, maître de tous les noirs, du roi de France, qui représente mon père, du roi d’Espagne, qui représente ma mère : ces trois rois sont les descendans de ceux qui, conduits par une étoile, ont été adorer l’Homme-Dieu[11] » ce qui n’était pas trop mal pour un Congo. En somme, il n’y avait ici qu’un malentendu, et lorsque le commissaire Sonthonax, cédant, quoi qu’on l’ait dit, bien moins à l’entraînement de la peur qu’à celui d’une conviction systématique, abolit de sa propre autorité l’esclavage[12], les transports de reconnaissance de joie[13] qui accueillirent sa proclamation, l’explosion de colère que provoqua le commissaire Polverel en essayant d’apporter quelques restrictions, d’ailleurs fort sages, à l’affranchissement, prouvèrent que la masse de la population noire comprenait tout le prix de la liberté. La plupart des bandes de Jean-François elles-mêmes, éclairées par Toussaint sur leurs véritables intérêts, suivirent, quelques mois après, la défection de celui-ci, et devinrent d’enthousiastes auxiliaires de la république.

Les deux classes opprimées restaient finalement maîtresses du terrain, et chacune d’elles avait apporté un concours décisif à la victoire commune. Les jaunes, en ouvrant la brèche du préjugé de couleur, avaient frayé la voie aux noirs, et c’est grace à leurs auxiliaires noirs que les jaunes à leur tour n’avaient pas échoué dans leur seconde levée de boucliers contre les blancs[14]. Il n’était pas jusqu’au souvenir de leur antagonisme partiel qui ne fût devenu, pour les anciens et les nouveaux libres, un motif de reconnaissance mutuelle et d’union, car chaque caste avait servi les intérêts de l’autre en la combattant. Sans l’appui donné par les nègres du nord aux factions blanches, les agens de la métropole n’auraient pas été amenés, pour tenir tête à ce surcroît de danger, à s’appuyer de leur côté sur les anciens libres, à les grandir, à personnifier tour à tour en eux l’influence française et le triomphe de cette influence. Sans l’appui donné par les anciens libres à la métropole contre l’insurrection noire et ses instigateurs blancs, Saint-Domingue serait devenu la proie des indépendans qui appelaient l’Anglais et des contre-révolutionnaires qui appelaient l’Espagnol, c’est-à-dire de deux partis et de deux pays également hostiles à l’émancipation. Supprimez le double rôle des noirs, et de deux choses l’une, ou les jaunes sont exterminés, ou ils restent, même après leur réhabilitation légale, à l’état de caste dédaignée ; supprimez le double rôle des jaunes, et de deux choses l’une encore, l’esclavage est ou maintenu ou rétabli. Voilà sur quoi il importait de s’entendre de part et d’autre ; on n’en eut pas le temps. Il était dit que la gradation se poursuivrait jusqu’au bout, et que deux classes ne pourraient tenir ensemble sur ce sol si ébranlé sans qu’il s’effondrât sous l’une d’elles. C’est au moment même où leur passé, leur avenir, semblaient se confondre dans un intérêt commun que la lutte éclata, cette fois générale, inexorable et mortelle, entre les jaunes et les noirs.

Deux faits s’étaient produits après l’émancipation. Quelques anciens libres, qui étaient eux-mêmes propriétaires d’esclaves, s’étaient jetés par cupidité et par vengeance dans les bras de l’Anglais. Un peu plus tard, quelques officiers noirs, jusque-là au service de la république, mais jaloux de la préférence que les mulâtres, par la supériorité de leur instruction et par l’ancienneté de leurs services, avaient obtenue dans la répartition des grades, imitèrent la trahison de ces anciens libres. Ce n’étaient là, pour l’une et l’autre caste, que de honteuses exceptions dont la responsabilité était d’ailleurs réciproque ; mais la moins éclairée des deux devait être la plus soupçonneuse, c’est dans l’ordre, et les noirs, dont les planteurs excitaient par rancune les défiances, ne virent dans cette double trahison que celle des hommes de couleur. On répéta aux nouveaux libres que ceux-ci étaient des partisans de l’esclavage, qu’ils n’avaient jamais voulu de droits politiques et civils que pour eux seuls et pour agrandir encore la distance qui les séparait des noirs. Les faits isolés qui semblaient corroborer cette accusation furent habilement exhumés[15]. Les nouveaux libres devaient y prêter d’autant plus volontiers l’oreille que, dans l’ancienne société coloniale, le dédain des blancs pour la classe affranchie s’était souvent reproduit de cette classe aux esclaves, et quoi d’étonnant ? Ayant toutes les charges du préjugé de couleur[16], les affranchis auraient-ils pu résister à la tentation d’en recueillir le bénéfice ? Ce n’est qu’en s’éloignant des noirs qu’ils se rapprochaient de la race privilégiée. Inutile de dire que les rôles étaient complètement changés, et que du jour où les affranchis étaient devenus citoyens, c’est-à-dire politiquement et civilement égaux à cette race, le préjugé de couleur ne pouvait plus leur apparaître que par son côté blessant. Ils avaient tous les premiers intérêt à faire oublier la seule cause d’infériorité sociale qui pesât désormais sur eux, à effacer jusqu’au germe de distinctions qu’ils n’auraient pu maintenir en bas sans les autoriser en haut, à réhabiliter, en un mot, ce sang africain qui, après tout, coulait dans leurs veines[17]. Les hommes de couleur l’avaient si bien compris, qu’à Paris et à Saint-Domingue, c’était d’eux qu’avaient émané les premières demandes d’affranchissement général ; mais des masses à demi sauvages ne pouvaient voir ni si loin, ni si juste, et de nouveaux incidens achevèrent de leur donner le change.

Sonthonax, irrité de la trahison des quelques hommes de couleur qui étaient passés du côté de l’ennemi, alla trop loin dans la première explosion de sa colère, et sembla s’en prendre aux anciens libres en général. Les principaux chefs mulâtres, Villate, Bauvais, Monbrun, Rigaud, qui ne s’étaient pas montrés moins irrités et moins sévères que lui contre les traîtres dont il s’agit, furent naturellement froissés par ces accusations collectives. Sonthonax, à son tour, crut voir dans leur mécontentement, beaucoup trop vivement exprimé aussi, le symptôme de défections nouvelles, et, pour neutraliser les anciens libres, il finit par les dénoncer ouvertement comme les ennemis de la république et des noirs en même temps qu’il affectait de donner toute sa confiance à ceux-ci. On comprend quels effrayans échos dut trouver dans les masses africaines une imputation dont Bon Dieu Sonthonax lui-même se faisait le garant. De plus en plus aigris et découragés par ces défiances, quelques-uns des chefs mulâtres en viennent presque à les justifier. Monbrun et Bauvais, par la mollesse de leurs opérations, paraissent de connivence avec les Anglais ; Villate, de son côté, provoque une émeute contre le gouverneur Laveaux et le fait arrêter pour se mettre à sa place. Toussaint, accouru avec dix mille noirs, délivre Laveaux, qui le proclame le « Messie de la race noire » et le fait son lieutenant. Peu après, Toussaint est promu au grade de général de division, ce qui plaçait tous les généraux de couleur sous les ordres d’un ex-colonel des bandes de Jean-François. L’un d’eux, André Rigaud, qui n’avait pas cessé de donner d’éclatantes preuves de dévouement à la république, s’indigna de ce passe-droit, et, tout en restant fidèle à la métropole, qui ne lui rendit que trop tard sa confiance, il refusa de soumettre le sud, où il commandait, à l’autorité de Toussaint. Ce n’était là qu’une question d’ancienneté ; mais celui-ci, entretenu dans ses défiances par les agens français, par les Anglais et surtout par les planteurs, qui avaient déjà adopté le Caussidière noir, n’y vit qu’une susceptibilité de caste, le dédain du mulâtre pour le noir. L’extermination de ce qu’on nommait déjà à son tour l’aristocratie de la peau devient dès-lors son idée fixe et publiquement avouée. Après de sanglantes péripéties, durant lesquelles le gros des hommes de couleur achève de se grouper autour de Rigaud, celui-ci, qui avait commis la faute de s’arrêter à administrer, au lieu d’aller mettre à profit le mouvement qui se manifestait en sa faveur dans l’ouest, est expulsé par son compétiteur noir, qui fait massacrer des milliers de mulâtres.

Tel fut le premier acte de cette guerre de couleur qui dure encore en Haïti. Est-ce bien la classe métisse qui en a pris l’initiative, comme on le répète avec tant d’affectation ? Le malentendu d’où cette guerre est sortie fut au moins égal des deux parts, et c’est le chef noir, constatons-le bien, qui s’arma seul ici des haines de caste jetées entre les anciens et les nouveaux libres pour les diviser. Ce n’est pas tout : en dépit de la farouche obstination de Toussaint à prendre la peau pour cocarde, les noirs du sud et d’une partie de l’ouest qui, depuis le commencement de la révolution, avaient accepté la direction des homme de couleur et s’en étaient bien trouvés, restèrent du côté de Rigaud et formèrent de fait, comme ils continueront de former, la majorité de ce qu’on nomme le parti mulâtre.

En résumé, aristocratie, tiers-état, sang-mêlés, tous les étages de l’ancienne société coloniale s’étaient successivement écroulés l’un sur l’autre, et le pouvoir métropolitain, à chaque craquement, avait aidé d’un coup d’épaule à la chute. Ce n’avait été que pour tomber à son tour.

À peine nommé général de division, Toussaint n’avait eu rien plus pressé que de se débarrasser de Laveaux et de Sonthonax, en les faisant élire députés. Celui-ci, qui se défiait déjà de son protégé, mettait une hésitation visible à s’éloigner. Toussaint joua au naturel la scène de M. Dimanche, et, tout en accablant Sonthonax de protestations, le poussa doucement par les épaules jusqu’au vaisseau qui devait emporter ce surveillant importun. À l’arrivée de l’envoyé du directoire Hédouville, les projets d’indépendance de Toussaint, encouragés par Anglais, qui, en évacuant pas à pas le territoire devant l’agent français et Rigaud, affectent de ne capituler qu’avec le chef noir, et qui lui offrent même, par un traité secret, de le reconnaître roi d’Haïti, se dessinent très clairement. Bravant un à un tous les ordres du jour d’Hédouville, il rétablit le culte, rappelle les émigrés, en peuple l’administration et l’état-major coloniaux, renvoie pour cinq ans les nouveaux libres sur leurs anciennes plantations et réduit du tiers au quart la part accordée à ceux-ci dans le produit de leur travail. Il ne trouve pas moins le secret de faire accroire aux noirs qu’Hédouville, qui cependant voulait les protéger contre les complaisances de leur chef pour les planteurs, a mission de rétablir l’esclavage, et l’envoyé du directoire est forcé, par un soulèvement, à quitter l’île après avoir confié les intérêts de la métropole à Rigaud, dont nous avons dit l’insuccès.

Ici se produisent sous une autre forme les mêmes récriminations de Toussaint, qui poursuivait l’indépendance d’Haïti, et de Rigaud, qui combattait pour la suzeraineté de la France ; du chef noir qui restaurait de fait tout l’ancien régime sans autre correctif que la substitution du bâton[18], du fusil même, au fouet, et du chef mulâtre défendant les institutions républicaines d’où était sorti l’affranchissement, qui fut le véritable Haïtien ? qui fut le traître ? — Guerre de mots encore. Rigaud jouait un jeu loyal et sûr, tandis que Toussaint risquait le tout pour le tout et trichait ; mais l’enjeu était, de part et d’autre, la régénération sociale des noirs. Le chef mulâtre la voyait tout entière dans la liberté civile, et il était logique autant que probe en persistant à confondre les destinées politiques de son pays avec celles de la France, où aucune tendance anti-abolitioniste ne s’était encore révélée. Le chef noir la cherchait dans la liberté nationale, et, que son ambition l’abusât ou non, il était, ce point de vue donné, non moins logique en adoptant et en fortifiant tous les intérêts hostiles au pouvoir métropolitain. Si Rigaud eût réussi, l’expédition du général Leclerc n’eût pas été nécessaire, et la violente réaction d’où sortirent successivement le rétablissement de l’esclavage, la séparation définitive de Saint-Domingue, son isolement de tout contact civilisateur, n’eût pas été motivée. En échange de son nom d’Haïti, ce tronçon saignant de la barbarie africaine vivrait aujourd’hui de la vie européenne et française. Mais, parce que Toussaint favorisait l’ancienne aristocratie coloniale, parce qu’il faisait rendre aux terres un tiers de plus qu’avant l’émancipation, faut-il, comme on l’a écrit, conclure qu’il était l’instrument volontaire des planteurs, qu’il leur avait secrètement vendu, en échange de leur complicité, la liberté des noirs ; que, pour consommer, en un mot, l’usurpation qu’il méditait, il s’était arrêté à l’étrange expédient de soulever contre lui les dix-neuf vingtièmes de ses futurs sujets et de les refouler dans les bras de la métropole ? Ce n’est pas discutable. Toussaint n’était ici que doublement habile. Ayant affaire à deux intérêts qui auraient pu se dire également spoliés, à la métropole et aux planteurs, — ne devait-il pas chercher à en désarmer au moins un ? Or, il jetait de préférence son dévolu sur celui des deux qui pouvait le mieux s’accommoder de ses projets d’indépendance, et dont le contact était le moins menaçant. C’était le cas des planteurs, qui faisaient, on l’a vu, très bon marché de leur nationalité française, et qui, perdus dans l’océan de la population noire, forts de la protection seule de Toussaint, ne pouvaient lui inspirer aucun ombrage. Les anciens colons apportaient d’ailleurs à la nationalité noire rêvée par Toussaint les quatre principaux élémens de toute société constituée civilisation, capitaux, relations commerciales, influence extérieure même par leurs affinités avec la contre-révolution européenne. — Mais pourquoi le rétablissement de la glèbe ? Parce que le vieux noir avait compris d’instinct ce qu’une terrible et coûteuse expérience seule a appris aux blancs. Le caractère essentiel de l’esclavage étant le travail forcé, la première preuve de liberté que l’ancien esclave soit tenté de se donner à lui-même, c’est la paresse illimitée, et Toussaint prévenait ce dernier excès par l’excès contraire. S’il suspendait la liberté en fait, il la fortifiait en principe, car il détruisait le principal argument des partisans de l’esclavage en prouvant que l’affranchissement pouvait très bien se concilier avec l’intérêt et les droits des propriétaires, de même qu’il popularisait son projet d’indépendance auprès de ceux-ci en prouvant qu’un gouvernement noir pouvait plus faire produire au travail qu’un gouvernement blanc. Toussaint ne trahissait pas davantage la cause de sa race, lorsqu’il introduisait ou laissait introduire dans la constitution qui le nomma gouverneur à vie, avec faculté de désigner son successeur ; un article tendant à faire venir des engagés d’Afrique. Qui ne voit, en effet, que cette traite déguisée eût hâté tout à la fois l’émancipation individuelle des anciens esclaves, en venant combler les vides successifs que leur accession graduelle au rang de cultivateurs libres devait laisser dans la grande culture, et leur émancipation nationale, en renforçant l’élément noir autour du chef noir ? On pourra dire à la rigueur que Toussaint n’était pas capable de combinaisons aussi compliquées et aussi lointaines, qu’il y prêtait la plain en aveugle et par pure docilité pour ses conseillers blancs, qui y trouvaient momentanément leur compte : peu importe ; l’essentiel était de démontrer que la politique dont Toussaint était l’agent intelligent ou passif n’était pas incompatible avec la régénération des noirs.

La meilleure preuve que Toussaint ne conspirait pas contre les droits de sa race, c’est qu’il la préparait à l’usage de ces droits, suscitant en elle par la religion ce sentiment de dignité humaine et de responsabilité morale que le régime servile y avait éteint ; réagissant par son rigorisme extérieur[19] contre les habitudes de dissolution que ce régime avait léguées ; rendant l’instruction obligatoire aussi bien que le travail ; s’efforçant en un mot, avec une égale ardeur et un égal succès, à civiliser les hommes et à rendre les femmes plus sauvages. Il avait su notamment inspirer à ces anciennes hordes de Jean-François, qui n’avaient jusque-là appris la liberté que par la dévastation et le pillage, une horreur presque superstitieuse du bien d’autrui. C’est à ce point qu’elles n’osaient prendre même les gratifications que les blancs leur offraient[20]. Cet ordre modèle n’était à la vérité obtenu qu’au prix d’un despotisme effrayant ; mais il faut toujours tenir compte du milieu. Pour les noirs qui se souvenaient de la patrie africaine, comme pour la plupart de ceux qui ne pouvaient interroger que les souvenirs de l’esclavage, l’idée d’autorité ne pouvait guère se séparer de l’idée d’arbitraire et de violence. En les administrant à coups de sabre, à coups de bâton et à coups de pistolet, Toussaint leur parlait à peu près le seul langage officiel qu’ils fussent en mesure d’entendre et le seul qu’en des conditions analogues eût pu entendre un blanc. Après la proclamation de la liberté générale, le commissaire Polverel publia un règlement de travail dont les principales prescriptions ne se glissaient que timidement entre les orties et les ronces des droits de l’homme. « L’oeuvre du premier législateur du travail libre, dit M. Lepelletier Saint-Remy, fut accueillie par les rires et les quolibets de ses nouveaux justiciables : Cominissai Palverel, li bête trop, li pas connaît ayen, disaient-ils en riant des peines que se donnait le commissaire de la république pour les légiférer. » - Voilà l’esclave de la veille et surtout l’Africain de l’avant-veille ; ils ne se seraient pas crus gouvernés, s’ils ne s’étaient sentis opprimés. Ici, comme dans les bandes de Biassou et d’Hyacinthe, l’oppresseur était un chef noir, et c’était assez pour leurs vagues aspirations de liberté. Toussaint fondait en somme la véritable politique noire, la seule qui convint à l’élément incivilisé et brut du nouveau peuple. En effet, nous verrons successivement presque tous les chefs nègres la relever comme d’instinct, et, à chaque brèche que le temps ou de généreuses illusions feront à cette sanglante digue, la sauvagerie déborder de nouveau.

Mais les débris tremblans de la population de couleur, que son éducation, ses goûts, son rôle passé, avaient initiée aux mœurs et aux idées françaises, les anciens esclaves de la partie méridionale qu’un contact politique de dix ans avec cette classe avait relativement civilisés, et qui, en restant jusqu’au bout du côté de Rigaud, avaient appris à goûter la douceur et l’équité de l’administration française, les deux fractions du parti jaune en un mot, devaient naturellement trouver intolérable le joug de l’usurpateur noir ; aussi accueillirent-elles l’expédition de 1802 comme une délivrance. De leur côté, les principaux généraux noirs, qui, à force de tout faire ployer sous eux, s’étaient déshabitués de ployer eux-mêmes, abandonnèrent l’un après l’autre Toussaint. Voilà encore l’inévitable dénoûment de chaque tyrannie noire.

Je ne mentionne que pour mémoire les suites de l’expédition Leclerc le rétablissement aussi déloyal qu’imprudent de l’esclavage rallumant cette insurrection que de solennelles promesses de liberté avaient contribué à éteindre ; les accidens du climat aggravant les fautes de la politique ; la fièvre jaune emportant quatorze généraux, quinze cents officiers, vingt mille soldats, neuf mille matelots ; la famine s’ajoutant à l’épidémie, et l’ouragan noir refoulant jusqu’à l’escadre anglaise les restes mourans de notre armée, non sans d’effroyables luttes où toutes les horreurs humaines, celles de la civilisation et celles de la barbarie, vinrent souiller de mutuels prodiges d’héroïsme. L’indépendance fut proclamée, et le général noir Dessalines devint le chef du nouvel état avec le titre de gouverneur-général à vie, qu’il ne tarda pas à échanger contre celui d’empereur.

Les hommes de couleur ne pouvaient plus être soupçonnés désormais de conspirer contre la liberté de la race noire ; ils s’étaient lavés de cette accusation dans le sang français. C’était même un d’eux, Pétion, adjudant-général dans l’armée de Leclerc, et que nous allons voir bientôt apparaître à la tête de sa caste, qui, en apprenant le rétablissement de l’esclavage, avait donné le signal de l’insurrection, entraînant avec lui dans les bois les généraux Clairvaux (mulâtre) et Christophe (noir). Mais l’antagonisme entre l’élément éclairé et l’élément africain allait se réveiller sous une autre forme, et il se trahissait déjà sourdement par l’affectation même que mettait la minorité mulâtre à se dissimuler, à proscrire les distinctions de peau, à se dire nègre[21]. — Ne rions pas, hélas ! N’avons-nous pas eu aussi nos mulâtres-nègres ? — C’est à la mort de Dessalines que cet antagonisme éclata.

Dessalines, c’était Toussaint, mais doublé de Biassou et de Jeannot, et Biassou et Jeannot avaient fini par avoir le dessus, de sorte qu’un régiment le tua un beau jour à l’affût et sans cérémonie, comme on tue un loup enragé. De ce que le meurtre fut accompli dans la partie méridionale, où dominait l’influence des hommes de couleur, et de ce qu’il eut pour signal celui du général de couleur Clairvaux, on a conclu que ce n’était là qu’une réaction de mulâtres contre la domination noire. En réalité, les deux castes en étaient. On avait persuadé à Dessalines qu’il ne serait pas le maître tant qu’il ne se serait pas débarrassé de ses anciens égaux, les généraux de la guerre de l’indépendance, et le second personnage noir de l’empire, Christophe, qui était le plus menacé par ce système d’éliminations sommaires, se mit à la tête de la conspiration. Les mulâtres se sentaient si peu préparés au pouvoir, qu’ils furent les premiers à le lui déférer ; leur ambition se bornait pour le moment à conquérir, par l’établissement du régime parlementaire, quelques garanties contre les tendances autocratique du gouvernement noir et la part d’influence que ce régime assure à la classe la plus éclairée ; mais c’est là même que s’opéra la scission.

Christophe, irrité des restrictions que l’assemblée de Port-au-Prince apportait au pouvoir exécutif, lui enjoignit de se dissoudre, et marcha contre elle juste au moment où les constituans lui décernaient la présidence de la république. Cette boutade nègre était surtout à l’adresse des hommes de couleur : la peur contribua pour le moins autant que leurs susceptibilités démocratiques à leur mettre les armes à la main. Pétion alla à la rencontre de Christophe, et, après une courte lutte, les deux influences se classèrent comme au temps de Toussaint et de Nigaud[22]. La partie méridionale, ce qu’on nomme le sud et l’ouest, déféra la présidence au chef de couleur, qui, réélu deux fois de suite et finalement nommé à vie, apporta dans l’exercice du pouvoir une simplicité et un désintéressement que nous n’osons plus dire républicains. Le nord se soumit, de son côté, au chef noir, qui, moins de cinq ans après, le 28 mars 1811, se proclama roi d’Haïti sous le none de Henri Ier. Ce n’était plus cette fois un monarque à la façon de l’empereur Dessalines, jetant de temps à autre son manteau impérial aux orties pour se livrer plus à l’aise, au milieu de son camp, aux bruyans caprices de la danse et de l’orgie africaines. Christophe prit tout-à-fait son rôle au sérieux, et il le joua, pendant près de dix ans, avec une aisance, un aplomb, un esprit de suite qui faisaient honneur au génie imitateur de sa race. L’ancien garçon d’auberge se fit faire un sacre magnifique, et s’entoura de princes, de ducs, de marquis, de comtes, de barons, de chevaliers, de pages. Il eut un grand-maréchal du palais, un grand-maître des cérémonies, un grand-veneur, un grand-échanson, un grand-panetier, un chancelier et son chauffe-cire, un roi d’armes, des chambellans et des gouverneurs de châteaux ; il eut un ordre royal et militaire de Saint-Henri, des gardes haïtiennes, des gardes-du-corps et des chevau-légers, sans compter une compagnie de royal-bonbons. Les maisons militaires et civiles de la reine Marie-Louise, du prince royal, de la princesse Améthyste (Madame première) étaient à l’avenant. L’étiquette classique présidait aux grands et petits levers de leurs majestés noires : la poudre et l’épée y étaient de rigueur et le tabouret des duchesses y tenait à distance le pliant des simples comtesses. On a d’ailleurs beaucoup trop ri de cet innocent carnaval nègre. Chez ces pauvres ilotes africains, qui, pour faire acte d’égalité, ne trouvaient rien de mieux que d’emprunter à l’ancienne aristocratie blanche sa poudre et ses dentelles, il y avait peut-être des aspirations plus sincères de progrès social, de plus véritables instincts démocratiques, comme nous dirions aujourd’hui, que chez les avocats ouvriers et les médecins en blouse de nos lendemains de révolution. Il est vrai que tous nos prôneurs d’égalité n’ont pas montré une égale horreur des dentelles et de la poudre. Les splendeurs de Christophe n’avaient qu’un inconvénient : c’était de coûter fort cher à ses deux cent et quelques mille sujets, sans compter les 30 millions de francs, de petites économies qu’il trouva le secret d’accumuler en dix ou douze ans dans sa cassette particulière. Ce n’est pas une des moindres singularités de ce monde noir que la république y soit à meilleur compte que la monarchie.

Voilà donc la politique noire et la politique jaune réellement en présence cette fois. Les planteurs ne sont plus derrière la première, ni la France derrière la seconde. Chacune d’elles est désormais livrée à ses propres instincts, et chacune est dans son milieu de prédilection. Voyons-les à l’œuvre.

Christophe recommença la tyrannie de Toussaint. Comme saint Louis, le petit monarque noir se plaisait à rendre la justice sous un arbre ; mais il ne rendait que des arrêts de mort. La mort était à peu près l’article unique de son code : la paresse, la désobéissance, le moindre larcin, le moindre symptôme de mécontentement ou de tiédeur monarchique, rien n’y échappait ; mais, sous Christophe pas plus que sous Toussaint, ce régime de terreur ne pouvait convenir à la minorité éclairée, et, comme il la sentait secrètement désireuse de secouer le joug, c’est précisément pour elle que l’ombrageux despote se trouva conduit à l’aggraver, surexcitant ainsi l’hostilité contre laquelle il cherchait à se défendre. Aucune tyrannie n’échappe à cette loi. Dans une expédition contre l’ouest, deux officiers mulâtres passèrent avec leur corps du côté de Pétion, et Christophe fit égorger par représailles, sans distinction d’âge et de sexe, la nombreuse population de couleur qui se trouvait à Saint-Marc, l’une de ses places frontières. Ce qui restait dans le nord d’hommes de couleur et d’adhérens noirs de l’ancien parti jaune ne fut que plus empressé à émigrer vers la république de Port-au-Prince, emportant graduellement le peu de civilisation qui vivifiât le royaume de Christophe. Avec le despotisme de Toussaint, que ne mitigeait plus cette fois l’influence européenne des anciens planteurs, Christophe reprit et exagéra même son système de culture, bien qu’il n’eût plus, comme le premier chef noir, des intérêts existans à ménager. Les plantations furent érigées en fiefs héréditaires au profit des principaux officiers, et les noirs y furent attachés dans les mêmes conditions qu’autrefois, à ces différences près que le salaire était substitué à la tutelle permanente qu’implique l’esclavage, et que les nouveaux planteurs, transformés en grands feudataires, s’arrogeaient droit de vie et de mort sur les anciens esclaves, devenus serfs. Aussi la grande culture se réveilla-t-elle plus florissante que jamais. Comme organisation momentanée du travail, cette vigoureuse discipline était, je le répète, pour la masse des noirs, une transition nécessaire, et pouvait même se concilier avec l’idée que la plupart d’entre eux se faisaient encore de la liberté, d’autant plus que, la féodalité de Christophe étant toute militaire, la discipline de l’atelier semblait être la continuation naturelle de celle de la caserne et du champ de bataille ; mais il y avait ici plus que le travail forcé et les engagemens temporaires du système de Toussaint : il y avait la mainmorte, qui immobilisait, sous forme de majorats, la presque totalité de la propriété, et la glèbe, qui rendait les cultivateurs partie intégrante de l’immeuble, ce qui enlevait à ceux-ci tout espoir certain de devenir un jour travailleurs libres et propriétaires. Or, on comprend que les anciens esclaves, après avoir suffisamment goûté l’orgueilleuse satisfaction que pouvait éprouver l’Africain à n’être tyrannisé que par des Africains, auraient fini par devenir assez indifférens à une nationalité qui n’aboutissait qu’à l’aggravation de l’esclavage. Christophe le pressentait lui-même ; pour combattre cette tendance, pour exploiter par la même occasion contre son rival du sud les souvenirs de l’ancienne alliance franco-mulâtre, le tyran noir, que circonvenaient d’ailleurs, comme Toussaint, les agens de l’Angleterre et des États-Unis, s’efforçait de raviver la haine de la France[23], mettant à mort comme espion le premier envoyé français qui s’aventura dans ses domaines, et ne laissant pas même prendre terre à la seconde commission française qui se présenta en 1816. Par l’exagération même de ce système, Christophe allait ici encore contre son but. Il n’aurait pu, en effet, mieux s’y prendre pour provoquer tôt ou tard une invasion de la France, qui, n’ayant plus l’Europe sur les bras et pouvant cette fois choisir son heure, serait immanquablement rentrée en possession de son ancienne colonie.

Pétion adopta en tout une politique opposée. Moitié par goût, moitié par tactique et pour attirer à lui les forces civilisatrices que s’aliénait son rival, le chef du sud mesurait sa tolérance sur le despotisme de celui-ci ; mais, de même qu’après la scission géographique des deux influences, il était resté dans le nord un noyau trop avancé pour la tyrannie noire, il restait dans le sud un noyau trop neuf pour le régime mulâtre, et qui, par une interprétation dont le génie nègre n’a pas le monopole, traduisit immédiatement la liberté républicaine par le droit de danser, de dormir et de manger les bananes du « bon Dieu » en prenant le frais dans les bois. La banane, c’est le dîner tombé du ciel, et comme qui dirait le droit au travail de ces socialistes de la nature. Ce n’est pas qu’il n’existât de très sages règlemens contre la paresse et l’inconstance des cultivateurs : la difficulté était d’appliquer ces règlemens. En paraissant adopter, même partiellement, les moyens coercitifs du système de Christophe, Pétion n’aurait-il pas perdu, auprès de ces natures défiantes, tout le bénéfice du contraste qu’il tenait à établir ? Les attractions de caste n’étaient pas d’ailleurs à redouter du côté du nord seulement : au cœur même de la république, un bandit de l’école de Biassou, le noir Goman, avait fondé un petit état à l’africaine autour duquel tous les élémens réfractaires du nord et du sud s’étaient insensiblement tassés. Pour ne pas fournir de nouvelles recrues à ce qu’on nommait l’insurrection de la Grande-Anse, il fallut donc respecter les vagabondes fantaisies de nos amateurs de bananes. Le vaudoux, sorte de franc-maçonnerie religieuse et dansante, introduite à Saint-Domingue par les nègres Aradas, et fort redoutée des planteurs, le vaudoux les groupa en corporations qui se substituèrent peu à peu à la police rurale, ruinant ou enrichissant à leur gré les propriétaires qu’elles disgraciaient ou protégeaient. Pétion avait voulu fonder une petite France, et c’était l’Afrique qui en prenait possession.

Pétion éprouva d’abord moins de mécomptes dans l’établissement de son système foncier. Créer un puissant faisceau d’intérêts démocratiques à l’encontre des intérêts féodaux que représentait et que menaçait d’imposer le gouvernement du nord ; — neutraliser, en s’attachant l’armée, la défection possible des généraux qui, s’étant constitués fermiers des meilleures plantations, auraient pu être séduits à la longue et par les garanties qu’offrait l’administration de Christophe à la grande culture, et surtout par la perspective de voir transformer leurs baux de ferme en fiefs ; — donner aux masses noires la preuve palpable que la classe jaune, en les appelant autour d’elle, entendait, non pas les exploiter, comme répétait Christophe après Toussaint, mais bien les associer à son bien-être et à ses droits ; — intéresser enfin ces masses à l’indépendance du territoire et susciter en elles par l’esprit de propriété le goût du travail dont sa couleur lui interdisait d’imposer trop ouvertement l’obligation : tel est le but multiple que Pétion s’était proposé d’atteindre. Dans cette pensée, il morcela le domaine national. Une partie fut distribuée, par petits lots proportionnés au grade, aux vétérans d’abord, puis aux différentes catégories de militaires et de fonctionnaires en activité. Le reste fut mis en vente, également par parcelles et à très bas prix, dont Pétion, pour hâter les résultats politiques qu’il poursuivait, provoquait tout le premier l’avilissement. L’appât réussit au-delà de toute prévision. Parmi les cultivateurs laborieux, ce fut à qui profiterait des facilités qui lui étaient offertes pour devenir propriétaire. Ceux dont le pécule n’était pas suffisant prirent à ferme, avec partage égal du produit, les lots des concessionnaires militaires et civils à qui leurs fonctions ou leur inexpérience agricole ne permettaient pas l’exploitation directe, et devinrent à leur tour propriétaires de fait ; mais ici encore le mal se manifeste à côté du bien : la grande culture, qui peut seule fournir avec avantage au commerce extérieur le sucre, le café, l’indigo, le coton, c’est-à-dire les principaux élémens de la richesse coloniale, acheva de perdre à cette transformation le petit nombre de bras assidus qu’elle avait pu retenir. C’était d’autant plus regrettable que Pétion comprenait bien mieux que Christophe les intérêts commerciaux de son pays. Tout en cherchant à montrer à la France que, pour reconquérir Saint-Domingue, elle aurait désormais cent mille propriétaires à exterminer, le chef mulâtre ne se dissimulait pas que la simple possibilité d’une nouvelle expédition Leclerc équivalait pour l’île à un blocus, et que la reconnaissance amiable de la nationalité haïtienne par notre gouvernement pouvait seule relever la valeur du capital territorial, appeler les capitaux étrangers, fomenter la production et donner aux échanges transatlantiques la sécurité de transports et la liberté de débouchés sans lesquelles ils deviennent impossibles ou ruineux. Au lieu de se retrancher vis-à-vis de nous dans l’isolement farouche et stupide de Christophe, Pétion s’était hâté de poser le principe d’une indemnité pécuniaire qui devint la base des négociations et a fini, comme on sait, par prévaloir.

En somme, chacune des deux politiques avait sacrifié une moitié de sa tâche à l’accomplissement de l’autre moitié. Christophe, tout en comprimant la barbarie, refoulait l’élément civilisateur ; Pétion ouvrait au contraire une large porte à l’élément civilisateur et au progrès social, mais il y laissait passer la barbarie. Le premier avait assis sur son peuple broyé les fondemens d’une grande prospérité nationale ; le second faisait bon marché de la richesse nationale pour donner aux masses une liberté et un bien-être immédiats. Tandis que le tyran nègre enfin enlevait à la grande culture, qu’il avait si violemment organisée, les garanties de sécurité sans lesquelles elle tombe, le président mulâtre la désorganisait, tout en travaillant à créer ces garanties. La politique jaune avait cependant sur la politique noire un avantage incontestable : c’est de servir doublement la cause de l’indépendance, que celle-ci compromettait doublement.

En 1818, Pétion, miné par un profond découragement auquel étaient venus se joindre des chagrins domestiques, se laissa mourir, dit-on, de faim. Le général Boyer lui succéda et continua son œuvre. La seconde et la troisième année de son gouvernement furent signalées par deux événemens décisifs, la pacification de la Grande-Anse et la soumission du nord. À la suite d’une attaque d’apoplexie, Christophe était resté à demi paralysé, et, en voyant le tigre couché, son tremblant entourage n’avait pas hésité à lui courir sus. Une insurrection militaire éclate à Saint-Marc, puis au Cap. Christophe essaie de rendre une élasticité momentanée à ses membres en se faisant frictionner d’une mixture de rhum et de piment, mais c’est en vain. Rugissant d’impuissance, il se fait porter en litière au milieu de sa garde, la harangue, et lui donne ordre de marcher sur le Cap, dont il lui accorde le pillage. Celle-ci se met en marche avec toutes les démonstrations de l’enthousiasme nègre ; mais, rencontrant en route les insurgés, elle pensa qu’il était beaucoup plus court de revenir piller avec eux la résidence royale. Prévenant ce dernier outrage, Christophe se déchargea un pistolet dans le cœur. Deux généraux noirs, Richard, duc de Marmelade, et Paul Romain, prince de Limbé, comptaient bien, en conspirant, recueillir l’héritage de Christophe ; mais Boyer, à qui les insurgés de Saint-Marc avaient envoyé, en guise d’invitation, la tête d’un des chefs de Christophe, Boyer n’eut qu’à se présenter pour que tout le nord le reconnût. Pour comble de bonheur, la partie espagnole, où la classe de couleur était proportionnellement aussi nombreuse que la classe noire dans la partie française, fut amenée à imiter le nord, apportant ainsi à la minorité jaune un renfort qui allait compenser et bien au-delà celui qu’avait donné à la majorité noire la chute de Christophe et de Goman. Enfin, en 1825, un traité avec la France consacra définitivement l’indépendance d’Haïti. Une voie entièrement nouvelle s’ouvrait donc devant le gouvernement mulâtre. Les exagérations et les faiblesses où il s’était laissé aller jusque-là, provenant surtout des nécessités que lui avaient créées l’antagonisme incessant de deux gouvernemens noirs, l’éventualité d’une invasion française et la trop grande inégalité numérique des deux couleurs, il était naturel de croire que, ces trois causes disparues ou atténuées, la politique jaune ne se manifesterait désormais que par ses bons côtés. C’est malheureusement tout l’opposé qui arriva. Boyer vit se tourner contre lui-même ses propres succès.

Christophe avait outré les rigueurs de l’ancien esclavage et même celles de ses deux devanciers noirs ; aussi la réaction d’indiscipline et de paresse qui suivit sa chute avait-elle été plus violente que jamais, et, comme dans le milieu où pénétrait brusquement ce nouveau flot d’émancipés rien n’était organisé pour le contenir, je laisse à penser quel débordement. Cependant, quand cette première effervescence se fut un peu calmée, que le morcellement du sol, en s’étendant du sud au nord, eut intéressé au maintien du nouveau régime la minorité laborieuse des anciens sujets de Christophe, et que la paix avec la France vint permettre de relever les restes de la grande culture, Bayer pensa qu’il était temps, pour son peuple, de consommer un peu moins de tafia et de produire un peu plus de sucre. Un code rural fut promulgué. Les cultivateurs étaient déclarés exempts du service de l’armée et des milices ; mais quiconque ne justifierait pas de moyens réguliers d’existence était tenu de s’engager comme cultivateur pour trois, six, neuf ans, et par contrat individuel, ce qui coupait court à la tyrannie des corporations dansantes. Malheureusement, comme il est impossible de désigner certaines choses autrement que par leur nom, quelques-unes des prescriptions réglementaires de ce code rappelaient trop littéralement l’ancienne discipline de l’atelier. Les sourdes rancunes qui s’agitaient autour du parti triomphant, et qui s’étaient déjà révélées par quatre ou cinq conspirations successives de généraux noirs, ne manquèrent pas d’exploiter ces analogies : Sonthonax, Toussaint, Christophe avaient donc dit vrai, et la classe de couleur n’avait jusque-là flatté les noirs que pour les désarmer et les opprimer ensuite à l’aise ! Boyer recula devant ce réveil subit de préventions que les mulâtres avaient mis trente ans à dissiper, et on lui a reproché trop durement cet aveu d’impuissance. Par cela seul, en effet, qu’il n’était plus groupé autour de Christophe et du roi bandit de la Grande-Anse, le parti ultra-africain se trouvait maintenant partout, semant jusque dans la portion la plus docile des masses ses vieux fermens d’ignorance et de haine, n’attendant peut-être qu’une provocation pour se relever sur vingt points à la fois, et d’autant plus à redouter que le spectacle de la tyrannie noire n’était plus là pour neutraliser les antipathies de peau. Accepter la lutte, c’eût été jouer le tout pour le tout, et Boyer aima mieux laisser cet esprit de défiance et de révolte s’éteindre peu à peu faute d’aliment. Le code rural tomba donc en désuétude ; travailla à peu près qui voulut. La paix même, en rendant inutile une organisation militaire qui seule avait maintenu jusque-là un reste de discipline et d’unité dans le travail agricole, contribua à le désorganiser. Haïti débutait, en un mot, dans la vie des nations par ce double contre-sens d’un gouvernement pour qui la défaite de l’ennemi intérieur devient une nouvelle cause de crainte et de faiblesse, « et d’un peuple qui languit et qui meurt par ce qui est la loi du développement et de la prospérité des nations : la sécurité[24]. »

Dans quelques cantons, cependant, le code rural reçut un commencement d’exécution ; mais comment ? Un journal haïtien de l’époque nous le dira[25] : « Résistant à s’employer pour autrui moyennant salaire, ils (les cultivateurs) accusent les contrats synallagmatiques de gêner leur libre arbitre, ils devraient dire leur inconstance. Alors, pour s’en affranchir, ils appauvrissent les propriétaires, les dégoûtent, les désespèrent jusqu’à les porter à sacrifier leurs propriétés. Alors, aux termes des contrats, leur gros pécule, amassé patiemment, est là pour être offert aux propriétaires qui se résignent. » Dans le paysan nègre, il y a largement, comme on voit, l’étoffe d’un paysan européen. Habilement excité et dirigé, cet esprit de cupidité et de ruse pourra devenir plus tard, au pis aller, un puissant levier d’organisation sociale ; mais, en attendant, il avait ici pour mobile la paresse, pour tactique le ralentissement de la production, et pour fin l’accélération du morcellement.

Le gouvernement de Boyer, quoi qu’on ait dit, faisait des efforts très réels pour vaincre cette force d’inertie ; mais, avec un peuple dont la moitié vit de bananes, et dont l’autre moitié ne détient le sol que pour ralentir ses forces productrices, un gouvernement en est bientôt réduit aux assignats, et avec des assignats on ne peut ni organiser l’instruction, ni ouvrir des routes, ni instituer de primes d’encouragement, ni créer, à une nation ces besoins artificiels qui sont le principal ressort de l’activité matérielle et morale des sociétés. Une ressource suprême, mais décisive, restait : c’était d’appeler les bras et les capitaux étrangers à l’exploitation des immenses ressources vierges de l’île. La constitution de 1805 et toutes les autres constitutions à la file avaient dit : « Aucun blanc, quelle que soit sa nation, ne mettra le pied sur ce territoire à titre de maître ou de propriétaire, et ne pourra à l’avenir y acquérir aucune propriété. » Après la reconnaissance de l’indépendance haïtienne, le maintien de cet article n’était plus qu’un ridicule et ruineux contre-sens. Malheureusement, dans la position qu’il s’était laissé faire, Boyer était le dernier qui osât déduire cette conséquence logique du traité avec la France. Ce traité, sans lequel Haïti s’appellerait probablement aujourd’hui Saint-Domingue, et qui sera, pour des générations moins prévenues, le grand titre historique de foyer, ce traité avait soulevé de violentes récriminations au sein du parti ultra-noir. Les patriotes de l’école de Toussaint, de Dessalines et de Christophe s’étaient indignés presque aussi haut que les patriotes de certaine école française contre ces « mulâtres » qui se laissaient vendre (à très bon compte d’ailleurs) un territoire que les « noirs » avaient conquis ([26], et, à chacune des rares parcelles d’indemnité que le gouvernement expédiait en écus sonnans à Paris, « peuple noir, » condamné qu’il était lui-même au maigre régime des assignats, sentait naturellement se raviver la blessure. Ce n’est pas tout : ces efforts constans de Pétion, de Boyer, de tout le parti mulâtre pour lever le seul obstacle qui s’opposât désormais à l’immigration blanche, c’est-à-dire au croisement des deux races et par suite à la multiplication des sang-mêlés, ne trahissaient-ils pas une arrière-pensée de prépondérance numérique et d’oppression ? Déjà, en 1824, Boyer n’avait-il pas fait venir des États-Unis, aux frais du trésor, plusieurs milliers d’immigrans de couleur ? L’essai, par parenthèse, avait complètement avorté : ces immigrans, recrutés sans choix et qui n’avaient ni capitaux, ni professions, ni moralité, avaient à peu près complètement disparu, la plupart emportés par la maladie, les autres mis en fuite par la misère ; mais l’accusation était restée. Or, il n’y a pas de temps d’arrêt possible dans la politique de faiblesse : ayant cédé sur un point aux préventions du parti ultra-africain, Boyer et sa caste s’étaient d’avance condamnés à céder sur tous les autres, et, de même que nous les avons vus se justifier du reproche de despotisme en s’efforçant de mériter le reproche opposé, ils ne trouvèrent rien de mieux, pour se soustraire au contre-coup des défiances anti-françaises, que d’en prendre eux-mêmes la direction. La haine d’abord affectée et à la fin réelle de la France, les appels quotidiens au sentiment national contre les ténébreuses menées de la France, les tracasseries de toute sorte à l’adresse de quelques négocians français et européens qui n’avaient pas reculé devant l’espèce de mort civile dont la race blanche était et est encore frappée à Haïti, devinrent, dès ce moment, la tactique gouvernementale de Boyer et de presque tous les hommes de couleur. On eut donc encore ici ce triste et singulier spectacle d’un gouvernement réduit à frapper lui-même de stérilité la partie la plus féconde de son œuvre et de toute une classe se condamnant par peur à écarter la seule solution qui pût la relever de son oppression morale. Comme s’il était dit enfin que pas une des plus habiles combinaisons de Boyer n’échapperait à cet enchaînement de mécomptes, la partie espagnole, dont nous aurons dans la suite longuement à parler, regrettait de plus en plus son accession à la partie française : la majorité mulâtre de l’est, qui devait apporter à la minorité mulâtre de l’ouest un renfort décisif, ne lui avait ainsi apporté qu’une nouvelle cause de faiblesse.

Cependant Boyer avait pour lui un puissant auxiliaire : le temps. Vingt ans de calme avaient tellement adouci les mœurs, que le vol à main armée et le meurtre étaient devenus choses inouies. Le contact pacifique des deux castes amenait peu à peu leur fusion, et déjà le parti noir proprement dit, l’école de Toussaint, n’était plus qu’une faible minorité qui s’éclaircissait chaque jour, emportant avec elle dans la tombe le germe des sauvages susceptibilités devant lesquelles avait dû s’effacer l’action gouvernementale. Boyer et les hommes intelligens de son entourage, tant jaunes que noirs, entrevoyaient donc le moment où ils pourraient lancer le marteau sur ce bloc de barbarie sans en faire jaillir l’insurrection. Vain espoir encore ! à cette société qui se décomposait en naissant, il manquait un dernier dissolvant, et le tiers-parti parut.


II. – LA BOURGEOISIE JAUNE. – UN 24 FEVRIER NOIR. – GUERRIER, PIERROT, RICHE. – SOULOUQUE. – UN FAUTEUIL ENSORCELE.

On doit rendre cette justice aux Haïtiens que, s’ils font des constitutions absurdes, ils savent du moins les violer. Pétion lui-même, malgré ses illusions démocratiques, n’avait pas tardé à comprendre que plus l’autorité gouvernementale était entachée de faiblesse, plus il importait de ne pas la diviser, et que l’unité d’action et de direction en haut était le seul correctif possible de l’excessive tolérance que les préventions de caste lui imposaient en bas. Une fraction du sénat et derrière elle un parti assez nombreux, qui se rallia plus tard au schisme momentané de Rigaud, avaient voulu s’opposer à ces indispensables empiétemens : Pétion s’en débarrassa par, un 18 brumaire à l’africaine, et sut prouver, en n’abusant pas un seul instant de la dictature, qu’il l’exerçait, non par goût, mais par nécessité. Les récalcitrans finirent par s’en convaincre ; eux-mêmes, et la constitution révisée de 1816 lui accorda tout ce qu’il avait pris. Boyer put continuer en paix, durant vingt ans, le système centralisateur de Pétion ; mais, à la longue, une génération entièrement nouvelle avait surgi qui, voyant, toutes les places prises, devint naturellement opposition, et qui, n’ayant pu, vu la communauté d’idiome, étudier son rôle d’opposition que dans les journaux français, se mit à débiter les tirades du National à son public de huit cent mille nègres, lequel n’y comprit rien, et continua de danser la calinda, avec accompagnement de bamboula.

Voyant leur peu de succès, les acteurs conclurent tout naturellement encore de trois choses l’une : que le parterre était stupide, ou qu’il était vendu, ou qu’on ne lui laissait pas la liberté d’applaudir. À qui fallait-il s’en prendre ? Évidemment à la concurrence gouvernementale, au président Boyer. Ce malheureux président-soliveau, qui n’avait pas un sou vaillant, qui ne voyait pas devant lui de plus formidable obstacle que l’ignorance des masses, et dont tout le crime était d’avoir voulu trop brusquement transformer les esclaves de la veille en citoyens, ce malheureux Boyer, disons-nous, fut donc accusé[27] de « soudoyer » les consciences, de plonger les Haïtiens dans le « servilisme, » et de les « abrutir systématiquement » par l’ignorance, afin de mieux dominer leur torpeur.

La classe de couleur étant la plus lettrée, ou à peu près la seule lettrée, la nouvelle opposition se recrutait bien entendu dans ses rangs c’est l’inévitable bourgeois dénonçant le gouvernement de la bourgeoisie. Boyer lui en remontrait avec beaucoup de sens le danger et le ridicule au bruit de ces querelles mulâtres, l’Afrique, la pure Afrique, qui ne dormait peut-être que d’une oreille, ne finirait-elle pas par se réveiller ? Mais, en comprenant que le gouvernement avait peur, l’opposition ne fit que redoubler de violence, et l’Afrique, qui s’était en effet réveillée, apprenant à son tour qu’elle faisait peur, résolut d’en profiter à l’occasion. Le tremblement de terre de 1842, qui détruisit la ville du Cap et fit périr la moitié des habitans, lui fournit cette occasion. La population des campagnes envahit les dénombres, et, sourde aux sifflemens de l’incendie comme au râle des mourans, pilla pendant quinze jours, se ruant indifféremment au passage sur les mulâtres du parti conservateur, dont l’opposition lui avait dit tant de mal, et sur les mulâtres de l’opposition, dont le gouvernement lui disait si peu de bien[28]. Ainsi, il avait suffi d’agiter un peu cette eau dormante pour faire remonter à la surface tous les instincts dépravés ou sauvages qui fermentaient depuis quarante ans au fond. L’opposition n’y vit qu’un nouveau prétexte d’agitation, accusant le gouvernement de n’avoir pas osé punir ces abominations, ce qui était malheureusement un peu vrai, mais ce qui aurait dû être une raison de plus de ne pas ajouter à la faiblesse de ce gouvernement.

Deux ou trois coups d’état successifs tuèrent l’opposition dans la chambre. Elle ressuscita aussitôt dans le pays à l’état de conspiration. Outre les députés éliminés, il y avait dans cette conspiration ce qu’on trouve dans toutes, des vieillards de vingt ans et des jeunes gens de cinquante, beaucoup de commis marchands, suffisamment d’avocats et quelques instituteurs révoqués groupés autour d’un ambitieux de faible portée, Hérard-Rivière, commandant d’artillerie, que soufflait un ambitieux de talent, Hérard-Dumesle. Elle éclata dans le sud par la publication de ce qu’on a nommé le manifeste Praslin. Les signataires de cette pièce, remarquablement écrite, déféraient le pouvoir exécutif à Hérard-Rivière, tout en nommant pour la forme un gouvernement provisoire dont l’ancien lieutenant de Rigaud, le vieux général Borgella, était le Dupont de l’Eure ; mais Borgeha, qu’on avait nommé de confiance, marcha furieux contre l’insurrection, ce qui compliqua un moment la lutte, lutte assez peu sanglante d’ailleurs, et où l’on échangea, pendant six semaines, plus de promotions que de coups de fusil. Il paraît qu’Hérard sut en faire plus que Boyer, apparemment parce qu’il savait moins que Boyer ce qu’elles coûtent, et celui-ci, cédant pour le moins autant au dégoût qui avait tué Pétion qu’aux progrès de la révolte, s’embarqua le 13 mars 1843 pour la Jamaïque, après avoir adressé ses adieux au pays dans un langage qui ne manquait pas de dignité.

Les deux Hérard restèrent à la tête du gouvernement le temps nécessaire pour expier les attaques qui leur en avaient ouvert la voie, c’est-à-dire pour doubler les cadres de l’état-major, qu’ils trouvaient naguère trop surchargés, pour reprendre en les aggravant les erremens financiers qu’ils étaient venus détruire, pour recommencer contre le pouvoir parlementaire et municipal, dont tout le tort était d’avoir pris au mot leurs récentes théories constitutionnelles, les coups d’état de Boyer[29], et enfin pour voir se séparer de la république la partie espagnole dont ils avaient caressé et exploité l’opposition. Mais il n’y a pas de 23 février sans lendemain, et le lendemain arriva.

Dans la dernière lutte du gouvernement mulâtre contre l’opposition mulâtre, les masses, se sentant cajolées de part et d’autre, étaient restées à peu près neutres. La révolution qu’on faisait en leur nom une fois accomplie, elles avaient encore mis plusieurs mois de sommeil au service de la république. C’est à ce point que le « carrillon de la liberté » n’avait réuni à Port-au-Prince que deux cents électeurs sur six mille dans quelques localités importantes, il ne s’en présenta même pas un seul ; mais quand le nouveau régime fut consolidé, que tant de fracas n’eut abouti qu’à donner quelques milliers d’épaulettes à la jeunesse mulâtre du parti Hérard, « peuple noir » comprit qu’on l’avait décidément oublié, et regarda aux quatre points cardinaux si personne ne se présenterait pour lui donner « révolution à li. » Les candidats s’offrirent aussitôt en foule. Les généraux noirs Salomon et Dalzon s’insurgent presque simultanément, l’un dans le sud, l’autre à Port-au-Prince. Quelque temps après, le général noir Pierrot, battu par les Dominicains, va se consoler dans le nord en s’y proclamant indépendant, et l’ouest, à son tour, proclame le général noir Guerrier ; mais Guerrier, comme Pierrot, comme Dalzon, comme Salomon, ce n’était que le noir, et voici venir dans le sud le nègre, le nègre humanitaire et beau diseur de l’école de Jean-François. Il se nommait Accaau, « général en chef des réclamations de ses concitoyens, » avait de gigantesques éperons à ses talons nus, et, suivi d’une troupe de bandits, armés la plupart de pieux aigus faute de fusils, parcourait, dans l’intérêt de « l’innocence malheureuse » et de « l’éventualité de l’éducation nationale, » les villes dépeuplées à son approche par la terreur. Accaau portait spécialement la parole au « nom de la population des campagnes, réveillée du sommeil où elle était plongée. » - Que dit le cultivateur, s’écriait-il dans une de ses interminables proclamations où l’impitoyable obstination du paysan doublé du nègre refusait de faire grace au parti Hérard d’une seule de ses promesses, « que dit le cultivateur auquel il a été promis par la révolution la diminution du prix des marchandises exotiques et l’augmentation de la valeur de ses denrées ? — Il dit qu’il a été trompé. » Aussi les mulâtres des Cayes, principal foyer de la dernière révolution, reçurent-ils la première visite de ce formidable porteur de contraintes. L’opposition bourgeoise ; qui avait si long-temps désiré le réveil politique du peuple n’avait plus, Dieu merci, à se plaindre. Elle en fut cependant quitte cette fois pour la peur. Un commun intérêt de conservation groupa la majorité des deux couleurs autour de la présidence de Guerrier, qui, grace à sa qualité de noir, put refouler sans peine l’élément ultra-africain ; mais Guerrier mourut peu de jours après, volontaire victime des devoirs que lui imposait sa nouvelle position. Jusque-là ivre mort dès huit heures du matin, il avait eu, à quatre vingt-quatre ans, la force d’ame de renoncer au tafia, qui, en effet, le transformait parfois en bête fauve ; c’est ce qui le tua.

Pierrot, beau-frère de Christophe, ami d’Accaau, et qui était, après Guerrier, le plus en évidence, arriva à son tour au pouvoir, tracassa les étrangers, se fit toute sorte de mauvaises affaires avec notre consul, M. Levasseur, fut encore battu par les Dominicains, et jeta de nouveau la terreur parmi les mulâtres. Ce n’était au fond qu’un ridicule bonhomme, cédant bien moins par passion que par bêtise à la pression de l’élément ultrà-africain, mais bonhomme à la façon des tyrans nègres. Quelqu’un qu’il avait recommandé est un jour condamné à trois mois de prison : Pierrot, très mécontent de la sentence, se souvient, après mûres réflexions, que la loi accorde au chef de l’état le droit de commuer les peines, et, tout radieux de sa découverte, il commue ces trois mois d’emprisonnement en peine de mort : voilà Pierrot. Son rêve favori, c’était d’avancer, sinon en puissance, du moins en grade, et d’échanger la présidence du nord, de l’ouest et du sud contre une petite royauté dans le nord ; mais un beau matin il arriva que, sans s’être donné le mot, sans tirer un coup de fusil, noirs et mulâtres lui signifièrent son congé.

Les tiraillemens et les désordres qu’avait amenés la chute de Boyer n’étaient pas, comme on voit, sans compensation. De cette triple simultanéité d’idées et d’intérêts qui avait successivement réuni la grande majorité des noirs et la minorité mulâtre dans une commune pensée d’unité nationale autour de Guerrier, dans une commune pensée de défense contre Accaau, dans un commun besoin de conciliation et de légalité contre Pierrot, il ressortait ce fait aussi nouveau que rassurant, à savoir : que la fusion morale, économique et politique des deux couleurs était déjà à peu près accomplie. Il ne s’agissait plus que de trouver un homme capable de développer les conséquences de cette nouvelle situation, un homme qui accouplât par leurs bons côtés le système de Christophe avec celui de Pétion et de Boyer, et pût être énergique comme le premier, en restant humain, libéral, civilisateur comme les seconds. Raisonné ou instinctif, le sentiment national ne se méprit pas en appelant à la succession de Pierrot le général Riché. Unissant à l’ascendant que lui donnait sa peau[30] l’intelligence et presque l’instruction des chefs mulâtres, Riché réalisa un moment l’idéal d’un gouvernement haïtien. Il sut comprimer l’élément barbare sans écraser sous la même pression l’élément éclairé, et il voulait et pouvait, sans crainte de soulever les susceptibilités devant lesquelles avait reculé Boyer, d’une part ouvrir le territoire aux capitaux étrangers, d’autre part réorganiser le travail intérieur, lorsqu’une maladie subite l’emporta, universellement regretté, deux jours avant le premier anniversaire de son élévation.

Tout n’était pas perdu cependant : les deux candidats que désignait l’opinion, les généraux noirs Paul et Souffrant, paraissaient également désireux et également capables de continuer la politique de Riché. Aussi le sénat, qui, aux termes de la constitution, élisait le président, se partagea-t-il dès l’abord entre les deux ; mais de la parité même de leurs droits et de leurs chances naissait ou un danger de scission nationale ou une cause de faiblesse pour celui des deux qui l’emporterait. M. Beaubrun Ardouin proposa alors un troisième candidat qui ne divisait personne, par cela même que personne n’y songeait, et, à la grande surprise du nouveau président et de ses présidés, le sénat nomma le général Faustin Soulouque (1er mars 1847).

C’était un bon, gros et pacifique nègre qui depuis 1804, époque à laquelle il était domestique du général Lamarre, avait traversé tous les événemens de son pays sans y laisser de trace ni en mal ni en bien. En 1810, le général Lamarre fut tué en défendant le Môle contre Christophe, et Soulouque, qui était déjà devenu l’aide-de-camp de son maître, fut chargé de porter son cœur à Pétion. Celui-ci le nomma lieutenant dans sa garde à cheval, et le légua plus tard à Boyer comme un meuble du palais de la présidence. Boyer, à son tour, le nomma capitaine, et l’attacha au service particulier de Mlle Joute, une Diane de. Poitiers au teint d’or qui avait été successivement la présidente des deux présidens. Soulouque resta ensuite complètement oublié jusqu’en 1843 ; mais, depuis cette époque, chaque révolution l’avait aidé d’une poussée à gravir ce mât de cocagne d’où il ne s’attendait certes pas à décrocher une couronne. Sous Hérard, il devint chef d’escadron ; sous Guerrier, colonel ; sous Riché, général et commandant supérieur de la garde du palais.

Le nouveau président avait de soixante à soixante-deux ans ; mais le ton clair de ses yeux, le jais uni et luisant de sa peau, le jais sombre de ses cheveux, n’auraient pas permis, à la première vue, de lui en donner plus de quarante. C’est le privilège des nègres de bonne souche de ne commencer à vieillir qu’à l’âge où la décrépitude commence pour les blancs, et de garder souvent sur une tête octogénaire des cheveux vierges de toute nuance argentée. La calvitie régulière et symétrique qui dégarnissait le haut de son front n’en faisait que mieux ressortir le beau type sénégalais, c’est-à-dire presque européen, type que complétaient un nez assez droit, des lèvres médiocrement lippues et des pommettes de joues dont la saillie n’avait rien d’exagéré. Des yeux, d’une douceur extrême, mais légèrement bridés, partaient des lueurs un peu incertaines qui rappelaient tour à tour le regard limpide et étonné de l’enfant de six ans et la finesse intelligente et calme d’un matou qui s’endort. Le double rictus qui de ses narines allait rejoindre les deux extrémités de la bouche contrastait seul, par ses lignes fortement creusées, avec la jeunesse et la placidité de toute cette physionomie ; mais en somme elle attirait, si elle n’imposait pas.

L’insurmontable timidité du nouveau président, timidité qui le faisait parfois balbutier d’une façon inintelligible, inspirait seule de sérieuses inquiétudes à ses amis, et, dès le lendemain, à l’occasion du Te Deum qui consacra, selon l’usage, son élévation à la présidence, on s’aperçut que ce n’était pas là sa seule infirmité morale. Soulouque, arrivé à l’église, repoussa obstinément le siége d’honneur qui lui avait été destiné pour cette cérémonie. On sut le jour même le motif de cette singulière répugnance : le siége en question était ensorcelé !

Nous dirons comment et pourquoi ce fauteuil était ensorcelé, et par quelles gradations cet inoffensif et pauvre homme, qui croyait et croît encore aux sorciers, qui balbutie de timidité en parlant, qui perd contenance et rougit devant tout inconnu pour qui sait lire la rougeur sous l’ébène de la peau, a su faire passer mulâtres et noirs du sourire à la terreur, de la commisération railleuse à la prosternation, et jeter sur ces vieilles épaules de nègre un manteau impérial qui, tout grotesque qu’il y paraisse, est bien réellement de pourpre, car il a trempé un pan entier dans le sang.


GUSTAVE D'ALAUX.

  1. La traite introduisait annuellement à Saint-Domingue de trente à trente-trois mille Africains, et la mortalité moyenne annuelle était évaluée, pour l’ensemble des esclaves, au trentième. En admettant, ce qui est exagéré, que cette mortalité fût double pour les noirs récemment introduits, et en ne calculant, ce qui est au-dessous de la vérité, que sur les introductions de la dernière période décennale, on ne trouverait pas moins de deux cent mille Africains purs sur les quatre cent cinquante mille noirs que la révolution appela à la vie politique et civile.
  2. M. Lepelletier Saint-Remy a parfaitement caractérisé toute cette situation. (Saint-Domingue. Étude et solution nouvelle de la question haïtienne. — Paris, Arthus Bertrand, 1846.)
  3. Cette croyance à la migration des corps et des ames produisait tant de suicides parmi les esclaves de la Côte-d’Or, notamment les Ibos, que les planteurs avaient dû recourir à un étrange expédient. Ils coupaient soit la tête, soit le nez et les oreilles du suicidé, et les clouaient à un poteau. Les autres Ibos, rougissant à l’idée de reparaître au pays sans ces ornemens naturels, se résignaient à ne pas se pendre.
  4. Sorte de franc-maçonnerie africaine dont Soulouque est l’un des grands dignitaires, et que nous verrons apparaître dans les derniers événemens d’Haïti.
  5. A l’exemple d’Hyacinthe, « Biassou s’entourait de sorciers, de magiciens, et en formait son conseil. Sa tente était remplie de petits chats de toutes les couleurs, de couleuvres, d’os de mort et de tous les autres objets, symboles des superstitions africaines. Pendant la nuit, de grands feux étaient allumés dans son camp ; des femmes nues exécutaient des danses horribles autour de ces feux en faisant d’effrayantes contorsions et en chantant des mots qui ne sont compris que dans les déserts d’Afrique. Quand l’exaltation était parvenue à son comble, Biassou, suivi de ses sorciers, se présentait à la foule et s’écriait que l’esprit de Dieu l’inspirait. Il annonçait aux Africains que, s’ils succombaient dans les combats, ils iraient revivre dans leurs anciennes tribus en Afrique. Alors des cris affreux se prolongeaient au loin dans les bois ; les chants et le sombre tambour recommençaient, et Biassou, profitant de ces momens d’exaltation, poussait ses bandes contre l’ennemi, qu’il surprenait au fond de la nuit. » (Histoire d’Haïti, par Thomas Madion fils, Port-au-Prince, 1847.) J’aurai à parler de ce livre quand j’en viendrai à la littérature haïtienne, car il y a une littérature haïtienne, il y en a même trois.
  6. L’écrivain que nous venons de citer reproduit la lettre suivante, par laquelle Jean-François demande à l’un des agens du gouvernement espagnol l’autorisation de faire le commerce des jeunes noirs, ses prisonniers :
    A M. Tabert, commandant de sa majesté.
    « Supplie très humblement Mr Jean-François, chevalier des ordres royales de Saint-Louis, amiral de toute la partie française de Saint-Domingue conquise (*), que, ayant de très mauvais sujets, et n’ayant pas le cœur de les détruire, nous avons recours à votre bon coeur pour vous demander de vous les faire passer pour les dépayser. Nous aimons mieux les vendre au profit du roi, et employer les mêmes sommes à faire des emplettes en ce qui concerne pour l’utilité de l’armée campée pour défendre les droits de sa majesté. » Rendons cette justice à l’excellent cœur de Jean-François, qu’un civilisé n’aurait pas su y mettre plus d’hypocrisie.
    (*) Jean-François se donnait plus habituellement les titres de grand-amiral de France et de général en chef. Son lieutenant Biassou prenait celui de vice-roi des pays conquis. Jean-François, Biassou et Jeannot portaient des habits de généraux surchargés de galons, de pierreries, de cordons, de croix, qu’ils avaient pris aux officiers français.
  7. En 1790, la date est significative, un colon nommé Bauvois, membre de l’assemblée provinciale du nord, conseiller supérieur au Cap, soutenait encore dans un écrit cette thèse, que non-seulement les nègres, mais même les mulâtres, n’étaient qu’une variété de l’orang-outang, qu’à titre de bêtes ils devaient être dépossédés de leurs propriétés, et que, pour faire cesser le crime de bestialité, il importait de déclarer « infâme et vilain tout blanc qui à l’avenir s’oublierait au point de se mésallier avec des femmes de couleur, et de le contraindre à quitter la colonie dans l’espace d’une année, ou, ce qui serait plus court, plus simple et moins abusif, de défendre de tels mariages sous des peines exemplaires corporelles et les plus sévères contre tous contrevenans. »
  8. Leurs chefs écrivaient aux commissaires de la république : « Nous ne pouvons nous conformer à la volonté de la nation, parce que, depuis que le monde règne, nous n’avons exécuté que celle du roi ; nous avens perdu celui de France, mais nous sommes chéris de celui d’Espagne, qui nous témoigne des récompenses et ne cesse de nous secourir. Comme cela, nous ne pouvons vous reconnaître commissaires que lorsque vous aurez trouvé un roi. »
  9. C’est ce qui se pratiquait à l’armée d’Hyacinthe.
  10. Au fond, il n’y en a pas. Louis XVI était très peu partisan de l’esclavage, et les meneurs de l’insurrection noire du nord avaient même exploité l’opinion reçue à égard. Ils avaient fait circuler dans les ateliers une prétendue ordonnance royale qui accordait aux noirs trois jours de liberté par semaine.
  11. M. Madion, Histoire d’Haïti.
  12. Sonthonax ne faisait ici que suivre le mouvement d’idées qui emportait déjà métropole. M. Madiou lui-même, qui ne cherche pourtant pas, tant s’en faut, à nous créer des titres à la reconnaissance des noirs, reconnaît qu’il y eut ici préméditation parti-pris. Ajoutons que, si Sonthonax n’avait eu en vue que de donner des auxiliaires à la métropole contre l’invasion combinée des Anglais et des Espagnols, il aurait limité l’affranchissement aux noirs enrôlés sous les drapeaux de la république ; il aurait vendu la liberté, au lieu de la donner sans conditions.
  13. « La proclamation de la liberté générale, publiée dans toutes les parties du nord où régnait l’autorité de la république par des officiers municipaux précédés du bonnet rouge porté au bout d’une pique, fit naître dans le peuple émancipé un enthousiasme qui alla jusqu’au délire. Boisrond le jeune, homme de couleur, membre de la commission intermédiaire, chargé par Sonthonax de faire ces publications, voyait accourir au-devant de lui, de bourg en bourg, de ville en ville, les cultivateurs réunis en masse. Ces hommes neufs et impressionnables paraissaient ne pas croire à tant de félicité ; ils créaient des ponts sur son passage avec des madriers qu’ils avaient portés sur leurs têtes de plus de trois lieues, et couvraient la terre de feuilles d’arbres. Le nom de Sonthonax était béni ; ils l’appelaient le Bon Dieu. Du Port-de-Paix au Gros-Morne, Boisrond fut porté en chaise à bras d’hommes par un chemin en ligne droite ouvert en quelques heures à travers les bois. » (Madiou, Ibid.)
    On joua le soir même au Cap la Mort de César. En apprenant que l’homme assassiné au dernier acte était un ennemi de la liberté, un blanc pas bon du tout, un planteur d’Europe, le parterre africain éclata en applaudissemens furieux et se répandit dans les rues pour célébrer avec des hurlemens de joie le châtiment infligé à César.
  14. Sans compter la garnison européenne, les blancs étaient, vis-à-vis des affranchis, dans la proportion de dix à sept. Ils concentraient en outre, au début de la lutte, dans leurs mains, presque tous les moyens d’attaque et de défense.
  15. Notamment l’affaire des trois cents Suisses, que les ennemis, tant haïtiens qu’étrangers, de ce qu’on a nommé le parti mulâtre exploitent encore aujourd’hui avec acharnement. Il s’agit de deux cent cinquante à trois cents esclaves enrôlés par les affranchis au début de leur seconde prise d’armes. Dans le premier traité de paix survenu entre les affranchis et les blancs, il fut stipulé que ces esclaves, qui auraient pu semer la rébellion dans les ateliers paisibles, seraient transportés, avec trois mois de vivres et des instrumens aratoires, au pays des Mosquitos ; mais le capitaine chargé du transport débarqua à la Jamaïque, où il essaya de les vendre. Le gouverneur anglais renvoya ces hôtes dangereux à l’assemblée coloniale de Saint-Domingue, qui les fit jeter dans un ponton, et une nuit la plupart furent égorgés. Parmi ces esclaves, il y avait des hommes de couleur aussi bien que des noirs ; parmi les affranchis qui consentirent à leur déportation, il y avait des noirs aussi bien que des hommes de couleur, et ce furent deux chefs de couleur enfin, Rigaud et Pétion, qui protestèrent le plus vivement contre cette mesure ; mais, de ce que la plupart des affranchis étaient hommes de couleur, on se hâta de conclure que les Suisses étaient victimes de la haineuse ingratitude de la classe de couleur envers la classe noire.
  16. Les esclaves n’avaient encore rien à reprocher ici à la classe affranchie. Les nègres créoles se croyaient très supérieurs aux bâtimens, aux baptisés debout, comme ils appelaient les nègres venus d’Afrique.
  17. Le sang africain était même sans mélange chez les deux sixièmes des anciens libres. Les mulâtres figuraient dans la population affranchie pour trois sixièmes, et les nuances supérieures pour un sixième seulement. Nous empruntons ces chiffres à Moreau de Saint-Méry.
  18. Les droits de l’homme avant tout, et on n’employa, ou du moins il fut sérieusement question de n’employer qu’un bâton tricolore.
  19. « Sa vie intime, écrivait Pamphile Lacroix, n’est rien moins qu’édifiante. Nos jeunes généraux, curieux et indiscrets, trouveront dans les coffres du gouverneur noir bien des billets doux, bien des mèches de cheveux de toutes couleurs ; mais son hypocrisie naturelle lui sert à cacher ses fautes : il sait, comme il le dit une fois dans un de ces discours qu’il faisait souvent dans les églises où le peuple était assemblé, il sait que le scandale donné par les hommes publics a des conséquences encore plus funestes que celui donné par un simple citoyen, et extérieurement il reste un modèle de réserve ; il recommande les bonnes mœurs, il les impose, il punit l’adultère, et, à ses soirées, il renvoie les dames et les jeunes filles, sans épargner les blanches, qui se présentent la poitrine découverte, ne concevant pas, dit-il, que des femmes honnêtes pussent ainsi manquer à la décence. »
  20. M. Madiou, Histoire d’Haïti.
  21. Ces appels craintifs à la conciliation s’étaient traduits en langage officiel. L’art. 14 de la première constitution haïtienne, votée par les généraux des deux couleurs, mais rédigée par les mulâtres, qui étaient seuls lettrés, disait : « Toute acception de couleur parmi les enfans d’une seule et même famille, dont le chef de l’état est le père, devant nécessairement cesser, les Haïtiens ne seront désormais connus que sous la dénomination générique de noirs. »
  22. Rigaud apparut lui-même, peu de temps après, dans le sud, et se fit une république dans celle de Pétion. Un commun instinct de conservation empêcha seul les deux chefs de couleur d’en venir aux mains. Rigaud mourut bientôt, et son successeur Borgella se soumit à Pétion.
  23. il avait conçu le projet de faire oublier à ses sujets jusqu’à la langue française. L’enseignement qu’il avait organisé était tout anglais.
  24. Saint-Domingue, par M. Lepelietier Saint-Remy.
  25. Le Temps (7 avril 1842). Ce journal, rédigé par deux hommes qui ont pris une longue part au gouvernement de leur pays, MM. B. et C. Ardouin, contient une série d’études où l’esprit et les conséquences du système agricole de Pétion et de Boyer sont appréciés avec autant d’impartialité que de sens.
  26. Soit ; mais si Charles X, au lieu d’envoyer à Haïti des négociateurs, y avait envoyé une armée, l’argument tiré du droit de conquête n’aurait-il pas un peu embarrassé les Haïtiens à leur tour ?
  27. L’opposition française venait même directement à l’aide de l’opposition haïtienne. Il n’est pas jusqu’à l’honorable M. Isambert qui, dans une lettre adressée tout exprès au président du sénat d’Haïti, M. B. Ardoin, n’ait cru devoir stygmatiser la tyrannie raffinée et les actes inconstitutionnels du président Roger, à qui il adressait cette foudroyante apostrophe : « Charles X en avait fait moins ! » - Mon Dieu, oui, M. Isambert.
  28. Les paysans noirs disaient pour leur raison : « C’est bon Dié qui ba nous ça ; hié té jour à ous, joudui c’est jour à nous. » - C’est le bon Dieu qui nous donne ça ; hier c’était votre jour, aujourd’hui c’est notre jour.
  29. Avec un perfectionnement qui mérite d’être noté. Pour dissoudre la constituante et les comités municipaux, Hérard-Rivière signifia aux membres d’avoir à rejoindre immédiatement l’armée, « le premier devoir des représentans du peuple étant de défendre l’unité et l’indivisibilité de la république. »
  30. Riché était griffe, c’est-à-dire que rien ne le distinguait en apparence du noir.