L’Egotisme pathologique chez Stendhal/02

L’Egotisme pathologique chez Stendhal
Revue des Deux Mondes5e période, tome 31 (p. 650-679).
◄  I
L’ÉGOTISME PATHOLOGIQUE
CHEZ STENDHAL

II[1]
LES ANOMALIES DE L’IMAGINATION ET DE LA SENSIBILITÉ


III

Si la vanité exagérée, s’alliant à la faiblesse de la volonté, marque sans faute une vie humaine du sceau de la versatilité maladive, ces deux dispositions imposent d’ordinaire en outre, à celui qui en est affecté, le supplice de tous les instans qu’on nomme la timidité. Lorsqu’en effet, à la fois débordante et aveugle, la personnalité d’un égoïste se sent pourtant enfermée par les habitudes sociales dans une prison d’indifférence et d’hostilité où elle se blesse partout aux murailles ; lorsque cette personnalité, faible autant que présomptueuse, se reconnaît dépourvue de la force nécessaire à saper ces obstacles, ou de la patience propre à les tourner insensiblement, il arrive qu’elle préfère enfin se retirer sur soi-même, épuisée par les chocs qui l’ont mainte fois meurtrie. Alors, son imagination travaillant sur tant de sensibles défaites, le timide se diminue à l’excès par une réaction douloureuse, jusqu’à ne plus revendiquer dans la société la place normale que ses semblables seraient disposés à lui concéder à leurs côtés.

L’imagination, elle est développée chez Beyle à un degré si exceptionnel que, souvent, l’hallucination frappe à la porte de son cerveau. Lorsque Henri Brulard raconte, avec un sourire rétrospectif, ses débuts dans la vie indépendante, son premier voyage vers Milan où l’attendait l’épaulette, il décrit la ridicule aventure équestre qui lui advint aux portes de Genève et il ajoute : « Aussitôt, je pensai à mes pistolets : c’est sans doute quelqu’un qui veut m’arrêter ! La route était couverte de passans. Mais, toute ma vie, j’ai vu mon idée et non la réalité, comme un cheval ombrageux, me disait dix-sept ans plus tard M. le comte de Tracy. » Et voici un aveu plus explicite : « Pour un rien, par exemple une porte à demi ouverte la nuit, je me figurais deux hommes armés m’attendant pour m’empêcher d’arriver à une fenêtre donnant sur une place où je voyais ma maîtresse… Mais au bout de peu de secondes, — quatre ou cinq tout au plus, — le sacrifice de ma vie était fait et parfait, et je me précipitais comme un héros au-devant des deux ennemis, qui se changeaient en une porte à demi fermée. Il n’y a pas deux mois qu’une chose de ce genre, au moral toutefois, m’est encore arrivée. » Oui, telle fut à peu de chose près l’altitude constante de Beyle dans ses relations avec le monde extérieur : effroi nerveux, mutisme de la terreur, fuite quand elle était possible, ou sinon parti brusquement pris, et geste alors entièrement disproportionné à la cause qui le fit naître. N’est-ce point là, au surplus, l’histoire de tous les timides ?

La timidité se trahit pour ainsi dire à toutes les pages dans ce Journal de jeunesse qui n’est qu’une minutieuse, patiente, sincère, et souvent profonde analyse des faux pas de l’auteur sur le terrain social. Son « premier devoir, » il le voit bien nettement dès lors, c’est de se défaire de sa timidité. Jusqu’à ce qu’il y parvienne, le public ne connaîtra de lui qu’un « être gouverné et factice, qui est presque entièrement l’opposé de celui qu’il cache. » Aussi, quelle jalousie lui inspirent ces heureux caractères « forward » qui n’ont point à se contraindre à toute heure pour aller de l’avant, sans analyse trop minutieuse d’eux-mêmes et des circonstances. Il se console pourtant de son mieux, en expliquant son infériorité apparente par une supériorité cachée : il a « trop d’âme, trop de sensibilité. » On sait quel est le sens précis de ce dernier mot dans la langue de Rousseau, adoptée par ses contemporains avec un si unanime enthousiasme. Il faut le traduire par affinement émotif anormal, vulnérabilité nerveuse. Beyle possède donc, comme ses congénères en romantisme inconscient, « une belle âme qui veut d’autres belles âmes pour communiquer avec elles. » En termes moins poétiques, c’est un orgueilleux qui, pensant très complaisamment de lui-même, imagine que les autres en attendent beaucoup, et se sent plutôt paralysé qu’éperonné par cette illusion. « Vous tendez vos filets trop haut, » lui diront ses amis plus tard. Certes un pareil sentiment peut devenir le principe de l’effort, et par là du progrès rapide comme des grands résultats. Mais l’effort soutenu fut toujours impraticable à notre homme, car, en son mobile esprit, le découragement prend vite le pas sur le ferme propos. « Je sais et je vois trop quel est l’homme parfaitement aimable pour avoir une parfaite assurance tant que je serai éloigné de ce brillant modèle. »

Il a illustré plus tard cette confidence sincère par une bien curieuse analyse de ses débuts dans l’intimité des Daru, alors qu’il abordait, provincial empêtré et suffisant tout à la fois, le salon déjà parisien de ses cousins. Ce qui l’annihile à cette heure déplorable, c’est la vue claire des choses qu’il voudrait faire et auxquelles il ne peut atteindre. « Qu’on juge de l’étendue de mon malheur ! Moi qui me croyais à la fois un Saint-Preux et un Valmont, je me trouvais inférieur et gauche dans une société que je jugeais triste et maussade : qu’aurait-ce été dans un salon aimable ? Je ne conçois pas aujourd’hui comment je ne devins pas fou. Ce n’est pas tout : il y a bien pis : je m’imputais à honte, et presque à crime le silence qui régnait trop souvent à la cour d’un vieux bourgeois despote et ennuyé tel qu’était M. Daru le père. C’était là mon principal chagrin : un homme devait être, selon moi, amoureux passionné et, en même temps, porter la joie et le mouvement dans toute société où il se trouvait… L’amabilité que je voulais était la joie pure de Shakspeare dans ses comédies, l’amabilité qui règne à leur cour du duc exilé dans la forêt des Ardennes, — dans As you like it. — Cette amabilité pure et aérienne à la cour d’un vieux préfet ennuyé et dévot ! l’absurde ne peut aller plus loin… Qu’étais-je dans ce salon ? Je n’y ouvrais pas la bouche : je me taisais par instinct. » Angoisses naturelles en somme chez un adolescent timide et doué. Mais ces sentimens-là ne le quitteront guère : vers 1829, il se dira de nouveau incompris dans les salons en raison de sa délicatesse d’âme ; il en demeure gêné, il est le plastron de tous, il lui échappe ces mots « à double sens, » et il se voit « déshonoré » par un ou deux malheurs de ce genre[2]. Pourtant, depuis 1826, n’est-il pas devenu homme d’esprit, et de façon définitive à l’en croire ? C’est donc que cette dernière incarnation reste une attitude encore, et par suite une position factice et pénible à soutenir. Au moment même où se produit en lui cette métamorphose, il écrit de Londres à une amie très chère, en lui annonçant sa visite : « Vous me permettrez d’être bête, simple et naturel ; ne comptez pas sur un amuseur : je n’en ai pas le talent, et encore moins lorsque j’y tache ! »

Il est d’ailleurs bien instructif de voir que cet homme d’esprit, ce candidat à la gaîté, méditant sur les classifications psycho-physiologiques de Cabanis, se range sans hésiter parmi les tempéramens bilieux, et, plus volontiers encore, parmi les « mélancoliques. » « Je suis trop bilieux pour avoir jamais cette grâce-là[3], » écrit-il à l’aspect d’un gros Milanais, qui lui paraît tirer beaucoup meilleur parti que lui-même d’une fâcheuse corpulence. A l’en croire, c’est par « pudeur de tempérament mélancolique[4] » qu’il se montra toujours incroyablement discret sur ses amours, — sauf avec la postérité, bien entendu. — Sa première passion, née des charmes juvéniles de l’actrice Virginie Kably, à laquelle il n’adressa jamais la parole, lui apporta néanmoins les sensations les plus extrêmes. Le nom de cette femme prononcé devant lui soulevait une tempête dans son sang, le mettait sur le point de tomber. L’ayant une fois aperçue de loin dans la rue, il prit la fuite, et il ajoute, en rédigeant le récit de cet épisode vers 1836 : « Tel j’ai toujours été, même avant-hier… J’ai le tempérament mélancolique de Cabanis[5]. »

Ce « timide tempérament mélancolique » parvient quelquefois à se donner les audaces du caractère sanguin par l’ivresse du vin de Champagne : ce fut le cas de Beyle aux bords du Rhône, en compagnie de Sand et Musset. Encore ne doit-on point se procurer à dessein cette excitation. Et le livre De l’Amour indiquera un autre procédé grâce à l’emploi duquel « ces pauvres mélancoliques » parviennent plus sûrement « à éteindre un peu leur imagination. » Obligé par sa sincérité psychologique à se classer parmi ces infortunés, Stendhal fut toujours partagé entre l’admiration jalouse et l’antipathie décidée à l’égard des heureux caractères « forward, » dont les armées de l’Empire lui avaient offert plus d’un type. Mais il se console au total sur ses dispositions de naissance, parce qu’il accorde une compensation singulièrement flatteuse au tempérament mélancolique. Ce fut, dit-il, le privilège des grands hommes : la « timidité passionnée » est un des indices les plus sûrs du talent des grands artistes[6] ; et la consolation des mortels affectés de ce caractère doit être « que ces gens si brillans qu’ils envient et dont jamais ils ne sauraient approcher, n’ont ni leurs plaisirs divins, ni leurs accidens ; que les beaux-arts qui se nourrissent des timidités de l’amour sont pour eux lettre close. » Rousseau est à bon droit cité ici en témoignage, car le public a reçu mainte fois de sa part l’aveu de semblables chagrins, compensés par d’analogues satisfactions. Le mélancolique, conclut Beyle, même sans mérite, demeure toujours sympathique aux yeux de l’homme qui a vécu, car « on aime à serrer la main à un parent de la plupart des grands hommes. » Observations dont il faut saluer la vérité profonde, sauf à se souvenir que la science contemporaine nomme parfois dégénérescence supérieure la mélancolie telle que la connurent les Saint-Preux, les René, les Manfred ou les Octave.

L’attitude du mélancolique en amour ayant surtout préoccupé Stendhal, c’est ici le lieu de parcourir du regard les nombreuses passions qui tinrent une place prépondérante dans sa vie, et par contre-coup dans son œuvre littéraire et morale. Il nous faut dire en effet les renseignemens qu’elles apportent sur sa constitution mentale ; mais il nous sera permis d’être bref en traversant une région déjà si fréquemment explorée. Si nous en croyons Beyle, son imagination sexuelle se serait éveillée à peu de chose près vers la même heure que son intelligence enfantine. Mais on peut noter aussi, que, de son aveu même, il entra sans précocité dans la carrière pratique de la séduction. Malgré son séjour préalable à Paris, parmi les tentations du quartier des Invalides, il arriva, dit-il, à Milan, et revêtit l’uniforme, sans avoir perdu son innocence. Il écrit dans Brulard que ce sacrifice se produisit en Lombardie, mais sans qu’il en ait gardé le moindre souvenir. Singulière absence de mémoire ! Et le Journal, beaucoup plus rapproché des événemens, nous dit en toutes lettres à propos de ce premier séjour milanais : « Personne n’eut pitié de moi et ne me secourut d’un conseil charitable. J’ai donc passé sans femmes les deux ou trois ans où mon tempérament a été le plus vif. » De cette incurable timidité naquirent sans doute et son embarras dans les préliminaires galans, et son goût « inné » pour les servantes d’auberge qui lui semblent facilement « ayables. » La petite actrice Louason fut sa première, assez pénible et peu durable conquête : il l’eut bientôt désenchantée par son égotisme foncier, et les lettres de l’abandonnée anticipent, avec moins d’amertume et plus de dédain, les reproches ultérieurs de Menta. Combien ce siège de début fut pourtant prolongé et pénible à conduire, les pages du Journal nous le disent assez, en accusant vingt fois l’air gauche de leur auteur auprès des femmes, la maudite timidité qui le paralyse sans cesse, par exemple durant les toilettes de Mlle Louason, auxquelles il est admis par faveur. Et cependant Dieu sait que cette petite coquette, déjà dotée d’une fille naturelle, n’avait rien d’une forteresse imprenable. Son soupirant lui donne, en imagination, pour amans présens ou passés, tous ses visiteurs et toutes ses relations, et lui propose parfois, pour assurer sans risque leur commun bonheur, des combinaisons singulièrement caractéristiques[7]. Sa seconde passion, Mme Pietragrua, se moqua de lui lors de son premier séjour à Milan, pour ne céder que dix ans plus tard, devant des souvenirs de jeunesse habilement ‘évoqués, et désormais flatteurs à ses charmes mûrissans. Conquête d’ailleurs plus facile encore que celle de Louason ! L’heureux vainqueur ne s’en aperçut que trop tôt à ses dépens.

Mme Dembowska tout au contraire ne céda jamais, en dépit d’un siège amoureux poursuivi durant plusieurs années et d’une fidélité véritablement touchante dans sa sincérité ingénue. Mme Azur, une détraquée fort accueillante, n’eut, dans l’existence de Stendhal, qu’un rôle tout à fait éphémère. Enfin, nous avons dit que la fille du préfet de l’Empire au nez magistral, la femme du général de division, comte et pair de France, qui se dissimule sous le pseudonyme de Menta dans les confidences de Beyle, fut son plus flatteur, son plus complet, son plus décisif amour : mais c’était, elle aussi, une déséquilibrée, dont le vainqueur eut la certitude de n’être point le premier, la mortification de ne pas rester le dernier conquérant.

Muni de ces constatations précises, on s’expliquera mieux l’exorde mélancolique de la Vie de Henri Brulard. La plupart des femmes qu’il a aimées, dit-il, ne l’ont point honoré de leurs bontés. Il fut « habituellement amant malheureux. » Le compte est bientôt fait de ses victoires. « Dans le fait, je n’ai eu que six femmes que j’ai aimées… avec toutes celles-là et avec plusieurs autres, j’ai toujours été un enfant : aussi ai-je eu très peu de succès. » Il se proclame encore « l’un des hommes de la cour de Napoléon qui a eu le moins de femmes. » Malgré tout, elles « l’ont occupé beaucoup et passionnément. » Et il faut reconnaître en effet que ses échecs n’ont point fait tort à son expérience passionnelle : ils ont pu blesser la vanité de l’homme, ils n’ont pas diminué l’autorité de l’analyste en de tels sujets : bien au contraire. Mais nous renonçons à le suivre dans le dédale de sa casuistique amoureuse, n’ayant eu d’autre objet que d’établir ici à quel point la timidité et ses conséquences ont empoisonné la carrière de cet original. En ceci comme en tout le reste, il chercha souvent à donner le change à ses amis, et, « habituellement amant malheureux, » s’efforça de passer néanmoins pour un heureux coquin. Car telle est la croyance de son cousin Colomb : telle est encore aujourd’hui celle de certains beylistes, trop faciles à se laisser rétrospectivement duper par l’inconscient comédien que fut leur maître.

La plus révélatrice des manifestations de cette timidité foncière que la terreur des conventions sociales conduisait parfois jusqu’à des actes de désespoir et de folie, c’est assurément la série des préceptes ésotériques dont nous tenons de Mérimée les formules, et par la vertu desquels Beyle cherchait sur le tard à façonner la jeunesse à son exemple. Une des grandes causes de nos tourmens, disait-il d’un ton doctoral, c’est la mauvaise honte. Pour un jeune homme, entrer dans un salon est toute une affaire. Il s’imagine que chacun le regarde, et meurt de peur qu’il n’y ait quelque chose dans sa tenue qui ne soit pas absolument irréprochable : « Je vous conseille ma recette d’autrefois, ajoutait-il : entrez avec l’attitude que le hasard vous a fait prendre sur l’escalier, convenable ou non, peu importe. Soyez comme la statue du Commandeur, et ne changez de maintien que lorsque l’émotion de l’entrée aura complètement disparu. » Singulier précepte, en vérité ! N’est-ce point, conçu à rebours par une imagination baroque, ce qu’on nomme l’ « esprit de l’escalier, » l’infirmité du timide qui ne sait être lui-même que dans l’antichambre, avant ou après la visite. Mais, outre que le débutant sera plus troublé, plus éloigné du naturel avant l’accomplissement de ce devoir social qu’après s’en être acquitté, l’affectation de fixité, l’évocation du Commandeur gâtent le conseil. On verra quelque étonnement se peindre sur les visages, quelque inquiétude se manifester dans l’assistance, à l’aspect de ce personnage de pierre. Il attirera l’attention qu’il voudrait détourner de sa personne. Bien loin que son émotion disparaisse rapidement, elle aura plutôt sujet d’être prolongée, augmentée même sans limites, si les deux parties en présence persévèrent dans leur ligne de conduite : la réunion toujours plus surprise devant ce visiteur anormal, le nouveau venu jugeant ces mondains doués de moins de prévenance encore qu’il n’était en droit de l’espérer, s’il fût entré sans former une résolution si bizarre. Lubie profondément symbolique d’ailleurs, car telle fut précisément l’attitude constante de Stendhal dans le vieil édifice conventionnel qui est la société de nos semblables : embarrassée jusqu’à l’angoisse dans le fond, prétentieuse au suprême degré dans l’apparence. Peu « conforme » au total, et outrant encore le non-conformisme dans l’espoir toujours déçu d’échapper au verdict de l’opinion à force d’en braver les sentences.

Il est facile en effet de constater que cette tentative désespérée pour dompter l’opinion en la brutalisant n’est pas isolée dans le beylisme. Tout à fait du même ordre est la beaucoup plus célèbre recette pour oser les aveux difficiles en amour, — recette qui fut mise en pratique par Julien Sorel auprès de Mme de Rénal : — se donner cinq minutes pour se préparer à l’effort suprême de dire : Je vous aime, et se regarder à jamais comme un lâche en cas de recul. Au surplus, « l’air et les termes dans lesquels vous ferez votre compliment importent peu. » Ici, il faut l’avouer, la provocation absurde s’adressant non plus à la collectivité, mais à l’individualité, garde quelque chance de réussite, il suffit que la propension à faire une folie soit égale de part et d’autre, ce qui ne saurait jamais arriver dans le cas précédent, une réunion mondaine étant nécessairement moins impressionnable ou suggestible qu’une jolie femme dans le tête-à-tête. Et pourtant, il ne semble pas que le moyen ait réussi à Beyle lui-même aussi bien qu’au héros du Rouge, sauf dans les cas où il était à peu près superflu, en présence de forteresses toutes prêtes à capituler, quel que fût le mode d’approche de l’assaillant. Au contraire, sa correspondance prouve qu’il froissa profondément par des procédés de ce genre, et plutôt moins vifs, la femme qu’il a le plus sincèrement aimée et le plus inutilement poursuivie. Il suffit de lire ses lettres [empêtrées de Varèze et de Florence, en juin 1819, pour juger de l’effet produit sur Mme Dembowska par la mise en œuvre du beylisme.

Cependant, de même qu’il inventa des palliatifs assez efficaces contre sa laideur, — habits « bronze-cannelle, » jabots superbes et doubles gilets dans sa jeunesse, cheveux teints et dandysme persévérant sur le tard, — Beyle a trouvé contre sa timidité persistante des recettes moins radicales et plus utiles que celles dont nous venons de donner une idée. Il ne les a point codifiées sans doute avec autant de soin que les précédentes, mais ses écrits autobiographiques nous les montrent constamment employées par lui afin d’écarter de son existence épicurienne le souci de l’effort. La plus efficace, quand il est possible d’y recourir, c’est le silence, la non-action dans la société. Nul n’en fut davantage épris que Stendhal : il dépasse en ceci son maître Rousseau, au point de s’attribuer l’invention du terme « payer son écot, » — qui vient en réalité de Jean-Jacques, à peine modifié, — pour exprimer le fait de fournir, contre son gré, mais le plus brièvement et le plus efficacement possible, sa quote-part aux plaisirs de la conversation commune. Il intitule un chapitre de son Journal : La vie et les sentimens du silencieux Henri[8]. « Volontiers, dira-t-il plus tard[9], je tombe dans le silence du bonheur, et, si je parle, c’est pour « payer mon billet d’entrée. » Nous avons vu combien il se reprochait, chez les Daru, son mutisme involontaire, mais il trouva par la suite des milieux plus propices à sa « paresse » intellectuelle, et ce fut dans la ville où il les rencontra le plus nombreux qu’il fixa pour jamais sa patrie d’élection, qu’il rêva de planter définitivement sa tente. A ses yeux, le charme le plus exquis des exquises loges de la Scala, c’est que, aimant mieux écouter que parler, on en rencontre la possibilité dans ces petits salons où règne une si incroyable « bonhomie. » L’abstention sera plus facile encore dans le café voisin de ce théâtre idéal, car on y trouve des marquis milanais pour vous prendre par la boutonnière, et vous raconter, une nuit durant, leurs amours, sans qu’on ait seulement la peine d’ouvrir la bouche : cependant que leur récit, animé d’un feu dévorant, d’une passion sincère, ouvre les jours les plus inattendus sur la nature humaine. Double profit par conséquent, bonne fortune où l’analyste du cœur trouve son compte autant que l’ennemi de la parole : « A peine cent mots à répondre en quatre heures ! » Si le marquis amoureux fait défaut, on peut aussi faire là dix-huit parties de billard « sans dire la valeur de dix lignes. » Quelques pas encore en suivant la rue voisine, et vous voici dans le salon que préside la fille du génie de ces lieux, du maestro Vigano, cet homme sublime, dont les ballets sont plus « romantiques » que les drames de Shakspeare. Chez la Nina Vigano, pas de cérémonies superflues : « On va en bottes, archibottes, écrit énergiquement le correspondant du baron de Mareste, et, souvent, je n’y prononce pas un mot[10]. » Là on s’étend sur un canapé, et on se laisse charmer. Soirées bienheureuses, qui firent de Beyle un Milanais par la nationalité élective ! Éloigné de ce paradis, il eut encore la joie de retrouver Milan à Paris, sous la Restauration, dans les salons de la Pasta, qu’il ne quitta plus, et dont la fréquentation lui fit tort auprès de ses relations plus doctrinaires. Mais, quoi ! il adore « n’être pas obligé de parler. »

Toutefois, un silence trop obstiné, qui l’eût fait négliger par les maîtresses de maison soucieuses de l’amusement de leurs invités, aurait été néfaste à la satisfaction de ses goûts les plus chers. Les salons ne demeuraient-ils pas, avec les livres, un champ d’élection pour ses études sur l’âme humaine ? Aussi, avant qu’il eût enfin cessé d’être « muet par paresse, » c’est-à-dire avant le 15 septembre 1826, cet homme de quarante-trois ans avait trouvé quelques procédés pour se faire bien venir dans les cercles choisis qu’il fréquentait. Il « payait son billet d’entrée » par des anecdotes, genre de contribution dont il s’acquittait sans effort. L’anecdote est en effet une tranche d’observation de la vie, et l’observation de la vie fut le domaine propre de notre psychologue. De plus, ces petits récits piquans se préparent, se polissent à loisir dans le silence du cabinet, sans même risquer d’essouffler, grâce à la brièveté de l’ouvrage, la plus courte haleine littéraire. Ils forment la suprême ressource des causeurs qui n’ont point reçu du ciel l’imagination primesautière et la veine facile. Ce fut donc bien longtemps le mode de paiement favori de Stendhal, débiteur de ses relations mondaines. Si ses succès en ce genre ne lui acquirent pas d’abord la réputation d’homme d’esprit, ainsi qu’il en convient lui-même, ils préparèrent sans doute l’éclosion tardive de cette renommée, et en soutinrent l’instable édifice : car ces échappées ouvertes à l’improviste sur les chambres secrètes de l’âme par un tempérament fait pour les explorer mieux que tout autre, sont les plus durables fruits de l’esprit de Beyle ; et certaines sont demeurées célèbres, grâce au souvenir qu’en avaient conservé ses amis[11].

Les anecdotes érotiques avaient ses préférences dans les réunions d’hommes, ou dans le sein des groupemens sans « vanité » de la société italienne : en ce genre, le XVIIIe siècle polisson, et les œuvres de Collé lui fournissaient quelque matière. Toutefois, sa spécialité fut de bonne heure l’anecdote napoléonienne. Car, protégé réel et favori prétendu d’un des grands personnages de l’Empire, il avait approché la cour des Tuileries : son regard aigu, sa mémoire assez fidèle à conserver les traits piquans, le servaient favorablement en ceci. Il nous fait assister quelque part à la cuisine préparatoire, par laquelle il transformait, en ragoûts appréciés de sa clientèle mondaine, les matériaux d’histoire anecdotique que lui fournissaient ses souvenirs. C’est durant son grand séjour milanais : « J’ai fait venir de Berlin, — lisez Paris, c’est ici le langage conventionnel de M. de Stendhal, officier prussien en congé, — un manuscrit qui se compose d’une vingtaine d’anecdotes sur Napoléon, vraies, bien choisies, et non pas écrites par des laquais… pour le prêter après m’être fait convenablement prier… sous prétexte de danger… à de belles Italiennes. Puis, la curiosité étant à son comble, je me suis laissé séduire, et j’ai raconté deux anecdotes tellement secrètes, tellement dangereuses, que je ne puis les avoir écrites. » Quand il est présenté à lord Byron, c’est sa réputation d’acteur particulièrement renseigné sur l’épopée de la veille qui, seule, lui attire pour un instant l’attention du dédaigneux patricien. Et, lors de ses tardifs débuts diplomatiques, il croit encore devoir préparer, avant de se rendre à un dîner officiel, « les phrases les plus piquantes de sa gibecière. » Au surplus, rien de moins assuré que l’authenticité de ses récits, surtout quant au rôle qu’il s’y prête, et nous touchons ici à l’un des traits les plus caractéristiques de sa personnalité morale. Jean-Jacques s’avouait « fabuleux. » Stendhal se reconnaît porté à la « mascarade, » entendez par là supercherie, plus ou moins innocente : toute sa vie n’a pas été autre chose en effet qu’une longue mascarade, si l’on veut bien employer cet euphémisme aux lieu et place du mot plus explicite de mensonge. Son biographe Colomb, plus porté cependant à atténuer qu’à souligner les faiblesses d’un parent déjà glorieux, a dit de lui : « Il convenait qu’il mentait à tout venant comme chante la cigale, » et Mérimée, l’un de ses plus intimes familiers, ajoute : « Personne n’a su exactement quels gens il voyait, quels livres il avait écrits, quels voyages il avait faits. »

N’est-il pas caractéristique que le mensonge officiel ait commencé pour lui dès son début dans la vie active, avec ce faux certificat par lequel ses protecteurs lui assurèrent l’épaulette sans aucun stage préalable, à la façon des marquis de l’ancien régime ? Cette initiale duperie a de quoi nous rendre circonspects sur les autres épisodes dont il émailla plus tard le récit de sa courte carrière militaire. Tout en reconnaissant que son attitude sous l’uniforme dut être correcte et même courageuse à l’occasion, nous avons le droit de rester sceptiques, et devant le certificat accordé par le général Michaud à son jeune aide de camp, et surtout devant cette prétendue conquête de deux canons dont il se vantait volontiers par la suite, bien qu’elle ne soit pas même mentionnée dans ce document déjà suspect. Son Journal avoue sans détours les fréquentes hâbleries dont il régale Mlle Louason. Il détaille à cette beauté cruelle, pour la faire rougir de ses rigueurs, tantôt ses amours triomphantes avec une jeune fille du plus grand monde, qui, en réalité, le reconnaît à peine quand elle le croise dans la rue ; tantôt ses rendez-vous avec une femme mariée de province, personnage entièrement imaginaire, et créé de toutes pièces par notre apprenti Lovelace. Cette dernière invention lui procure « des sujets de conversation qui ont toute la grâce possible » et justifie une aimable fatuité dont s’émerveille la jeune tragédienne. Par malheur, le don Juan fictif a quelques appréhensions sur la durée possible et les suites éventuelles de cette comédie, car il « a déjà failli se couper : » mésaventure qui lui arrivera plus d’une fois tout de bon, au cours d’une existence tout entière brodée sur une trame mensongère. Et, peut-être, si, vers 1820, certains Milanais, le soupçonnant d’affiliation à la police internationale de la Sainte Alliance, — tandis que les autorités autrichiennes le croyaient carbonaro, — finirent par lui rendre impossible, à force d’avanies, le séjour de cette cité enchanteresse, c’est que, au bout de sept années, chacun avait percé à jour quelques-unes de ses innombrables mascarades. Mascarades fort innocentes d’ordinaire, et même désintéressées pour la plupart : mais il eût fallu trop de pénétration pour les voir en partie pathologiques, ainsi qu’elles l’étaient en réalité : et l’opinion italienne les attribua donc sans hésiter à quelque nécessité professionnelle inavouable.

Nous l’avons dit, la période de sa vie qui fournit les matériaux les plus favorables aux constructions fantaisistes dont se satisfaisait son imagination complaisante, ce fut l’heure brillante, où, commissaire des guerres, puis auditeur au Conseil d’État, il prit, sous l’égide des Daru, sa petite part aux derniers actes de la tragédie napoléonienne. Nous pouvons même ici, grâce à son scrupuleux historien, M. Chuquet, surprendre facilement le secret de ses gasconnades. Comme celui de tous les hâbleurs par tempérament, son système consistait à exagérer peu à peu des faits véridiques, jusqu’à ne plus discerner lui-même dans ses souvenirs la réalité de la fiction. En effet, la mémoire, qui s’entretient d’un périodique rappel des faits dans le domaine conscient par les soins, de l’imagination, se montrera nécessairement infidèle, si l’imagination prépondérante se met au service d’un égotisme débordant pour déformer peu à peu les impressions dont elle a la garde. Ainsi Beyle assurera un jour avoir défendu presque seul un hôpital militaire contre une émeute de la populace allemande : or une lettre écrite par lui dès le lendemain, réduit cet événement aux proportions d’une échauffourée de garnison, à la répression de laquelle il ne prit d’ailleurs aucune part. Il se vantera souvent d’avoir levé une contribution de guerre bien au-delà du chiffre prescrit, en sorte que cette prouesse administrative lui aurait valu de l’Empereur ce compliment laconique : « C’est bien. » Légende héroïque en son genre, et digne d’une gravure de Raffet, si le génial évocateur de l’épopée impériale en eût consacré quelques-unes aux ronds-de-cuir en campagne ; mais pure fantaisie du narrateur : car ce fut Martial Daru qui leva, au vrai, la contribution, sans peine et sans nulle surenchère.

Son thème favori, la retraite de Russie, ne fut pourtant pas déformé par lui dans le sens que nous venons d’indiquer. Tout au contraire, il s’appliqua d’ordinaire à diminuer les proportions de ce grand événement plutôt qu’à les augmenter. Mais, outre la satisfaction de soutenir un paradoxe, le narrateur trouvait encore dans cette attitude imprévue l’avantage de mettre d’autant mieux en relief le sang-froid parfait qui lui permit de digérer cet épisode titanesque « comme un verre de limonade, » car sa tranquillité rétrospective était un sûr garant de son héroïsme à l’heure du danger réel. A son avis, le triomphe de Napoléon n’avait tenu qu’à peu de chose : en 1794, les armées de la République eussent marché droit sur Pétersbourg après l’incendie de Moscou, et signé la paix dans la résidence des tsars. Par malheur, en 1812, la seule pensée de ce coup d’audace faisait frémir « nos riches maréchaux et nos élégans généraux de brigade. » Même après qu’on eut commis la faute de mettre l’armée en retraite, les choses pouvaient encore se passer sans trop de désordre : il eût suffi que le chef d’état-major de la Grande Armée montrât moins d’incapacité et d’inertie, ou que le commandement suprême gardât quelque énergie. Mais l’Empereur n’osait plus faire fusiller les mauvaises têtes à l’heure du déclin de son étoile, et c’est pourquoi la débandade ne put être évitée. Telle qu’elle fut enfin, et malgré l’auréole du martyre qui a été posée par l’histoire sur le front de ses participans, la Retraite n’aurait rien eu de si exceptionnellement tragique, à en croire notre administrateur. Il résume les deux phases principales du drame en ces termes : tant qu’on mourut de faim, jusqu’à la Bérésina, il ne faisait pas trop froid ; dès qu’il gela à pierre fendre, on trouva de quoi vivre dans les riches villages polonais. Au total, il n’y eut rien de si simple, et ce fut à Paris seulement que, pour sa part, il commença de se figurer qu’il avait échappé à quelque grand péril.

Tout cela est fort bien, et des témoins oculaires ont en effet rendu justice à son sang-froid, en particulier lors du passage de la Bérésina, qu’il sut traverser assez tôt pour éviter toute difficulté. Mais il ne faut point oublier que cette insouciance lui était singulièrement facilitée, au moins en comparaison du reste de l’armée. Il voyagea sans cesse en calèche, absolument libre de ses mouvemens, avec, sans aucun doute, des privilèges personnels sur la nourriture et sur les fourrages qu’il était précisément chargé de procurer. Puis, le jour où il sentit son énergie céder, il prit tout simplement la poste, sous prétexte de santé, et se rendit d’une traite à Kœnigsberg, sans regarder derrière lui, pour assister, le soir même de son arrivée, à une représentation de la Clémence de Titus. Une pareille retraite est certes plus analogue, si nous acceptons sa singulière comparaison, à un « verre de limonade, » que ne le fut, dans la neige implacable, celle des fantassins de nos régimens décimés.

Il est superflu de poursuivre l’énumération des hâbleries que lui inspirèrent les épisodes ultérieurs de sa carrière officielle, la sûre érudition de M. Chuquet ayant fait bonne justice de ces fantaisies, et démontré qu’il n’est jamais permis de croire Beyle sur parole. Que ce soit par exemple au sujet de ses opinions républicaines d’enfance, ou à propos de ses duels, dont un seul fut réel, et d’ailleurs peu dangereux, ou encore à la lecture des deux articles nécrologiques anticipés qu’il écrivit sur lui-même en 1822 et 1837, et qui sont véritablement « menteurs comme des épitaphes, » partout on le prend la main dans le sac, en flagrant délit de fausseté[12]. Faussetés plus vénielles furent ces innombrables pseudonymes, dont on a compté jusqu’à soixante-deux dans sa correspondance. On sait qu’il attribua presque tous ses ouvrages à des auteurs fictifs, dont M. de Stendhal ne fut que le plus écouté du public à ses débuts, et, en conséquence, le plus souvent utilisé dans la suite par son inventeur. A la longue, cet officier berlinois a pour ainsi dire substitué sa personnalité à celle de son Sosie, et, par une juste revanche de la véracité offensée, il a diminué la popularité du nom de Beyle, si obstinément masqué par son propriétaire légitime.

Au lendemain de sa mort, un critique de la Revue des Deux Mondes qui l’avait personnellement connu, Auguste Bussière, écrivait[13] : « Tantôt officier de cavalerie, tantôt marchand de fer, tantôt douanier, tantôt femme et marquise, de Stendhal, Lisio, Visconti, Salviati, Birbeck, Strombeck, le baron de Botmer, sir William R… Théodose Bernard (du Rhône), César Alexandre Bombet, Lagenevais, etc., c’est une comédie qu’il s’est donnée à lui-même durant toute sa vie : il fait bon le voir riant sous cape, en dedans, et les lèvres pincées, jusqu’au moment où une terreur panique vient l’assaillir au pied de ce théâtre fantastique qu’il s’est dressé sous son bonnet de nuit, et le fait fuir en renversant toiles et banquettes. Ce moment, où il craint d’être découvert, revient pour lui presque tous les jours, mais surtout les jours où il a publié quelque livre nouveau… On le voit disparaître tout à coup et tout de bon. On le cherche : il est en voyage… il fuit sa pensée produite au grand jour… il fuit jusqu’à ce nom imaginaire qu’il s’est donné à la première page, et dans lequel il tremble lui-même de se reconnaître. » Et le critique, publiant une sorte de notice autobiographique qu’il obtint en 1838 de Beyle, cette fois déguisé en Darlincourt, ajoute qu’elle lui fut remise « avec toutes sortes de petits mystères, et le pseudonyme obligé[14]. »

L’excellent Colomb a écrit de son côté : « Il aimait extrêmement à défigurer son nom, en y retranchant ou ajoutant quelque lettre : c’était également un plaisir charmant pour lui que de s’attribuer un titre ou une profession supposée. » Surtout, ajouterons-nous ici, quand cette attribution était susceptible de le rehausser aux yeux de ses relations de passage ou de ses voisins de table d’hôte. C’est ainsi que, retrouvant en 1811 Mme Pietragrua, et reprenant auprès d’elle des assiduités interrompues dix années auparavant, il lui donnera une « idée embellie » de sa situation présente, exagérant sans doute à plaisir les faveurs du comte Daru, et même les attentions de l’Empereur à son égard. « Une fois entré dans cette voie, poursuit Colomb, il en usait de même avec sa famille. Obligé de donner son adresse au tailleur ou au bottier, ce n’était qu’exceptionnellement qu’il leur livrait son nom : cela donnait lieu souvent à des quiproquos où sa gaîté trouvait un aliment ; ainsi, on le demandait tour à tour sous les noms de Bel, Bell, Beil, Lebel… A Milan, il se donnait pour un officier supérieur de dragons, licencié en 1814, et fils d’un général d’artillerie[15]. » L’indulgent biographe conclut avec détachement : « Tous ces petits contes n’étaient que plaisans ; jamais il n’en retira d’avantage qu’un peu d’amusement pour lui. » Ce n’est pas notre avis. Sans vouloir nier le côté inconscient et inoffensif de pareilles manies, nous remarquerons que la conquête facilitée de Mme Pietragrua fut un « avantage. » Avantage aussi la réception plus aimable réservée par les loges de la Scala au commandant de dragons, ou l’aspect plus dégagé que prend la dédicace à Napoléon, placée en tête de l’Histoire de la Peinture en Italie, dès qu’elle est signée : « Le soldat que vous prîtes à la boutonnière à Goerlitz. » En revanche, de nombreux désagrémens furent les conséquences de ces mascarades, nous n’en doutons point : la plus sensible dut être l’exil de Beyle hors du territoire de sa patrie adoptive, en 1820. Mais son amour-propre, extrêmement susceptible, était facilement guéri par son humeur mobile, et, au total, peu capable de garder la cicatrice d’une blessure ancienne. Rien ne modifia donc en lui une disposition incorrigible, une déviation mentale dont il n’était pas responsable.

Inutile d’insister sur ses autres manies de dissimulation : celle qui lui faisait écrire sur ses bretelles ou sur la ceinture de son pantalon les bulletins de ses victoires sentimentales ; celle qui l’engageait à user dans ses manuscrits intimes de puériles inversions syllabiques : kainepubli, pour républicaine : gionreli, pour religion : téjé pour jésuite : sraip pour pairs de France. D’ordinaire le sens général de la phrase trahit aussitôt la signification de ces mots bizarres, et ils ne sauraient arrêter un seul moment des esprits tant soit peu éveillés. Il est vrai que ses précautions s’adressaient surtout à la police, au cabinet noir, fort redouté de Stendhal, à tort ou à raison, parce qu’une légère manie des persécutions ne cessa jamais de veiller au fond de son être. Or il écrit quelque part, de façon assez topique, qu’il ne faudrait pas sans doute beaucoup d’intelligence pour percer à jour ses médiocres stratagèmes, mais que « l’intelligence est chère, » et que les mouchards recrutés au rabais par le service des renseignemens secrets n’en ont même pas en quantité suffisante pour une si facile besogne.

Soit, passe encore pour l’incapacité des mouchards ; mais compta-t-il véritablement aussi, durant la Restauration, sur l’effet protecteur de ses intermittentes protestations d’amour et de dévouement pour les Bourbons, aussi bien que pour la Charte, « ce chef-d’œuvre de génie et de bonté dont les nations étrangères savent admirer l’auteur[16] ? » C’est d’ordinaire en de petites notes dissimulées au bas des pages qu’il place des effusions si imprévues, tandis que le contexte de ses ouvrages trahit à chaque ligne le bonapartiste par esprit d’opposition, le jacobin par dépit d’ambition, le romantique révolté contre l’ordre social en général. Malices cousues de fil blanc, en vérité, et précautions peu faites pour tromper des lecteurs que son incapacité de jugement sur les rapports entre humains lui montraient véritablement plus naïfs encore qu’ils ne le sont en réalité.


IV

Les déviations de l’imagination tiennent de fort près à celles de la sensibilité, qui est sous l’influence immédiate des représentations de notre fantaisie. C’est pourquoi Beyle a bien pu jouer pour la galerie l’impassibilité satanique, mais n’a point fait illusion à ses intimes, — et moins encore à la postérité désormais confidente de ses manuscrits secrets, — sur l’extrême sensitivité de son tempérament. Déjà Colomb, si superficiel d’ordinaire en sa psychologie, empruntait ce trait frappant aux papiers inédits[17] : « Ma sensibilité est devenue trop vive. Ce qui ne fait qu’effleurer les autres me blesse jusqu’au sang. Tel j’étais en 1799, tel je suis encore en 1840. Mais j’ai appris à cacher tout cela sous de l’ironie imperceptible au vulgaire. » Traçant son propre portrait sous le nom de Roizard, Beyle écrivait encore[18] : « Un mot touchant, une expression vraie du malheur entendue dans la rue, surprise en passant près d’une boutique d’artisans l’attendrissaient jusqu’aux larmes. Mais s’il y avait la moindre pompe, — sostenutezza, — la moindre possibilité d’affectation dans l’expression d’une douleur, quelque légitime qu’en fût le motif, alors il n’y avait plus que l’ironie la plus piquante dans les regards et dans les mots de Roizard. » Traduisez : mais il ne fallait pas toutefois qu’il se mêlât à l’expression du sentiment éprouvé la moindre retenue, le moindre souci des convenances, de l’usage, et le moindre respect du spectateur. Un cri de bête blessée, en quelque sorte, ou sinon l’instinct antisocial l’emportait dans le cœur de notre réfractaire sur la compassion toute physique du sensitif : il ne voyait plus dans le malheureux qu’un comédien de « vanité, » et l’expression « sardonique, » ou « satanique » se plaçait d’elle-même sur ses traits.

Le Journal de jeunesse accuse « une sensibilité poussée à des excès qui, racontés, seraient inintelligibles à tout autre qu’à Félix (Faure), et, même pour celui-là, il faut parler longtemps. » Ailleurs on lit : « Si je vis, ma conduite démontrera qu’il n’y a pas eu d’homme aussi accessible à la pitié que moi. La moindre chose m’émeut, me fait venir les larmes aux yeux : sans cesse la sensation l’emporte sur la perception, ce qui m’empêche de suivre le moindre projet. En un mot, il n’y a pas eu d’homme meilleur que moi en dispositions. » On croirait entendre Rousseau s’attendrissant sur la sensibilité de son cœur, après avoir brutalisé sans sujet quelque Hume ou quelque Diderot.

C’est à cette sensitivité si prompte à passer par toute la gamme des impressions les plus contradictoires, à se porter en un instant d’un extrême à l’autre, qu’il faut demander chez Beyle le secret et de ses confiances « éperdues et stupides, » et de ses méfiances brusques, irrésistibles, soudain cabrées dans un sursaut de réaction défensive, les « méfiances folles » de Julien Sorel. Voici sur ce point une confidence de Brulard qui nous sera précieuse par son évidente sincérité. Il admira, dit-il, « éperdument » certaines personnalités de son entourage, le bibliothécaire Ducros, le mathématicien Gros (portraituré dans Leuwen), le négociant Rebuffel, mais il fut loin, de se conduire en leur présence de façon à éveiller dans leurs cœurs une sympathie réciproque. « Même je fus avec eux comme je fus plus tard avec les êtres que j’ai trop aimés, muet, immobile, stupide, peu aimable, et quelquefois offensant à force de dévouement et d’absence de moi. Mon amour-propre, mon intérêt, mon moi avaient disparu en présence de la personne aimée, j’étais transformé en elle[19]. » Et il ajoute plus loin : « Un de mes malheurs a été de ne pas plaire aux gens dont j’étais enthousiaste (exemple : Mme Pasta et M. de Tracy)… De même, je manque souvent l’exposition d’une doctrine que j’adore. On me contredit, les larmes me viennent aux yeux, et je ne puis plus parler. Je dirais, si je l’osais : Ah ! vous me percez le cœur. » Et ces admirations attendries n’ont même pas besoin de fondemens bien solides pour lui inspirer de singuliers transports. Se trouve-t-il au Théâtre-Français, en 1814, à côté d’un jeune officier russe du corps d’occupation, le seul aspect de ce voisin de hasard lui arrache l’étonnante effusion que voici[20] « Cet aimable officier, si j’avais été femme, m’aurait inspiré la passion la plus violente, un amour à l’Hermione. J’en sentais les mouvemens naissans. J’étais déjà timide. Je n’osais le regarder autant que je l’aurais désiré ; si j’avais été femme, je l’aurais suivi au bout du monde. » Voilà une nouvelle espèce de mimétisme assez inattendue, n’est-il pas vrai ? Et l’on reste encore plus surpris de voir un monsieur de l’orchestre imiter les attitudes d’Hermione, qu’un auditeur au Conseil d’Etat celles du comte Regnault.

Une lettre adressée à Colomb, en 1829, raconte la présentation de Beyle à lord Byron, en 1816, dans une loge de la Scala. Pour le plaisir du poète, on cherche à faire parler le fournisseur ordinaire des anecdotes napoléoniennes. Or toute conversation lui est impossible à ce moment : « J’étais rempli de timidité et de tendresse. Si j’avais osé, j’aurais baisé la main de lord Byron en fondant en larmes : je voulus parler, et je ne dis que des choses communes. » Vers la fin de la soirée, le dieu s’adresse à Stendhal comme au seul assistant qui sache l’anglais, afin d’obtenir des indications précises sur le chemin à suivre pour rentrer chez lui : « Je voyais qu’il allait se tromper. De ce côté de Milan, à minuit, toutes les boutiques sont fermées : il allait errer au milieu des rues solitaires, peu éclairées et sans savoir un mot de la langue. Par tendresse, j’eus la sottise de lui conseiller de prendre un fiacre. À l’instant, une nuance de hauteur se peignit sur son front : il me fit entendre, avec tout ce qu’il fallait de politesse, qu’il me demandait l’indication des rues, et non pas un conseil sur la manière de les parcourir. » En ce passage, et plus encore dans ce que Stendhal a écrit ailleurs sur Byron, l’on sent que le pair d’Angleterre fait tort à l’auteur de Parisina dans l’esprit de son interlocuteur. Et tel était d’ordinaire pour notre homme l’antidote à ses enthousiasmes sans frein. Ces grands personnages par l’esprit, qu’il élevait de loin sur ses autels, se trouvaient, vus de près, posséder une situation dans le monde : lord Byron, des ancêtres normands ; Napoléon, une couronne ; M. de Tracy, un salon ; sir Walter Scott, un titre nobiliaire. Et, par là, n’étaient-ils pas, dans le style de Julien Sorel, des « canailles » de façon exactement proportionnelle à leur part de prépondérance sociale ? Sous l’influence de ces sentimens antagonistes, Beyle se forgera son singulier Bonaparte, ce problème parmi les problèmes de la psychologie stendhalienne, ce dieu, dont son adorateur, éperdu d’amour dans la dédicace de la Peinture en Italie, écrira dans Napoléon : « Une croyance presque instinctive chez moi, c’est que tout homme puissant ment quand il parle, et à plus forte raison quand il écrit. » Tels sont les jeux alternés d’une sensibilité dépourvue d’équilibre : en matière de goût, comme en matière d’amour, elle passe sans transition de l’extase au dénigrement.

C’est d’ailleurs la seconde disposition qui domine dans l’œuvre de Beyle. On constate trop souvent, chez cet homme si véritablement intelligent, une étonnante inaptitude à comprendre les gens qui ne partagent pas ses convictions innées, un besoin de les juger par ses nerfs plutôt que par son cerveau. C’est sérieusement qu’il se demande à propos de Bossuet : Etait-il de bonne foi ? ou qu’il attribue toute la polémique de Burke contre la France révolutionnaire à la pure envie, soutenue par l’espoir « d’obtenir une place dans les finances pour son fils. » Il n’admet pas toujours, malgré ses essais initiateurs sur la psychologie des races, que certains cerveaux soient constitués autrement que le sien, grandis dans un milieu physique et dans une atmosphère morale différente. « Il ne pouvait croire, dit Mérimée, que ce qui lui semblait faux pût paraître véritable à un autre. » Une telle étroitesse de vue peut être une qualité précieuse à l’homme d’action ; elle apporte sans doute une infirmité irrémédiable au moraliste et à l’historien. Le Touriste prétend donc à tort avoir obéi au conseil de Cuvier, qui, afin d’écarter le dégoût qu’inspirent certains gros vers, conseille d’étudier leurs mœurs. Pour sa part, il n’a pas souvent tenu compte de cet avis et n’a guère étudié que les vers dont son parti pris faisait, par anticipation, le germe de papillons diaprés. Il s’est contenté d’injurier les autres.


V

Il nous reste, en terminant cette esquisse, déjà trop poussée peut-être au gré de la patience du lecteur, à noter certaines singularités dont la classification n’est pas facile, mais qui contribueront pour leur part à fixer notre jugement sur le fuyant personnage dont nous avons entrepris le portrait. Devons-nous compter, parmi ses manies d’irresponsable, l’admiration, voulue peut-être et provocatrice, qu’il professa pour les anormaux du sentiment, pour Antinoüs, Gilles de Rais, tout prêt à chercher des dispositions analogues chez Napoléon, et plus haut encore ? Nous pouvons cataloguer en tous cas sous cette rubrique les fous rires étranges dont il contait un accès à Mérimée, celui qui suivit la constatation de visu des perfidies de Mme Pietragrua à son égard. D’abord le spectacle de son malheur lui sembla la scène la plus bouffonne, et sa seule préoccupation fut de ne pas se trahir par un éclat d’hilarité trop bruyante. Ses amis se montrèrent frappés ce jour-là de la gaîté de ses traits. Puis, ce fut, pour dix-huit mois sans trêve, la prostration, l’« abrutissement. » Son reflet, Lucien Leuwen, a de ces réactions nerveuses inattendues : dans la société légitimiste de Nancy, il rit des ridicules qu’il observe, mais ce rire, justifié peut-être en sa source, se produit par accès soudains et incompressibles. Enfin, sur le soir de sa vie, c’est encore en « éclatant de rire » que Stendhal lira l’article de Balzac qui l’a envoyé à la postérité.

De même ordre sont les curieuses obsessions verbales qu’il subit fréquemment : on dirait que, pour définir un caractère de race ou de personne, il lui faille à tout prix un double adjectif, orné de quelque allitération mystérieuse, capable alors de revêtir à ses yeux une sorte de vertu cabbalistique ou « satanique. » Il écrit dans son Journal de Grenoble, en 1814, après avoir dit l’ennui que lui inspirent les types provinciaux de sa ville natale : « Je ne trouve pas le nom satanique convenable exprimant bien la qualité dominante. J’ai été plus heureux pour les Français, que je proposais à ma sœur de nommer les vains-vifs, nom excellent et qui me fut suggéré par la vanité des conscrits observés sur la place Notre-Dame[21]. » De même, ayant constaté que, dans le cours de la conversation, la physionomie de l’étrange docteur Dupoirier change soudain, comme par l’effet d’un commandement intérieur, Lucien Leuwen se répétait mentalement un commandement ainsi conçu, en deux temps : « fripon-sombre. » Et plus loin, le même Leuwen ressentira une froideur « chaîne de puits[22], » épithète qui semble mériter sa place dans la langue satanique.

Le mot de « cristallisation » dont Stendhal s’attribuait l’invention, au moins dans le sens où il l’emploie, est l’un de ceux qui lui paraissaient le plus gros de sous-entendus dangereux, de profondeurs étranges, comme exprimant sans doute un de ses plus fréquens, un de ses plus inconsciens états d’âme. En réalité, c’est une trouvaille assez banale que l’emploi de ce terme pour marquer une tendance reconnue chez les amoureux depuis le déluge : celle d’embellir en imagination de tous les charmes qui leur viennent à l’esprit, l’objet de leur passion :


Et dans l’objet aimé tout leur devient aimable.


Beyle n’en ressent pas moins un perpétuel besoin d’expliquer ce substantif, et surtout de l’excuser. « Que le lecteur qui se sentira trop choqué par ce mot de cristallisation ferme le livre ! » Eh ! que n’a-t-il jamais rien écrit de plus choquant ! — Tel est, dans quelques-unes de ses manifestations les plus caractéristiques, ce curieux verbalisme dont il subit évidemment la hantise.

Un chapitre plus délicat à aborder, et qu’il nous faut effleurer néanmoins, c’est celui qui porte pour titre : Des fiascos, dans le livre de l’Amour. Julien Sorel, par son agitation nerveuse avant ses batailles sentimentales, par son attitude factice et empruntée à l’heure du berger est évidemment fort exposé à quelque défaillance, et les pages de l’Amour qui en discutent les raisons ordinaires, trahissent de façon patente des souvenirs personnels chez l’auteur. Il garde de plus la constante préoccupation de se donner des compagnons d’infortune, de montrer plus répandue qu’on ne pense une faiblesse dont il a souffert. N’a-t-il pas d’ailleurs raconté fort crûment dans les Souvenirs d’Égotisme, une scène de cabinet particulier d’où il appert que l’Octave d’Armance incarna certainement une des faces de la complexe personnalité de son créateur, et que telle fut l’opinion de ses amis parisiens[23]. Nous possédons, il est vrai, le témoignage contradictoire de Menta, qui trouva chez Beyle tout autre chose qu’un Octave. Excès opposé au précédent, mais parfois tout aussi symptomatique de l’absence d’équilibre nerveux : n’a-t-on pas signalé par exemple de semblables contrastes chez Maupassant, qui finit par en être victime ?

En résumé, ce n’était point pure affectation romantique que la préférence de Stendhal pour les jugemens artistiques du « jeune homme à l’œil hagard, aux mouvemens brusques, à la toilette un peu dérangée[24] » dont il aimait à suivre les pas et à recueillir les appréciations dans les galeries du Louvre. Il se sentait de cette complexion, et, loin de souscrire à sa dédicace vaniteuse au lecteur : « To the happy few, » c’est par l’exergue contraire : « To the unhappy few, » que nous exprimerions volontiers le danger d’une trop grande complaisance pour un état d’âme si évidemment établi en position d’équilibre instable. N’a-t-il pas rectifié parfois de sa propre main la devise orgueilleuse de ses heures exaltées : par exemple, lorsque, rejetant avec dédain le plat bonheur des Florentins trop raisonnables, il adjure le lecteur de préférer avec lui l’orage romantique et le malheur passionné de Rousseau ou de Byron, ce Rousseau d’outre-Manche ?

En terminant cette revue des particularités constitutionnelles qui créèrent l’égotisme de Stendhal, nous voudrions faire entrevoir dans son égotisme même l’explication des succès actuels de ce penseur. Humain, trop humain lui aussi, c’est-à-dire représentant cynique de l’humanité de son temps, Beyle partage et excuse à la fois les faiblesses de ses lecteurs ordinaires, ces fleurs de serres chaudes grandies dans les sphères intellectuelles de la société moderne. Si ce trait n’existait point en lui, ce serait véritablement une singulière aventure que l’essor de sa réputation, presque nulle de son vivant, si promptement épanouie après sa mon et dont nous allons rappeler les étapes principales. On sait qu’elle fut commencée par le médiocre autant que généreux article de Balzac, qui, d’ailleurs, n’est pas sans présenter, romantique lui aussi, plus d’une ressemblance moral avec l’auteur de la Chartreuse de Parme. Ayant fondé une revue qui devait s’arrêter, faute de matière et de lecteurs, à son troisième numéro, et manquant comme toujours de loisir pour rédiger la nouvelle inédite qu’il avait promise à ses abonnés, le grand improvisateur y substitua, par une rare et noble inspiration confraternelle, un dithyrambe en l’honneur d’un romancier son concurrent. Concurrent peu redouté peut-être, mais Beyle eut néanmoins toute raison de lui écrire en retour qu’un « tel désintéressement ne s’était jamais vu et ne se reverrait pas davantage[25]. » L’étude de Balzac, aussi ampoulée de forme que vide de fond dans sa partie laudative, se relevait quelque peu par des réserves critiques à la fois pénétrantes et modérées. Quelle qu’en fût la valeur, l’immense notoriété de son auteur ne pouvait manquer de lui prêter un certain retentissement. Il avait d’ailleurs touché au point sensible la vanité du public lettré en proclamant que, seuls, les esprits d’élite, les quelques centaines d’âmes privilégiées qui sont la tête de l’Europe pensante, étaient capables de s’élever à la « transcendance » des analystes de Beyle, de comprendre les finesses et les profondeurs diplomatiques de ce familier de la vie des cours, d’admirer le prétendu portrait de Metternich qu’est le comte Mosca, et le Pierre le Grand, bien digne d’un plus vaste champ d’action, que Balzac discerne dans le prince Ranuce-Ernest IV. Stendhal a dû bien rire devant une pareille appréciation, car Dieu sait s’il avait voulu faire un homme de génie de son autocrate minuscule, qui prend plutôt entre ses mains des airs de fantoche d’opérette. Il se voit d’ailleurs couramment traité de « fée, » d’« enchanteur » par son généreux confrère, qui reste « étourdi et stupide » devant la perfection de son analyse, et va jusqu’à proclamer « beaux comme Corneille » les dialogues incohérens de l’aliéné Ferrante.

Les lecteurs que cette réclame retentissante attira à la Chartreuse de Parme purent désormais se considérer en toute sûreté de conscience comme la pointe d’avant-garde de l’Europe intellectuelle, et dans leurs rangs se rencontra, par fortune, un des maîtres de conférences de l’Ecole normale, au temps de la plus brillante promotion qu’on y vit jamais : celle des About, des Perraud, des Sarcey. Les lettres de ce dernier reflètent, de façon assez inattendue chez un homme qui n’a jamais visé à la « transcendance, » ni à la « connaissance des cours, » l’enthousiasme inspiré à ces jeunes gens par le protégé de M. Jacquinet[26], dont le plus éminent auditeur, Hippolyte Taine, allait achever, à l’égard de Beyle, la réparation commencée par Balzac.

Un tel répondant mérite qu’on s’arrête davantage à examiner ses recommandations littéraires. Il connaît beaucoup mieux ce dont il parle et apporte une tout autre conscience dans ses jugemens critiques. Quand le jeune professeur, exilé au début du second Empire en ses ingrates fonctions provinciales, se prit à relire « de soixante à quatre-vingts fois » le Rouge et le Noir, il était préoccupé sans trêve de ses travaux impérissables sur l’Intelligence et sur la Volonté. Aussi apprécia-t-il avant tout dans Beyle l’analyste sûr des états exceptionnels et semi-pathologiques de l’émotivité humaine. Il goûta dans son romancier favori le psychologue et non le moraliste, fort mal connu d’ailleurs vers 1855, car les publications récentes de ses papiers inédits ont seules achevé d’éclairer son caractère véritable et ses dispositions fondamentales. C’est au psychologue que va le bel hommage qui ouvre l’Histoire de la Littérature anglaise : « On n’a pas vu que, sous des apparences de causeur et d’homme du monde, il expliquait les plus compliqués des mécanismes internes, qu’il mettait le doigt sur les grands ressorts, qu’il importait dans l’histoire du cœur les procédés scientifiques, l’art de déchiffrer, de décomposer et de déduire ; que le premier il marquait les causes fondamentales, j’entends les nationalités, les climats, les tempéramens ; bref, qu’il traitait des sentimens comme on doit en traiter, c’est-à-dire en naturaliste et en physicien, en faisant des classifications, et en pesant des forces. » Taine apprécie donc chez Stendhal l’analyste initiateur de la race et des individus représentatifs. Mais ne goûte-t-il pas davantage encore en son précurseur le familier des anomalies instructives de la vie psychique ?

Parcourons l’étude sur le Rouge et le Noir[27], où l’on retrouve l’enthousiasme de Balzac, où Stendhal est une fois de plus salué esprit supérieur, créateur, rare et grand, n’étonnant le public à dessein que pour s’isoler mieux de lui. Une nuancé marquée sépare toutefois les deux admirateurs, et le second nous renseigne bientôt sur ce qu’il goûte de préférence chez les héros beylistes. Il ne voit point en eux, comme jadis l’auteur de la Comédie humaine, des âmes rares et distinguées, mais des monstruosités instructives. Ce sont, dit-il, des êtres à ce point exceptionnels, que nous ne les « rencontrerons » pas plus que nous ne les imiterons ; et que, néanmoins, ils sont seuls dignes de nous intéresser aujourd’hui. Ils possèdent un intérêt d’actualité. Taine estime en effet à bon droit que l’analyse du cœur humain, commencée en France par les classiques du XVIIe siècle, et maintenue depuis lors dans un moule vieilli par une admiration trop peu critique, doit être à présent reprise et poussée davantage sur les traces de Beyle, afin de peindre tels qu’ils sont nos contemporains.

Et cela est profondément vrai, si nos contemporains se sont à ce point raffinés et compliqués, tout au moins dans certains milieux, qu’il faille désormais des sensitifs tels que Stendhal pour rendre compte de leurs faits et gestes. Voyez ce qui plaît surtout à Taine dans le Rouge, comme rompant les mouvemens de la passion par la subite entrée en jeu de l’Inconscient, ou de l’Involontaire : ce sont tantôt de brusques hallucinations visuelles, ainsi qu’il arrive à M. de Rénal ; tantôt de soudaines auditions de voix, aventure que connaît parfois Mme de Rénal. Le théâtre romantique, ajoute-t-il, nous avait montré quelques-uns de ces phénomènes révélateurs. Ainsi Ruy Blas, « avec l’accent de folie et d’imbécillité d’un homme anéanti, » cesse de penser durant les heures de crise, tandis que ses lèvres murmurent machinalement ce que ses yeux aperçoivent. Or Stendhal va plus loin que Hugo, car ses héros dépassent la « stupeur » pour être conduits jusqu’au « ridicule. » Voilà bien, n’est-il pas vrai, un brevet d’analyste des états anormaux de la sensibilité, états que tout homme peut connaître d’ailleurs en ses momens d’exception, mais que les sensitifs pathologiques connaissent et expliquent mieux que les autres par fréquente expérience, et par habitude acquise ?

Plus encore que l’essai sur le Rouge et le Noir, nous éclairera ce fragment sur la Volonté[28]que Taine rédigea dans la plénitude de sa ferveur stendhalienne, de 1853 à 1855, et où il s’est constamment servi des observations de son psychologue favori. Une fois de plus, Beyle lui offre, pour ses spéculations fécondes, des exemples de l’image-hallucination, que le génial explorateur de l’Intelligence humaine considère comme si supérieure à l’idée abstraite et raisonnée, dès qu’il s’agit de mettre en jeu la volition. Ainsi, dit-il, Julien Sorel qui ne craint point la mort in abstracto, se prend subitement à la redouter lorsqu’il reçoit la visite de son vieil ami, l’abbé Chélan, tout décrépit et visiblement parvenu aux limites de la vie humaine. Ainsi, Fabrice, Italien et homme d’imagination, voyant venir les gendarmes du haut du clocher où il se tient caché, se croit déjà enfermé au Spielberg, et s’empresse à tendre une toile entre les sbires et lui, bien qu’il se sache parfaitement invisible. En général, quand ces personnages sont saisis par une idée, c’est « avec la toute-puissance de la première idée qu’on croit avoir inventée, » en sorte qu’ils manquent devenir fous.

Taine continue par une longue et très admirative analyse de la délibération solitaire du comte Mosca, au reçu de la lettre anonyme qui lui apprend l’amour de la duchesse Sanseverina pour Fabrice. Le ministre voit « les formes, les couleurs, les expressions, le physique » dans la violence de sa passion. Soudain, c’est « la cruelle apparition des grâces charmantes de Fabrice. » Ce caprice peut changer ma vie, se dit-il, comme « pour s’excuser d’être tellement fou. » Que de reploiemens, conclut le philosophe de l’Intelligence : nos têtes sont remplies d’idées, et nous analysons partout. — Portrait fort moderne en effet, et dont la ressemblance s’étend chaque jour, celui de l’homme d’analyse tout entier réfugié dans son cerveau.

Certes, il ne fut que trop analyste, l’amoureux qui notait dans son Journal, après une rebuffade de Louason : « Je viens de passer au Palais-Royal une demi-heure qui a peut-être été une des plus pénibles de ma vie ; ma seule distraction était d’observer mon état : et c’en était une grande. » Ou encore : « Je connais si fort le jeu des passions, que j’ai besoin de me tenir à quatre pour nôtre pas soupçonneux, et que je ne suis jamais sûr de rien, à force de voir tous les possibles. » Il s’exagérait même singulièrement la vertu de l’analyse, le critique théâtral qui écrit en 1822 : « Si je pouvais faire du comique une analyse aussi claire et aussi complète (modestie à part et suivant moi) que celle que j’ai faite de l’amour, travailler dans le genre comique ne serait plus qu’un badinage pour moi. »

Poussée à ce degré, l’analyse peut bien produire des documens humains précieux, mais non point des œuvres d’art sain ou des portraits d’un intérêt général. N’est-ce pas précisément le reproche que les médecins font aux malades par les nerfs que de trop analyser, de donner une importance exagérée à des faits qui passent inaperçus chez les personnes normales et fatiguent l’attention quand ils descendent de la sphère inconsciente vers le cercle éclairé par la réflexion. Stendhal se vante d’exprimer « le jus de la connaissance de l’homme. » Connaissance de l’homme sous un angle exceptionnel en tous cas, de l’homme anormal, ou des momens anormaux de l’homme moyen. Vous ne rencontrerez pas ses héros, dit Taine. C’est qu’ils sont des monstres délibérément créés par la fantaisie d’un savant, obsédé de son savoir. Là réside à la fois leur intérêt et leur vice. L’étude de pareils phénomènes sera profitable aux savans plutôt qu’utile aux artistes, besogne de tératologie plutôt qu’exercice d’esthétique. On assiste en ce lieu à des expériences rares qui ne se produisent pas dans la nature, mais servent à en pénétrer les secrets. Ou, si l’on veut, une telle conception de la vie est un réactif coûteux et délicat qu’il faut posséder dans son laboratoire de psychologie expérimentale, pour le savoir complet et bien garni, mais dont il convient de ne point user dans le travail de chaque jour[29].

Telle fut sans aucun doute la nuance de l’admiration stendhalienne chez Taine, ce ferme et lucide esprit qui, pour sa part, a toujours marché vers un stoïcisme plus serein et plus haut : au point de tenir parmi nous la place que Goethe occupe depuis un siècle en Allemagne, à titre d’exemple et de modèle pour la culture désintéressée de l’âme. Lorsqu’il relut, et tenta d’ordonner à nouveau, vers 1870, ses notes sur la Volonté, il revint à la scène de jalousie de Mosca, y joignant cette fois l’anecdote, si caractéristique en effet, du lieutenant Louault[30], qui se voit déterminé vers l’action altruiste dont son égoïsme s’effraye d’abord, par une sorte de vision hallucinatoire de l’opinion sociale, personnifiée dans une « voix, » à laquelle il répond lui-même à haute voix. Phénomène profondément beyliste ! C’est pour des traits de cette sorte que s’attachait à Beyle le friand des déviations instructives qui nota les procès-verbaux de clinique dont s’illustre son livre de l’Intelligence. Taine trouva dans les observations de Stendhal sur son moi et sur celui de ses sosies, Octave, Julien ou Fabrice, maint argument analogue à ceux que lui procura par exemple l’aventure de ce gendarme, qui, frappé d’aliénation mentale passagère pour avoir assisté à une exécution capitale, raconta de façon si suggestive ses hallucinations visuelles et auditives[31].

Pénétration exceptionnelle, vision suraiguë, notations inestimables, il faut concéder tout cela à l’auteur du Rouge et Noir. Mais Beyle voulait être autant conseiller qu’explorateur en morale, si le beylisme n’est pas un vain mot. Il importe donc de bien connaître à quel prix fut acheté un talent de cette sorte, et de se rendre compte qu’autant l’humanité a sujet de se laisser instruire, charmer même, si telle est pour certains raffinés la vertu de pareilles œuvres, autant elle aurait tort de se laisser guider, sur le terrain de l’action, par les fils spirituels de Jean-Jacques, — dégénérés supérieurs dont le bataillon serré encombre si fort les chemins de la morale progressive, au cours du XIXe siècle.


ERNEST SEILLIERE.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier.
  2. Promenades dans Rome, vol. II, p. 238.
  3. Journal. Voyage de 1811.
  4. Henri Brulard, p. 49.
  5. Ibid., p. 195.
  6. Histoire de la Peinture en Italie, p. 221 et suiv.
  7. Voyez le Journal, pp. 214 et 218. — Pour la comtesse Palfy, ou Mme Z… une note du Journal, p. 354, est un bulletin de victoire, d’ailleurs exagéré et par là suspect. En revanche, une autre note de 1819 semble un aveu de défaite. Soirées du Stendhal Club, p. 45.
  8. Journal, p. 350. Ce titre est en anglais.
  9. Biographie de Stendhal par Colomb.
  10. Correspondance, vol. I, p. 68.
  11. Voyez sur cet aspect de Stendhal, le « H. B. » de Mérimée. — On y trouve entre autres la phrase pittoresque qu’il prêtait à un général de cavalerie, soucieux d’entraîner ses hommes au moment de la charge.
  12. Signale-t-il, dans la Peinture en Italie, p. 237, un trait de mœurs observé en Allemagne, vers 1809 probablement, il le datera de 1795, le 15 octobre. Il était à cette heure au collège de Grenoble. C’est bien là mentir pour mentir « comme chante la cigale. »
  13. Voyez la Revue du 15 janvier 1843.
  14. Nous ne parlons point de ses plagiats, si spirituellement exposés, et en somme assez justement excusés par MM. Bélugou et Stryienski. (Soirées du Stendhal Club. Paris, 1904.)
  15. Souvenirs d’égotisme, p. 35. — « Je porterais un masque, je changerais de nom avec délices… Mon souverain plaisir serait de me changer en un long Allemand blond, et de me promener ainsi dans Paris.
  16. Rome, Naples et Florence, p. 356.
  17. Notice biographique, en tête des Romans et nouvelles, p. LV.
  18. Notice biographique, p. LX.
  19. Henri Brulard, p. 22.
  20. Correspondance, vol. I, p. 37.
  21. Correspondance, vol. I, p. 36.
  22. Le Chasseur vert, p. 154.
  23. Comment a vécu Stendhal, Paris, 1900.
  24. Mélanges, p. 253.
  25. Cette phrase réduit d’ailleurs à néant l’insinuation de Sainte-Beuve, expliquant par un prêt d’argent la complaisance du besogneux auteur de la Comédie humaine.
  26. M. Jacquinet vient de s’éteindre dans un âge fort avancé.
  27. Essais de critique et d’histoire, 2e édit., 1866. — Cette étude a disparu des éditions suivantes, mais elle a été réimprimée dans l’édition définitive des Nouveaux Essais de critique et d’histoire, 1901.
  28. Publié dans la Revue philosophique de novembre 1900.
  29. « Sainte-Beuve nous reprochait l’exagération du talent ou tout ou moins du rôle qu’avaient joué nos favoris. Par exemple, il trouvait que j’admirais trop Stendhal, Balzac et Michelet, et me blâmait de ne les juger que par leurs livres. » (Taine, Correspondance, III, 280.) Mais Taine n’accepte point cette appréciation de l’un de ses initiateurs sur quelques-uns de ceux qui le furent à un titre diffèrent, et il se défend très délibérément contre ce reproche de complaisance exagérée.
  30. Stendhal, Correspondance, II, 81.
  31. Taine, De l’intelligence, vol. I, p. 119 et suiv.