L’Egotisme pathologique chez Stendhal/01

L’Egotisme pathologique chez Stendhal
Revue des Deux Mondes5e période, tome 31 (p. 334-361).
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L’ÉGOTISME PATHOLOGIQUE
CHEZ STENDHAL

I
LES ANOMALIES DE LA RAISON ET DE LA VOLONTÉ

Les publications qui s’accumulent chaque jour sur le rayon stendhalien de nos bibliothèques montrent l’opinion lettrée toujours attentive au personnage énigmatique, attirant et irritant tout à la fois, qui suscite cette infatigable exégèse. Il suffit de parcourir les charmantes Soirées du Stendhal Club, de M. Stryienski[1], ou les pages si nourries du manuel excellent dont vient de nous doter M. A. Paupe[2], pour mesurer commodément du regard le chemin parcouru par la renommée d’Henri Beyle durant le demi-siècle qui nous sépare de ses funérailles quasi anonymes. On dit encore que son monument, modelé par la main puissante du maître Rodin, va s’élever prochainement dans quelque square parisien. Admirons-le donc pour son influence persistante sur la pensée contemporaine ; mais puisque le « beylisme » prétend édifier une théorie morale autant et plus encore qu’une thèse esthétique, examinons aussi quelle doit être la nuance de notre admiration, et jusqu’à quel point cette admiration doit nous entraîner à l’imitation.

Lorsqu’on se prend à étudier de près l’œuvre et la personnalité des esprits représentatifs, à quelque époque qu’on les choisisse d’ailleurs, on a fréquemment la surprise de se trouver en présence d’anomalies frappantes et de bizarreries inattendues. C’est de semblables expériences critiques qu’est issue la doctrine des Lombroso, des Nordau, empressés à signaler dans le génie un phénomène d’ordre pathologique. En Allemagne, le docteur Mœbius, qui est à la fois un psychiatre estimé et un lettré averti, s’est fait une spécialité de ces études médico-philosophiques : le dieu Gœthe lui-même n’a pas échappé à son scalpel, qui, en outre, a fouillé çà et là, dans le musée anatomique des grands hommes, la matière cérébrale des Rousseau, des Schopenhauer, des Nietzsche. En France, le docteur Toulouse s’efforça jadis d’utiliser dans le même dessein les confidences directes de quelques célébrités complaisantes à son investigation, et l’on n’a point oublié son fin et curieux travail sur Emile Zola.

En ces délicates matières, la réussite est une question de mesure et de goût. Sans suivre en aveugle les guides, trop audacieux parfois, qui explorent à leurs risques et périls le terrain ardu de la psycho-pathologie des grands hommes ; sans nous laisser entraîner à leur suite vers des régions mal connues jusqu’ici, semées de mystères et de périls, il faut leur savoir gré de leurs audaces souvent fécondes, les accompagner même à l’occasion sur leur voie aventureuse d’un pas prudent et mesuré. Or peu d’écrivains se prêtent à l’exploration analytique aussi complaisamment qu’Henri Beyle, qui n’a cessé de parler de lui dans ses livres et de s’étaler sous les yeux du public. N’est-il pas tentant de profiter de sa loquacité infatigable pour demander à ses singularités constitutionnelles, disons même à ses tares originelles, le secret de l’énigme dont il a posé volontairement les termes, peut-être compliqué de son mieux les données, à l’intention d’une postérité qu’il pressentait devoir se complaire à en chercher la fuyante solution ?

Aussi bien, l’opinion publique, en dépit des nombreux travaux qu’a suscités la psychologie de Stendhal, semble encore assez mal éclairée sur son caractère Et comment ne resterait- elle pas hésitante ? Certains fervens de Beyle, témoins agacés des déliquescences contemporaines, ont cru pouvoir le proclamer, par comparaison sans doute, un « bien portant » avéré, entendant même « donner à cette constatation physique la valeur d’une classification d’école. » A part « quelques étourdissemens et quelques migraines, » c’est un homme « trop bien portant pour s’alanguir en détraquemens et en névroses[3]. » Il ne s’alanguit pas, soit ; mais alors, c’est qu’il se raidit en névroses. Névroses mitigées certes, et, par quelques côtés, productives et fécondes, mais qui le qualifient mal, à tout prendre, pour concourir au traitement hygiénique des déséquilibres contemporains.

Et d’abord, que penser de ce tempérament physique, dont on nous invite à constater la saine complexion ? Un spécialiste en psychiatrie retrouverait au contraire sans effort dans l’ascendance de Stendhal les symptômes de l’usure physiologique. Son aimable grand-père, le docteur Gagnon, avait des vapeurs, « comme moi, misérable, » écrit Henri Brulard, — l’un des pseudonymes de Beyle, comme on le sait. — Sa mère et cette odieuse tante Séraphie, dont l’inquisition aigre et importune empoisonna son enfance, moururent toutes deux fort jeunes de maux inexpliqués. Veut-on connaître un diagnostic précis sur le tempérament du jeune officier de Milan, vers sa dix-neuvième année : « Ma maladie habituelle est l’ennui... M. Depetas, excellent médecin, m’a dit que j’avais quelques symptômes de nostalgie et de mélancolie. » Dès cette époque, il souffre de gastralgie, de fréquens accès de fièvre : on lui recommande beaucoup d’exercice, jamais de solitude. Les émotions artistiques l’épuisent rapidement et l’abattent sur son lit sans réaction possible. Mlle Mars produit sur lui cet effet dans un rôle des Folies amoureuses, pièce dont l’intrigue n’a pourtant rien de pénible à suivre. Et, surtout, chaque contact avec son paradis d’élection, le théâtre milanais de la Scala, lui procure de semblables défaillances, aussi bien que la plus courte visite à ses musées favoris. Après de si intellectuelles distractions, « ses organes épuisés ne sont plus susceptibles de plaisir, » il « ne peut rien dire tant il est épuisé. » Sa correspondance est semée de plaintes sur son « excessive nervosité, » sur ses crampes d’écrivain. « J’ai des nerfs, » tel est le refrain de ses fréquens couplets personnels. « Enfin, vaille que vaille, quand je n’ai pas de nerfs, c’est-à-dire quatre fois par semaine, je suis content. »

Cet état maladif s’exaspère encore lorsqu’il se prend à préparer pour la première fois un travail de longue haleine, l’Histoire de la peinture en Italie : entreprise au-dessus de ses forces, élan qui le laissa bientôt sans souffle et sans haleine. Il se soutient alors tant bien que mal par le café à haute dose, travaille dix heures de suite, ou, tout au contraire, marche huit heures sans répit, et rentre anéanti pour prendre quatorze heures de sommeil. Cette hygiène défectueuse amène des » accès de nerfs. » « Le mal de nerfs est venu… quatre heures sur mon lit… Le trop d’attention pour Michel-Ange m’a donné des nerfs si fort que, depuis dix jours, je n’ai rien pu faire. » Parfois aussi, c’est un cri de triomphe : « Pas d’attaque de nerfs depuis onze jours. »

L’état de l’atmosphère exerce, on le conçoit, la plus grande influence sur un appareil sensitif aussi délicat. Qui donc, s’exclamera notre homme, pourrait aimer Corrège à Paris, lorsqu’il fait un vent de Nord-Ouest ? Ces jours-là, il faut lire Bentham ou Ricardo. L’Italie a ce privilège entre tant d’autres qu’on n’y connaît jamais « cette sensation du vent de Nord-Est qui donne de l’humeur. » Et les heures de la journée offrent aussi leur nuance psychique particulière, triste ou rassérénée : « Quand on mange, les nerfs agacés sont remis. » C’est pourquoi, après une contrariété imprévue, il faut attendre pour retrouver son équilibre « jusqu’à la révolution morale qui suit le prochain repas. » Comment donc s’étonner que les médecins d’un tel malade l’aient toujours traité avec plaisir, a comme étant un monstre pour l’irritabilité nerveuse. » La moindre odeur, « excepté les mauvaises, » affaiblit son bras et sa jambe gauches, et lui donne envie de tomber de ce côté[4].

À de si évidentes tares physiologiques, Beyle joignait, il est vrai, l’aspect de la vigueur physique, contraste qui trompa ses contemporains, — et lui-même peut-être, — sur le caractère réel de son tempérament. Ses camarades de collège l’appelaient la « Tour ambulante, » ses frères d’armes le nommaient au régiment le « Chinois, » ou le « Grand Égyptien. » Il avait, écrit son cousin Colomb, les formes athlétiques de l’Hercule Farnèse : cou bref, épaules larges, ventre proéminent, jambes courtes, démarche assurée. Or, une pareille structure fait l’aspect lourd et vulgaire, mais elle permet en revanche de se voir et de se donner à l’occasion pour un « lion malade » à la crinière sombre et bouclée, aux yeux de feu pareils à deux diamans noirs. Nous venons cependant de contempler l’envers d’une si robuste façade. Lion, soit, mais lion malade assurément, telle est bien la définition de Stendhal. Et si l’on nous jugeait dès à présent trop indiscret dans notre enquête intime, nous nous excuserions sur sa propre conviction : « qu’on ne peut faire la biographie des grands hommes sans consulter leur médecin. »

Désormais nous ne consulterons plus que lui-même, et, afin d’étudier avec quelque méthode les répercussions intellectuelles d’un pareil tempérament, nous partagerons en quatre groupes les anomalies plus ou moins marquées que révèle l’étude de son œuvre : déviations de la raison, de la volonté, de l’imagination et de la sensibilité.


I

Reconnaissons tout d’abord que, pour parler sans ridicule de déviations de la raison ou de l’intelligence, dans un esprit par quelques côtés supérieur, il importe d’éclaircir et de restreindre préalablement la portée d’une telle assertion. Ces déviations proviennent surtout chez Stendhal d’une hypertrophie maladive du sentiment de la personnalité. N’est-il pas l’inventeur de « l’égotisme » théorique ? Or, à celui qui en est affecté, une telle anomalie peut bien procurer des facultés exceptionnelles de pénétration psychologique, un talent analytique éminent, une puissance rare d’autodissection révélatrice : elle le paralyse en revanche dans sa clairvoyance sociale, et dans son exacte appréciation des rapports qui l’unissent avec les êtres étrangers à son Moi dominateur. Certes, tous les hommes sont de naissance vaniteux sans mesure. Mais, chez les esprits normaux, l’expérience de la vie a tôt fait de ramener à des proportions « raisonnables » cette imprescriptible vanité de l’individu. Les frottemens sociaux, les incessantes compositions entre « Volontés de puissance » qui se heurtent et se mesurent entre elles, nous renseignent à la longue sur l’importance que nos voisins sont disposés à accorder à notre personne : et nous renonçons d’ordinaire à leur demander beaucoup plus que notre portion congrue. Or, ce travail de réduction et de mise au point ne s’est jamais fait complètement chez Stendhal, non plus que chez la plupart des romantiques : car son œuvre entière porte la marque d’une vanité véritablement anormale, et cela, dès l’origine. Certes, les jeunes gens montrent d’ordinaire dans l’expression de ce sentiment une sincérité ouverte et une outrecuidance ingénue. La vanité est un défaut naturel autant qu’excusable à l’aurore de la vie, parce que l’expérience seule a pour effet de nous éclairer sur notre puissance, comme d’y proportionner l’opinion que nous gardons de nous-même. Mais déjà le Journal des premières années parisiennes de Stendhal dépasse véritablement la mesure permise par ses naïves et savoureuses confidences d’égotisme.

On sait que Beyle se croyait alors destiné à devenir un grand poète comique et qu’il se préparait à cette destinée glorieuse par une familiarité de tous les instans non seulement avec les chefs-d’œuvre de la scène française, mais encore avec leurs interprètes les plus en vue. Il fréquentait assidûment les loges d’actrices et leurs salons de réception, posant entre temps sa candidature aux faveurs assez faciles d’une future tragédienne de talent, Mlle Mélanie Louason. Tout cela n’est pourtant qu’accessoire en sa vie, car sa première passion est celle de la gloire, this of the fame, écrit-il, — employant, pour les traits qu’il entend laisser mystérieux dans ses notes journalières, la langue anglaise, dont il étudiait à ce moment les principes. — Et, afin de satisfaire au plus tôt sa soif de renommée, il porte dans sa tête un projet chèrement caressé : celui d’une comédie en vers qu’il intitulera Letellier, ou encore les Deux Hommes. Ses Two Men jouent le plus grand rôle dans ses rêves d’avenir. Il en a rédigé une scène, qui nous a été conservée et porte à vrai dire le caractère de l’insignifiance et de la platitude. Mais il mettra fort longtemps à reconnaître que sa vocation véritable n’est point celle du théâtre. En ce temps, tout en se gardant de travailler à son œuvre, il est convaincu qu’il lui suffirait de quelques semaines de courage à la tâche pour se tirer de pair. Que lui manque-t-il en effet pour être heureux ? Les succès de société, l’argent, la considération. « Je n’ai qu’à faire les Deux Hommes, et dans un an ou dix-huit mois, j’ai tout cela. » Le verbe est au présent, comme dans la fable de Perrette et. le Pot au lait... « Il faut que je sois parvenu au comble de l’insouciance pour ne pas faire tout de suite les Deux Hommes, poursuit-il. Je manque de tout. Cette pièce faite, j’aurai tout en abondance : société, argent, gloire rien ne me manquera... Je puis faire un ouvrage charmant, intitulé Don Carlos, en trois actes... Je crois voir, il est vrai, depuis que je crois savoir peindre, que tous les sujets seraient bons entre mes mains. » Confiance qui lui vient en partie de la science du cœur humain qu’il pense avoir acquise par ses lectures, par le commerce d’Helvétius en particulier. Il est si enchanté de ce dernier conseiller qu’il pousse cette exclamation délicieuse d’égotisme : « Ne me serait-il pas avantageux que personne hors de moi ne connût Helvétius ! »

Ce n’est pas cependant qu’il redoute beaucoup la concurrence, car son incontestable valeur lui apparaît surtout quand il se compare. « Je ne dois pas craindre de tels rivaux, » écrit-il volontiers de ses compagnons ordinaires. Et si, dès ce moment, il est contraint de s’avouer qu’il passe pour méchant, il se console en songeant qu’il est tout au plus « éblouissant. » Fougue de génie, gaîté du meilleur goût sur un fond très tendre, telles sont les supériorités qui lui l’ont des jaloux. Un véritable « luxe de force le rend étonnant et quelquefois même humiliant, par conséquent odieux aux yeux de ses amis. » Il ne voit pas d’autre explication possible à leurs critiques. L’un d’eux, Mante, s’est guéri pourtant de son envie en reconnaissant chez Beyle « une âme, la plus sensible qu’il ait jamais rencontrée. » Mais Félix Faure. le futur pair de France et président de la cour de Grenoble[5], demeure incurable : « Ma force offense sa faiblesse, mon esprit irrite sa vanité... Il faudrait que je lusse six ans humilié à ses yeux et aux miens sous ses yeux pour redevenir aimable à ses yeux. »

Ses entretiens avec Louason lui semblent « l’intimité de deux grandes âmes qui s’entendent. » Et il croit parfois la petite cabotine « pénétrée d’admiration pour une âme aussi extraordinaire » que celle de son poursuivant. Mais la page la plus caractéristique du Journal, au point de vue égotiste, c’est le récit d’une certaine journée où le nerveux jeune homme se sentit tout à fait satisfait de lui-même, porté en quelque sorte par les événemens, et prêt à s’accorder un témoignage de satisfaction pour chacune de ses attitudes les plus fortuites[6] : « J’ai répondu avec une gaîté noble, et la politesse la plus aisée et la plus extrême. Toute mon âme paraissait : elle avait fait oublier le corps : je paraissais un très bel homme, dans le genre de Talma... La grâce charmante de ma déclaration a interdit Louason, elle est restée étonnée, immobile, sans respiration. » Notons que tout cela est pure illusion, et que ses affaires de cœur n’avancèrent pas le moins du monde ce jour-là, comme on le voit par la suite du Journal. Il poursuit cependant le récit de ses succès. Un visiteur tient en main un exemplaire du Cid, et se prépare à en discuter quelque passage. Beyle se met en tête de détourner de Corneille l’attention de cet Aristarque, et trouve en effet moyen de le faire parler sur un autre sujet. Quelle victoire ! « Je ne sais si Louason aura remarqué cette preuve d’esprit : mais elle manquait à ma brillante journée, et j’en ai été bien aise... Je me suis bientôt rendu maître de la conversation. » Incidemment, il apprend à ce même interlocuteur qu’il sait l’italien : « J’ai été beau jusqu’au sublime pour lui, et même j’ai commencé à être sublime ! » Enfin, en prenant congé, il se donne un coup à la tête contre la porte de l’appartement. Sortie de Jocrisse, pensez-vous ? Quelle erreur ! « C’est un salpêtre, dit Louason. — Je ne pouvais finir ma journée par une plus belle sortie. Voilà sans doute la plus belle journée de ma vie. Le soir, j’étais épuisé. » Tel est l’homme à vingt-deux ans, alors qu’il n’a donné d’autre témoignage de valeur que de quitter au bout de quelques mois, sans sujet, les épaulettes, dont la protection des Daru l’avait revêtu par fraude, sans stage préliminaire d’aucune sorte, à la façon de l’ancien régime. Devant une si grande puissance d’illusion, on songe involontairement à l’exclamation que lui-même prêtera plus tard à ses puissans cousins, lors de leurs premières entrevues parisiennes[7] : « Que faire d’un animal si orgueilleux et si ignorant... de ce fou orgueilleux ? »

Ils en firent, comme l’on sait, un fonctionnaire impérial, un commissaire des guerres, plus tard, un auditeur au Conseil d’Etat, et le jeune protégé (beaucoup pensaient même le favori) du ministre influent connut les jours les plus brillans de son existence. Devant cette fortune inespérée, les projets dramatiques, les vanités littéraires passent au second plan : il n’en sera plus question durant une dizaine d’années. C’est l’homme de cour qui prend son vol, et tend vers l’empyrée. Le voilà pour un temps M. « de » Beyle, ainsi que ses cousins, rendus indulgens par leur titre de comte, lui permettent de se faire appeler : travestissement qui suscitera pourtant mainte protestation dans sa ville natale lorsqu’il y reparaîtra, en 1813, chargé d’une mission officielle, et qu’il signera de son nom, orné de la particule, les affiches administratives : « Faute d’impression, » écriront les loustics sur le mur, à côté de la malencontreuse signature ; « plaisanterie fort déplacée dans les graves circonstances où nous nous trouvons ! » Encore le « de » ne suffit-il point à ses ambitions ; il lui faut la toque de baron de l’Empire : et l’homme qui prônera plus tard ceux des généraux de Napoléon dont le nom ne fut point « sali par le duché, » qui refusera le génie à sir Walter Scott pour s’être laissé créer baronet[8], constate avec satisfaction, en 1813, que M. de Joly « s’occupe à le faire baron. » Seule peut-être l’avarice dauphinoise du père Beyle, et les difficultés qu’il souleva quand il fallut constituer le majorât indispensable à la réalisation des désirs de son fils, firent retarder cette combinaison jusqu’à l’heure où la chute de l’Empire la rendit impossible. Sans doute elle eût changé quelque peu les sentimens de Stendhal sur la société moderne, et, sinon étouffé, du moins profondément modifié dans son germe le « beylisme » naissant.

L’auditeur au Conseil d’Etat, inspecteur du mobilier impérial, espérait obtenir au premier jour une préfecture importante. En attendant cette aubaine, il menait à Paris la vie à grandes guides, dépensant sans compter, rentrant le soir dans son cabriolet pour souper de perdreaux froids et de vin de Champagne avec l’actrice qu’il entretenait alors : en sorte que ses amis le considéraient comme « un fier fat[9]. » À cette époque, il donne libre cours à des goûts aristocratiques que son pseudo-jacobinisme l’empêchera plus tard d’avouer sans ambages, mais que ses familiers ont vite fait de discerner chez lui à tout âge : « J’ai éprouvé d’ailleurs que, pour les sots, je sens l’orgueil d’une lieue. Sans haïr personne, j’ai toujours été finement abhorré par la moitié de mes relations officielles... Tout ce qui vaut la peine en ce monde est soi[10]. » Ailleurs[11], il se complaira à diviser la bourgeoisie contemporaine en deux classes distinctes. La classe des gens riches, « dont le père lisait Voltaire vers 1783 » (date de sa naissance), forme seule à son avis l’aristocratie du goût et des lumières, — et c’est aussi, remarquons-le, la seule fois que Beyle ait approuvé l’un des goûts de son père. — Quant au groupe des gens riches qui sont nés avec quarante écus de rente, en d’autres termes, celui des fils de leurs œuvres, on y trouve bien plus de savoir-faire, et souvent même plus d’esprit : mais le ciel a refusé à ces parvenus l’intelligence des choses littéraires. C’est un peu la thèse de l’Étape, comme on le voit, et c’est surtout la vanité de la naissance s’appuyant, faute de mieux, sur un blason d’intellectuel.

Tandis qu’il recueille les notes de voyage qui formeront son premier livre sur l’Italie, Rome, Naples et Florence, Beyle traverse de nuit la campagne romaine, argentée par un magnifique clair de lune. Son compagnon de route, un jeune et aimable curé du pays, lui montre au loin les acropoles ruinées des villes de l’antique Étrurie. Et le républicain, ressuscité en lui après 1815, de s’indigner d’abord contre les Romains, qui, sans autre titre que leur courage féroce, vinrent troubler ces cités étrusques, si supérieures par les arts, par les richesses, par la science du bonheur, au repaire des bandits de Romulus. C’est, dit-il, comme si vingt régimens de Cosaques venaient saccager le boulevard et détruire Paris. Eh bien ! malgré tout, il les aime, ces Romains impérialistes et brutaux, et l’examen de conscience qu’il est amené à faire à ce sujet lui apporte des surprises si désagréables qu’il lui « donne des nerfs. » Il avait cru jusqu’alors détester les aristocrates. Mais le banquier R... lui a déjà dit un jour : « Je vois chez vous un élément aristocratique. » Il aurait « juré d’en être à mille lieues, et s’est pourtant trouvé en effet cette maladie. » Là-dessus, sentant que ce serait duperie de chercher à s’en guérir, il s’y abandonne avec délices. « Je me soumets à mon penchant-aristocratique après avoir déclamé dix ans, et de bonne foi, contre les aristocrates. Les Romains ont été un grand, mal pour l’humanité, une maladie funeste. Malgré tant de griefs, mon cœur est pour les Romains. »

Encore est-il permis de suspecter même pour le passé les sentimens démocratiques dont il se targue en ce lieu. Comme Jean-Jacques Rousseau, il fut toujours ami des « mains blanches, «  ne serait-ce que des siennes, avec leur forme accomplie et leurs ongles excessifs. Ecoutons son héros républicain le plus pittoresque, Palla Ferrante de la Chartreuse de Parme : « La pauvreté me pèse comme laide, j’aime les beaux habits, les mains blanches ! » Et lorsque le jeune Henri Brulard se rendait, sans en aviser ses parens, aux séances des Jacobins de Grenoble, il trouvait horriblement vulgaires ces gens qu’il aurait voulu aimer : « Je fus alors comme aujourd’hui : j’aime le peuple, je déteste les oppresseurs ; mais ce serait pour moi un supplice de tous les instans que de vivre avec le peuple. J’ai la peau beaucoup trop fine... une peau de femme... Je m’écorche les doigts, que j’ai fort beaux, pour un rien. En un mot, la superficie de mon corps est de femme. De là peut-être mon horreur incommensurable pour ce qui a l’air sale, ou humide, ou noirâtre. » Au total, il « abhorre la canaille pour avoir des communications avec elle, » en même temps que « sous le nom de peuple, » — quelle admirable inconscience dans le sophisme verbal ! — il désire passionnément son bonheur. « Mes amis, conclut-il, ou plutôt mes prétendus amis, partent de là pour mettre en doute mon sincère libéralisme. » Quel aveuglement et quelle malveillance, n’est-il pas vrai, après de si convaincantes protestations ! Quant à ses déclarations d’amour aux légitimistes, aux vrais gentilshommes, aux survivans du XVIIIe siècle, effusions si caractéristiques chez cet ami du peuple, on ne les compte plus dans son œuvre.

A la vanité de cour, écroulée en 1814 avec la fortune politique des Daru, succéda chez notre égotiste une rechute dans la vanité littéraire, seule permise désormais à sa suffisance, et fondée bientôt, il faut l’avouer, sur des titres plus sérieux que ses enfantines velléités théâtrales. Pourtant les quelques satisfactions d’amour-propre qu’il tira de ses écrits furent par malheur insuffisantes, à beaucoup près, pour satisfaire son immense orgueil[12]. Bien plus, par une aventure fréquente aux novateurs, ceux de ses livres qu’il estimait le moins trouvèrent surtout des lecteurs, tandis que ses productions favorites, Armance entre autres, ou l’Amour, demeurèrent chez le libraire. De son vivant, la vanité de Beyle a dû se contenter tant bien que mal, au sein des milieux lettrés ou politiques qu’il fréquenta, de la réputation d’ « homme d’esprit. » Et c’est une curieuse matière à réflexion que l’esprit de Stendhal, car l’origine, le caractère et les effets en sont également exceptionnels.

L’origine d’abord : rien de précoce en effet, ni de spontané dans les triomphes de Beyle amuseur. A part quelques réussites isolées, fruits d’exaltations passagères, et peut-être illusions d’imaginatif, telles que la « brillante journée » de son Journal, il demeura longtemps, de son propre aveu, un causeur au-dessous du médiocre. Nous laissons ici de côté le talent d’anecdotier piquant, qui fut son premier pas vers les succès de salon : nous aurons l’occasion d’y revenir tout à l’heure, et lui-même ne le confond point d’ailleurs avec le don de l’esprit, puisqu’il exploita le filon anecdotique bien longtemps avant la date précise marquée par lui comme la Pentecôte de sa verve spirituelle. — Ce fut en effet au moment le plus critique peut-être de sa vie sentimentale, après la conclusion d’une aventure d’amour dont l’égal détraquement des deux acteurs avait fait un épisode haletant et échevelé, que, oubliant sans doute enfin dans le total épuisement de son âme, ses hésitations d’analyste trop minutieux, et ses timidités de sensitif trop vulnérable, Henri Beyle se montra franchement au dehors tel qu’il était depuis longtemps au dedans. Dès lors, son intelligence pénétrante, son coup d’œil psychologique rapide et perçant lui acquirent bien vite la renommée d’excentrique et imprévu toujours, mais désormais amusant commensal. La date exacte de cette transformation miraculeuse est marquée par lui au 15 septembre 1825, au lendemain de sa rupture avec Menta[13]. Depuis ce jour, il passe « pour l’homme le plus gai et le plus insensible. »

Quel fut pourtant le caractère de cet esprit, si inopinément venu au monde ? Il faut avouer que Beyle amusa surtout le groupe assez restreint de ses frères en bizarrerie intellectuelle, parce qu’ils discernèrent mieux en lui, quand il se livra davantage, le maître de la critique sans mesure et parfois sans compréhension suffisante, le virtuose du paradoxe anti-social sans scrupules. Nous estimons qu’on lit aujourd’hui, sans être très fréquemment tenté de sourire, les trente volumes de son œuvre complète. Certes, — il l’a dit lui-même de La Bruyère, — c’est que rien ne vieillit plus vite que les traits d’esprit argent comptant ; c’est aussi que sa veine la plus riche, l’érotisme, a laissé naturellement peu de traces dans ses écrits publics[14] : car son temps était plus délicat sur ce sujet que le nôtre. On reste néanmoins tout à fait rêveur, ainsi qu’il avoue d’ailleurs l’avoir été lui-même[15], devant le succès de certains de ses « mots » qui nous ont été conservés. L’un d’eux consista à nommer « de la blague sérieuse » la manière de Bossuet : saillie qui suscita par son éclat la jalousie de Delecluze. N’est-il pas étonnant aussi qu’il ait été d’abord remarqué par Mme de Tracy, pour avoir dit de Lafayette que ce grand homme était, dans le salon de cette dame, « poli comme un roi ? » George Sand, qui le jugeait fort gai, ne cite aucun de ses mots, mais raconte, dans l’Histoire de ma Vie, cette soirée de folie, au cours de laquelle, Beyle, rencontré par hasard sur le chemin de l’Italie, soupa dans une auberge de village avec elle et Musset. Il s’enivra complètement, et, malgré ses cinquante ans, malgré sa corpulence de « Tour ambulante, » encore exagérée par un manteau à triple collet, de grosses bottes fourrées, un chapeau bolivar, il donna à ses compagnons d’une heure le spectacle d’une danse de Peau-Rouge, exécutée sous les yeux de la servante ahurie. — Trait d’esprit facile assurément, et qui ne méritait pas autre chose qu’un souvenir demi-indulgent, demi-railleur, tel que fui celui des Amans de Venise.

Encore, sous l’empire du vin, sa gaîté fut-elle cette fois sincère. En général, elle était voulue, et sentait l’effort. « Je devins gai, ou, plutôt, j’acquis l’art de le paraître[16], » a-t-il écrit dans ses Souvenirs d’égotisme. Son Journal de jeunesse contenait déjà ce programme de travail : « Devenir sociable, en me procurant un bon fonds de conversation comique. Le succès est pour qui fait rire. » Et, dans les derniers jours de sa carrière, la gaieté continuera de lui apparaître comme un pensum, comme une corvée nécessaire, dont il faut s’acquitter de son mieux afin de plaire au public. Faire gai, tel sera le programme du roman de Lamiel, qu’il esquissa dans le crépuscule de sa pensée créatrice : produire quelque chose dans la note de Paul de Kock, dont les triomphes tentaient sans doute sa soif encore inassouvie de succès populaire. La lecture de cette ébauche est d’ailleurs révélatrice au sujet de la quantité et de la qualité du comique qu’il était capable de réaliser lorsqu’il s’en donnait ainsi la commande à lui-même. Les notes préparatoires, qui résument la partie inachevée du volume, nous présentent une grande dame en train d’accabler d’outrages un médecin ambitieux, prétendant à ses faveurs. « Ce n’est pas arranger ces outrages qui m’embarrasse, écrit naïvement Beyle, c’est de savoir s’ils produisent un effet suffisamment comique. » Or il s’est servi trop souvent en son propre nom de sources de gaîté fort voisines de l’outrage, en sorte qu’il dut se demander plus d’une fois, après coup, s’il avait atteint son but, et provoqué le rire comme il le souhaitait.

Innombrables furent les brouilles et les inimitiés que lui attirèrent des saillies, dont ce fin connaisseur des passions humaines se montrait pourtant incapable de mesurer l’effet probable sur le tempérament de ses auditeurs. En 1829, chez Mme B... il fut « honni pour le cœur » parce qu’il avait souhaité ouvertement la mort du Duc de Bordeaux. « M. Mignet même eut horreur de moi, et la maîtresse de la maison... ne me l’a jamais pardonné[17]. » Un jour que M. de Tracy, son protecteur le plus efficace après 1815, l’interrogeait en compagnie de M. Thurot sur ses vues politiques, il s’aliéna ses deux interlocuteurs par une réponse conçue à peu près en ces termes : « Si j’avais le pouvoir, je réimprimerais les listes d’émigrés abrogées par Napoléon ; j’exilerais ceux de ces personnages qui survivent en 1820 dans les départemens des Pyrénées, et je les ferais cerner par deux ou trois petites armées, qui, pour l’effet moral, bivouaqueraient au moins six mois de l’année. Tout émigré qui tenterait de franchir ce cordon de troupes serait impitoyablement fusillé. » On le voit, cette saillie est faite de l’outrance du paradoxe contre l’opinion publique ambiante, unie à la précision inopinée et comme involontaire de certains détails accessoires. Tout Stendhal en quelques mots ! Souvent d’ailleurs, l’énormité du paradoxe est chez lui, comme chez maint railleur professionnel, le résultat d’une insuffisante étude des données du problème. Brulard raconte un de ses raisonnemens d’enfance assez significatif à ce point de vue. Durant la Terreur, qui fut relativement clémente à Grenoble, mais que rien ne permettait d’abord de prévoir telle, devant le spectacle de la France révolutionnaire, le père du jeune Henri se vit porter par les représentans du peuple en mission sur la liste des « notoirement suspects : » individus qui devaient être mis en état d’arrestation immédiate. Au prix de précautions minutieuses, l’avocat au Parlement parvint à conserver sa liberté et sa tête : mais il demeura vingt-deux mois sous le coup de cette menace, peut-être mortelle. On peut donc juger de son état d’âme lorsqu’il entendit son fils, bambin de dix ans, lui présenter l’argument suivant, brillant de « logique »[18] à coup sûr, mais non certes de la logique du cœur, ni même de celle de sens commun. « Amar, dis-je à mon père, t’a placé sur la liste comme notoirement suspect de ne pas aimer la République ; il me semble qu’il est certain que tu ne l’aimes pas. » L’enfant terrible était incapable de comprendre que son père se montrât indigné, non pas d’une constatation véridique sans aucun doute, mais de ce que cette constatation entraînât la prison avec toutes ses conséquences possibles à cette heure.

Etalée dans les salons, une logique de cette force pouvait amuser les sceptiques, et n’entraîner que refroidissement sans conséquence de la part des esprits sains. Sur le terrain diplomatique, où Stendhal transporte, après 1830, ses facultés d’argumentation, il semble qu’elles aient failli lui causer de plus cuisans désagrémens. C’est ce qui transparaît dans certaine page de sa correspondance familière, en 1835. Le consul de France à Civita Vecchia, désireux sans doute de faire oublier, par la profondeur de ses vues d’ensemble, ses innombrables négligences de détail dans le service, a proposé froidement aux bureaux des Affaires étrangères une combinaison politique dans le genre de celle qui provoquait tout à l’heure l’ébahissement de M. de Tracy. Il s’agit cette fois de consolider pour toujours l’influence française à la cour de Rome. Notre homme n’a pas fait du reste grand effort d’imagination : il propose de recourir aux vieux procédés du XVIIe siècle : larges pensions aux influences ecclésiastiques, avec indication et des titulaires et du montant de l’annuité pour chacun d’eux. « Le bureau a dit : M. Beyle nous prend-il pour des bêtes ? Une fois qu’un sot pense qu’on se moque de lui, de quoi n’est-il pas capable ?... Quel emplâtre appliquer sur cette diable de blessure ! »

Plus encore que le fond de ses paradoxes, — auxquels ne fait point toujours défaut quelque trait de vérité, — choque la forme sardonique dont il les revêt. Son Journal de jeunesse contient cette remarque révélatrice[19] : « Le genre de comique qui va à mon caractère est d’opposer en riant la vérité à la convention dans toutes les choses de la société. » Voilà qui est bien vu, à la condition toutefois de s’entendre au préalable sur le sens beyliste du terme de conventions sociales. Ce qualificatif s’applique dans l’esprit de Stendhal à toute prudence, à toute concession, à toute condescendance à l’égard d’autrui. Le caractère de son esprit est délibérément anti-social. Il a magistralement analysé l’impression produite par ses boutades ordinaires dans un curieux passage des Mémoires d’un touriste : « Heurter les convenances ne serait rien sans le remords qui suit le crime ; mais je suis peiné de voir la douleur de vanité que j’inflige à l’homme poli qui cause avec moi sans défiance, et qui reçoit tout d’un coup une réponse imprévue : il entrevoit la possibilité de rester court. » Pour qui connaît le vocabulaire particulier de Beyle, la vanité, c’est la bonne éducation, la convention de semi-banalité tacitement souscrite entre gens presque étrangers les uns aux autres, afin d’écarter les chocs inopinés de sentimens, les désaccords patens, les froissemens superflus. Une « réponse imprévue » a le sens de riposte violemment contraire au bon sens courant, à la moyenne opinion sociale ; et la « possibilité de rester court » exprime l’inquiétude vague du causeur paisible qui se dit soudain : « Mais avec quel drôle d’original est-ce que je converse là ? Que va-t-il bien pouvoir dire ou faire dans un instant ? » Risible, moutonnière, perruque si l’on veut, la placidité du bourgeois est émue par les gestes insolites de notre romantique insuffisamment maître de ses nerfs, et n’a pas si peu sujet de l’être, après tout.

Il est probable que la source du rire, question psychologique qui préoccupa Stendhal à plusieurs reprises, se rencontre en réalité là où il la cherchait par instinct, c’est-à-dire dans la nuance inaccoutumée, mais surtout insolite au point de vue social, des attitudes et des paroles du personnage comique. Les animaux, qui n’ont point de société, n’ont pas de rire. Le rire est toujours légèrement immoral, en ce qu’il est anti-social par son origine. Les représentans des tendances spécifiquement éthiques dans l’humanité, le stoïcien, le janséniste, le puritain s’en abstiennent, et la réminiscence sociale, la comparaison avec l’humanité est probablement au fond de l’hilarité suscitée par les animaux, les plantes, et les choses inanimées[20]. Le rire naît donc toutes les fois qu’une convention sociale est offensée publiquement par un individu, mais en matière légère, sans qu’un inconvénient quelconque en puisse résulter pour les assistans. Il convient en effet, pour égayer nos voisins, que nos velléités d’émancipation ne dépassent pas certaines limites ; qu’elles semblent provenir de l’incapacité plutôt que de la mauvaise volonté ou encore d’une sorte de convention anticonventionnelle, comme dans l’ironie. Sinon, la crainte s’éveille vite au cœur des humains gardés tant bien que mal en temps ordinaire contre la méfiance qu’ils s’inspirent réciproquement ‘par leurs innombrables concessions sociales, toutes consenties précisément en vue d’assurer la quiétude.

Or inquiéter l’interlocuteur, c’est une aventure qui arrive souvent à Stendhal. « Dominique a de l’esprit argent comptant, dit-il quelque part en se désignant par un de ses pseudonymes favoris, mais cet esprit fait peur aux convenances, et quand il est animé, il est si haut qu’il fait mal à la tête à son public. » Ou encore : « Ma réputation fut homme d’infiniment d’esprit, mais bien méchant, et encore plus immoral[21]. » Telle est à peu près la réputation de l’Octave d’Armance, première incarnation de l’auteur dans ses écrits, en attendant qu’il revête les personnalités de Julien, de Fabrice, et du docteur Sans-Fin. Quand Octave s’en va pour un instant dans les sociétés, il invente bientôt sur place « les mots les plus révoltans. » Aussi rien ne vient-il attaquer la « pureté de son diabolicisme[22]. »

Le diabolicisme, c’est bien l’attitude de choix où se complaît le créateur de cet incomplet personnage : et le satanisme romantique en général n’est pas autre chose que l’aboutissement logique de l’individualisme pathologique de plus en plus épanoui dans cette école de décadence. Satan ne fut-il pas le premier des anarchistes et des partisans de la crosse en l’air, l’ennemi de la discipline qui régnait parmi les milices célestes ? « Non serviam, » c’est le cri de ralliement de tous les révoltés contre l’ordre social. Et ce mot d’ordre terrorise à bon droit l’homme moyen, créature d’acceptation et de tradition, la bête de troupeau, » comme disent nos néo-romantiques, parce qu’il sent alors trembler l’édifice fragile de sa tranquillité d’âme, et vaciller sur ses bases la hiérarchie des gardiens de l’ordre qu’il a, plus ou moins volontairement, constitués en dignité et en responsabilité. Sataniques déjà les sentimens que Brulard se prête complaisamment à l’égard de sa mère, de sa tante Séraphie : « J’étais tellement emporté par le diable, que les jambes nues de ma plus cruelle ennemie me firent impression. » Mais ceci put être inventé beaucoup plus tard, afin d’étonner le public ; le Journal, au contraire, nous fournit une note exacte pour les vingt-deux ans de l’auteur. « Gripoli... m’a parlé de l’effet effrayant que mon genre d’esprit produit dans le monde... des sots, prenant mes plaisanteries pour des assertions présentées de sang-froid... en concluent que je suis un homme dangereux[23]. » Méphistophélès, c’est le surnom que certains de ses amis lui imposeront plus tard, et Menta pense sans doute de même, sans prononcer le mot : « Votre amour est le plus affreux malheur qui puisse arrivera une femme... si elle a de la santé, vous la lui ferez perdre : plus elle vous aimera, plus vous serez dur et barbare pour elle. Quand elle vous aura dit : Je t’adore, alors le système arrivera, avec lequel vous lui raffinerez de la douleur. » Voilà bien le portrait du même homme qui, sous le nom de Brulard, accablera d’invectives parfois sanguinaires les rois, les prêtres, ceux de ses amis qui sont devenus pairs de France, et conclura : « Enfin, supposons que je sois cruel ! Eh bien ! oui, je le suis, et on en verra bien d’autres avec moi, si je continue d’écrire. »

Mérimée a donc pu dire à juste titre de son maître : « Il trouvait un malin plaisir à passer pour un monstre d’immoralité. » Toutefois « malin » plaisir est un jugement superficiel : il faudrait dire une impulsion irrésistible et une satisfaction pathologique. « Au fond, écrit encore Beyle dans les Souvenirs d’égotisme, je surprenais ou scandalisais toutes mes connaissances. J’étais un monstre ou un dieu[24]. » Prétention excessive quant à ce second terme : car si le nimbe de la monstruosité l’auréola plus d’une fois de son vivant, on ne voit point que l’apothéose lui ait été décernée nulle part avant son décès[25], C’est à la génération de 1880, dont il appelait de ses vœux la venue, qu’il était réservé de l’ériger sur les autels.

Si nous voulions marquer encore une fois par ses propres termes le caractère de ce genre d’esprit dont il fut si fier, nous rappellerions son jugement sur le séduisant oncle Gagnon : « Il n’avait point cette gaîté qui fait peur, qui est devenue mon lot ! » Une gaîté qui fait peur : c’est bien cela, et c’est pourquoi elle ne fit guère rire. Telle est la gaîté d’Octave, celle de Ferrante Palla, celle de Lamiel. Elle possède sans doute quelque nom propre en psychopathie, car, à un degré atténué certes, à dose suggestive et intéressante même, elle est parente du rictus inquiétant des maniaques.

L’esprit fut la dernière incarnation de la vanité de Stendhal, ses présomptions diplomatiques n’ayant pas eu l’occasion de se développer sur un vaste théâtre. Elles avaient été quelque peu rabrouées, ainsi que nous l’avons vu, par les bureaux du ministère, et ne se réveillèrent que dans l’épisode légèrement ridicule de sa décoration. On sait qu’après avoir déblatéré plus encore contre les « gens à cordons » que contre les ducs de l’Empire, après avoir protesté que, ministre, il s’engagerait d’abord à ne pas accepter la croix, Beyle n’eut pas d’ambition plus impatiente que celle du ruban rouge dès qu’il se crut en situation de l’obtenir. Et le plus plaisant de cette aventure, c’est que, la Légion d’honneur lui ayant été accordée enfin, à titre d’homme de lettres, elle ne lui causa aucun plaisir, parce qu’il désirait être décoré pour ses services administratifs.


II

Si telles furent en cet esprit, malgré tout si remarquable, les caractéristiques déviations des facultés du raisonnement, la volition se montre affectée chez lui bien davantage encore. Le symptôme ordinaire des maladies de la volonté, c’est la versatilité incorrigible, l’inconstance dans les projets formés, dans les carrières entamées, dans les occupations essayées. Or, rien de plus instructif à ce point de vue que le spectacle de l’existence de Beyle. Venu de sa province vers la capitale pour subir les examens de l’École polytechnique, il renonce à s’y présenter sans aucune raison appréciable, dès qu’il a touché le sol parisien. Il rejette l’épaulette au bout de deux ans, la balance du comptoir de Marseille après un temps beaucoup moins long encore ; les fonctions de commissaire des guerres pour passer à celles du Conseil d’État. Il interrompt de son autorité sa campagne de Russie quand elle commence à le gêner trop fort, et sa mission de 1813 dans sa ville natale après quelques semaines. A l’en croire, la clôture de sa carrière officielle, conséquence de la chute de Napoléon, lui fit personnellement plaisir, bien qu’elle anéantît ses espoirs d’avenir. C’était du moins un changement, et en conséquence, un agrément à ses yeux.

Enfin, si son final avatar diplomatique se prolonge durant douze années, ce n’est pas que l’envie lui manque de jeter aux orties le frac galonné : c’est que la nécessité pécuniaire l’enchaîne et le fixe, de façon toute relative d’ailleurs ; car il ne reste consul qu’au prix de négligences continues dans le service, d’infidélités incessantes au devoir de résidence, et bientôt de congés indéfinis sur le pavé de Paris. Le soleil du Midi, qu’il a si ardemment désiré, le fatigue en effet dès qu’il en goûte les ardeurs à Civita Vecchia. C’est le boulevard des Italiens que notre Italien veut en 1835, après avoir pleuré de le revoir par contrainte en 1821, alors qu’il dut quitter contre son gré sa seconde patrie milanaise.

Si l’on y regarde de près, la raison la plus fréquente des changemens que l’on constate dans la disposition de son humeur ou dans l’orientation de sa carrière, c’est une fois encore son incapacité native pour les concessions sociales, son égotisme pathologique. Son irritable amour-propre lui montre très vite dans ses compagnons de chaque jour, par un crescendo d’illusions individualistes, d’abord d’insuffisans admirateurs de sa personne et de ses fantaisies ; puis des envieux secrets de ses supériorités ; bientôt des ennemis déclarés, et enfin d’odieux personnages, rebut de l’espèce humaine. Comme son Leuwen[26], il lira désormais dans tous les yeux « une haine contenue mais unanime, » et penchera de plus en plus vers la manie des persécutions. Inutile d’ajouter que ces sentimens existent peut-être jusqu’à un certain point dans son entourage, mais que la faute en est à ses propres façons d’agir.

Après une enfance que les scrupules de ses éducateurs avaient faite assez solitaire, son premier contact avec des garçons de son âge se produisit à l’école centrale de Grenoble, où, de son aveu, « il ne réussissait guère auprès de ses camarades. » J’avais, dit-il, « un mélange fort ridicule de hauteur et de besoin de m’amuser. » A Paris, il fréquenta d’abord chez ses parens Daru. Aussi longtemps qu’ils garderont quelque influence, ils demeureront ses protecteurs fidèles, sans se laisser décourager par sa foncière inaptitude à toute carrière suivie. Leur jeune cousin ne manque pas de les peindre sous les traits les plus déplaisans. Bien mieux, par une exception qui est significative, seule, Mme Cambon, née Daru, qu’il ne fit qu’entrevoir parce qu’elle mourut quelques mois après son arrivée à Paris, lui parut « posséder peut-être un caractère élevé. « Certes, dans l’intérêt de sa mémoire conservée par les œuvres de son parent de province, cette dame a bien fait de mourir prématurément : un examen prolongé n’ayant été que rarement favorable aux relations de ce difficile caractère.

Du régiment, — en dépit des innombrables et fantaisistes motifs qu’il allégua plus tard pour expliquer sa démission, — il fut chassé par son dégoût pour des camarades, dont « il était ennuyé à l’excès[27] ; » et aussi par les affronts plus ou moins imaginaires, mais probablement issus de sa propre attitude, qu’il devait subir de commensaux grossiers et vulgaires à ses yeux. Aux heures du Journal, alors que son entière indépendance sur le pavé de Paris le rendait pourtant fort libre dans le choix de ses relations, ses compagnons de vie oisive ne sont guère ménagés par sa plume mordante. Seul un certain Mante est épargne, parce que Beyle se croit admiré de lui. Mais Martial Daru, Mounier, Tencin, Crozet et tous les visiteurs ordinaires de Louason passent de bien mauvais momens entre les mains de notre analyste du cœur. Nous avons cité déjà son jugement presque haineux sur son compatriote et contemporain Félix Faure. En général, dès qu’il entre dans un salon, il « souligne les ridicules des gens, » ce qui lui prépare naturellement des difficultés prochaines, et, bientôt, le besoin de changer de milieu.

Le voilà commissaire des guerres, et c’est le cabinet de M. Daru qui est désormais le champ d’observation de sa psychologie malveillante. Tout d’abord, le personnage principal du lieu, l’actif et indispensable collaborateur de l’Empereur, inspire à son jeune auxiliaire un sentiment qui est clairement exprimé par ces mots : « Il avait une peur mortelle de Napoléon, et j’avais une peur mortelle de lui... Je cherchais le plus possible à être séparé de M. Daru, fût-ce par une porte à demi fermée... Quand j’écrivais cella par deux ll aux bureaux de la Guerre, j’étais bien loin de connaître encore toute la dureté de M. Daru, ce volcan d’injures. » Plus tard, instruit par les années difficiles de la Restauration, il discernera mieux quelle avait été la bonté infatigable de ses cousins à son égard. Mais, en 1809, voici au jour le jour ses sentimens sur leur compte, et sur ses autres collègues[28] : « Jamais M. Daru ne m’aimera... Ce qu’il y a de sûr, c’est que ses yeux s’arrêtent avec bienveillance sur M..., jeune homme dont assurément je ne veux pas dire de mal, mais auquel je suis supérieur... Je vis négligé au milieu de seize ou dix-sept commissaires des guerres... et mes camarades ne m’aiment point. Les sots ont commencé par me trouver l’air ironique. Au reste, puisque cette feuille contient déjà des choses qui peuvent compromettre, il vaut mieux couler à fond le personnel de notre état-major. » N’y a-t-il pas de la manie dans ce besoin de dénigrement instinctif, irrésistible et universel ? Un certain Fromentin de Saint-Charles, en particulier, est la bête noire de son compagnon de bureau. Cet « intrigant... regarde tout le reste de la boutique comme des enfans : je suis le seul qu’il croie digne d’un jeu serré... Cela pourrait bien finir ; par un duel... Je serai peut-être forcé de résister à quelques-unes de ses usurpations particulières. Place, table, chaise, voiture, chevaux, il occupe tout. » Cet importun apparaît à son adversaire avec « un teint gris, composé de taches de rousseur, la mine intrigante et fauve. » Et voici un échantillon des aménités qui s’échangent entre ces collègues mal assortis :

— Sacré intrigant, il y a longtemps que je te connais !

— Tais-toi, je te f... vingt gifles, etc.

N’est-ce pas Jean-Jacques dans les bureaux du cadastre d’Annecy ; et ne conçoit-on pas que, beaucoup plus tard, les fonctionnaires de la Bibliothèque royale aient refusé d’accepter dans leurs rangs un homme dont ils savaient l’« humeur bizarre ? »

Encore quelques années, et c’est la période brillante de l’auditeur au Conseil d’État, bientôt préfet ou baron en espérance. Il a cabriolet, maîtresse au théâtre, soupers délicats... « Mes amis d’alors, — dira-t-il, en parlant de ces heures dorées, — lorsque je sortais avec un habit neuf auraient donné vingt francs pour qu’on me jetât un verre d’eau sale : je n’ai guère eu en toute ma vie que des amis de cette espèce. » Et lui-même résume leur jugement de ce temps sur sa personne par ces mots : « C’était un fier fat. » — Ses relations milanaises ont bénéficié d’un traitement de faveur, grâce aux séductions délicieuses de leur théâtre, de leurs cafés et de leurs salons. Mais les Souvenirs d’égotisme, qui peignent la période parisienne de Beyle sous la Restauration, montrent que toute son amertume se réveilla au contact de ses compatriotes. Ces pages forment à leur tour un « volcan d’injures » contre ces familiers de ce temps, contre Delécluze en particulier, dans le cercle duquel il avoue cependant avoir été parfaitement heureux. Philippe de Ségur occupe également une place privilégiée sous la pluie d’invectives qui dégoutte de ces lignes virulentes Enfin le cousin et futur biographe de Stendhal, Colomb, ce « plat bourgeois, » n’échappe pas à un traitement du même genre : ce qui explique peut-être ses timidités dans l’édition d’œuvres posthumes dont il sortait si maltraité, en compagnie de contemporains vivans et influens encore vers 1850.

Nous savons par Beyle lui-même que les feuilles, secrètes et parfois cryptographiques, de ses différens mémoires personnels ne montraient pas seules une pareille intempérance de langage. Elle passa trop souvent dans sa conversation et dans son attitude publique. Il disait à Colomb[29] : « J’aurais dû être tué dix fois pour des épigrammes ou mots qu’on ne peut oublier... Je m’étonne encore qu’on ne m’ait pas étranglé. Je m’étonne, mais sérieusement, d’avoir un ami qui veuille bien me souffrir. Je suis dominé par une furie. Quand elle souffle, je me précipiterais dans un gouffre avec délices, il faut le dire... Ou je suis muet et commun, même sans grâce aucune, ou je me laisse aller au diable qui m’inspire et me porte. » Et il a exprimé ailleurs en termes moins sataniques et romantiques cette inconscience dans le crime contre les conventions sociales qui fut le fond de sa personnalité : « Quand un mot me vient, je vois sa gentillesse et non sa méchanceté. Je suis toujours surpris de sa portée comme méchanceté[30]. »

A Civita Vecchia, isolé de toute relation française, il doit se contenter de « couler à fond » la cour de Rome. Mais c’est alors rétrospectivement qu’il s’empresse d’opérer la même besogne sur la personne de ses amis. Car, en rédigeant les mémoires de Brulard ou les Souvenirs d’Égotisme, il se prend à deviner soudain des faiblesses, des travers, des vices qu’il n’avait pas aperçus jadis autour de lui : et les chapitres de ces livres singuliers étonnent souvent par l’amertume concentrée qui s’y fait jour. Sans doute, parmi les sentimens qu’il discerne ainsi dans son entourage du passé, l’auteur est contraint de noter à l’occasion la bonté infatigable des Daru à son égard, — mansuétude mieux aperçue désormais au sein des soucis que lui cause présentement l’absence de protecteurs sûrs, capables de couvrir à l’occasion ses incartades. Mais il retrouve surtout maintes choses « odieuses, » et des argumens fort opportuns pour appuyer l’horreur maladive qu’il éprouve en ce temps à l’égard des rois, des nobles, des bourgeois, des prêtres, des jésuites. Il se sent « tout confit de mépris » pour l’humanité. Il pousserait volontiers sur elle l’exclamation machinale de Julien Sorel : « Canaille, canaille ! » qui ressemble au Carmfex ! de Jean-Jacques enfant. Et son « plat » camarade Félix Faure, devenu pair de France et grand personnage, se voit encore plus maltraité que dans les pages lointaines du Journal, pour sa « bassesse infâme. »

C’est d’ailleurs à cette époque que se précise dans l’esprit de Beyle une conviction qu’il y a dès longtemps nourrie en germe : toute situation sociale acquise représente un entassement de bassesses et de canailleries sans nom. Voici par exemple un prêtre, qui, mêlé aux oppresseurs de l’enfance révoltée de Bru ; lard, garde le privilège à peu près exclusif de lui avoir laissé néanmoins de bons souvenirs. Mais l’abbé Dumolard est devenu par la suite titulaire de la charmante cure de la Tronche, à dix minutes de Grenoble : et c’en est assez, n’est-il pas vrai, pour le juger « un profond téjé (jésuite). » Aussi Beyle hésite-t-il à présent sur son impression favorable de jadis : et voici le curieux autant qu’incohérent paragraphe que lui inspire cet étrange état d’âme[31] : « Réellement, il n’était pas coquin dans ce temps-là, et, pour ainsi dire, en y réfléchissant, ma pénétration de douze ans, exercée par une solitude complète, fut trompée : mais depuis il a été un des plus profonds téjés de la ville, et d’ailleurs, son excellentissime cure, à portée des dévotes de la ville, jure pour lui, et contre ma niaiserie de douze ans. » Décidément, c’est « un des plus fieffés coquins de la troupe. »

Vers la même époque, il esquisse les peintures à la Breughel de son roman de Leuwen, où ministres et préfets, généraux et colonels, guidés par le « plus fripon des rois, » dansent une sorte de sabbat macabre sur le corps de la nation française, hébétée par cet « excès de coquinerie ; » où, sous les pas de Lucien, le sosie de Beyle, grouillent les fonctionnaires vendus, les espions bénévoles, et les policiers mêlés à de si terrifiantes besognes, qu’une simple indiscrétion de leur part suffirait à bouleverser l’Etat. Littérature de cabanon, à peu de chose près, et qui fait songer parfois aux hallucinations d’un Meslier, d’un Marat, d’un Babeuf. Le cadre même de l’action, cette délicieuse ville de Nancy que l’auteur ne connaissait pas sans doute[32], car elle eût ému en lui les entrailles de l’artiste qu’il était, Nancy figure dans le livre sous des couleurs de cauchemar. C’est un séjour abominable par sa saleté, sa pauvreté, triste bicoque dont la promenade, — la place Stanislas avec les grilles de Lamour ? — est une « place longue, traversée aux deux bouts par des fossés puans. » Tout est d’ailleurs dessine dans Leuwen avec ce scrupule d’observateur, et cette heureuse vérité de touche. C’est que Beyle ne discerne guère chez autrui, et jusque dans le paysage, que le reflet de ses propres dispositions maladives : interprétations instructives par quelques côtés, très modernes surtout et qui lui ont valu des auditeurs : mais, pour des amis, c’est autre chose, Colomb et Mérimée le restèrent toutefois, sans grande illusion, après avoir constaté l’un et l’autre qu’il n’entendait pas se gêner pour eux plus que pour le commun des mortels. Tous deux, en compagnie d’un troisième assistant, un subalterne sans doute, dont la postérité n’a pas gardé le nom, suivirent son corps au cimetière Montmartre.

En présence de ces faits, n’est-ce pas jouer sur les mots que de prétendre qu’il fut malgré tout « très aimé » de ses amis : ses « prétendus amis[33], » disait Brulard, avec une plus juste vue de l’égalité à la longue établie entre les sentimens qu’il inspirait et ceux qu’il éprouvait lui-même. Sans doute, ses originalités amusèrent quelques dilettantes qui s’en donnaient de loin en loin le spectacle : mais il fatigua successivement tous ceux dont les circonstances l’avaient rapproché de façon durable : cet individualiste impénitent n’était pas fait pour nouer un lien de quelque solidité avec ses semblables. Il a dit, dans les Mémoires d’un touriste[34] : « J’ai un talent marqué pour m’attirer la bienveillance et même la confiance d’un inconnu. Mais au bout de huit jours, cette amitié diminue et se change en froide estime. » Or, l’estime est trop peu de chose pour un homme qui unissait à son conscient et débordant égoïsme un non moins impérieux besoin d’amusement et de distraction. Que faire dans ces conditions, sinon changer fréquemment d’entourage et de milieu, se livrer au vagabondage élégant, au tourisme infatigable, à la vie d’auberge et de café !

Il convient donc de rapporter en grande partie à son incapacité pour l’existence sociale la versatilité frappante qui marqua la carrière de Beyle ; et la faiblesse de sa volonté ne fut pas uniquement, ou du moins ne fut qu’indirectement la cause de son perpétuel besoin de changement. Mais cette anémie de la volition est plus facilement perceptible dans la difficulté qu’il éprouva toujours à terminer un travail de quelque étendue. C’en fut un premier témoignage que la rédaction pénible et sans cesse ajournée de cette comédie des Deux Hommes, qui devait lui apporter autant de gloire que de profit, et dont il n’écrivit néanmoins que deux scènes en trois ans. À l’examiner de près, la considérable production de Beyle se compose principalement de notes prises au jour le jour, sans effort de composition ni de style, auxquelles il faut adjoindre de courtes nouvelles, et quatre ou cinq romans que leur procédé de composition permet de ranger sous les deux précédentes rubriques. Que sont-ils autre chose en effet que des anecdotes et des traits isolés d’observation sociale, cousus tant bien que mal autour d’une trame d’égotisme, d’un portrait psychologique de l’auteur ? Il emprunte simplement pour la circonstance un de ses noms ou qualités d’emprunt, qu’il savait si bien revêtir aussi dans la vie réelle. Il est Octave, Julien, Leuwen, Fabrice ou Sans-Fin. Le Rouge et le Noir fut le plus travaillé de ses écrits : et ce n’est pas beaucoup dire si l’on songe aux innombrables hors-d’œuvre dont est fait ce baroque récit. Armance n’est guère qu’une nouvelle un peu développée. Leuwen et Lamiel sont des ébauches. Et quant à la Chartreuse de Parme, l’intrigue tourne tellement court dans les dernières pages du livre, qu’on croit y lire le scénario d’un second volume, dont l’ampleur devrait être égale à celle du premier, pour laisser quelque proportion à l’ensemble. De toute évidence, l’auteur, à bout de souffle, s’est arrêté soudain dans le développement de sa matière.

Que dire de la Peinture en Italie, réduite, au point de vue historique, à quelques considérations sur Vinci et Michel-Ange ? De son Napoléon surtout, qui devait d’abord compter vingt volumes, puis six, et fut finalement réduit à la taille d’une courte notice sur les premières campagnes du grand capitaine ? C’est qu’une œuvre de longue haleine exige préparation ingrate, persévérance dans l’effort, crises de découragement surmontées : toutes choses impossibles à l’aboulique par tempérament. La besogne est tellement plus agréable et plus facile, qui consiste à parler de soi-même, de ses sensations et de ses affaires, en suivant le fil de son caprice et de sa fantaisie. Il savourait en gourmet le plaisir de la confession, ce mécréant qui jugeait si parfaitement aimable la religion des Napolitains, parce que, à l’en croire, elle leur permet tous les péchés possibles sous la condition d’en venir bavarder de temps à autre au tribunal de la pénitence, avec un surcroît de plaisir et de complaisance envers soi-même. Il a, pour sa part, installé le public au confessionnal, et ne lui a pas ménagé les commérages scandaleux sur ses péchés. La rédaction des Souvenirs d’égotisme lui arrache cette exclamation de bien-être[35] : « Je suis heureux en écrivant ceci... Je ne pourrais reprendre à quatre heures (après la correspondance diplomatique expédiée) un ouvrage d’imagination. Je fais aisément ceci, sans autre peine et plan que : me souvenir. »

Il est permis de voir enfin un dernier indice de volonté atténuée, d’atrophie du self-control dans ce mimétisme singulier dont sa production littéraire porte les marques, mais qui s’étendait jusqu’à sa personne physique, et dont il a fait l’aveu à plusieurs reprises. Passe encore pour son souci de copier les acteurs du Théâtre-Français aux heures de sa vocation dramatique, pour ce « fleurisme » en particulier qui faisait de lui une copie du jeune premier applaudi de son temps. C’est là une vanité de jeunesse, que bien d’autres ont connue sous des formes analogues. Mais voici un aveu d’Henri Brulard qui trahit une suggestibilité anormale, et qu’on rencontre dans les cas d’hypnose plutôt que dans l’état d’équilibre du système nerveux. Il signale dans son enfance, un « goût croissant des grimaces » auquel on s’opposa vainement autour de lui, et il ajoute[36] : « Ce goût dure encore : je ris souvent des mines que je fais quand je suis seul... Mon instinct est plutôt d’imiter les mouvemens, ou plutôt les positions affectées de la figure (face), que ceux du corps. Au Conseil d’État, j’imitais, sans le vouloir, et d’une façon fort dangereuse, l’air d’importance du fameux comte Regnault de Saint-Jean-d’Angély, placé à trois pas de moi : particulièrement quand, pour mieux écouter le colérique abbé Louis... il abaissait le col démesurément long de sa chemise. Cet instinct... m’a fait beaucoup d’ennemis. »


ERNEST SEILLIÈRE.

  1. Paris, 1904.
  2. Histoire des œuvres de Stendhal. Paris, Dujarric, 1904. Rappelons les beaux travaux de MM. Stryienski, de Nion, Chuquet, Bourdeau, de Mitty, ttc, pour ne parler que des plus récens.
  3. Préface du Journal de Stendhal. Paris, 1888, p. XXXI et suivantes.
  4. Souvenirs d’égotisme, p. 80.
  5. On sait qu’il s’agit d’un homonyme et non d’un parent du président de la troisième République.
  6. Journal, p. 175.
  7. Vie de Henri Brulard, p. 263.
  8. Correspondance, vol. I, p. 243.
  9. Souvenirs d’égotisme, 58.
  10. Correspondance, I, 59.
  11. Ibid., II, 246.
  12. Mérimée semble nier la vanité littéraire de son ami, qui, dit-il, acceptait de Jacquemont par exemple des avertissemens fort rudes sur son style. Mais c’est que Stendhal reconnaissait sans doute la supériorité de ce fin esprit, trop tôt enlevé aux lettres, et qui a écrit le meilleur chapitre de l’AMOUR : l’Exemple de l’amour en France dans la classe riche. Beyle se vengeait d’ailleurs, sur Mérimée précisément, en lui retournant le reproche de Jacquemont : celui du style « portier. » — Vis-à-vis de tout autre critique, la tolérance était chez lui pur dédain pour l’opinion de contemporains encore incapables de le comprendre. Et, couvert de fleurs par Balzac, il s’empressa de défendre son style contre son admirateur, qui, sur ce point seulement, s’était permis quelques réserves.
  13. Henri Brulard, p. 14.
  14. Consulter Mérimée dans son H. B.
  15. Henri Brulard, p. 257.
  16. Page 14.
  17. Vie de Henri Brulard, p. 110.
  18. Mérimée nous apprend que son ami prononçait de la sorte avec emphase ce nom d’une des principales vertus du « beylisme. »
  19. Page 14.
  20. Ou même par un coucher de soleil manqué, comme le suggérait spirituellement M. Faguet dans une discussion des thèses si intéressantes de M. Bergson sur ce sujet.
  21. Vie de Henri Brulard, p. 188.
  22. Armance, p. 51.
  23. Page 173.
  24. Vie de Henri Brulard, p. 163.
  25. Sainte-Beuve, qui déprécie Beyle comme romancier, le défend comme ami et comme homme d’esprit, contre les appréciations défavorables qu’il relève dans les Mémoires de Delécluze (Nouveaux Lundis, t. III). Stendhal y apparaît comme un pur extravagant, ce qui est excessif assurément. Pourtant, quels qu’aient été les sujets de jalousie rétrospective du critique des Débats contre son hôte assidu de la rue de Chabanais, encore avait-il sur Sainte-Beuve l’avantage de l’avoir beaucoup mieux connu.
  26. Paris, 1903, p. 52.
  27. Vie de Henri Brulard. p. 10.
  28. Journal, p. 338 et suivantes.
  29. Biographie en tête de la réédition d’Armance.
  30. Vie de Henri Brulard, p. 188.
  31. Brulard, p. 132.
  32. Pas plus qu’il ne connaissait Besançon. théâtre de mainte scène du Rouge et Noir.
  33. Brutard, p. 150.
  34. Tome II, p. 21.
  35. Page 81.
  36. Page 52.