L’Edda de Sæmund-le-Sage/Les Poèmes d’Odin

anonyme
Traduction par Mlle  Rosalie du Puget.
Les EddasLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 122-145).


II

LES POÈMES D’ODIN




I.

LE CHANT SOLENNEL ANTIQUE.


1. Examine soigneusement tous les coins avant d’entrer ; car tu ignores en quel endroit de la salle ton ennemi est caché.

2. Honneur à celui qui donne ! — Un convive entre, où sera-t-il assis ? Celui qui cherche son pain à la porte des autres doit se hâter.

3. Celui qui entre les genoux gelés a besoin de feu ; la nourriture et des vêtements sont nécessaires à celui qui a traversé les montagnes.

4. Quiconque cherche un gîte a besoin d’eau, d’un essuie-main et de l’hospitalité ; montre-lui de la bienveillance, adresse-lui la parole, et réponds à ses discours.

5. La raison est nécessaire à celui qui voyage au loin ; tout est bon au logis. Celui qui ne comprend rien devient un objet de risée quand il est assis parmi les savants.

6. Ne parle guère aux esprits pensifs ; mais saisis le moment favorable, quand l’homme silencieux, et dont l’âme est élevée, entre au logis. L’homme circonspect commet peu de fautes.

7. La raison est nécessaire à celui qui voyage au loin ; son ami le plus sûr, c’est beaucoup de raison.

8. Un hôte prudent ne parle guère en arrivant au gîte ; avec ses oreilles il écoute, avec sesyeux il observe ; ainsi se conduit un sage.

9. Heureux celui qui mérite l’approbation et les éloges. Tout ce que l’homme possède dans le cœur d’autrui est périssable.

10. Heureux celui qui trouve en lui-même la raison et les louanges. On a souvent puisé de mauvais conseils dans le cœur des autres.

11. Le meilleur fardeau dont tu puisses te charger en route, c’est beaucoup de prudence ; elle est plus précieuse que l’or en pays inconnu, et te prêtera secours dans le besoin.

12. Le meilleur fardeau dont tu puisses te charger en route, c’est beaucoup de prudence. La plus mauvaise provision de voyage, c’est beaucoup d’ivresse.

13. La bière forte n’est pas aussi salutaire que le prétendent les enfants des hommes. Plus on boit, moins on se connaît.

14. Le héron de l’oubli se repose sur l’ivresse ; il enlève à l’homme l’usage de son intelligence. Je fus enchaîné avec les plumes de cet oiseau dans la demeure de Gunlœd.

15. Je m’enivrai complètement chez Fjalar-le-Sage. La meilleure ivresse est celle qui permet à l’homme de retrouver sa raison.

16. Un fils de roi doit être appliqué, silencieux et hardi dans la bataille ; que tout homme soit généreux et gai jusqu’à l’arrivée de la mort.

17. Un ignorant croit qu’il vivra éternellement en évitant les combats ; mais la vieillesse ne le laissera point en paix.

18. Le sot bâille quand il est en visite ; il parle avec ignorance ou s’assoupit ; tout lui semble bien, pourvu qu’il mange.

19. Celui-là seulement qui a beaucoup voyagé et voyage encore connaît les différents caractères des hommes, s’il est doué de sagesse.

20. Prends la coupe et vide-la en entier ; dis ce qui est nécessaire ou tais-toi ; personne ne t’accusera de malhonnêteté si tu te retires de bonne heure pour dormir.

21. Le gourmand, s’il ne s’éprouve pas lui-même, se jette dans les bras de la mort. Souvent l’avidité rend le sot ridicule lorsqu’il se trouve parmi les sages.

22. Les bestiaux connaissent le moment où il faut rentrer à l’étable, et ils quittent le pâturage ; mais un homme sans raison ne connaît point de bornes pour son estomac.

23. Un homme misérable et un méchant esprit rient de tout ; ils ignorent ce qu’ils devraient savoir : c’est-à-dire qu’ils ne sont pas eux-mêmes exempts de défauts.

24. Un homme sans prudence veille toutes les nuits et médite sur beaucoup de choses ; quand le matin arrive, il est fatigué et son chagrin lui reste.

25. Un homme sans raison croit voir des amis dans tous ceux qui lui sourient ; mais il n’en trouvera guère pour appuyer sa cause devant le tribunal.

26. Un homme sans raison croit voir des amis dans tous ceux qui lui sourient ; sa conviction ne change pas, lors même qu’on se moque de lui, lorsqu’il est assis parmi les sages.

27. Un homme sans raison croit tout savoir tant qu’il n’est pas dans l’embarras ; mais il ne sait que répondre quand on le met à l’épreuve.

28. Lorsque l’homme sans raison est en compagnie, il fait mieux de se taire ; on ne remarque son ignorance qu’après l’avoir entendu beaucoup parler.

29. Celui qui sait interroger et répondre paraît sage ; fils des hommes, excusez les défauts d’autrui.

30. Celui qui parle toujours dit bien des mots sans suite : si une langue bavarde n’est pas contenue, elle se nuit à elle-même.

31. Que personne, même un étranger, ne soit ton jouet ; il est beaucoup de gens qui, après avoir trouvé du repos et des vêtements secs, te paraîtront des savants.

32. Celui qui a vaincu, en paroles, le convive berné, semble sage : l’homme bavard ignore s’il ne parle point à table avec un ennemi.

33. Il est des hommes qui se chérissent avec tendresse, et se rencontrent seulement sur l’Océan. Si un convive en trouble un autre, il en résultera toujours des querelles.

34. Prends tes repas de bonne heure, si tu n’es pas invité hors de chez toi ; celui qui lésine passe pour avide, et apprend peu de choses.

35. La route qui conduit chez un ami perfide doit te paraître longue, quand même cet ami serait dans ton voisinage. Mais tous les chemins paraissent courts, lorsqu’il s’agit de rejoindre un ami fidèle, quel que soit l’éloignement de sa demeure.

36. Ne demande pas souvent l’hospitalité dans la même ville. Ce qui était agréable devient ennuyeux si l’on reste trop longtemps assis sur les bancs d’autrui.

37. Un nid, quoique petit, doit plaire quand on est maître chez soi. Tu ne posséderais que deux chèvres et une salle couverte en chaume, qu’elle serait préférable à la mendicité.

38. Un nid, quoique petit, doit plaire quand on est maître chez soi. Le cœur saigne à celui qui mendie tous ses repas.

39. L’homme qui va dans la plaine doit emporter ses armes ; le moment où le javelot sera nécessaire est incertain.

40. Je n’ai point vu d’homme, quelles que fussent sa générosité et son hospitalité, refuser tous les cadeaux et toutes les récompenses.

41. Celui qui possède des richesses ne doit pas endurer le besoin ; souvent on épargne pour l’ennui ce qui était destiné à la jouissance : beaucoup de choses vont contrairement à notre attente.

42. Réjouis tes amis, en leur donnant les armes et les habits qui te paraîtront les meilleurs. Les dons réciproques font durer l’amitié longtemps, quand ils sont offerts par le cœur.

43. Il faut être l’ami de son ami et rendre cadeau pour cadeau. Sois joyeux avec l’ami fidèle, et dissimulé envers l’ami perfide.

44. Il faut être l’ami de son ami, et de l’ami de ce dernier ; mais on ne doit pas être l’ami de l’ami de son ennemi.

45. Si tu possèdes un ami, pense bien de lui, et si tu veux en retirer avantage, confonds ton esprit avec le sien ; faites échange de présents, et va souvent le trouver.

46. Si tu as un ami dont tu penses mal, et dont tu veuilles cependant tirer avantage, parle-lui agréablement et rends la dissimulation pour la ruse.

47. Encore un mot sur celui dont tu te méfies, et sur lequel tu ne peux compter : dis-lui avec douceur plus de bien que tu n’en penses ; rends-lui la pareille.

48. J’ai été jeune autrefois, et me suis égaré en voyageant seul. Je me croyais riche quand je rencontrais un autre voyageur : un homme est la joie de l’homme.

49. Les hommes généreux et doux sont les plus heureux ; mais le fou est irrésolu, et l’avare regrette le cadeau qu’il fait.

50. Sur la montagne, je donnai de mes habits à deux hommes des bois ; ils parurent des héros quand ils furent couverts. L’homme nu est craintif.

51. L’arbre qui est auprès d elà maison se dessèche s’il n’est protégé par l’écorce et les feuilles. Il en est de même pour l’homme sans ami ; comment fera-t-il pour vivre longtemps ?

52. La paix entre ennemis brûle comme du feu pendant cinq jours ; il s’éteint le sixième, et l’amitié s’envenime.

53. Il ne faut pas donner beaucoup ; on s’attire souvent des louanges : avec un demi-pain et un plat sur la table de pierre, je me suis fait un camarade.

54. Les grains de sable sont petits ; les gouttes d’eau et les pensées des hommes sont petites ; nous ne devenons pas tous également sages : chaque siècle ne produit qu’un homme.

55. Chacun doit avoir un bon jugement, mais pas trop de sagesse ; la vie a plus de charme pour les hommes qui savent beaucoup de choses et les savent bien.

56. Chacun doit avoir un bon jugement, mais pas trop de sagesse ; car le cœur d’un homme instruit n’est pas toujours gai, si cet homme sait tout.

57. Chacun doit avoir un bon jugement, mais pas trop de sagesse. Ne sondez pas l’avenir, et votre esprit en sera plus libre.

58. Le feu à côté du feu brûle jusqu’à ce que tout soit consumé ; le feu allume l’incendie. Un homme se fait connaître par ses discours, et l’insensé par son orgueil.

59. Celui qui en veut à la vie et au bien d’autrui se lève matin. Le loup au repos saisit rarement une proie, et l’homme endormi la victoire.

60. Celui qui a peu de travailleurs doit se lever de bonne heure et aller voir ses travaux. Celui qui dort le matin néglige beaucoup de choses : de la surveillance du père de famille dépend la moitié de sa fortune.

61. L’esprit de l’homme ressemble à des copeaux secs et à des écorces de bouleaux conservés ; il pourrait, avec des jours et des années, atteindre l’essence de l’arbre.

62. Celui qui se rend à cheval aux assemblées, s’il n’est point paré, doit au moins être propre et habillé avec soin. Que personne ne rougisse de ses souliers, de ses habits, de son cheval, quand même ils seraient mauvais.

63. Questionne l’homme instruit et qui veut passer pour tel, parle-lui. Donne la confiance à une personne, mais non à deux : le monde entier sait ce qui est connu de trois individus.

64. Quand l’aigle atteint le rivage, il regarde l’océan avec étonnement ; il en est de même pour l’homme qui se trouve au milieu d’un grand nombre d’individus parmi lesquels il n’a pas un ami.

65. Tout homme sage et prudent doit faire usage de sa puissance avec discrétion. Lorsqu’il se trouvera parmi les braves, il s’apercevra qu’on n’est pas fort aux yeux de tous.

66. Que chacun soit raisonnable, prudent et circonspect dans l’intimité ; souvent on expie chèrement les paroles confiées à autrui.

67. Je suis arrivé beaucoup trop tôt en bien des en droits, et trop tard en d’autres ; tantôt la bière était épuisée, tantôt elle n’était point préparée. Le convive qui déplaît arrive rarement dans un instant opportun.

68. Ici chacun m’aurait invité si j’eusse manqué de vivres ; mais il faut laisser deux morceaux chez l’ami fidèle ou on en a surpris un.

69. Le feu et la lumière du soleil sont ce qu’il y a de mieux chez les enfants de la terre, pour l’homme qui jouit de son bien et vit sans vices.

70. Personne n’est complètement misérable quoique malheureux ; l’un a du bonheur par ses fils, un autre par ses parents, ou par ses biens, ou par ses bonnes œuvres.

71. Il vaut mieux vivre que mourir dans son lit ; ce lui qui vit pourra faire l’acquisition d’une vache. J’ai vu le feu flamber dans la salle du riche ; mais près de la porte, en dehors, se tenait la mort.

72. Le boiteux peut monter à cheval, le sourd peut combattre vaillamment, le manchot peut mener les troupeaux au pâturage. Il vaut mieux être aveugle que brûlé ; la mort n’est utile à personne.

73. Quand un homme meurt, il est bon pour lui d’avoir un fils, même né tardivement. Les pierres commémoratives se trouvent rarement sur le bord du chemin, si un fils ne les a point élevées à la mémoire de son père.

74. Deux Einhærjars ont la tête pesante quand la mort est près de leur lit. Celui qui a des vivres pour la route se réjouit de la nuit quand la fatigue le gagne.

75. Les meurtres sur le navire… Nuit d’automne inconstante ; le vent change souvent durant cinq jours, et encore plus pendant un mois.

76. Il sait peu de choses celui qui ne sait rien ; beaucoup de gens sont trompés. Un homme est riche, un autre est pauvre, sans que ce soient des indices de sagesse.

77. Tes parents, tes bestiaux, mourront ; tu mourras toi-même ; mais la mémoire de ceux qui ont acquis une bonne renommée ne périra jamais.

78. Tes parents, tes bestiaux, mourront, tu mourras toi-même ; mais je sais une chose impérissable ; c’est le jugement porté sur un homme après sa mort.

79. J’ai vu les granges pleines des enfants de la richesse, maintenant ils portent le bâton de l’espérance[1] ; la fortune est fugitive, c’est une amie volage.

80. L’homme ignorant, quand il acquiert des richesses, ou la faveur des femmes, sent accroître son arrogance, mais jamais sa raison ; il s’avance avec orgueil.

81. On s’en aperçoit lorsque tu lui adresses des questions sur les runes universellement connues, composées par les dieux, et que les grands poètes ont gravées. Il vaut mieux alors se taire.

82. Ne vante la journée que le soir, la femme que lorsqu’elle aura été brûlée, le glaive qu’après l’avoir éprouvé, la vierge qu’après son mariage, la glace qu’après avoir passé dessus, la bière qu’après l’avoir bue.

83. Il faut un vent favorable pour abattre du bois et voguer sur la mer. Il faut de l’obscurité pour causer avec la jeune fille, car les yeux du jour sont nombreux. Sur le navire on doit chercher à avancer. Il faut se servir du bouclier pour se défendre, du glaive pour frapper : on embrasse la jeune fille.

84. Il faut boire la bière près du brasier, glisser sur la glace, acheter un cheval maigre et un glaive rouillé, nourrir le cheval à la maison et le chien à la campagne.

85. Ne te fie pas aux paroles des jeunes filles et à ce que disent les femmes, car leur cœur est monté sur des roues : la ruse a été déposée dans leur sein.

86. Un arc cassant, une flamme pétillante, un loup la gueule béante, une corneille qui crie, le porc qui grogne, l’arbre sans racines, la vague qui se gonfle, et la marmite qui bout ;

87. Le dard qui vole, le flot creusé, la glace d’une nuit, le serpent roulé sur lui-même, les paroles dites par la fiancée dans le lit nuptial, le glaive brisé, les gentillesses de l’ours et les fils du roi ;

88. Un veau malade, un esclave indépendant, la diseuse de bonne aventure qui parle à souhait, l’ennemi récemment battu sur le champ de bataille, un ciel clair, un seigneur souriant, l’aboiement d’un chien, et la douleur de la pécheresse ;

89. Des champs ensemencés de bonne heure : toutes ces choses ne méritent aucune confiance. Ne sois pas trop prompt à croire ton fils. Le temps dispose des champs et l’esprit de ton fils ; l’un et l’autre sont mobiles.

90. Que personne ne s’avise d’avoir confiance dans le meurtrier de son frère, quoiqu’il en fasse la rencontre sur la grande route ; qu’il ne se croie point en sûreté dans une maison à demi brûlée avec un cheval trop vif, car un cheval devient inutile s’il se casse la jambe.

91. La paix avec les femmes est une pensée fugitive, comme une course sur la glace peu épaisse avec un cheval entier âgé de deux hivers et mal dressé ; cette paix ressemble encore à la navigation d’un vaisseau sans agrès pendant la tempête, à une halte de la chasse aux rennes dans la montagne de neige qui dégèle.

92. Je trace un tableau fidèle, car je connais les uns et les autres ; l’amour des hommes est une déception pour les femmes. Quand nos paroles sont le mieux arrangées, c’est alors que nous y attachons moins de sens ; l’esprit le plus fin y serait trompé.

93. Celui qui désire l’amour d’une jeune fille doit parler avec grâce, lui offrir des richesses et admirer le corps de la vierge blonde : la persévérance réussit.

94. Ne blâmez jamais l’amour d’autrui ; les couleurs de la volupté plaisent souvent au sage, mais elles n’enchaînent pas l’insensé.

95. Que personne ne blâme ce défaut attribué à plusieurs. Le puissant amour transforme souvent, parmi les enfants des hommes, les sages en fous.

96. La pensée connaît seule ce qui peut nourrir le cœur ou l’esprit. La plus mauvaise de toutes les maladies pour le sage, c’est de ne se contenter de rien.

97. Je l’ai éprouvé lorsque j’étais assis dans les roseaux en attendant ma bien-aimée : cette bonne fille était ma vie, mon âme, et cependant je ne la possède plus.

98. J’ai trouvé la vierge de Billing, qui était blanche comme la neige, dormant dans son lit. J’aurais renoncé à toute la magnificence des princes pour vivre avec elle.

99. « Odin, si tu veux te fiancer avec une jeune fille, viens à la maison vers le soir. Tout serait perdu si d’autres que nous connaissaient ces relations. »

100. Je m’en retournai promptement, et me sentais plus heureux que je ne l’étais en réalité ; je croyais avoir obtenu son approbation et son amour.

101. Je vins ensuite, lorsque tous les hommes propres à porter les armes étaient déjà éveillés, les lumières éclatantes et le feu allumé : c’est ainsi qu’elle avait voulu recevoir ma visite.

102. Et le premier jour où je revins ensuite, tous les gens de la maison étaient endormis ; alors je trouvai un chien de cette bonne fille attaché au lit.

103. Il est peu d’individus assez forts pour qu’on ne fasse point chanceler leurs sens ; mainte bonne fille, quand elle est bien connue, devient perfide envers son amant.

104. Je m’en aperçus après avoir exposé au danger la jeune fille adroite ; elle me railla de toutes les manières, et je ne l’eus pas.

105. Chez lui, l’homme sage doit être gai, hospitalier, mémoratif et causeur, s’il veut passer pour instruit ; il doit parler souvent de ce qui est bien.

106. On appelle Fimbulfambi celui qui a peu de choses à dire ; c’est la manière de l’ignorant. Je suis allé chez le vieux géant, me voici de retour : j’y ai reçu peu de choses en mendiant, mais j’ai fait mon profit d’un grand nombre de paroles dites dans les salles de Suttung.

107. De son trône d’or, Gunnlœd me donna une rasade de son précieux hydromel. Je la récompensai mal ensuite de sa fidélité et de son douloureux amour.

108. Je trouvai un endroit accessible à la tarière y et lui fis ronger le roc : au-dessus et en dessous de moi passaient les routes des géants ; je hasardai ainsi ma vie.

109. La poésie, chèrement acquise, m’a donné bien des jouissances : tout réussit au sage, car Odrærer est remonté maintenant sur la vieille et sainte terre.

110. Je ne serais peut-être pas encore sorti de la demeure des géants, sans l’amour de Gunnlœd, elle que j’ai repoussée du bras.

111. Le jour suivant, les Hrimthursars se rendirent à l’assemblée des dieux dans les salles élevées, pour savoir si Bœlverk était parmi eux, ou si Suttung l’avait tué.

112. Odin, je m’en souviens, avait prêté serment sur son anneau ; qui peut maintenant compter sur lui ? Suttung a été trahi, l’hydromel est volé, et Gunnlœd pleure.


II

LE CHANT DE LODFAFNER.


1. Il est temps de donner le discours prononcé près de la fontaine d’Urd ; j’étais là, assis et silencieux ; je voyais ce que faisaient les Ases, et réfléchissais en les écoutant.

2. Il fut question de runes pendant le jour ; il en fut question encore pendant la nuit. Près du palais des dieux et dans leurs salles, j’entendis parler de la sorte :

3. Voici nos conseils, Lodfafner ; fais attention à ces avis, ils te seront utiles si tu les comprends.

Ne sois pas dehors la nuit, si ce n’est pour espionner ou chercher un endroit nécessaire.

4. Voici nos conseils, Lodfafner, etc.

Fuis le danger de t’endormir dans les bras de la femme magicienne, afin qu’elle ne te presse pas contre son sein.

5. Elle te fera mépriser l’assemblée du peuple et les paroles du prince ; tu refuseras de manger et de te trouver dans la société des hommes, et tu iras dormir tristement.

6. Voici nos conseils, Lodfafner, etc.

N’entraîne jamais la femme d’un autre à devenir ton amie.

7. Voici nos conseils, Lodfafner, etc.

Si tu as envie de voyager sur les montagnes ou dans les baies, prends bien garde à ta vie.

8. Voici nos conseils, Lodfafner, etc.

Ne fais jamais connaître ton malheur à un méchant, car il ne récompensera point la droiture de ton cœur.

9. J’ai vu un homme perdre la tête par suite des paroles d’une femme méchante ; une langue frivole le priva de la vie, qu’il aurait pu donner pour une cause juste.

10. Voici nos conseils, Lodfafner, etc.

Si tu possèdes un ami dans lequel tu as confiance, va le voir souvent, car les broussailles et les hautes herbes croissent sur la route que personne ne foule.

11. Voici nos conseils, Lodfafner, etc.

Choisis pour ta société des hommes bons, et apprends des chants qui te consoleront en cette vie.

12. Voici nos conseils, Lodfafner, etc.

Ne précède jamais ton ami dans la rupture perfide de l’amitié ; le chagrin ronge le cœur quand on n’a personne à qui dire ses pensées.

13. Voici nos conseils, Lodfafner, etc.

Ne dispute jamais avec un sot, car il ne te tiendra pas compte de ta bonté ; mais un homme instruit accroîtra ta faveur et tes honneurs.

14. L’amitié est conclue quand on peut communiquer à un autre chacune de ses pensées ; tout est préférable à la perfidie. Celui qui te donne toujours raison n’est pas ton ami.

15. Voici nos conseils, Lodfafner, etc.

N’échange pas trois mots de dispute avec l’homme mauvais. Le bon temporise souvent, tandis que le méchant tue.

16. Voici nos conseils, Lodfafner, etc.

Il te sera difficile, dans cette circonstance, de te taire, car on supposera que tu es un lâche : laisse courir ton esprit le second jour, et venge-toi de ce mensonge devant toute la multitude.

17. Voici nos conseils, Lodfafner, etc.

Ne te fais pas cordonnier ni fabricant de lances, si ce n’est point ton état ; car le soulier sera mal confectionné, la lance sera courbée, et l’on te jugera défavorablement.

18. Voici nos conseils, Lodfafner, etc.

Quand tu reconnaîtras qu’une chose est mauvaise, dis-le. Ne donne pas de paix à ton ennemi.

19. Voici nos conseils, Lodfafner, etc.

Ne te réjouis jamais du mal, et fais en sorte que l’on dise du bien de toi.

20. Voici nos conseils, Lodfafner, etc.

Ne te borne pas à regarder un combat……

21. Voici nos conseils, Lodfafner, etc.

Si tu veux avoir une bonne femme, un joyeux entretien, et en retirer de la satisfaction, fais de belles promesses et tiens-les. Personne ne s’ennuie d’être bien.

22. Voici nos conseils, Lodfafner, etc.

Sois prudent, mais sans excès ; sois-le surtout en buvant et auprès de la femme d’un autre. Il faut encore de la prudence en une troisième chose, afin que les voleurs ne te fascinent point.

23. Voici nos conseils, Lodfafner, etc.

Ne bafoue jamais l’étranger qui arrive, car les personnes assises dans la salle ne connaissent pas toujours la qualité des nouveaux hôtes. Le meilleur homme a ses défauts ; pas un n’est assez sot pour n’être bon à rien.

24. Voici nos conseils, Lodfafner, etc.

Ne ris jamais d’un orateur à cheveux gris. Ce que disent les vieillards est souvent bon ; de sages paroles sortent fréquemment d’une bouche ridée, et de celle des malheureux qui mendient à toutes les portes et habitent parmi les rangs inférieurs.

25. Voici nos conseils, Lodfafner, etc.

Il ne faut pas réprimander l’étranger ni le mettre à la porte. Sois bon envers les pauvres. L’arbre qu’il faut émouvoir pour qu’il s’ouvre à tous est fort. Donne une pièce de monnaie, et le peuple te louera.

26. Voici nos conseils, Lodfafner, etc.

Affermis-toi dans le lieu où tu te disposes à boire la bière forte, car le coup de trop fait toucher la terre, le feu accueille la maladie...... les sortilèges atteignent les épis......... Il faut confier sa vengeance à la lune.


III.

LE DISCOURS RUNIQUE.


1. Je sais que je fus suspendu durant neuf nuits entières à un arbre que le vent faisait murmurer. Un javelot m’avait blessé. Donné à Odin, je fus consacré à cet arbre, dont personne ne connaît les racines.

2. Je ne fus point nourri avec du pain ni avec de l’hydromel. Je me baissais pour ramasser des runes, et je les apprenais en pleurant : ensuite je tombai à terre.

3. Bœlthorn, le savant père de Betsla, m’a appris neuf poëmes antiques, et l’on m’a donné une rasade du précieux hydromel mélangé dans Odreyer.

4. Je commençai alors à devenir savant, et j’étais admiré pour mon instruction : je grandissais et prospérais. Je cherchai des mots dans le mot originaire des mots ; je cherchai du travail pour moi dans le travail du travail.

5. Tu trouveras des runes et des bâtons runiques, de grands, de puissants bâtons runiques, créés par les saintes puissances, taillés par Fimbulthul, et gravés par le général des dieux.

6. Odin y a tracé des runes pour les Ases, Dvalinn pour les Alfes, Dain pour les Nains, Alsvider pour les géants. J’en ai gravé moi-même plusieurs.

7. Sais-tu comment on doit s’y prendre pour graver, pour interpréter les runes, pour les tracer ? Sais-tu comment on doit supporter les épreuves ? comment on doit prier ou offrir le sacrifice ? Sais-tu comment il faut s’y prendre pour faire des expéditions et dévaster les pays ?

8. Il vaut mieux ne point prier que d’offrir un trop grand nombre de sacrifices ; le don attend toujours une récompense. Mieux vaut ne pas faire d’expédition que de commettre trop de dévastations. Telles sont les runes qu’Odin a gravées pour les hommes en général………… C’est là qu’il se leva lors de son retour.

9. Je sais un chant ignoré de la femme du prince et de tous les fils des hommes ; il est intitulé Secours, et pourra te prêter assistance dans tes procès, dans tes chagrins et toutes les calamités.

10. J’en sais un second ; il est utile aux hommes qui veulent devenir médecins.

11. J’en sais un troisième, dont j’ai grand besoin pour enchaîner mon ennemi, pour émousser le tranchant de son glaive, pour détruire l’effet de ses armes et de ses ruses.

12. J’en sais un quatrième. Si mes membres sont chargés de chaînes, en le chantant je pourrai marcher : il fera tomber les fers de mes pieds et les liens de mes mains.

13. J’en sais un cinquième. Si une flèche met l’armée en danger, je l’arrêterai malgré la rapidité de son vol, pourvu que je l’aperçoive.

14. J’en sais un sixième. Si un homme me blesse sur les racines dépouillées d’un arbre, si un autre veut m’attirer des maux en chantant, le mal les rongera plutôt que moi.

15. J’en sais un septième. Si je vois une haute salle brûler au-dessus des habitants de la maison, je la sauverai en arrêtant l’incendie ; je sais ce chant magique.

16. J’en sais un huitième ; il est bon pour tout le monde de l’apprendre. En tel lieu que croisse la haine entre les fils des rois, je puis l’étouffer subitement.

17. J’en sais un neuvième. Si la nécessité m’y contraint, je puis sauver mon navire ; j’apaise le vent sur les vagues, et je calme l’océan.

18. J’en sais un dixième. Si je vois les démons jouer dans les airs, je puis faire en sorte qu’ils se troublent en leur propre corps et en leur esprit.

19. J’en sais un onzième. Si je conduis à la bataille des amis éprouvés depuis longtem ps, je chante sous le bouclier, et la victoire les suit ; ils vont au combat et en reviennent sains et saufs ; ils reviennent de même partout.

20. J’en sais un douzième. Si je vois un homme suspendu et mort en haut de l’arbre, je grave des runes, et cet homme vient causer avec moi.

21. J’en sais un treizième. Si je verse de l’eau sur un jeune homme pour l’empêcher de succomber dans la bataille, il ne s’évanouira pas devant le glaive.

22. J’en sais un quatorzième. Si je suis obligé de faire devant les hommes assemblés le dénombrement des dieux, je puis distinguer les Ases des Alfes ; un ignorant ne saurait point le faire.

23. J’en sais un quinzième. Thjodrœrer le nain le chanta devant les portes de Delling ; il donna de la force aux Ases, le succès aux Alfes, et la sagesse à Odin.

24. J’en sais un seizième. Si je veux obtenir joie et faveur de la pudique vierge, je puis tourner vers moi l’esprit de la jeune fille aux bras blancs, et je change entièrement son âme.

25. J’en sais un dix-septième, et l’aimable fille restera longtemps avec moi. Ces chants-là, Lodfafner, tu les ignoreras pendant des années ; mais ce il serait bon et utile pour toi de les connaître, de les apprendre.

26. J’en sais un dix-huitième ; je ne l’enseignerai jamais à la jeune fille, à la femme de l’homme ; ce qu’on est seul à savoir a toujours plus de prix, à moins que je ne le dise à celle qui me serre dans ses bras ou à ma sœur.

27. Maintenant le poëme solennel a été chanté dans la salle haute et autour de la salle. Ce poëme est utile aux fils des hommes et nuisible aux fils des géants. Vive celui qui le chante ! Vive celui qui le sait ! Vive celui qui le comprend ! Vive celui qui l’entend !


  1. Le bâton de la mendicité. (Tr.)