L’Edda de Sæmund-le-Sage/Le Poème sur Sigurd, le vainqueur de Fafner

anonyme
Traduction par Mlle Rosalie du Puget.
Les EddasLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 323-334).

VII

LE PREMIER POÈME SUR SIGURD

LE VAINQUEUR DE FAFNER

APPELÉ AUSSI LA SCIENCE DE GRIPER




Griper était fils d’Eylime et frère de Hjœrdis. C’était le plus savant des hommes, il connaissait l’avenir. Sigurd sortit un jour seul à cheval et se rendit à la demeure de Griper. Il n’y était pas connu. Ayant rencontré, en dehors de la salle, un homme appelé Gejter, il le questionna.

1. Qui habite ce château, et quel nom le peuple donne-t-il à ce chef ?

gejter.

Celui qui gouverne le pays et le peuple se nomme Griper.

sigurd.

2. Le roi, ce savant si renommé, est-il dans le pays et viendra-t-il parler à l’inconnu qui a besoin de l’entretenir ? Je désire le rencontrer le plus tôt possible.

gejter.

3. Le bon roi dira à Gejter : Quel est cet homme qui désire me parler ?

sigurd.

Je suis Sigurd, fils de Sigmund ; Hjœrdisest la mère du héros.

4. Gejter s’en fut dire au roi : Un inconnu est en dehors du château ; il désire te voir, prince. L’aspect de cet homme est magnifique.

5. Le roi des héros sort de sa chambre, il accueille parfaitement le prince qui arrive : « Sois le bienvenu, Sigurd ; pourquoi viens-tu si tard ? Prends soin de Granne, Gejter. »

6. L’entretien se noua ensuite, et bien des choses furent dites quand ces héros savants se trouvèrent réunis.

sigurd.

Si tu le sais, frère de ma mère, dis-moi comment s’écoulera la vie de Sigurd ?

griper.

7. Tu deviendras l’un des plus grands hommes de la terre, et tu seras élevé au-dessus des rois ; tu seras libéral, économe quand il s’agira de fuir, remarquable par tes formes et savant en paroles.

sigurd.

8. Parle, bon roi ; je vais encore te questionner en faveur de Sigurd, sage prince. Que faudra-t-il faire, en premier lieu, pour ma gloire, quand je sortirai de ta demeure ?

griper.

9. Commence par venger ton père et efface les chagrins d’Eylime. Tu attaqueras promptement les fils de Hunding et tu remporteras la victoire.

sigurd.

10. Noble prince, dis-moi, à moi qui suis de ta race, et puisque nous parlons avec confiance, si tu prévois pour Sigurd un exploit vanté en tous lieux ?

griper.

11. C’est toi qui tueras le brillant serpent affamé, couché dans la bruyère de Gnita. Tu seras le vainqueur de Reginn et de Fafner. Griper t’a dit la vérité.

sigurd.

12. Je serai assez riche si je deviens, comme tu le dis, vainqueur dans les combats. Parle encore ; comment se passera ensuite ma vie ?

griper.

13. Tu découvriras la caverne de Fafner et tu t’empareras de son trésor. Charge tout cet or sur les épaules de Granne, et chevauche ensuite vers Gjuke le vaillant roi.

sigurd.

14. Tu m’en diras encore davantage, ô prince qui lis dans l’avenir ! Je serai l’hôte de Gjuke, puis je m’éloignerai. Comment se passera ensuite ma vie ?

griper.

15. Elle dort encore dans la montagne depuis la mort de Helge, la fille du roi, couverte de la brillante cotte de mailles. Il faudra frapper fortement avec le glaive et ciseler la cotte de mailles avec le vainqueur de Fafner.

sigurd.

16. L’armure est brisée, la fiancée commence à parler comme si elle sortait d’un songe. Que dira-t-elle à Sigurd ? Ses paroles contribueront-elles à sa prospérité ?

griper.

17. Elle t’enseignera toutes les runes qui sont du domaine des hommes, elle t’apprendra à parler les diverses langues humaines et à composer les baumes propres à guérir les maux des hommes. Maintenant sois heureux, prince.

sigurd.

18. Les runes sont apprises, je suis prêt à m’éloigner ; mais parle encore. Comment se passera ensuite ma vie ?

griper.

19. Tu trouveras les contrées de Hejmer et tu seras joyeux chez le roi de ce peuple. Maintenant, Sigurd, ma connaissance de l’avenir est épuisée ; ne me questionne pas davantage.

sigurd.

20. Les paroles que tu viens de dire m’affligent, car ta connaissance de l’avenir n’est pas épuisée. Tu vois sans doute beaucoup d’angoisses pour Sigurd, puisque tu veux garder le silence.

griper.

21. Ta jeunesse s’est montrée à moi avec plus de clarté. Ce n’est point avec justice que l’on me considère comme un homme versé dans la connaissance des temps. Ce que je savais je l’ai dit.

sigurd.

22. Je ne sais personne sur la terre dont la vue plonge plus avant que la tienne dans l’avenir. Ne me cache rien, même le mal et les infortunes qui me sont destinés.

griper.

23. Ce n’est pas comme un fardeau que la vie t’a été donnée. Laissons cela, illustre héros ; ton nom durera autant que le monde.

sigurd.

24. Le plus grand malheur pour Sigurd, c’est de te quitter ainsi renseigné. Tout a été dit. Montre-moi mon chemin, magnifique frère de ma mère.

griper.

25. Eh bien, puisque tu m’y contrains, tu sauras tout. Apprends donc qu’un jour a été fixé pour ta mort.

sigurd.

26 Ce n’est pas la colère du roi puissant que je veux, mais je désire recevoir de bons conseils de Griper. Je veux connaître avec certitude la destinée de Sigurd.

griper.

27. Chez Hejmer est une belle femme ; les hommes appellent Brynhild cette fille de Budle ; mais son humeur est rude : elle a été élevée chez le grand roi Hejmer.

sigurd.

28. Que m’importe si cette fille, quoique belle, a été élevée chez Hejmer ! Parle-moi avec détail, car tu connais toutes les destinées.

griper.

29. Cette belle fille adoptive de Hejmer éloignera presque toutes les joies de Sigurd. Tu ne pourras dormir, tu ne pourra songer à rien, tu feras peu de cas des hommes quand tu ne verras point cette vierge.

sigurd.

30. Quel remède Sigurd trouvera-t-il contre ce mal ? Parle, Griper, tu dois le connaître. Obtiendrai-je cette belle fille de roi ?

griper.

31. Tous les serments seront faits, mais il y en aura peu de tenus. Après avoir été l’hôte de Gjuke pendant une seule nuit, tu oublieras la jolie fille adoptive de Hejmer.

sigurd.

32. Comment cela se fera-t-il ? Parle ; aperçois-tu de la perfidie dans mon cœur ? d’où vient que je manquerai à mes promesses envers cette femme que je dois aimer de toute mon âme ?

griper.

33. Tu tomberas dans les embûches de Grimhild ; elle t’offrira sa fille, jeune vierge aux boucles blondes, et s’emparera de toi avec artifice.

sigurd.

34. Si je conclus amitié avec Gunnar et ses frères, et si je possède Gudrun, je serai bien partagé en femme, et le chagrin du parjure ne me donnera point d’angoisses.

griper.

35. Grimhild pourrait bien te tromper et te pousser à demander Brynhild pour Gunnar le chef du peuple ; tu promettras promptement à la mère du roi de faire ce voyage.

sigurd.

36. Des malheurs m’attendent, je le vois ; bien des choses me semblent chancelantes dans le bonheur de Sigurd. Je demanderai pour une autre cette belle fille que j’aime tant moi-même.

griper.

37. Gunnar, Hœgne et toi, prince, vous ferez tous les serments ; Gunnar et toi vous changerez de formes en route. Griper ne ment pas.

sigurd.

38. À quoi cela servira-t-il ? Comment pourrons-nous changer de formes et de gestes ? Il y aura là-dessous quelque ruse. Tout cela est inouï. Mais continue, Griper.

griper.

39. Tu auras la force et les gestes de Gunnar, en conservant ton éloquence et ton esprit plein de force. Tu t’assureras pour fiancée l’altière fille adoptive de Hejmer ; personne ne s’y opposera.

sigurd.

40. Ce qui me fâche, c’est que cette action fera passer Sigurd pour mauvais parmi les hommes. Je ne voudrais pas tromper par des artifices la fiancée royale que j’estime au-dessus de tout.

griper.

41. Prince du javelot, tu reposeras aussi chastement auprès de la jeune fille que si elle était ta mère ; la gloire de ton nom durera autant que le monde.

42. On célébrera dans les salles de Gjuke deux noces à la fois, celle de Gunnar et la tienne. C’est alors que vous ferez échange de forme en rentrant chez vous ; mais chacun gardera l’esprit qui lui est propre.

sigurd.

43. Gunnar, cet homme brillant parmi les hommes, possédera-t-il la femme bonne, quoique la fiancée altière du héros ait passé trois nuits près de moi ?

44. Comment cette parenté deviendra-t-elle un sujet de joie pour les hommes ? Dis-le-moi, Griper, en résultera-t —il du bonheur pour Gunnar ou pour moi ?

griper.

45. Tu te rappelleras tes serments et tu seras obligé de n’en point parler ; cependant tu aimeras Gudrun comme un bon mari aime sa femme. Quant à Brynhild, elle se regardera comme une amante trompée, et elle méditera des artifices pour se venger.

sigurd.

46. Quelle vengeance pourra-t-elle tirer de nous après avoir été trompée ? aucun des serments solennels que je lui aurai faits n’aura été rempli, et il en sera résulté peu de joie pour elle.

griper.

47. Brynhild pourra raconter avec détails à Gunnar que tu as manqué à tes serments, lorsque ce grand roi, héritier de Gjuke, se reposait entièrement sur toi.

sigurd.

48. Qu’arrivera-t-il ensuite, Griper ? Dis-le-moi, mériterai-je les accusations de cette femme, ou bien aura-t-elle proféré des mensonges sur mon compte ?

griper.

49. Dans sa colère et son extrême douleur, la riche fiancée ne te préparera rien de bon. Quoique vous ayez trompé cette fille royale, elle n’en ressentira point de mal.

sigurd.

50. Le vaillant Gunnar, Guttorm et Hœgne se mettront-ils en route à son instigation ? Les fils de Gjuke teindront-ils le tranchant de leur glaive dans le sang de Sigurd, leur parent ? Parle encore, Griper.

griper.

51. Alors il fera nuit pour le cœur de Gudrun ; ses frères te trahiront. Rien ne réjouira plus cette femme bonne : ce sera l’ouvrage de Grimhild.

52. Ce que je vais te dire, prince, doit soutenir ton courage ; il n’y aura plus, suivant le don qui t’a été octroyé, d’aussi grand homme que toi sur la terre ni sous la voûte des cieux.

sigurd.

53. Séparons-nous maintenant. Honneur à toi ! personne n’a d’influence sur le sort. Tu as fait, Griper, ce que je t’ai demandé, et tu m’aurais prédit des choses plus favorables si tu l’avais pu.