L’Edda de Sæmund-le-Sage/Le Poème sur Rig

anonyme
Traduction par Mlle  Rosalie du Puget.
Les EddasLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 253-260).


SUPPLÉMENT




LE POÈME SUR RIG




1. Les antiques sagas racontent que l’un des Ases, nommé Heimdall, s’en fut voyager, et qu’il aborda sur une côte. Étant entré dans un village, il s’y donna le nom de Rig. Cette tradition fait le sujet de ce poëme.

2. Autrefois, dit-on, le dieu fort, vieux et sage, s’avança dans les verts sentiers ; Rig entra : le feu brûlait à terre. Ai et Edda, vêtus à l’antique, étaient assis dans la maison. Le travail les avait grisonnés.

3. Rig leur donna quelques conseils, puis il s’assit au centre du banc ; les époux se placèrent à ses côtés.

4. Puis Edda tira de la cendre un gâteau pesant, épais, mélangé de sauce ; elle en ajouta encore lorsqu’il fut sur le plat. La soupe était sur la table, dans une écuelle, et le mets le plus recherché de ce repas était du veau bouilli.

5. Rig se leva, il avait envie de dormir ; il donna quelques conseils, puis se coucha dans le lit avec les deux époux.

6. Rig passa trois nuits dans cet endroit, ensuite il partit en suivant le milieu de la route ; neuf mois s’écoulèrent.

7. Edda donna le jour à un fils ; il était noir et fut appelé Træl[1] ; il grandit et végéta bien. La peau de ses mains se rida, ses doigts étaient épais et leurs nœuds sans souplesse. Sa physionomie était boudeuse, son dos courbé ; ses pieds étaient longs.

8. Il employa ensuite ses forces à tresser les écorces molles, à faire des fardeaux, puis il porta tous les jours des fagots au logis.

9. Une piétonne arriva dans l’habitation ; elle avait les pieds blessés, les bras hâlés, le nez aplati ; elle s’appelait Thy[2].

10. On la plaça au milieu du banc ; le fils de la maison s’assit près d’elle ; ils se parlèrent avec intimité. Træl et Thy préparèrent le lit de leurs jours pesants.

11. Ils engendrèrent des enfants en paix et en repos. Je me souviens de leurs noms : Hreim et Fjœsner, Klur et Klegg, Kefser et Fulner, Drumb, Digralde, Drœtt et Hœsner, Lut et Leggjalde. Ils bâtirent des maisons de pierre, fumèrent les champs, élevèrent des porcs, firent paître des chèvres, et fabriquèrent de la tourbe.

12. Les filles de Træl et de Thy furent : Drumba et Kumba, Œckvinkalfa, Arin-nefja, Ysja et Ambott, Ejken-tjasna, Tœtrug-hypja et Trœnubenja. C’est l’origine de la race des esclaves.

13. Rig s’avança ensuite tout droit sur le chemin et arriva près d’une maison dont la porte était entre-bâillée ; il entra : le feu brûlait à terre ; les époux, assis dans la maison, travaillaient.

14. Le mari préparait le bois pour l’ourdissoir ; sa barbe était rangée, ses cheveux étaient partagés sur son front, et ses vêtements étroits ; une cassette était à terre.

15. Sa femme, assise près de lui, faisait tourner le rouet et raccommodait les vêtements. Elle portait un bonnet recourbé, avait des bandes sur la poitrine, un fichu sur le cou et des épaulettes sur les épaules. La maison appartenait à Afe et à Amma.

16. Rig leur donna des conseils, quitta la table, eut envie de dormir, se coucha au centre du lit entre les deux époux.

17. Rig passa trois nuits en cet endroit ; neuf mois s’écoulèrent. Un fils naquit d’Arama ; il fut appelé Karl[3]. On l’enveloppa dans le lin ; il avait des couleurs, et ses yeux scintillaient.

18. Il grandit et végéta bien ; il apprit à dompter les bœufs, à faire des charrues, des maisons de bois, à construire des granges et à labourer.

19. Ses parents amenèrent au logis la fiancée de Karl ; des clefs étaient suspendues à son côté ; elle était vêtue avec des peaux de chèvres. On la nommait Snœr[4], et elle fut placée sous le lin[5]. Ils se marièrent, échangèrent les anneaux, étendirent le drap et firent ménage ensemble.

20. Ils engendrèrënt des enfants en paix et en repos. Voici leurs noms : Hal et Dræng, Hœld, Thegn et Smed, Breid-bonde, Bundin-skægg, Bue et Bodde, Brattskægg et Segg.

21. Ils en eurent d’autres encore, ainsi appelés : Snot, Brud, Svanne, Svarre et Sprakke, Fljod, Sprund et Vif, Fejma, Ristil ; d’eux descendent les races des hommes.

22. Rig s’éloigna par le droit chemin et arriva près d’une salle ; le sud en indiquait la porte. Elle était presque fermée ; il y avait un anneau au chambranle.

23. Rig entra ; le plancher était sablé. Fader et Moder[6] étaient assis dans cette salle et jouaient avec leurs doigts.

24. Le père de famille fabriquait des cordes d’arc, courbait l’aune et faisait des flèches. La mère de famille occupait ses mains, repassait le linge, mettait de l’empois dans les manches.

25. Elle montait son bonnet, sa collerette ; était vêtue de long et passait le linge au bleu. Elle avait de beaux sourcils, le sein et le cou plus blancs que la neige la plus pure.

26. Rig leur donna des conseils, s’assit au centre du banc ; les époux se placèrent à ses côtés.

27. Moder prit la nappe de lin blanc et marqué, en couvrit la table ; elle apporta ensuite des gâteaux de froment minces, et les mit sur la nappe.

28. Elle plaça sur la table des plats garnis en argent et pleins de viande, de fruits et d’oiseaux rôtis. Le vin était dans des pots et des vases ornés. Ils burent en causant jusqu’à la fin du jour.

29. Rig se leva ensuite et fut se coucher. Il resta trois nuits dans cet endroit, puis il s’en alla tout droit sur le chemin. Neuf mois s’écoulèrent.

30. Un fils naquit de Moder ; on l’enveloppa dans la soie ; il fut appelé Jarl : ses cheveux étaient blonds, ses joues fraîches, et ses yeux étincelaient comme ceux du serpent.

31. Jarl grandit au logis ; il secouait le bouclier, fabriquait des cordes d’arcs, courbait l’aune, lançait le javelot, faisait des flèches, pesait les lances, montait à cheval, excitait les chiens, tirait le glaive et s’exerçait à nager.

32. Rig, en continuant de marcher, revint dans cette maison ; Jarl apprit de lui à connaître les runes. Rig lui donna son nom, le reconnut pour son fils, l’invita à posséder la terre patrimoniale, cette antique demeure.

33. Puis il partit à cheval en suivant une route sinistre et par des montagnes glacées ; il arriva dans une salle. Il lança le javelot, secoua le bouclier, fit courir les chevaux, tira le glaive, éveilla la guerre, ensanglanta les champs, fit perdre des batailles et conquit des pays.

34. Il posséda seul dix-huit domaines, distribua des terres, donna à tous des bijoux et des chevaux élancés, sema les bracelets d’or et morcela les anneaux.

35. Les hommes étincelants suivirent les chemins humides ; ils arrivèrent aux salles habitées par les Herses ; Erna la svelte, la blanche, la gaie, vint à leur rencontre.

36. Ils la demandèrent en mariage, l’emmenèrent et la donnèrent pour épouse au Jarl ; elle passa donc sous le lin. Erna et Jarl furent heureux ; ils furent la souche de plusieurs races, et parvinrent à un âge avancé.

37. Leur fils aîné fut Bur, et Barn le second ; Jod et Adal, Arfe et Mœger, Nidur et Nidjunger, Son et Sven vinrent ensuite. Ils apprirent à nager, à jouer aux échecs. Il y avait un homme appelé Kund, et Koner était son cadet.

38. Les enfants de Jarl grandirent ; ils domptèrent des chevaux, courbèrent les boucliers, firent des flèches, secouèrent les javelots.

39. Mais le jeune Koner connaissait les runes, les runes de l’ancien temps, les runes antiques. Il savait aussi sauver les hommes, amortir le tranchant du glaive, calmer les vagues.

40. Il comprenait le ramage des oiseaux, savait éteindre le feu, apaiser l’Océan, calmer les chagrins, et fut doué de la force de huit hommes.

41. Il échangeait les runes avec le Jarl Rig, mettait les intelligences à l’épreuve, et savait plus que tout cela. Aussi son partage fut-il de se nommer Rig et de connaître les runes.

42. Le jeune Koner traversait à cheval les marais et les forêts, lançait les massues, apprivoisait les oiseaux.

43. Alors une corneille, perchée sur une branche, chanta : « Pourquoi le jeune Koner apprivoise-t-il les oiseaux ? Il ferait mieux de monter des chevaux, de vaincre des armées.

44. « Dan et Danp ne possèdent pas de plus belles salles que les tiennes : ta noblesse n’est pas moins illustre que la leur ; cependant ils voyagent sur des carènes, font connaître aux autres le fil du glaive et savent faire des blessures. »


  1. Esclave. (Tr.)
  2. Femme esclave. (Tr.)
  3. Homme. (Tr.)
  4. L’habile. (Tr.)
  5. Le voile. (Tr.)
  6. Père et mère. (Tr.)