L’Edda de Sæmund-le-Sage/Le Chant du Soleil

anonyme
Traduction par Mlle Rosalie du Puget.
Les EddasLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 261-271).

LE CHANT DU SOLEIL




1. Cet homme cruel dérobait les biens et la vie aux enfants de la terre ; personne né passait la vie sauve par le chemin qu’il gardait.

2. Très-souvent il mangeait seul, et jamais il n’invitait personne à partager son repas, à moins qu’un hôte fatigué et peu riche n’arrivât chez lui.

3. L’homme fatigué avait faim et soif, disait-il ; par crainte il feignait de croire celui qui avait été autrefois méchant.

4. Il donnait à boire et à manger au voyageur fatigué, et cela avec franchise. Comme il lui paraissait misérable, il l’assistait avec bonté et pensait à Dieu.

5. Le voyageur se leva ; son esprit était mauvais ; il ne recevait pas avec reconnaissance ce qu’on lui donnait. Son péché était orgueilleux, il assassina l’homme habile et prudent tandis qu’il dormait.

6. Celui-ci pria le Dieu du ciel de venir à son aide quand il s’éveilla frappé mortellement ; mais il fut obligé de confesser son péché, qui l’avait abandonné sans défense.

7. Des anges saints vinrent du ciel et emportèrent son âme. Elle vivra éternellement d’une vie pure avec le Dieu tout-puissant.


8. La richesse et la santé ne dépendent d’aucun homme, quand même il serait dans la prospérité. Les choses auxquelles on s’attend le moins arrivent à plusieurs ; personne n’est maître de sa propre paix.

9. Unar et Sævalde ne pensaient pas que la prospérité tarirait pour eux ; maintenant ils sont nus, tout leur a été enlevé, ils courent dans la forêt comme des bêtes sauvages.

10. La domination de la volupté a causé bien des chagrins ; souvent les tourments viennent des femmes. Quoique le Dieu tout-puissant les ait créées sveltes, elles n’en sont pas moins remplies de malices.

11. Svafad et Skarthedin étaient intimes, ils ne pouvaient se quitter jusqu’au moment où ils s’aigrirent pour une femme ; elle était destinée à leur nuire.

12. La blanche jeune fille les rendit indifférents aux jeux et aux jours sereins ; ils avaient tout oublié, excepté cette figure blanche.

13. Les sombres nuits devinrent tristes pour eux, car ils ne pouvaient dormir un instant en repos. Ce chagrin fit naître la haine entre de fidèles amis.

14. Presque toujours l’orgueil est sévèrement puni ; ils se battirent pour cette belle femme et périrent tous deux.


15. J’ai observé, en vérité, que nul homme ne devrait être téméraire ; la plupart de ceux qui le sont s’éloignent de Dieu.

16. Rôdœ et Veboge étaient riches, ils croyaient bien agir ; maintenant ils présentent alternativement leurs blessures au feu.

17. Ils se reposaient en eux-mêmes et se croyaient au-dessus de tout ; mais le Dieu tout-puissant donna un autre cours à leur destinée.

18. Ils étaient voluptueux, ils avaient de l’or à profusion ; maintenant ils sont punis et marchent entre le froid et le chaud.


19. N’aie jamais de confiance en tes ennemis, malgré leur langage flatteur. Si tu promets quelque chose de bon, ce sera un avertissement pour d’autres.

20. C’est ce qui arriva à Sœrle lorsqu’il se livra au pouvoir de Vigolf ; il devint malheureux pour avoir pensé du bien des meurtriers de son frère.

21. Il leur accorda la paix par bonté d’âme ; ils promirent de l’or en échange, feignirent d’être réconciliés en buvant ensemble ; cependant la trahison vint d’eux.

22. S’étant rendus le lendemain à cheval à Rygjardel,ils frappèrent avec le glaive celui qui était sans défense, et laissèrent échapper sa vie.

23. Ils traînèrent son corps en un sentier désert et le jetèrent dans un puits ; ils voulaient le cacher, mais, le Seigneur les vit du ciel, où il demeure.

24. Le Dieu véritable permit à l’âme de Sœrle de retourner gaiement chez elle ; quant aux meurtriers, je crois que leurs tourments durèrent longtemps.


25. Intercède auprès des anges gardiens qui parlent avec le Seigneur, afin qu’ils soient favorablement disposés en ta faveur : la semaine suivante, tout te réussira à souhait.

26. N’envenime pas l’action de la colère en faisant encore plus de mal ; apaise celui que tu as affligé, sois bon envers lui : c’est la guérison de l’âme.

27. Il faut prier Dieu, qui a créé l’homme, afin que les événements de notre vie soient heureux. Beaucoup de peines seront infligées à celui qui aura haï son père.

28. Demandez avec ferveur ce qui vous manque ; vous n’aurez rien sans demander ; peu de gens devinent les besoins de l’individu qui se tait.

29. Je fus appelé de bonne heure, mais j’arrivai tard devant la porte du juge ; je m’y pressais, car des promesses avaient été faites aux solliciteurs.

30. C’est la faute des péchés si nous quittons à regret la demeure de la tristesse. Quiconque a bien agi ne craint rien ; il est bon d’être innocent.

31. Les hommes à l’esprit léger ressemblent aux loups ; l’homme qui marche dans un sentier de feu manque de réflexion.

32. Je t’ai donné ici, au nombre de sept, des conseils dictés par la sagesse ; grave-les dans ton esprit, ne les oublie jamais, ils te seront utiles.


33. Je vais te raconter combien je fus heureux dans la demeure de la tristesse, et avec quelle peine les hommes marchent vers les ombres.

34. La fortune et l’orgueil les égarent lorsqu’ils courent après la richesse. L’or brillant devient une longue douleur, la richesse a trompé tant de gens !

35. Il me sembla, car j’étais peu instruit, que l’homme était joyeux d’un grand nombre de choses. Le Seigneur a doué la patrie des douleurs d’une infinité de charmes.

36. Je fus longtemps assis et courbé vers la terre, j’avais cependant bien envie de vivre ; mais le Seigneur puissant était le maître. Les sentiers de la mort m’apparurent promptement.

37. Les chaînes de Hel, solidement rivées, vinrent serrer mes flancs ; je voulus les briser, mais elles étaient fortes. Il est doux de marcher en liberté.

38. Seul je savais combien la douleur gonflait tous mes membres ; les vierges effrayantes de la mort m’invitaient chaque soir chez elles.

39. Je vis le soleil, véritable étoile du jour, descendre tristement dans les nuages ; mais dans une autre direction j’entendais la barrière de Hel siffler lourdement.

40. Je vis le soleil environné de runes sanglantes. Alors on me tira du monde avec violence, et le soleil me parut plus puissant que par le passé.

41. Je vis le soleil, et je crus voir le Dieu saint. Pour la dernière fois je m’inclinai devant lui dans le monde du temps.

42. Je vis le soleil ; il rayonnait tellement que je crus ne plus rien savoir : d’un autre côté, dans les torrents de Gilva ruisselait le sang.

43. Je vis le soleil trembler sur la vague ; craintif et accablé, mon cœur s’est brisé de faiblesse.

44. Il m’est arrivé rarement de voir le soleil ainsi affligé ; alors on me tira du monde avec violence : ma langue était comme un morceau de bois, et tout ce qui l’entourait froid.

45. Jamais, depuis ce jour sinistre, je n’ai revu le soleil ; car les nuages se refermèrent devant moi, et je m’en allai loin des peines.

46. L’étoile de l’espérance s’envola de mon cœur lorsque je naquis ; elle s’envola vers l’espace sans se fixer nulle part pour se reposer.

47. Elle fut pour moi la plus longue de toutes les nuits, la nuit où j’étais étendu raide sur mon lit. Alors s’accomplit cette parole de Dieu : L’homme est poussière.

48. Le Dieu créateur qui a fait le ciel et la terre voit combien d’hommes partent seuls, en se séparant d’une famille.

49. Chaque homme jouit de ses œuvres ; heureux celui qui exerce le bien. Des richesses qui étaient mon partage, il me reste seulement un lit de sable.

50. La volupté matérielle égare souvent l’homme ; un grand nombre parmi eux y attachent un haut prix. L’eau des ablutions fut pour moi la plus repoussante de toutes les choses.

51. Je fus assis pendant neuf jours sur la chaise des Nornes, puis on me mit à cheval. Le soleil de la race des géants lançait de tristes rayons à travers les nuages humides.

52. Il me sembla que je voyageais en dehors et dans les sept mondes souterrains ; je cherchais un meilleur chemin en haut et en bas, un chemin plus court.


53. Il faut parler de ce qui me frappa d’abord lorsque je fus arrivé dans le monde de la douleur. Des oiseaux roussis (c’étaient des âmes) voltigeaient en masse comme des moucherons.

54. Je vis voltiger et tomber sur les chemins des vallées désertes les dragons de l’espérance ; ils secouaient les ailes de manière à faire croire que le ciel et la terre allaient se fendre.

55. Je vis le cerf du soleil courir au midi ; deux individus le conduisaient. Ses pieds touchaient le sol et son bois atteignait le ciel.

56. Je vis les fils des générations chevaucher vers le Nord ; ils étaient sept ensemble, et buvaient dans des coupes pleines le pur hydromel puisé à la source des forces célestes.

57. Les vents se turent, les eaux s’arrêtèrent, et j’entendis un bruit effrayant : des femmes défigurées broyaient du terreau pour nourrir leurs maris.

58. Ces femmes, à l’aspect sinistre, tournaient tristement des meules sanglantes ; des cœurs sanglants pendaient en dehors de leurs poitrines, fatiguées par ce poids.

59. Je vis beaucoup d’hommes blessés passer par ces routes de feu ; leur visage me parut entièrement couvert du sang des femmes qu’ils avaient séduites.

60. Je vis beaucoup d’hommes qui étaient allés vers la poussière ; ils ne trouvaient pas de prières ; des étoiles païennes cheminaient au-dessus de leur tête, elles étaient marquées de runes sévères.

61. Je vis des hommes envieux du bonheur des autres ; des runes sanglantes étaient tracées sur leur poitrine.

62. Je vis un grand nombre d’hommes tristes ; ils étaient tous égarés : c’est le sort destiné à ceux qui suivent les voies du monde.

63. Je vis des hommes qui avaient formé des complots contre le bien d’autrui ; ils couraient en foule vers le palais de l’avare, les épaules chargées de plomb.

64. Je visdeshommes qui avaient dérobé la vie et les biens à un grand nombre de leurs semblables ; de vigoureux serpents venimeux rampaient dans leur poitrine.

65. Je vis des hommes qui n’avaient jamais voulu observer les jours de fête ; leurs mains étaient solidement clouées à des pierres brûlantes.

66. Je vis des hommes qui s’étaient élevés avec forfanterie et outre mesure au-dessus des autres ; leurs vêtements étaient environnés des flammes d’une manière risible.

67. Je vis des hommes qui avaient proféré maintes calomnies ; les corbeaux de Hel leur arrachaient les yeux avec cruauté.

68. Tu ne sauras pas toutes les terreurs endurées par ceux qui sont allés vers Hel ; des péchés fort doux seront amèrement expiés ; le préjudice succède toujours à la volupté.


69. Je vis ensuite des hommes qui avaient suivi exactement les lois du Seigneur ; des flammes pures scintillaient au-dessus de leurs têtes.

70. Je vis des hommes qui avaient travaillé avec beaucoup de zèle au bien de leur prochain ; des anges lisaient les livres saints au-dessus de leurs têtes.

71. Je vis des hommes qui avaient amaigri leurs corps par les jeûnes ; tous les anges de Dieu s’inclinaient devant eux ; ils éprouvaient une joie extrême.

72. Je vis des hommes qui avaient nourri leur mère ; un magnifique lieu de repos leur était donné dans les rayons du soleil.

73. De saintes filles avaient épuré leur âme de tout péché et mortifié leurs corps pendant longtemps.

74. Je vis des chars traverser les cieux et se diriger vers Dieu ; ils étaient conduits par ceux qui avaient été assassinés sans procès.

75. Père puissant, auguste Fils, Saint-Esprit du ciel, qui avez tout créé, purifiez-nous, je vous prie, de tout péché.


76. Bjuggvœr et Listvœr sont assis en dedans des portes de Hær-dis, sur des sièges résonnants ; du fer fondu tombe de leur nez, il fait naître l’inimitié parmi les hommes.

77. L’épouse d’Odin, montée à bord du navire de la terre, le lance courageusement dans les plaisirs ; sa voile, qui repose sur les cordages, ne sera déchirée que fort tard.

78. Mon fils ! c’est seulement pour toi et pour les fils de la salle du soleil que ton père a préparé cette coupe ; le sage Vig-Dvalin l’a tirée de la colline tumulaire.

79. Ici sont les runes gravées par les neuf filles de Njœrd : Rodvejg l’aînée, Kreppvcer la cadette, avec sept de leurs sœurs.

80. Combien de mal a été fait par Svafer et Svafurloge ! Les blessures faites par eux, ils les suçaient, selon les anciennes coutumes.


81. Ce poëme, que je t’ai appris, tu le chanteras devant les vivants. Un grand nombre des strophes du Chant du Soleil ne sont pas inventées.

82. Nous nous séparons ici, mais nous nous retrouverons peut-être lors du grand jour des hommes. Seigneur, donne le repos aux morts et la consolation aux vivants !

83. On t’a chanté en songe une sagesse singulière ; mais ce que tu as vu est vrai. Pas un homme, quelle que soit sa science, n’a entendu auparavant les paroles du Chant du Soleil.