L’Ecole primaire en Angleterre

L’Ecole primaire en Angleterre
Revue des Deux Mondes4e période, tome 155 (p. 841-876).
L'ÉCOLE PRIMAIRE
EN ANGLETERRE

Au berceau même de l’école, nous découvrons deux des traits distinctifs de l’esprit anglais : le sentiment religieux et la considération de l’utilité sociale. On les retrouvera dans l’organisation actuelle. Ce sont deux associations religieuses : la Société pour l’avancement de la connaissance du Christianisme (fondée en 1698) et la Société des Écoles du Dimanche (fondée en 1785) qui ont pris l’initiative de l’instruction populaire en Angleterre. La première a légué en 1811 son œuvre à la Société nationale pour l’instruction des pauvres dans les principes de l’Église anglicane. De leur côté, les économistes et les hommes politiques se préoccupaient de l’école au point de vue social. Adam Smith[1] recommandait l’instruction des ouvriers comme propre à les préserver des égaremens de l’esprit révolutionnaire et l’on créait, dès la fin du XVIIIe siècle, des colonies pénitentiaires, pour la correction et l’éducation des adolescens vicieux. À ces deux caractères de l’école anglaise, il faut en ajouter un troisième, la complète indépendance vis-à-vis de l’Etat.

Jusqu’à ces derniers temps, la profession de l’enseignement en Angleterre s’est exercée en pleine liberté, comme celle de toute autre industrie. A un maître d’école ou à une directrice d’institution on ne demandait pas plus de diplôme qu’à un médecin ou à un apothicaire. Aussi n’était-il pas rare de voir des écoles tenues, soit par d’anciens soldats, qui cherchaient à arrondir leur maigre pension de retraite, soit par de petits marchands ruinés qui luttaient contre la misère. Une femme veuve ou une vieille fille se trouvait-elle laissée sans ressources, vite elle ouvrait une école ou une salle d’asile (dame school). D’ailleurs, l’État n’exerçait aucun contrôle sur les conditions matérielles et hygiéniques. Les salles de classe ressemblaient plutôt à des garderies qu’à des écoles ; on y recevait des enfans de tout âge, de dix-huit mois à onze ans, et les animaux domestiques, des chats, des chiens, voire même des poules, n’étaient pas exclus de la classe. Je vous laisse à penser ce que valait le matériel. On n’avait guère que les évangiles pour livres de lecture, et, les cahiers coûtant cher, on traçait les lettres sur du sable, suivant la méthode indienne ; l’ardoise même était un article de luxe inconnu. La fréquentation des enfans était très irrégulière. Seule, peut-être, la discipline était maintenue, mais par les procédés brutaux du moyen âge : la verge et la posture à genoux prolongée. Aussi ces écoles furent-elles à juste titre flétries du nom d’écoles d’aventure (adventure schools).


I

Mais, en Angleterre, les abus de l’état social provoquent en général l’initiative réformatrice des particuliers. Deux hommes, au début du siècle, ont doté leur pays d’écoles dignes de ce nom. André Bell et Joseph Lancaster. Le premier, étant chapelain du fort Saint-Georges, près Madras, remarqua, en se promenant à la campagne, de jeunes Hindous, répartis en groupes, instruits chacun par un élève plus âgé ou moniteur, et écrivant du doigt sur le sable. Ce fut pour lui un trait de lumière. Chargé quelque temps après de la direction de l’orphelinat militaire de cette ville, il y appliqua avec succès cette méthode, connue sous le nom de système monitorial (1791-1796) ; mais quand, une fois rentré en Angleterre, il voulut le faire connaître, il n’éveilla aucun écho. Presque en même temps, Lancaster, fils d’un ouvrier de Londres qui avait acquis par lui-même quelque instruction, et qui ignorait la méthode de Bell, ouvrit à Southwark, dans un faubourg de Londres, l’école de Borough-road pour les enfans pauvres. La rétribution hebdomadaire, qui était d’abord de quatre pence (0 fr. 40), fut bientôt supprimée. Grâce à son talent et à son désintéressement, le chiffre des élèves s’accrut si vite, qu’il dut prendre un, puis deux maîtres adjoints. Mais ils coûtaient cher ; alors il eut l’idée de les remplacer par ses élèves les plus anciens et les plus avancés. Par une autre voie, il découvrait ainsi le système d’enseignement mutuel. Le docteur Bell, qui était établi comme pasteur à Swanage (Dorsetshire), entendit parler des succès de l’école lancastérienne, il écrivit à son émule pour revendiquer la priorité de son invention. Lancaster alla le voir et s’entretint avec lui des moyens de perfectionner la méthode. Au début, ne régna aucune hostilité ni entre eux, ni entre Lancaster et le clergé. L’archevêque de Cantorbéry et plusieurs autres dignitaires de l’église anglicane favorisèrent d’abord l’école de Southwark.

Mais quand le clergé sut que Lancaster n’enseignait pas le catéchisme anglican et se contentait de faire lire des passages de la sainte Écriture sans commentaire, il lui retira sa protection et chargea le docteur Bell d’organiser des écoles d’enseignement mutuel où l’on donnerait une instruction dogmatique. Quelques années après, par l’initiative des directeurs de la Société pour l’avancement de la connaissance du Christianisme, on fondait la Société nationale anglicane, qui fut l’année suivante reconnue d’utilité publique. L’archevêque de Cantorbery fut nommé président ; l’archevêque d’York, deux évêques et dix pairs du royaume, vice-présidens. De leur côté, les amis de Lancaster, MM. Fox, Corston, Allen, Sturge, en majorité whigs et dissidens, avaient formé un comité (29 juillet 1808) qui se chargea de l’administration des écoles, pour laquelle Lancaster n’avait aucune aptitude. Au bout de trois ans, ils avaient si bien géré les affaires qu’on comptait déjà quatre-vingt-quinze écoles de ce système tant à Londres qu’aux environs. Malheureusement Joseph Lancaster, par ses expériences pédagogiques et par ses dépenses inconsidérées, compromit la situation financière. Ses amis, bien qu’à regret, durent se séparer de lui et fondèrent (novembre 1813) la Société des Écoles britannique et étrangère.

Mais, tout en se séparant de l’inventeur du système d’enseignement mutuel, ils conservèrent et sa méthode et ses principes de neutralité religieuse. L’article Ier des statuts adoptés en 1817 définit ainsi le but de la société : « Une institution ayant pour objet de développer l’instruction des classes laborieuses et manufacturières de la société, à quelque confession religieuse qu’elles appartiennent, » et l’article IV stipulait que les textes de lecture seraient choisis dans l’Écriture sainte, mais qu’on n’enseignerait dans les écoles de la société ni le catéchisme, ni les dogmes d’une confession particulière. On enjoindrait seulement aux enfans d’assister au culte de l’Église, dont leurs parens étaient membres.

Telle fut l’origine des deux associations qui, pendant soixante années, ont présidé presque seules au développement de l’enseignement primaire en Angleterre. Ces deux sociétés avaient en commun la foi en la Bible, l’amour du peuple, et la méthode d’enseignement mutuel, mais elles différaient par leurs idées sur la question qui divise encore les esprits, l’instruction religieuse.

La première se proposait d’endoctriner les élèves en leur faisant apprendre à l’école le catéchisme de Westminster et en leur inculquant la doctrine anglicane. La seconde, au contraire, admettait dans son sein des enfans de toutes les confessions, même des catholiques, et ne leur faisait connaître de la religion que des passages de la sainte Écriture, laissant, comme Lancaster, aux parens ou aux ecclésiastiques le soin de les endoctriner.

La première était sous le contrôle immédiat du haut clergé anglican ; la seconde était beaucoup plus libre, étant sous le patronage du roi Georges III et du duc de Kent.

Mais ni l’émulation de zèle entre Bell et Lancaster, ni les efforts rivaux de la Société nationale anglicane et de la Société britannique et étrangère n’avaient réussi à secouer l’indifférence, que dis-je ? les préjugés des hommes politiques et des classes dirigeantes à l’égard de l’instruction du peuple. Il ne fallut rien moins que l’intervention d’un grand orateur pour faire mettre la question des écoles à l’ordre du jour du Parlement anglais.

Henry Brougham (1778-1868), issu d’une famille écossaise d’Édimbourg, était déjà illustre par son génie précoce et par la variété de ses connaissances, quand il fut élu à la Chambre des communes en 1810. Son caractère indépendant, soutenu par une rare éloquence, lui assigna bientôt une place au premier rang des whigs. Entre tant de questions qui sollicitèrent son attention, celle de l’école populaire lui parut des plus urgentes, car il pensait, avec raison, que l’ignorance du peuple est la source d’une foule de vices et le plus grand appui de la tyrannie des rois. Aussi dès 1816, malgré l’opposition des whigs exaspérés, fit-il nommer par les Communes un comité pour s’enquérir de l’instruction des classes ouvrières. Ce comité, présidé par lui, n’eut pas le loisir d’étendre son enquête au-delà des limites de la capitale, mais il améliora un état de choses lamentable. Deux ans après, il obtint du Parlement la nomination (1818) d’une commission royale pour contrôler la gestion des fondations charitables ayant pour objet l’instruction, et cette Commission, dite de charité, qui fut renouvelée sans interruption pendant trente ans (1817-1837), mit à nu des abus et des dilapidations scandaleuses.

Cette commission ramena peu à peu les fonds de ces donations charitables à leur destination propre : le soulagement des pauvres et l’instruction de leurs enfans. On multiplia et améliora les écoles primaires.

Brougham ne s’en tint pas là ; il voulut procurer aux adultes les bienfaits de la science, et surtout la connaissance des élémens des sciences physiques et naturelles. Il prêcha aux ouvriers de la grande industrie le goût de l’étude et de l’économie ; . il leur montra les fruits qu’ils en tireraient pour devenir plus habiles dans leur métier et, partant, pour accroître leur salaire. D’autre part, il signalait aux riches les principaux obstacles qui s’opposaient à la diffusion de l’instruction dans le peuple et étaient à ses yeux la cherté des écoles et des livres. Sa campagne, secondée par son éloquence, fut couronnée de succès.

Avec l’aide du docteur Birbeck, qui avait fondé à Glasgow les premiers cours de ce genre, et au moyen de souscriptions privées, il établit à Londres, en 1823, sous le nom de Mechanic’s Institute, des cours de science appliquée aux arts et métiers, qui se propagèrent rapidement dans les grandes villes manufacturières. Bientôt après, la Société pour la diffusion des Connaissances utiles (1825), fondée avec le concours des lords Aukland et Althorpe, de sir John Russel, de l’historien Hallam, etc., répandit par milliers d’exemplaires à bon marché des traités élémentaires sur les sciences et les arts. Henry Brougham inaugura la série de ces manuels par un traité sur les Plaisirs et avantages de la science[2].

Ainsi, la question de l’instruction populaire était dans l’air. Il s’agissait d’en faire une réalité et pour cela, il fallait qu’un crédit pour les écoles fût ouvert au budget ; c’est encore à Henry Brougham et aux députés de son parti, les whigs, qu’en revint l’honneur.

Depuis 1807, le législateur s’était efforcé de préserver les enfans des inconvéniens d’un travail prématuré dans les fabriques mais il n’avait pas pourvu à leur enseignement. En 1833, l’année même où M. Guizot fit voter en France la loi qui organisait l’instruction primaire, la Chambre des communes, sur la proposition de lord Althorpe, vota une loi qui assurait l’instruction aux enfans de parens employés dans les fabriques. D’après cette loi, les quatre inspecteurs du travail devaient veiller à ce qu’il y eût une école auprès de chaque fabrique. Les parens devaient payer un penny par shilling du salaire des enfans pour la création et l’entretien de l’école. Les enfans de neuf à treize ans ne devaient être employés que s’ils présentaient une pièce justifiant qu’ils avaient fréquenté l’école deux heures par jour de la semaine écoulée. Cette même année, le Parlement accorda la première subvention de 500 000 francs aux écoles des deux sociétés existantes. Le crédit ne fut voté que par une majorité de 24 voix sur 66 présens et il avait été combattu par des hommes qu’on n’aurait pas crus des adversaires de l’école primaire : le philosophe J. Hume et le démocrate Cobbett. Le dernier déclara que le seul résultat du mouvement scolaire serait d’accroître le nombre des maîtres et maîtresses d’école, « cette nouvelle classe d’oisifs, » et il combattit le projet comme « digne des doctrinaires français et étant une tentative d’imposer l’instruction au pays. » La Chambre des lords eût sans aucun doute repoussé le bill : heureusement, comme le crédit était un crédit supplémentaire, on put se passer de son vote. Cette subvention était destinée à la construction de bâtimens scolaires. L’impulsion était donnée. Le mouvement continua dès lors sans interruption.

En 1835, la commission établie l’année précédente pour veiller à l’application de la loi des pauvres publia un premier règlement sur les écoles. D’après celui-ci, les garçons et les filles de tout workhouse devaient apprendre à lire, à écrire (on ajouta le calcul en 1847) et les principes de la religion chrétienne, trois heures par jour. Les tuteurs du workhouse étaient tenus d’engager à cet effet des instituteurs et institutrices, et devaient surtout respecter la liberté de conscience des enfans des dissidens.

Bientôt une troisième société vint s’adjoindre aux deux ci-dessus mentionnées : la Home and colonial School Society (1836), sous le patronage de la reine Victoria et du prince Albert. Cette dernière se proposait surtout de former des institutrices capables et des directrices de salles d’asile ; elle établit à Gray’s inn road une école normale avec des annexes modèles et, comme son titre l’indiquait, elle s’appliqua à former de bonnes maîtresses d’école et même des gouvernantes pour la Grande-Bretagne et les colonies. Quelques années après, les wesleyens (1840), les congrégationnalistes (1843) et les catholiques romains (1847) formèrent à leur tour des sociétés pour l’encouragement d’écoles, où l’enseignement fût donné d’après les principes de leur confession respective.


II

Jusque-là le gouvernement n’avait pris qu’une part indirecte et assez faible à l’instruction populaire : il s’était borné à accorder aux sociétés Nationale et Britannique une subvention pour les aider à bâtir des écoles. Cette allocation, il est vrai, s’était élevée en six années de 500 000 à 780 000 francs par an, et, eu égard aux traditions parlementaires de nos voisins, on pouvait prévoir que la Chambre des communes ne tarderait pas à vouloir contrôler l’emploi de ces sommes. La Chambre des lords, de son côté, demeurait obstinément hostile au développement des écoles et elle aurait rejeté tout projet de loi dans ce sens. Que faire ? On recourut à un expédient. La reine promulgua un ordre du conseil nommant un comité du Conseil privé chargé spécialement d’administrer les fonds votés par la Chambre. Ce comité, qui était comme le germe d’un ministère de l’instruction publique, eut pour président lord Lansdowne, président du conseil, les autres membres furent le gardien du sceau privé, le chancelier de l’échiquier, le secrétaire d’Etat et le maître des monnaies.

Les motifs qui poussèrent le gouvernement à doter l’instruction publique d’un organisme spécial sont nettement exposés dans la lettre adressée par sir John Russel, premier ministre, à lord Lansdowne le 4 lévrier 1839 ;

« Sa Majesté le Reine, y disait-il, a remarqué, avec un profond souci, le manque d’instruction qui règne parmi les classes pauvres de ses sujets. Toutes les enquêtes, ont montré un déficit dans l’instruction générale du peuple, qui est incompatible avec la caractère d’une nation civilisée et chrétienne… Sa Majesté a trouvé quelque consolation en constatant, dans les dernières années, l’accroissement du zèle pour l’éducation populaire. L’Église établie a fait de grands efforts pour multiplier la bâtisse des écoles et des sociétés scolaires : la Nationale et la Britannique ont déployé une grande activité pour stimuler les libéralités des amis éclairés de l’instruction publique.

« Mais il reste encore beaucoup à faire. Parmi les défauts principaux qui subsistent, on peut compter le nombre insuffisant de maîtres d’école qualifiés ; le mode imparfait d’enseignement qui prévaut dans la plupart des écoles ; l’absence d’une inspection suffisante des écoles ; le manque d’une école-modèle qui puisse servir d’exemple à ces sociétés et comités, qui cherchent anxieusement à perfectionner leurs propres méthodes d’instruction et finalement, la négligence d’un si grand sujet au milieu des actes de notre volumineuse législature. »

Le premier ministre avait, en quelques mots, tracé nettement le programme du nouveau comité d’instruction publique, qui entra en fonctions le 13 avril 1839.

La Chambre des lords, par 229 voix contre 118, vota une adresse à Sa Majesté Victoria, dans laquelle elle protestait contre la création du comité comme étant dangereuse pour l’ordre établi. Mais la jeune reine, — elle avait alors vingt ans, — n’hésita pas, dans sa réponse, à blâmer ce vote rétrograde : « Je ne puis m’empêcher, dit-elle en réponse à l’adresse des lords, de vous exprimer le regret que vous ayez cru nécessaire de faire une telle démarche dans cette occasion. »

Parallèlement au comité d’Instruction publique, et par un procédé analogue, s’était formé le Département des Arts et des Sciences. Un ordre du Conseil, avait en 1886 nommé un comité spécial pour les métiers (Board of Trade), lequel à son tour avait fondé des écoles de dessin (1836) et créé un département des sciences et arts (1852). Cette administration faisait inspecter les écoles de dessin, les cours d’adultes, dits Mecanic’s Institute et répartissait les subventions votées par le parlement. Elle fut, en 1856, disjointe du ministère du Commerce et rattachée, avec le Comité scolaire, au nouveau département de l’Instruction publique. Ainsi fut constitué définitivement le département d’Instruction publique avec ses deux branches principales : l’Instruction primaire et l’Enseignement des arts et des sciences. On lui donna pour chef le vice-président du Conseil privé, chargé spécialement de défendre ses intérêts au Parlement.

A peine créé, le Comité scolaire du Conseil privé se mit à l’œuvre et prit pour secrétaire le docteur Kay, ancien inspecteur du bureau des pauvres, appelé plus tard sir Shuttleworth.

Il décida de partager une somme de 250 000 francs, qui avait été votée en 1835, entre les deux sociétés pour les aider à établir des Écoles normales. Quant à la subvention annuelle du Parlement, elle dut être principalement employée à la construction de maisons d’écoles, soutenues par les Sociétés nationale et britannique.

Les premières écoles normales furent ouvertes par le docteur Kay à Battersea (1840), par la Société anglicane nationale à Chelsea (Collège Saint-Marc) et par la Société britannique à Borough Road. Il fut décidé par le comité qu’aucune allocation ne serait désormais accordée pour l’établissement d’Ecoles normales ou de toute autre école qu’à deux conditions ; la première, qu’elles seraient soumises à la visite des inspecteurs de l’Etat, afin de s’assurer si elles étaient conformes aux règles et à la discipline établies dans plusieurs écoles, et la deuxième, qu’on pourrait y introduire de temps en temps tels perfectionnemens qui paraîtraient utiles au Comité. Cette clause souleva une telle agitation dans les comtés que beaucoup de clergymen aimèrent mieux refuser la subvention que de passer sous le joug du nouveau règlement.

Enfin, après bien des tiraillemens, le vice-président du Conseil privé réussit à conclure une sorte de concordat avec l’archevêque de Cantorbéry, d’après lequel les noms des inspecteurs de la Reine chargés de visiter les écoles de la Société nationale seraient soumis à l’approbation de l’évêque de chaque province. Ils ne pourraient entrer en fonctions avant d’avoir obtenu ce consentement (15 juillet 1840). En fait, le comité scolaire eut soin de choisir des ecclésiastiques pour inspecter les écoles anglicanes, et les évêques ne firent jamais d’objection aux nominations.

Trois ans après, sur la réclamation des non-conformistes, le Conseil privé conclut avec la Société britannique un accord semblable pour les inspecteurs de ses écoles et, dès lors, l’entente ne cessa de régner entre les associations scolaires de toute dénomination, et le département de l’Instruction publique, qui a contribué pour les trois quarts aux frais d’érection et d’entretien des Ecoles normales. Les deux premiers inspecteurs nommés par le gouvernement : W. Allen et M. Tremenhere (décembre 1839), furent d’abord chargés d’examiner les écoles d’enfans de troupe et les écoles des enfans de matelots de la marine royale. Mais telle était la méfiance des hommes d’église à l’égard de toute ingérence de l’Etat que dans tous les milieux anglicans, on les appelait les « pachas de lord Russell. »

Les troubles et les émeutes qui éclatèrent en 1839 et en 1842 dans les districts miniers et industriels des comtés de Lancaster, York, Durham et Monmouth, et auxquels prirent part même des enfans, appelèrent de nouveau l’attention des citoyens anglais sur la nécessité urgente qu’il y avait à faire pénétrer jusque dans les plus basses couches de la société les principes de la religion et d’une saine instruction.

Des hommes de tout culte étaient alors convaincus de l’efficacité de l’école pour l’amélioration morale du peuple. De là, une seconde marée montante de l’opinion publique en faveur de l’instruction primaire qui donna naissance aux Ecoles de déguenillés, aux Écoles industrielles et à l’extension des Écoles de workhouse.

Tous ceux qui sont au courant des œuvres de la philanthropie anglaise connaissent le nom de lord Shaftesbury. On sait qu’étant encore M. Ashley, il organisa cette Union des ragged schools[3], qui s’en allait ramasser dans les rues et les bouges de White-Chapel les enfans déguenillés et vagabonds, pour leur enseigner les élémens de l’instruction et les principes de la morale chrétienne. Dès 1844, la société avait ouvert à Londres vingt écoles : une dizaine d’années après, elle en comptait une centaine, donnant asile à près de 1 500 enfans. Plus tard, la charité ingénieuse de lord Shaftesbury habilla ces pauvres enfans d’un uniforme rouge, et leur fournit les outils nécessaires pour exercer le métier de décrotteur. Il lit mieux encore et, quand ces vagabonds d’hier furent un peu moralises et instruits, il facilita leur émigration dans les colonies, où la plupart devinrent de braves ouvriers. L’exemple a été suivi par le docteur Barnardo, dans la capitale, et, à Liverpool, par le Rev. Nugent, ancien aumônier catholique des prisons, et, de la sorte, on a transformé en une école d’apprentissage pour les colonies cette pépinière de voleurs et d’assassins.

Les Ecoles dites « industrielles » ont une origine analogue. Elles ont pour objet de prévenir la déchéance de l’enfant élevé par des parens vicieux, voire même abandonné à toutes les tentations de la rue. Il ne faut pas les confondre avec les Reformatories, ou « écoles correctionnelles. »

Tandis que ces dernières reçoivent des adultes mineurs de seize ans, déjà convaincus d’un délit entraînant la peine de la prison ou du travail forcé, les premières sont destinées à des « délinquans virtuels, » c’est-à-dire en général des mineurs de quatorze ans, dont l’entourage est si mauvais que, s’ils étaient abandonnés à son influence, ils deviendraient criminels. Comme leur nom l’indique, elles s’efforcent, en outre, de leur faire apprendre un métier.

C’est en 1846 que les premières subventions furent accordées par le département d’Instruction publique aux écoles industrielles d’externes, pour les aider à construire des ateliers, des buanderies et des cuisines, dans les quartiers des grandes villes à population dense. Le comité du Conseil privé augmenta considérablement ces allocations en 1856 et 1857 ; mais quelque temps après (1860), on crut mieux faire en rattachant ces écoles au ministère de l’Intérieur (Home office), duquel elles dépendent encore aujourd’hui.

On a vu que dès 1834-35, les commissaires du bureau des pauvres avaient pris des mesures pour l’instruction des enfans d’indigens recueillis dans les workhouses. Cet enseignement était naturellement obligatoire, comme le travail des parens. En 1847, cette commission fut érigée en un vrai ministère, présidé par l’un des membres du Cabinet et connu sous le nom de Bureau de la loi des pauvres et, depuis 1871, Bureau du gouvernement local. En 1846, la Chambre des communes avait voté une somme de 375 000 francs pour pourvoir aux salaires des maîtres et des maîtresses d’école dans les workhouses. Elle accorda aussi un crédit de 500 000 francs pour la construction d’une école normale, destinée à former ces instituteurs et l’établissement d’une école d’indigens et d’une école pénitentiaire modèle. Le projet de ces dernières fut abandonné ; en revanche l’Ecole normale fut inaugurée à Hounslow (1850) sous la présidence d’honneur de l’archevêque de Cantorbéry. En même temps, le comité du Conseil privé nommait quatre inspecteurs pour visiter les écoles de ce genre (1847). Mais, ayant reconnu de graves inconvéniens à maintenir ces enfans en contact avec la population des workhouses, depuis 1875, on s’est efforcé de les en isoler, en les envoyant aux mêmes écoles que les autres enfans. S’il y en a de réfractaires, on les dirige sur les écoles industrielles. On a remarqué que ces enfans ne restaient pas en général dans les métiers qu’on leur avait fait apprendre, sauf ceux de marin et de musicien qui sont leurs professions favorites.

Enfin, les enfans de mineurs n’étaient pas oubliés. La loi de 1860 sur les mines interdit aux jeunes filles tout travail souterrain et exigea des garçons de 10 à 12 ans un certificat d’assiduité scolaire.

D’autre part, la commission Taunton, nommée en 1865 pour s’enquérir de la situation des « écoles dotées, » c’est-à-dire entretenues par des fondations charitables, constata que, sur 820 de ces écoles, près de 200 donnaient l’instruction primaire. Cette même commission déjà revêtue depuis 1860 de pouvoirs judiciaires obtint en outre le droit de réorganiser complètement ces écoles d’après des statuts nouveaux, conformes à un certain nombre de modèles approuvés par le Parlement. Elle se compose de sept membres, qui tous doivent être jurisconsultes. Trois sont nommés en vertu de la loi sur les fidéicommis charitables ; deux suivant la loi des Écoles dotées, et deux d’après la loi sur les fondations charitables et paroissiales de la cité de Londres. Les écoles primaires qui en dépendent sont soumises au règlement et au contrôle du département de l’Instruction publique, leur revenu se montait, en 1895, à 87 500 000 francs, ce qui leur permet d’être des Écoles modèles.

Ainsi, de 1839 à 1870, deux administrations publiques, le ministère de l’Intérieur et le Bureau des pauvres, s’étaient associées à trois sociétés scolaires pour ouvrir des écoles sur tous les points, où apparaissait de la façon la plus menaçante le péril social résultant de l’ignorance.

Cependant le comité scolaire du Conseil privé, dont le rôle s’était borné à encourager les bâtisses scolaires, les écoles normales, et à charger ses inspecteurs de vérifier l’emploi fait par les Sociétés nationale et britannique des subventions, commençait à se préoccuper de la qualité de l’instruction donnée. Celle-ci était, en effet, assez médiocre. Il résolut, pour la relever, d’introduire le système des élèves-maîtres. C’étaient, en général, d’anciens moniteurs qui partageaient leur temps à l’école entre l’enseignement et l’apprentissage des fonctions d’instituteur. Le comité accorda au directeur 25 francs par moniteur instruit et à l’élève-maître 250 francs pour la première année, avec augmentation. Chacun d’eux avait 25 enfans sous sa direction. Après quatre ou cinq ans, si l’élève-maître avait montré des aptitudes, on l’envoyait à l’Ecole normale pendant deux ans. Ce système a donné de bons résultats.

Le Comité assura aussi une pension de retraite aux instituteurs.

Cette sollicitude, pourtant si naturelle, provoqua une réclamation des dissidens. Ils se plaignirent qu’on voulût transformer les instituteurs en fonctionnaires publics et qu’on accordât à l’Eglise établie des avantages refusés aux autres confessions. C’est surtout contre la hiérarchie anglicane que le comité scolaire eut à lutter depuis 1847 ; car les évêques tenaient à conserver la domination exclusive des écoles primaires. Le comité, de son côté, s’efforça d’introduire dans les règlemens d’administration une clause sauvegardant la liberté de conscience des enfans de dissidens qui fréquentaient les écoles de la Société nationale. Enfin après quelques années, les évêques finirent par l’accepter en réservant à toute école le droit de s’affranchir de la clause gênante en remboursant la subvention (1853).

Nos voisins, pour toutes les questions d’intérêt social, aiment à procéder par voie d’enquêtes, qui ne sont pas toujours dirigées par des membres du Parlement, mais sont confiées parfois à des sociétés privées ou à des inspecteurs. Il n’y a pas eu, depuis 1816 jusqu’à 1858, moins de sept enquêtes touchant l’état de l’Instruction primaire, accusant un progrès constant, bien qu’assez lent des écoles.

En 1813, il y avait 230 écoles publiques avec 40 484 élèves.

En 1834, il y avait 5 559 écoles publiques avec 516 181 élèves, y compris 191 000 fréquentant les écoles du dimanche.

En 1858, il y avait 15 518 écoles publiques avec 1 422 982 élèves.

Le gouvernement nomma, le 30 juin 1858, une commission qui fut chargée, sous la présidence du duc de Newcastle, de faire une enquête sur la situation de l’instruction primaire et d’examiner et proposer les mesures les plus propres à la répandre à bon marché, dans toutes les classes de la population. Le rapport, présenté en 1861, constata que le chiffre des écoles publiques s’était élevé à 24 563, recevant 1 675 158 élèves, outre les écoles privées et recommanda les mesures suivantes :

I. Que la subvention annuelle payée par l’Etat pour le maintien des écoles fût réduite à des secours de deux sortes : 1° le premier payé sur les contributions générales du pays moyennant certaines conditions à remplir par les administrateurs des écoles ; 2° le second pris sur les contributions des comtés, eu égard au degré de connaissance atteint par les enfans de l’école qui auraient fréquenté pendant 140 jours de l’année précédente. Mais le total de ces deux allocations ne devait pas dépasser 15 shillings par élève ;

II. Qu’un bureau d’Instruction publique fût établi dans chaque comté et chaque bourg comptant plus de 40 000 âmes ;

III. Que l’on continuât de payer les subventions (grant) aux écoles normales, mais en exigeant des certificats de progrès ;

IV. Qu’on améliorât l’organisation des écoles du soir ;

V. Qu’on employât d’une façon plus profitable les legs charitables, ayant un objet d’éducation ;

VI. Qu’on introduisît des perfectionnemens dans les écoles de fabrique, de workhouses, et dans les écoles correctionnelles.

Ce programme fut adopté avec de légères modifications par le gouvernement, et M. Lowe, le vice-président du comité du Conseil privé[4], avec l’aide des lords du conseil, révisa le Code des procès-verbaux et règlemens de manière à le mettre en harmonie avec ses conclusions (juillet 1861).

Le principe essentiel était que l’allocation serait proportionnée aux résultats obtenus pour chaque écolier et constatés par un examen annuel à jour fixe.

On accordait un shilling par enfant ayant été deux cents jours à l’école, mais l’allocation totale ne devait pas dépasser le montant des souscriptions locales et des rétributions scolaires. L’école jouissait-elle d’une dotation, celle-ci était comptée comme faisant partie de la subvention de l’Etat qui était diminuée d’autant.

L’allocation devait être désormais payée aux administrateurs de l’école et non plus à l’instituteur. On supprima aussi le système des pensions de retraite, sauf les droits acquis. C’est ce qu’on appela payment by results (payement d’après les résultats).

Il y avait là non pas une simple révision, comme l’indiquait le titre de cette loi scolaire, mais une vraie révolution. On réduisait l’art de l’éducation à une préparation mécanique à l’examen, car tous les efforts des maîtres tendaient à faire arriver le plus grand nombre d’élèves à un certain niveau. » Et d’autre part, en cessant de payer directement la subvention aux maîtres d’école et en ne leur assurant plus de retraite, on les mettait à la merci des administrateurs locaux ou de la direction des grandes associations.

En deux mots, le Code révisé établissait partout une uniformité monotone et sans vie. Aussi, souleva-t-il des réclamations presque unanimes de la part du corps enseignant et produisit-il un grand découragement, en particulier chez les Sociétés, qui entretenaient des écoles. De 1861 à 1865, la subvention parlementaire tomba de 813 441 à 636 810 livres sterling, c’est-à-dire qu’elle diminua d’environ 1 104 000 francs par an. Il n’y eut donc que le Trésor public qui bénéficia du système Lowe.

Le mécontentement fut si général que conservateurs et libéraux prirent tour à tour des mesures pour en corriger les inconvéniens. Ainsi M. Corry, vice-président du Conseil privé dans le cabinet Derby (20 février 1867), introduisit un bill qui avait pour objet de venir en aide aux dépenses relativement plus fortes des petites écoles, d’augmenter le personnel enseignant en multipliant le nombre des élèves-maîtres, et enfin d’encourager les élèves des classes supérieures à passer l’examen sur des « sujets spéciaux » (élémens de science, langues vivantes). Cette même année, MM. Bruce, Albert Egerton et W. E. Forster présentèrent une nouvelle loi sur l’instruction des pauvres. En voici les dispositions essentielles :

La direction de l’école serait confiée non plus au vicaire anglican, mais à un Comité de district, élu dans les villes par le Conseil municipal et à la campagne par les contribuables. — Ce comité aurait le droit de lever des taxes locales. — La lecture de la Bible serait obligatoire chaque jour à l’école ; mais on réservait formellement la liberté de conscience des enfans de famille non-conformiste ou israélite. — Les écoles seraient subordonnées à l’autorité du département d’Instruction publique et des inspecteurs de la Reine.

Avant d’étendre ces règles à toutes les écoles primaires, le gouvernement anglais, suivant sa méthode constante, institua une nouvelle enquête qu’il confia à deux inspecteurs généraux. M. J. A. Fitch fut chargé de visiter les écoles de Birmingham et de Leeds, M. Fearon celles de Liverpool et de Manchester. Les résultats de leurs observations étaient à peu près concordans. Etant admis que le nombre d’enfans, d’âge scolaire, représente 1/6 de la population totale, les inspecteurs constatèrent qu’il n’y en avait que 16 p. 100 qui fréquentaient l’école. Par exemple, sur un total de 1 500 000 enfans inscrits sur les rôles scolaires, il n’y en avait que 1 152 389 faisant acte de présence. Non seulement le niveau d’instruction des écoles, qui n’étaient pas soumises à l’inspection du gouvernement, était très inférieur à celui des écoles publiques, mais encore elles se trouvaient dans de mauvaises conditions hygiéniques. La classe se faisait souvent dans une misérable chambre à coucher et ressemblait plutôt à une garderie. On n’y enseignait quasiment qu’un peu de lecture. Quant au prix de revient annuel de l’instruction, il était de 30 fr. 15 par tête dans les écoles anglicanes, de 31 fr. 25 à l’école catholique et de 40 francs à l’école non-conformiste. Il est vrai que les administrateurs de ces dernières percevaient une rétribution scolaire plus élevée. Au contraire, dans les écoles juives, 75 p. 100 des enfans étaient reçus gratuitement.


III

L’année 1870 marque une étape considérable dans le développement de l’école anglaise. Jusqu’alors, l’Etat avait laissé toute l’initiative aux sociétés particulières. Une localité avait-elle besoin d’école ? elle s’adressait par l’intermédiaire de son pasteur ou d’une association scolaire au département d’Instruction publique, et celui-ci lui venait en aide pour la bâtisse et l’entretien de l’école à certaines conditions. Mais si un village, voire un district ne se souciait pas de l’entretien des enfans, le gouvernement ne pouvait lui imposer l’obligation d’ouvrir une école. En d’autres termes, alors, l’enseignement primaire était aux mains du clergé anglican ou d’associations scolaires protestantes, et l’obligation n’existait que pour les enfans de troupe ou de fabrique, les pupilles des écoles industrielles, des workhouses et des maisons de correction. A partir de cette époque, tout change : l’école primaire devient une affaire de l’Etat, qui tend à lui donner un caractère neutre, obligatoire et gratuit. Mais, combien différente a été l’application de ces principes en France et en Angleterre ! La ligue de Birmingham, formée par le parti radical, réclamait la réalisation immédiate et intégrale de ces idées ; elle eût voulu édicter les peines d’amende et de prison, comme sanction de l’obligation scolaire. Mais, grâce à la résistance des conservateurs et à la sagesse des libéraux, le Parlement britannique a mis plus de vingt ans à réaliser ce programme et s’est efforcé de ménager les écoles libres. Nous, au contraire, nous avons organisé l’instruction primaire au moyen de trois lois, votées coup sur coup, sous l’énergique impulsion de Jules Ferry, sans nous inquiéter du sort des écoles confessionnelles. Il n’a pas fallu moins de sept lois aux Anglais pour établir un système scolaire et encore ne sont-ils pas au bout. On peut dire, en gros, que la loi Forster (1870) a institué des écoles neutres ou non confessionnelles, les lois Sandon et Mundella (1876 et 1880) ont assuré l’obligation de fréquenter l’école primaire ; enfin, la gratuité a été réalisée par les lois de 1891 et 1897. Tels sont les actes du Parlement qui ont constitué la législation actuelle de l’enseignement primaire en Angleterre et dans le pays de Galles.

La loi du 9 août 1870, s’appuyant sur les résultats de l’enquête de MM. Fitch et Fearon, avait pour but principal, dans tout district sans écoles ou en ayant d’insuffisantes, d’en établir, au moyen de taxes extraordinaires, levées sur les contribuables et administrées par des corps ad hoc appelés « Bureaux scolaires » (school boards)[5]. Ainsi l’intention du législateur était, non pas de supplanter les écoles libres (voluntary school) déjà existantes, mais de compléter leur réseau. Ces dernières pouvaient, d’ailleurs, à certaines conditions, être transférées sous la gestion des bureaux scolaires. Trois conditions devaient être remplies par toute école primaire, pour être reconnue comme école publique et obtenir la subvention du Parlement :

1° On n’exigera d’aucun enfant, pour l’admettre, ni qu’il assiste à une instruction ou se livre à une pratique religieuse quelconque à l’école ou ailleurs, ni qu’il vienne à l’école le jour mis à part pour le culte de la confession religieuse à laquelle appartiennent ses parens ;

2° Toute prière ou instruction religieuse sera placée au commencement ou à la fin de la classe. Le tableau indiquant les heures de ces exercices de dévotion sera affiché à une place apparente de la salle d’école, et les parens auront le droit de retirer l’enfant d’un tel exercice, sans que l’écolier soit par-là déchu d’aucun des avantages attachés à l’école[6] ;

3° L’école sera ouverte en tout temps aux inspecteurs de la Reine, et ceux-ci ne seront tenus en aucune façon de s’enquérir de l’instruction religieuse donnée à l’écolier, ou d’examiner les élèves sur un sujet ou livre religieux quelconque.

À ces conditions-là, et, bien entendu, sur un avis favorable de l’inspecteur, une école primaire libre ou de bureau scolaire a droit à une subvention de l’État. D’après M. Forster, l’auteur de la loi de 1870, l’instruction élémentaire d’un enfant coûtait en moyenne 30 shillings par an. Un tiers environ était pris à la charge du conseil privé, c’est-à-dire de l’État ; des deux autres tiers, l’un était payé par les parens de l’élève, et l’autre par les souscripteurs (école libre) ou par les contribuables (école de bureau scolaire). Ces règles furent complétées par l’article dit Cowper Temple du nom de l’auteur de l’amendement, adopté par la Chambre et qui forme l’article 14 de la loi de 1870 : « Toute école de « bureau scolaire » sera conduite suivant les conditions requises par les écoles publiques élémentaires. On n’y enseignera aucun catéchisme, ni formulaire distinctif de telle ou telle confession religieuse. »

Sous réserve de cette observation, un bureau scolaire peut faire donner dans les écoles qui dépendent de lui telle instruction religieuse qu’il jugera appropriée, et, d’autre part, une école qui n’en donnerait aucune a droit, quand même, à la subvention. En effet, désormais le gouvernement n’accordera aucune subvention en vue de l’instruction religieuse.

Se prévalant de cette liberté, un certain nombre de bureaux scolaires, par exemple à Birmingham et dans le pays de Galles ont supprimé toute instruction religieuse positive ; mais c’est un nombre infime, environ 57 sur 7198. La grande majorité l’y ont maintenue sur la base de la Sainte-Écriture, beaucoup font même apprendre le symbole apostolique comme étant commun à toutes les confessions chrétiennes. En général cet enseignement consiste dans la lecture de textes de la Bible, expliqués par le maître. On fait en outre apprendre aux enfans l’oraison dominicale et chanter des cantiques très simples au début et à la fin de la journée[7]. D’ailleurs, la loi de 1870 autorisait les inspecteurs autres que ceux de la Beine, en général des ecclésiastiques désignés par l’évêque du diocèse, à examiner les élèves des écoles de bureau scolaire sur ces matières, pendant un jour ou deux. Il pouvait même y donner une instruction religieuse, mais il était tenu d’en prévenir à l’avance le directeur, afin que les parens, qui auraient des objections, pussent en dispenser leurs enfans. Ces principes ne sont autres que ceux qui avaient toujours été observés par la Société britannique.

Quelle est la valeur de cette instruction religieuse ? Les représentans de l’église anglicane et l’archevêque de Westminster la déclarent insuffisante et « non définie ; » ils voudraient qu’on enseignât le catéchisme de leur culte respectif aux plus jeunes écoliers. Il s’est même fondé une Société pour l’instruction religieuse, sous le patronage de plusieurs évêques, qui se propose d’obtenir la permission pour des ministres du culte et d’autres maîtres, spécialement accrédités par les différentes églises, de donner une instruction dogmatique dans les écoles de bureau scolaire.

L’expérience a été tentée par des inspecteurs diocésains dans plusieurs écoles de donner cette instruction le samedi, mais sans succès, les enfans ont peu à peu déserté.

D’autre part, un délégué du Manchester Guardian, qui a fait une enquête minutieuse sur soixante villages des comtés de Middlesex, Bucks, Kent, Cornouailles et Lincoln, a constaté que la plupart des parens étaient indifférens à la question d’une instruction dogmatique et qu’ils étaient satisfaits qu’on enseignât à leurs enfans le Credo, le Pater, les dix commandemens, quelques histoires et paraboles bibliques et qu’on leur apprît à chanter des cantiques[8].

J’ai assisté aux exercices religieux, dans l’école de bureau scolaire de Burleigh-road. Cinq cents garçons environ étaient debout, rangés dans un large couloir, servant de vestibule ; il y avait un petit orchestre formé de six violons, un violoncelle et un harmonium. A un signal donné par le directeur, tous entonnèrent un psaume, un cantique, puis on chanta l’oraison dominicale, et c’était un spectacle réjouissant de voir ces enfans, de tout culte, — il y avait même quelques israélites, — chanter à gorge déployée, sans qu’il parût à leur mine que ce fût à contre-cœur. Cela ne prit pas plus de dix minutes. Après quoi, ils se rendirent chacun dans leur classe, au son d’une marche. Les leçons de religion, auxquelles j’ai assisté dans deux classes, roulaient sur des passages des Evangiles et des Actes des Apôtres, et les maîtres, au moyen de questions bien posées et de commentaires empruntés à la vie familière, dégageaient la leçon morale, à la manière d’un père de famille intelligent avec ses enfans.

Cette impression est confirmée par les trois ecclésiastiques qui furent chargés en 1897-1898 d’inspecter l’enseignement biblique dans les écoles de bureau scolaire de Sheffield. Tous les trois exprimèrent, dans leur rapport[9], leur satisfaction de la manière sérieuse dont les maîtres d’école s’acquittaient de cette partie de leur tâche, d’autant plus difficile qu’ils n’avaient pas, comme leurs collègues des écoles anglicanes, le concours du clergé.

En somme, les écoles de bureau scolaire sont neutres au point de vue confessionnel. Elles ne méritent le nom de laïques que dans ce sens qu’elles sont gouvernées par des conseils de laïques, élus par les contribuables, et ne sont pas, comme les écoles libres anglicanes ou catholiques, contrôlées directement par des ecclésiastiques. Mais, il s’en faut de beaucoup qu’elles soient étrangères à la religion, l’instruction biblique qu’on y donne est assez solide pour servir de préface à un enseignement plus dogmatique, qui est donné à l’école du dimanche ou au catéchisme. En tout cas, les parens peuvent toujours recourir à la « clause de conscience » et en profiter, grâce à la sage prévoyance qui a placé les exercices religieux au commencement ou à la fin de la journée, sans faire perdre aux enfans le bénéfice des autres leçons.

Chose étrange, l’obligation de fréquenter l’école a précédé la gratuité, chez nos voisins. La loi de 1870 avait déjà accordé aux bureaux scolaires le droit de faire des règlemens locaux pour assurer la fréquentation régulière des écoles de leur dépendance, mais les écoles libres (voluntary) étaient livrées à elles-mêmes. Ce sont les lois de 1876 et de 1880 qui ont généralisé l’obligation scolaire. La première, proposée par lord Sandon, ministre du cabinet Disraeli, en a posé le principe nettement : « Il est du devoir des parens de tout enfant de lui procurer une instruction effective dans les élémens de la lecture, de l’écriture et de l’arithmétique, et si les parens manquent à ce devoir, ils seront responsables et passibles des peines édictées par la présente loi. »

D’après le bill, tout enfant de cinq à quatorze ans était tenu de fréquenter l’école. Aucun enfant au-dessous de dix ans ne devait être employé dans les fabriques, et, à partir de cet âge, on exigeait un certificat de l’inspecteur, constatant qu’il avait passé le niveau de la 4e classe. En cas de négligence de la famille ou de vagabondage habituel, les parens étaient passibles d’une amende de 5 shillings et, si l’enfant était absolument réfractaire, ils devaient le mettre à l’École industrielle.

Voici, comment le législateur assurait l’exécution de la loi. Partout, où il n’y avait pas de bureau scolaire, un Comité de fréquentation scolaire (School attendance committee)[10] devait être nommé, dans les bourgs, par le conseil du bourg, et dans les provinces, par les curateurs de la loi des pauvres. Ces comités locaux avaient le droit de faire tel règlement, qui leur semblait le plus apte, étant donné le genre de vie de la population, à obtenir l’assiduité des enfans à l’école.

On pourvoyait d’ailleurs à l’accroissement des écoles industrielles, pour y envoyer les enfans vagabonds (vagrant ou truand).

La loi Sandon enlevait au bureau scolaire la charge de payer pour les enfans pauvres, fréquentant les écoles libres, et l’imposait aux tuteurs de la loi des pauvres. Elle s’efforçait en outre d’étendre le champ de l’enseignement primaire, en ajoutant aux matières ordinaires (standard subjects) deux catégories nouvelles, appelées matières classiques et matières spécifiques[11] et en promettant une allocation de 2 à 4 shillings par écolier ayant passé l’examen sur ces matières.

La loi de 1880, proposée par M. Mundella, alors vice-président du conseil privé, ordonnait à tous les bureaux scolaires et à tous les comités de fréquentation de faire des règlemens pour assurer l’exécution de la loi Forster. Elle exigeait la fréquentation entière jusqu’à dix ans. De dix à treize ans, l’exemption d’une partie du temps de la classe pouvait être obtenue, si l’écolier avait atteint le niveau de la seconde, et l’exemption totale, s’il était de la force de la quatrième.

Cependant avait lieu à Berlin la conférence internationale sur la question sociale provoquée à l’avènement de l’empereur Guillaume II, et le gouvernement anglais, qui y fut représenté entre autres par sir John Gorst, s’était engagé à prendre douze ans pour l’âge minimum du travail des enfans en fabrique. En conséquence, le cabinet libéral proposa de porter à douze ans la durée de l’obligation scolaire. Sur les objections des manufacturiers du Lancashire, on ne put obtenir qu’une extension d’une année (loi de 1893).

Actuellement, un projet de loi a été présenté à la Chambre des communes par MM. Robson, Burns, Yoxhall, tendant à rendre l’école obligatoire jusqu’à douze ans au lieu de onze, à partir du 1er janvier 1900. Le bill a été combattu par les députés de plusieurs comtés agricoles et districts manufacturiers pour la raison qu’il désorganiserait le travail et priverait les classes pauvres d’une source de revenus. Mais les promoteurs du bill ont été appuyés par sir John Gorst, chef du département de l’Instruction publique, qui a signalé le tort qu’on faisait à la nation, en arrachant à l’école 50 à 60 mille enfans, précisément à l’âge où ils pouvaient profiter le plus de l’instruction et montré les déplorables effets du système de l’école de demi-temps. L’éminent homme d’État a fait une distinction qui me paraît fort juste entre les districts ruraux et les régions manufacturières :

« Les lois scolaires, a-t-il dit, ont été inventées pour les grandes villes et les régions ouvrières, elles s’adaptent mal au genre de vie des campagnes. Autant le travail en fabrique est malsain, autant le travail des champs est salutaire aux enfans qui sont à l’âge de la croissance. » Il voudrait donc qu’on laissât à certaines administrations locales, bien qualifiées, le droit de modifier les applications de la loi d’obligation, comme cela se fait en Suisse, en Bavière et au Canada[12].

Dès 1889, l’Ecosse avait établi la gratuité dans ses écoles primaires en appliquant au remboursement des rétributions scolaires les droits de vérification et d’autorisation de débit de boissons alcooliques. Le vice-président du Conseil privé ne voulut pas laisser l’Angleterre trop en arrière et proposa, en 1891, une loi qui accordait 10 shillings par an, aux écoles primaires, pour tout enfant de 3 à 15 ans, ayant une bonne moyenne de fréquentation, à la condition qu’on ne ferait payer aucune rétribution aux écoliers de cet âge. C’est ce qu’on appela le fee-grant. Les résultats ne se firent pas attendre. En 1896-97, sur un total de 5 507 039 élèves des écoles primaires publiques, il n’y en avait plus que 735 142 qui payassent encore, et 101 écoles sur 19 958 ne recevaient pas le fee-grant. Une autre conséquence de cette loi a été d’accélérer le mouvement, qui tendait depuis quelques années à envoyer les enfans du Bureau des pauvres aux écoles primaires publiques. En 1890, il y avait 328 écoles fréquentées par ces enfans d’indigens, et le chiffre est monté à 449 en 1896[13].

D’ailleurs, la gratuité avait été introduite dès 1870-71 dans les écoles régimentaires et dans celles dépendant de l’Amirauté.

Après avoir ainsi établi le système de l’instruction publique dans ses grandes lignes, le Parlement anglais s’occupa d’en assurer les bienfaits à certaines catégories d’enfans qui se trouvent dans des circonstances spéciales, les infirmes et les adultes. Deux lois, en 1893 et 1896, déclarèrent que les bureaux scolaires ou, à défaut, les Conseils de Comtés devaient subvenir à l’instruction des enfans aveugles, sourds-muets, faibles d’esprit (defective) ou épileptiques. Tout enfant de cette catégorie âgé de 7 à 16 ans doit être envoyé à une école appropriée à son infirmité, et si le bureau scolaire ou le Conseil de district néglige de payer sa pension, le département d’Instruction publique a le droit de l’y contraindre. Désormais ni la cécité, ni la surdité ne vous exemptent plus de l’obligation scolaire.

Cette même année 1893, un Code spécial, rédigé par le département d’Instruction publique, réglementa les écoles du soir, qui existaient depuis plusieurs années et qui correspondent à nos cours d’adultes et à notre enseignement primaire supérieur. On y reçoit des écoliers depuis l’âge de treize ans jusqu’à vingt et un ans et au-delà. L’allocation du gouvernement est calculée non pas sur la fréquentation moyenne, mais d’après le nombre d’heures suivies par l’écolier, à raison de 1 shilling par 12 heures de classe. Ces écoles, après avoir traversé une crise, ont pris un grand essor. Quelques-unes sont devenues des écoles commerciales, d’autres de véritables institutions ; elles ont de la peine à s’acclimater dans les districts ruraux. De 1895 à 1897, le chiffre des écoles du soir est monté de 3 947 à 4 980, et celui des élèves de 210 285 à 358 628. Ces classes ayant pour objet de compléter et non pas de refaire l’instruction primaire, le Gouvernement leur accorde des subventions proportionnelles au nombre de sujets classiques ou spécifiques enseignés. La statistique des élèves fréquentant tel ou tel cours a permis d’établir la hiérarchie des sujets favoris de ces adultes. C’est la géographie qui vient en tête avec 48 927 élèves, puis vient la sténographie ; la musique vocale, la tenue des livres et les langues vivantes (allemand ou français) ne viennent qu’au septième rang.

Un obstacle à la réussite des cours du soir, c’est que les auditeurs se partagent à peu près par moitié entre adultes de 13 à 16 ans et hommes de 21 ans et au-dessus. Or ces derniers ayant quitté l’école depuis une dizaine d’années au moins ont oublié presque tout ce qu’ils y avaient appris, et les maîtres sont obligés de leur rapprendre, négligeant l’objet propre de ces écoles.

Les lois de 1870 et 1876, en créant les bureaux scolaires et les comités de fréquentation, donnèrent une vive impulsion à l’instruction populaire dans toute la Grande-Bretagne. Au bout de dix ans, les bureaux scolaires avaient ouvert des écoles offrant 1 082 634 places, sur lesquelles 750 000 étaient occupées en moyenne. Mais, par suite de la concurrence, les écoles libres durent améliorer leur matériel, augmenter le personnel et, pour suffire à ces besoins nouveaux, les adhérens de la Société nationale anglicane durent doubler leurs souscriptions, la dépense d’entretien monta, en ce laps de temps, de 9 308 750 francs à 19 054 050 francs ; un grand nombre d’écoles libres furent « transférées » à des bureaux scolaires et quelques-unes même succombèrent. Les écoles catholiques romaines et celles entretenues par les méthodistes eurent aussi à souffrir de la concurrence. Ce furent les réclamations, élevées par les comités scolaires de ces différentes églises, qui amenèrent le cabinet Salisbury à présenter en 1897 la loi connue sous le nom de « Loi des écoles libres » (Volantary School Act) et qui a pour but de leur accorder une subvention extraordinaire. D’après cette loi, les écoles primaires d’externes, non soutenues par un bureau scolaire, peuvent former des associations dans un tel rayon et avec tel comité d’administration qui sera approuvé par le département d’Instruction publique. On octroie à chaque association 4 shillings par élève ayant une bonne moyenne d’assiduité.

L’allocation peut néanmoins être fixée à un taux différent, suivant qu’il s’agit d’une école urbaine ou rurale[14], et ne serait distribuée que sur l’avis donné par le comité d’admission. On pouvait aussi accorder la subvention même à des écoles libres qui ne se joindraient pas à un groupe, pourvu que ce fût pour des raisons sérieuses, c’est-à-dire à cause d’une différence confessionnelle. Il n’y eut que 267 écoles libres qui tinrent à rester indépendantes ; la grande majorité se groupèrent en associations, par diocèses et comtés. Les écoles anglicanes en formèrent 46 ; les écoles catholiques, 11 ; les écoles wesleyennes, 6 ; les écoles de la Société britannique et autres dissidens, 11 ; les israélites 1 ; soit un total de 75 groupes.

D’ailleurs les comptes de toutes les écoles libres doivent être revus par un vérificateur qualifié et approuvé par le département d’Instruction publique.

Mais, alors, ce fut le tour des bureaux scolaires pauvres de se plaindre, et le gouvernement, par un sentiment d’équité, fit voter une nouvelle loi, qui augmentait l’allocation par tête d’élève dans tout district, où la contribution produisait moins de 7 s. 6 d. (8 fr. 35) par enfant. Le Trésor accordait une allocation supplémentaire complétant cette taxe locale jusqu’à concurrence de 12 fr. 50 à 20 fr. 60 au maximum. En 1891-92, 710 écoles de bureau scolaire bénéficièrent de cette disposition. Le résultat actuel de ces diverses lois est que la population scolaire s’est élevée de 1 168 980 à 4 488 043 élèves fréquentant. De ce nombre il y a, en gros, 2 millions dans les écoles de bureaux scolaires et 2 millions et demi dans les écoles libres. Le nombre des maîtres brevetés et le prix de revient d’un écolier sont en sens inverse ; ce dernier est de 2 liv. 01. 6 d. (50 fr. 60) dans les secondes, et de 66 fr. 45 dans les premières.

Les écoles libres, avec un personnel plus nombreux, n’ont que 28 343 maîtres brevetés, ce qui fait un maître par 115 élèves, tandis que les écoles du bureau scolaire ont 30 371 maîtres brevetés soit 1 pour 80 élèves.


IV

Le département de l’Instruction publique ne s’est pas seulement inquiété de la quantité, mais de la qualité de l’instruction primaire et il s’est efforcé depuis plus d’un demi-siècle d’en élever le niveau en surveillant la formation du personnel enseignant et en organisant un bon système d’inspection. En premier lieu il a substitué, dès l’année 1846, aux moniteurs, empruntés aux écoles lancastériennes et aux écoles du dimanche, des élèves-maîtres (pupil-teacher) ; ces derniers sont des élèves ayant au moins treize ans, choisis par le directeur de l’École comme bien doués pour l’enseignement et qui reçoivent pendant une moitié de la journée une instruction pédagogique. On les emploie pendant l’autre moitié comme maîtres-adjoints. Ils y passent de quatre à cinq ans, et reçoivent pendant ce temps une allocation qui s’élève d’année en année. J’ai visité une de ces écoles de pupils-teachers établie par le bureau scolaire de Londres, auprès du groupe d’écoles Burghley-road, et j’ai constaté le niveau élevé de leur instruction, qui permet à quelques-uns d’atteindre le diplôme de bachelier es arts de l’Université de Londres. Mais le plus grand nombre se présente au concours pour obtenir une bourse de la Reine[15] qui leur permet de passer deux ans dans une école normale, au sortir de laquelle ils obtiennent un certificat d’instituteur public. On se rappelle que les premières écoles normales furent fondées par la Société nationale et par la Société britannique suivant les principes respectifs de chaque confession. L’État leur donne une allocation qui représente environ les trois quarts de la dépense totale. Il y a actuellement 45 de ces écoles dites « résidentielles » ou internats, 20 pour les instituteurs et 25 pour les institutrices, avec 3 784 élèves. 28 sont entretenues par la Société nationale et 2 par la Société scolaire Home colonial, qui toutes deux dépendent de l’Eglise établie. Les directeurs sont en général des clergymen, et, pour y être admis, il faut justifier qu’on est membre de l’Eglise anglicane. Les catholiques romains ont trois écoles normales, les Wesleyens deux ; il en reste dix qui ne sont pas confessionnelles.

Aussi, sur les réclamations des non-conformistes qui se voyaient refuser l’entrée des écoles normales de la Société nationale et sur la recommandation de la Commission d’enquête présidée par lord Cross, le département de l’Instruction publique autorisa, en 1890, l’admission d’externes non anglicans dans 8 de ces écoles. En outre, on créa 14 écoles normales d’externes, soit dans les villes d’Université comme Oxford, Cambridge ou Londres, soit dans les villes possédant des collèges supérieurs, telles que Bangor, Birmingham et Liverpool.

Ces externats reçoivent 956 élèves qui ont également des bourses de la Reine et à qui on n’impose aucune condition religieuse. Ces 59 écoles normales, auxquelles il faut ajouter une pour les maîtres d’écoles d’aveugles, fournissent annuellement 2 300 instituteurs ou institutrices brevetés qui ont au moins six années de préparation. Mais le nombre des places dans les écoles normales est insuffisant, on n’a pu recevoir en 4897 que 2 279 élèves sur 5 000 candidats qui avaient satisfait à l’examen des bourses de la Reine. La proportion des maîtres ainsi préparés est de 71 pour 100 et malheureusement les 29 pour 100 restants laissent beaucoup à désirer[16].

Il y a un grand nombre d’écoles libres de paroisses rurales qui abusent de l’article 68 du code scolaire de 1890, pour obtenir à prix réduit des maîtresses-adjointes, âgées d’au moins 18 ans qui n’ont d’autre titre que d’avoir été autorisées par l’inspecteur.

L’État n’a pas oublié de pourvoir à la retraite des instituteurs. Le système de pensions introduit en 1846 a été suspendu en 1862 et remis en vigueur depuis 1875 pour ceux qui avaient fait leurs versemens. La question fut reprise en 1895 sur un rapport favorable du comité d’Instruction publique, et le Parlement vota en août 1898 la loi sur le fonds de retraite des instituteurs dont voici les articles essentiels. Le certificat accordé aux instituteurs expirera lorsqu’ils auront atteint l’âge de 60 ans à moins d’une décision spéciale. L’instituteur contribue au fonds de retraite par un versement annuel de 75 francs qui lui donne droit au bout de vingt ans à une pension de 1 150 francs ; les institutrices ne versent que 50 francs par an et ont droit, au bout du même temps, à une retraite de 575 francs par an.

L’inspection, qui jusqu’en 1869 avait été en général confiée à des ecclésiastiques anglicans, est devenue, depuis, entièrement laïque et, partant, la tâche d’examiner les élèves des écoles primaires sur la Bible et l’histoire sainte est dévolue à des inspecteurs diocésains, choisis par les évêques pour les écoles anglicanes et, pour les autres écoles libres, aux ministres du culte dont elles relèvent. On avait coutume, il y a une vingtaine d’années, de nommer aux postes d’inspecteurs de la Reine des lauréats des universités d’Oxford ou de Cambridge, sans se soucier de leur compétence en fait d’enseignement primaire ; mais depuis 1882, le département d’Instruction publique tient compte davantage de l’expérience pédagogique.

L’état-major de l’inspection se compose d’un inspecteur général doyen et de neuf inspecteurs généraux, qui se répartissent entre eux les dix districts scolaires entre lesquels sont divisés l’Angleterre et le pays de Galles. Ils ont sous leurs ordres quatre-vingt-dix inspecteurs. Il y a, en outre, un inspecteur particulier pour la musique, et deux inspectrices, l’une pour contrôler les travaux à l’aiguille, l’autre pour surveiller l’apprentissage de la cuisine et du blanchissage.

On a modifié, depuis l’année 1898, la méthode d’inspection des écoles primaires. Tandis que, sous le régime du Code révisé (payment by results), l’examen se faisait à un jour fixé à l’avance par l’inspecteur et en sa présence, actuellement les inspecteurs doivent faire leur visite sans être annoncés. Ils apprécient l’école non pas comme une fabrique de petits phénomènes, mais comme un organisme vivant, et c’est après un entretien approfondi avec le directeur et, si possible, avec les administrateurs, qu’ils donnent leur note. Ce système, plus juste, a été depuis longtemps appliqué avec succès en France, et nous ne pouvons que féliciter nos voisins de l’avoir adopté.

Voyons maintenant le rôle de l’Etat. S’il offre une grande latitude aux managers des écoles libres pour le choix des maîtres et s’il leur laisse liberté entière pour le programme de l’instruction religieuse, il exerce pourtant un contrôle sur les écoles primaires, et ce contrôle est d’autant plus efficace, qu’il a pour sanction l’octroi, la diminution ou la suppression de la subvention annuelle. Quelles sont donc les conditions sine quà non imposées à toutes les écoles pour obtenir les grants ? D’abord, il faut que les plans de l’école libre soient approuvés par les architectes du gouvernement et, s’ils recommandent certaines améliorations, il faut les exécuter coûte que coûte. En second lieu, aucun instituteur et aucune institutrice ne peut exercer, sans l’approbation du département d’Instruction publique, et le personnel enseignant doit se conformer aux règlemens édictés par le Comité scolaire du Conseil privé. C’est ce dernier qui fixe la durée de l’ouverture des écoles et l’époque des vacances. Le programme des leçons doit être approuvé par les inspecteurs généraux de la Reine. Enfin, c’est à des censeurs (auditors) désignés par la loi ou par le bureau du gouvernement local qu’il appartient de vérifier les comptes des écoles libres. Tels sont les liens qui rattachent ces écoles, si indépendantes d’ailleurs, au pouvoir central et qui tendent à établir une certaine harmonie dans leur variété infinie.

En somme, l’école anglaise se ressent de ses origines ecclésiastiques et des causes économiques et politiques qui ont présidé à son développement. Elle offre au moins quinze catégories différentes, qui ressortissent à six ministères ou administrations, et que nous avons essayé de passer en revue tour à tour, depuis les écoles de workhouses jusqu’aux écoles de bureau scolaire, et aux écoles normales ; ces dernières présentent le type le plus élevé. A première vue cela fait l’effet de l’anarchie ; mais en y regardant de plus près, nous avons discerné certaines règles communes et une tendance à plus d’uniformité. Ce qui n’est pas douteux, c’est que, sauf dans certains districts reculés à la campagne, il y règne une activité féconde et progressive. Cela tient à ce que la majorité de ces écoles a été fondée et est encore soutenue par l’initiative privée. Or, n’est-il pas évident qu’on se soucie d’une œuvre, en proportion des sacrifices qu’elle demande ? Il y a donc en Angleterre beaucoup plus de personnes qui s’intéressent aux écoles que chez nous. Comme en France, ces amis de l’enseignement primaire se divisent en partisans de l’église (churchmen) et libéraux. Ces derniers ne veulent du contrôle d’aucune église sur l’école. Mais il y a deux points sur lesquels tout le monde est d’accord : c’est que l’instruction du peuple doit être établie sur la base générale du christianisme et qu’on doit respecter, à l’école, la liberté de conscience de l’enfant des plus humbles parens.

Ainsi, le rôle de l’Etat a été grandissant depuis soixante ans ; il s’est produit au sein de ce chaos une lente évolution dans le sens de l’unité et de la sécularisation des corps dirigeans de l’instruction primaire. Le premier pas a été fait par l’ordonnance de la reine Victoria, substituant un Comité du Conseil privé aux évêques anglicans dans la direction suprême des écoles (1829). On a franchi une seconde étape, en 1870, lorsque le gouvernement a provoqué la formation des bureaux scolaires et décidé qu’il y aurait des écoles normales exemptes du certificat d’anglicanisme. Le troisième pas a été plutôt un recul, marqué par la constitution de ces groupes d’écoles libres (1897), car il a renforcé l’autorité ecclésiastique. Malgré tout, on n’a pas pu enrayer le mouvement qui porte de plus en plus les écoles libres pauvres à se transformer en écoles de bureau scolaire et par-là même à s’affranchir de la tutelle cléricale. Depuis 1872, la clientèle des écoles libres est restée stationnaire, tandis que colle des écoles de bureau scolaire a doublé, et l’on a calculé que, dans une dizaine d’années, les élèves de la première catégorie auront diminué de moitié.

Il reste encore deux étapes à faire, pour parvenir à la centralisation complète de l’enseignement primaire. La première, c’est de réunir le département des sciences et arts, celui de l’instruction publique et les écoles dépendant de la Charity commission en un seul ministère, et la seconde serait de mettre les frais d’entretien des écoles libres entièrement à la charge du Trésor public. Or voici que la première est à moitié faite, car un bill créant un Ministère de l’Instruction publique (Board of education) vient d’être voté par la Chambre des lords et est actuellement ratifié par les Communes. Ce projet de loi laisse encore les écoles dotées en dehors du ministère, tout en les soumettant au contrôle des inspecteurs de la Reine. Il institue, en outre, un Conseil consultatif de l’Instruction publique, dont deux tiers des membres seraient des représentans élus par les universités et les Sociétés d’instruction.

Quant à la seconde étape, elle sera plus difficile à franchir, car elle entraînerait pour le trésor un accroissement de charges nouvelles de 100 millions de francs. En attendant, le système de l’enseignement primaire présente un faisceau d’anomalies, d’antagonismes et de lacunes nuisibles au progrès. C’est ce qu’il nous reste à examiner.

La première anomalie qui saute aux yeux, c’est l’inégalité des ressources des écoles de différentes catégories. Les écoles de bureau scolaire sont entretenues par des taxes locales et des subventions de l’Etat ; les écoles libres, par des souscriptions particulières et des grants. A mesure que le nombre des élèves a augmenté, par suite des lois sur l’obligation scolaire, les bureaux scolaires, encouragés par l’opinion éclairée des villes, ont élevé le taux des contributions pour suffire aux dépenses ; tandis que les administrations des secondes, qui sont en général dans des villages, n’ont pas vu les offrandes s’accroître en proportion des charges. De là vient que les bureaux scolaires dépensent, pour deux millions d’élèves, beaucoup plus que les administrateurs d’écoles libres pour deux millions et demi d’enfans. En 1897, le coût annuel d’un élève dans une école de bureau scolaire était de 66 fr. 30, tandis qu’il n’était que de 50 fr. 60 dans une école libre. Le salaire des maîtres d’école est aussi en raison inverse de la quantité d’élèves à instruire, ce qui est souverainement injuste[17].

Il résulte de cette inégalité un vrai dualisme qui amène une rivalité entre les écoles libres anglicanes et les écoles de bureau scolaire. C’est à qui obtiendra les allocations les plus élevées du Trésor public. Et quand, pour y parvenir, les moyens de concurrence loyale, l’émulation dans l’éducation des enfans ne suffisent pas, on a recours aux influences politiques et même aux procès de tendance. Les administrateurs des écoles anglicanes accusent leurs rivales d’être des foyers de scepticisme et d’athéisme ; les bureaux scolaires, à leur tour, reprochent aux directeurs des écoles libres leur bigoterie et leur esprit de prosélytisme. On intrigue auprès des inspecteurs généraux pour faire transformer telle école libre en école de bureau, ou pour enlever les enfans à l’école neutre, et l’on en vient, entre bergers de ces deux troupeaux, à ce qu’un membre du Parlement appelait d’une façon pittoresque : « se voler mutuellement ses moutons à l’aide des subventions de l’Etat. » (State aided sheep stealing.)

Mais il est une autre conséquence, non moins grave, de cette inégalité de ressources financières, c’est le misérable état dans lequel languissent une foule d’écoles de village. Ce même inspecteur, délégué par le Manchester Guardian pour visiter soixante villages des comtés de Bucks, Middlesex, dans son rapport cité plus haut, a fait une description navrante de la plupart des salles de classe et des logemens d’instituteur. Ici les salles sont trop petites, il a vu 62 enfans entassés dans une chambre de 42 mètres carrés et, en revanche, autre part 18 écoliers étaient comme perdus dans une salle de 260 mètres carrés. Qu’on se représente les souffrances des enfans, l’hiver, avec des moyens de chauffage rudimentaires ! Ailleurs, c’est l’eau qui manquait ou bien il fallait aller la chercher très loin, de sorte que les locaux de l’école étaient sales. Voilà pour les écoles libres. Mais il y a, paraît-il, dans le pays de Galles des écoles de bureau scolaire, qui ne valent guère mieux et voici pourquoi. C’est que les madrés paysans, seuls contribuables, ont fait en sorte d’élire au bureau scolaire les candidats qui ont promis de lever la taxe scolaire minima. En général, le paysan anglais préfère l’école libre à celle de bureau scolaire, afin d’éviter la levée de contributions ad hoc — et, s’il ne peut empêcher la création d’un bureau scolaire, du moins fait-il tout son possible pour réduire tes dépenses de l’école à la portion

[18] congrue. Je ne jurerais pas que, sur ce point, le paysan français ne lui ressemblât pas un peu.

Après l’inégalité des ressources entre les écoles de bureau scolaire et les écoles libres, entre les écoles de ville et celles de village, ce qui choque, dans le système anglais d’instruction primaire, c’est l’extrême diversité des règlemens. Grâce à la latitude laissée par la loi Sandon aux autorités locales, les règlemens (bye-laws) sur l’obligation scolaire sont si variés et variables, que les comités de fréquentation et même les bureaux scolaires ont beaucoup de peine à les appliquer. Leur incohérence permet à beaucoup de parens avides d’exploiter leurs enfans et aux élèves vagabonds d’éluder la loi.

Si l’on vient au personnel enseignant, on est choqué de voir que l’instituteur est exclu de la plupart des comités scolaires, même des comités dirigeans des associations d’écoles, créés par la loi de 1897. La Société des écoles nationales fait des économies, même au détriment de la dignité et de la capacité du personnel enseignant. Abusant de l’article 68 du Code scolaire, elle engage, pour un grand nombre d’écoles de village, un instituteur marié et fait passer sa femme pour maîtresse-adjointe, quand même elle n’a aucune aptitude, voire aucun goût pour l’enseignement. De la sorte, la Société touche, de la part de l’Etat, une allocation pour deux maîtres ; mais elle n’en paye pas un penny de plus le pauvre instituteur. Ce serait encore peu.

Ce qu’il y a de pis, c’est que beaucoup de vicaires de village, avec une morgue aristocratique, traitent le maître d’école libre en paria. Ils en font le factotum de leur église : organiste, moniteur à l’école du dimanche, sacristain, etc., aucune besogne ne lui est épargnée. Et malheur à lui, s’il se plaint ou s’il réclame ! Il est immédiatement dénoncé à la Société nationale scolaire, comme rebelle et infidèle et peut être révoqué sans appel. Cette tyrannie exercée par le clergé anglican sur le personnel des écoles libres, dépendant de ladite Société, est un des abus qui ont soulevé les plus vives réclamations depuis de nombreuses années.

Une autre anomalie, c’est que la majorité des maîtres formés dans les écoles normales de la Société nationale et imbus de principes et de doctrines anglicans, sont appelés plus tard à enseigner dans les écoles de bureau scolaire ; or là ils sont tenus de ne donner à l’instruction religieuse aucun caractère dogmatique.

Il faut aussi signaler la lacune qui existe entre l’école primaire et l’enseignement secondaire. Il n’y a pas, comme en France, d’écoles primaires supérieures bien organisées. Les écoles du soir, dont nous avons parlé, et les « écoles dotées » dans lesquelles on donne l’enseignement primaire, avec un peu de latin (grammar school), n’en sauraient tenir lieu.

En dernière analyse, la question confessionnelle est la plus grosse difficulté dans le système des écoles primaires anglaises. Les chefs de l’Eglise anglicane n’ont cessé, depuis 1870, de réclamer contre le caractère neutre de l’instruction religieuse dans les écoles des bureaux scolaires ; non contens d’imposer l’apprentissage du catéchisme un jour par semaine à tous les élèves des écoles libres, qu’ils soient Anglicans ou non-conformistes, ils voudraient conquérir les écoles de bureau scolaire et y faire donner l’enseignement dogmatique. A la suite des élections de 1893, qui avaient donné la majorité aux conservateurs, le bureau scolaire de Londres lança une circulaire qui prescrivait un enseignement très analogue à celui de la confession anglicane. Ils voudraient, comme l’exprime une lettre pastorale des évêques de Londres et de Rochester, que l’instruction confessionnelle fût confiée aux membres ordinaires du corps enseignant de l’école — et non pas à des maîtres spéciaux, délégués par les chefs de telle ou telle église. Ils s’efforcent de faire accordera leurs associations scolaires un droit de priorité pour l’ouverture d’écoles nouvelles, et résument leurs revendications dans cette formule : « Contrôle de l’État, mais administration des écoles par chaque confession respective. »

La réaction n’a pas tardé à se faire sentir contre cette tendance de l’Eglise établie à accaparer la direction au moins religieuse de toutes les écoles. Après la déclaration de la majorité des instituteurs de Londres refusant de donner l’instruction dogmatique, les électeurs envoyèrent au bureau scolaire de Londres une majorité libérale (25 novembre 1897) qui supprima la circulaire sur l’enseignement dogmatique.

Les libéraux, à leur tour, accusent les Anglicans de vouloir se servir de l’école comme d’une pépinière pour recruter les membres de leur église et de n’admettre parmi les « élèves-maîtres, et dans leurs trente écoles normales les jeunes gens de familles non-conformistes qu’à condition de se convertir à l’anglicanisme. La clause de liberté de conscience, disent-ils, n’est en bien des cas qu’une duperie ; car si quelque enfant de dissidens en fait usage, il est mis à l’index et exclu des avantages, des fêtes que les administrateurs ou bienfaiteurs de l’école libre assurent aux enfans de famille bien pensante. Ces réclamations des libéraux et des non-conformistes ont été portées récemment à la Chambre des communes (7 mars 1899). M. Lloyd-George, député de Carnarvon (pays de Galles), y a présenté la motion suivante : « Que le système de l’enseignement primaire en Angleterre et au pays de Galles provoque chez un grand nombre de sujets de Sa Majesté de sérieuses plaintes et réclame l’attention immédiate du Parlement. » Après avoir signalé l’hostilité des deux groupes d’écoles comme un obstacle à la bonne instruction des enfans, il s’est plaint que des subventions votées dans l’intérêt de toutes les classes et de tous les cultes fussent employées à promulguer les doctrines d’une seule confession, dogmes choquans pour de nombreux contribuables. « Il y a, s’est-il écrié, 14 000 écoles[19] où les doctrines d’une secte sont enseignées aux dépens de tous et 8 000 paroisses où il n’y a qu’une école, gouvernée par le ministre de l’Eglise établie. Dans ces écoles, les enfans de dissidens n’ont aucune chance, même s’ils ont du mérite, d’être admis comme élèves-maîtres. »

Sir H. Fowler, député de Wolverhampton, a confirmé cette assertion en annonçant, d’après les résultats d’une enquête faite par la Conférence Wesleyenne, que sur 946 petites villes et villages, il y en a 858 où l’on exige, comme condition pour admettre un élève-maître, le certificat de première communion de l’Eglise anglicane ou d’assiduité aux services de cette Église, et 88 seulement où on les dispense d’un acte de conformité.

Sir John Gorst, le chef du Département de l’Instruction publique, essaya en vain d’affaiblir l’argument en citant l’exemple de l’évêque de Saint-Asaph, recommandant à son clergé de donner des chances égales aux non-conformistes et aux anglicans, pour les emplois d’élèves-maîtres. En vain insista-t-il sur la parfaite indifférence des paysans pour l’instruction religieuse de leurs enfans. « Il n’est pas rare, dit-il, d’en voir qui vont le matin à l’Eglise anglicane et l’après-midi à la chapelle baptiste ou méthodiste pratiquer, » ce que l’évêque de Londres, M. Blomfield, appelait « filouter le diable. » En vain déclara-t-il que le seul remède était que les dissidens bâtissent un plus grand nombre d’écoles normales ou qu’ils envoyassent leurs novices aux écoles normales d’externes. La masse de la Chambre était très persuadée de la justice de cette cause et il fallut l’intervention de M. Balfour pour entraîner la majorité à repousser la motion de M. Lloyd Georges.

Pour nous, nous croyons en effet qu’il y a là une injustice et, puisque l’Etat paye plus des trois quarts des dépenses des écoles normales d’internes, il aurait le droit de leur imposer la clause de conscience, comme elle est appliquée à toutes les Ecoles primaires, en vertu de la loi de 1870.

Quant à la question dite religieuse, nous pensons que c’est plutôt une question de clocher, soulevée par le clergé anglican, afin de maintenir sa domination sur l’école primaire, comme sur l’Ecole normale. En effet, ni l’Eglise catholique romaine, ni l’Eglise méthodiste n’ont réclamé pour leurs ministres le droit d’enseigner leurs doctrines à l’école de bureau scolaire, si les parens n’ont fait appel à la clause de conscience ou demandé pour leurs enfans une instruction spéciale de la doctrine de leur secte. Un tel enseignement confié à des maîtres d’école anglicans assez jeunes pourrait être funeste à l’Eglise qui l’entreprendrait, car il risquerait de faire enseigner le dogme par des profanes. « Ce que les parens désirent pour leurs enfants, a dit très bien M. Richardson, c’est de faire d’eux des honnêtes gens, cette œuvre la plus noble de Dieu, plutôt que des théologiens capables de couper des cheveux en quatre ; c’est de leur enseigner à observer la sainte volonté et les commandemens de Dieu et à se conduire d’une manière conforme tous les jours de leur vie. Et pour cela, le Décalogue, le Sermon sur la Montagne et les paraboles de l’Evangile sont bien suffisans. »

Si, maintenant, nous essayons de conclure, nous dirons qu’en dépit de bien des incohérences, de l’indifférence des campagnards et des difficultés financières, le système de l’Ecole primaire anglaise offre l’image de la vie, du libre jeu des grandes forces sociales qui sont à l’œuvre en Angleterre : l’Eglise établie et les dissidens, l’Eglise catholique romaine, l’aristocratie anglicane et la démocratie radicale des grandes villes.

Sans doute, il y a souvent des frottemens, parfois des luttes très vives entre ces différens pouvoirs, qui se disputent l’éducation des générations futures. Mais cette lutte n’est-elle pas la condition même de la liberté ? La variété de ces types d’écoles n’amène-t-elle pas entre eux une émulation féconde ?

L’État, entre ces partis, joue le rôle d’arbitre, de protecteur. Il distribue à tous libéralement ses subventions, proportionnellement au nombre des enfans et à la valeur de l’enseignement donné. On pourrait souhaiter qu’il fût un peu plus généreux pour les écoles rurales et que, là où les souscriptions locales ne produisent pas assez, il autorisât les corps ad hoc à lever des taxes additionnelles. Ce qu’il faudrait lui demander, c’est qu’il protégeât mieux l’instituteur de village contre l’omnipotence du clergé anglican et qu’il le délivrât du fardeau des besognes accessoires, qui n’ont rien à voir avec son métier. Enfin et surtout, c’est au pouvoir central à veiller à l’application loyale de la clause de conscience, qui est la marque d’honneur de la législation scolaire anglaise, et à l’étendre aux écoles normales et à l’éducation des élèves-maîtres.

Nous nous associerons en terminant au jugement porté par un éducateur éminent qui connaît à fond l’école anglaise. « Le présent système d’instruction publique, a dit sir Joshua Fitch[20], est l’effet d’un compromis entre l’Eglise et les Bureaux scolaires, représentant les contribuables laïques. Or il n’est pas utile de le faire cesser, car la variété des types scolaires n’est pas seulement bien appropriée au génie de la nation anglaise, mais elle est encore, dans certaines limites, désirable pour les écoles populaires. Parmi les amis de l’instruction confessionnelle, il y en a beaucoup qui par leur zèle, leur intelligence et leurs fortes convictions religieuses, sont bien qualifiés pour rendre de grands services à l’école. Et, si même il était vrai que l’intérêt de clocher fût le mobile déterminant qui poussât à maintenir les écoles libres, il n’est pas moins évident que les administrateurs de ces dernières témoignent, en général, d’un intérêt sincère pour la cause de l’instruction publique. Ce ne serait donc pas sans de sérieux dommages que l’Etat se priverait de leur coopération et de leur sympathie. »


GASTON BONET-MAURY.

  1. Traité des richesses, livre I, chap. I, sect. 2.
  2. Ce traité a été traduit en français et publié à Paris, en 1823.
  3. Eugène Rendu : De l’Instruction primaire à Londres dans ses rapports avec l’état social, Paris, 1883.
  4. M. Lowe (Robert) devint plus tard lord Sherbrooke.
  5. Le bureau scolaire est élu tous les trois ans, par tous les contribuables de la ville ou du district, y compris les femmes. qui sont aussi éligibles. Le vote se fait au scrutin uninominal (Lois de 1872 et de 1898).
  6. Ces deux règles sont connues sous le nom de clause de conscience.
  7. Voir le rapport publié par sir G. W. Kekewich, secrétaire du Département d’instruction publique, sur les règlemens concernant l’instruction religieuse dans les Écoles de bureau scolaire sur un ordre de la Chambre des lords (4 février 1895).
  8. Education in the Country Districts, Manchester. 1899.
  9. Copies of H. M. inspector’s biblical reports for 1897-98.
  10. Ces conseils ont été établis en 1888 par la loi sur le gouvernement local et forment un des rouages dans le système de l’instruction publique.
  11. On appelle « classique » l’enseignement de la grammaire, de l’histoire et la géographie et « spécifique » celui des mathématiques et des langues vivantes.
  12. Voir débats de la séance des Communes du 1er mars 18911 dans le School Guardian du 4 mars 1899. Le bill a passé victorieusement par I épreuve du Comité et est revenu devant la Chambre qui l’a voté.
  13. La fréquentation moyenne dans les écoles primaires était, en 1898, de 81,8 pour 100 des élèves inscrits.
  14. La subvention a été fixée à 3s 3d = 4 fr. 05 pour les écoles rurales, et à 5s 9d = 7 fr. 15 pour les écoles urbaines.
  15. La bourse varie de 500 à 625 francs par an.
  16. Nous empruntons ce résumé à l’article si bien documenté de M. Guillaume dans la Revue pédagogique du 1er janvier 1899, p. 92.
  17. Discours de sir John Gorst, à la Chambre des communes, du 19 avril 1898.
  18. Discours de M. Lloyd George à la Chambre des communes, 7 mars 1899.
  19. Les chiffres donnés par le Rapport de 1897-98 sont 15 882 pour les écoles confessionnelles et 7 198 pour celles de bureau scolaire.
  20. Voir The Educational Record, février 1899.