L’Aviation militaire/Note n°1. − Les avions

Berger-Levrault (p. 2-16).

NOTE No 1


LES AVIONS[1]


Leur nom

Nous avons dit depuis longtemps — c’était peut-être vers 1875 — que la dénomination d’avion, pour désigner les appareils aériens destinés à la guerre, dérive du mot latin avis, oiseau. Vu son origine, cette appellation peut entrer dans toutes les langues, et à plus forte raison dans la nôtre ; nous pensons qu’elle convient mieux que celle d’aéroplane, donnée il y a quelque soixante ans, avec raison à cette époque, par les premiers pionniers de l’aviation, aux appareils à surfaces planes pouvant se maintenir dans l’air en lui présentant une inclinaison appropriée par rapport à l’horizontale.

Certainement, si ces précurseurs, auxquels l’histoire ne rendra jamais trop justice, avaient eu le moteur léger, à vapeur ou à pétrole, ils auraient volé aussi bien que possible. Mais à la suite de nombreuses expériences nous reconnûmes que les aéroplanes ne pouvaient conduire qu’à des résultats très limités et c’est pour cela que, depuis bien longtemps, nous les avons abandonnés.

Dans les appareils dont nous allons nous occuper il n’y a rien de plan, les parties sustentatrices sont au contraire concaves ; ce qui a amené quelques personnes à les désigner par aérocourbes ou aérocaves, par dérision. D’ailleurs, peu importe le nom de l’appareil, l’essentiel est qu’il vole. Quant à nous, comme par le passé, nous continuerons à nous servir du mot avion que nous avons déjà fait connaître et adopter par beaucoup d’officiers partisans de l’aviation militaire, et que nous présenterons sous ce nom dans les cours de l’école d’aviation.

Conditions générales

À quelle catégorie que les avions appartiennent, ils devront satisfaire aux conditions générales suivantes : leurs ailes seront articulées en toutes leurs parties et devront pouvoir se plier complètement à l’atterrissage sur l’aire, comme celles de l’Éole et de l’Avion no 3, à l’effet de tenir le moins de place possible au remisage. De l’avant à l’arrière, dans le sens de la translation, elles devront affecter la forme de la courbe spirale caractéristique, indispensable pour voler, — nous sommes très affirmatif sur ce point ; nous avons même avancé, dans une note présentée récemment à l’Académie des sciences, que ce principe était la base fondamentale de l’aviation[2], on voulut bien l’appeler, à cette époque : courbe sustentatrice d’Ader ; ce qui nous flatta beaucoup. Mais nous en rendons la paternité à la Nature, n’ayant fait nous-même que l’y découvrir.

Pendant l’action du vol, les ailes devront pouvoir être portées facilement en avant ou en arrière par l’aviateur depuis l’intérieur de l’avion pour garder ou rompre l’équilibre ; et lorsque l’avancement de l’art de l’avionnerie le permettra, les membrures se plieront, les membranes seront élastiques, afin d’en réduire ou d’en augmenter les surfaces de sustentation, au gré du conducteur, et cela pendant l’action du vol, pour qu’il puisse se sortir de danger pendant les tourmentes de l’atmosphère ou pendant le combat.

Que la force motrice soit fournie par la vapeur ou par les moteurs à explosion, les propulseurs, ou plutôt les tracteurs devront avoir leurs surfaces actives en spirale comme celles des ailes ; pendant l’inaction du moteur, ils devront, en outre, se plier automatiquement sur eux-mêmes, comme le fait le propulseur de l’Éole, et comme devront le faire ceux de l’Avion no 4, ainsi que les suivants, pour ne présenter à l’air aucune résistance nuisible et ne pas tourner inutilement pendant le planement descendant ou en volant dans les courants d’air ascensionnels, qu’on rencontrera toujours dans les pays fortement accidentés, ce que nous avons désigné par voies aériennes.

Les roues d’atterrissage seront folles et pourront prendre toutes les obliquités pendant les manœuvres sur l’aire ; néanmoins, à l’aide d’un frein énergique, les deux roues d’avant pourront être bloquées, tandis que celle d’arrière restera libre, et cela pour immobiliser l’appareil sur place et le tenir pointé vers le vent.

Telles sont les conditions essentielles qu’on devra observer dans l’établissement des avions, mais il y en aura de particulières pour chaque catégorie de ces appareils : les éclaireurs, les torpilleurs et les avions de ligne. Nous allons les résumer le mieux possible, nous réservant de les expliquer en détail lorsque nous traiterons la partie de l’avionnerie dans les cours de son école. — Il y aura encore la catégorie des avions marins qui ont fait l’objet d’une note spéciale, qu’on retrouvera pour l’introduire dans l’enseignement à ce sujet.

(Nous ferons remarquer que, pratiquement, ainsi que nous le disions dans l’Introduction, les études et la construction des types d’avion devaient commencer par les torpilleurs, et c’est d’ailleurs ce que nous avions fait, à cause des difficultés d’exécution, tandis que les mêmes raisons n’existaient pas à l’égard de l’école d’aviation. Nous aurions abordé l’instruction par les éclaireurs, parce qu’il rentre mieux dans l’idée que ce sont les premiers dont les préon a besoin à la guerre ; et c’est pour cela que, dans les présentes notes, ils se trouvent les premiers.)


Les éclaireurs

Les éclaireurs seront conformés en conséquence ; étant donnés le rôle qu’on leur assignera et les services qu’ils seront appelés à rendre, tout sera sacrifié à la vitesse et aux longues courses. Leurs ailes, du genre chauve-souris, mais de préférence du genre oiseau (aigle), seront longues et étroites, avec des surfaces réduites au minimum possible et par conséquent très chargées au mètre carré. En outre, elles seront variables, pouvant être réduites, en plein vol, à la moitié ou au tiers, même plus ; elles devront augmenter à l’atterrissage, s’il a lieu en temps calme. La cavité de la spirale sustentatrice sera moins prononcée que celle des ailes des avions ordinaires. Le centre de gravité du corps de l’appareil sera plus rapproché de la ligne du centre d’action de l’air sur les ailes.

La force motrice devra avoir une grande puissance. Nous nous proposons d’y employer un moteur à essence à quatre cylindres jumeaux, accouplés deux par deux à 90 degrés, sur le même coude de l’arbre, pouvant tourner sans volant. Nous avions fait dans le laboratoire des expériences qui nous prouvaient que, grâce à ce dispositif, l’équilibre était parfait et les trépidations nulles[3]. Chaque élément du moteur doit donc se composer de huit cylindres de 80 millimètres d’alésage et 100 millimètres de course, ou, en plus grand, 110 millimètres et 140 millimètres, et aussi l’alésage égal à la course, accouplés comme ci-dessus ; nous aurions mis autant d’éléments qu’il aurait fallu, agissant séparément sur l’arbre du propulseur pour produire la force nécessaire. Cependant, des groupes à cylindres verticaux seraient aussi excellents et leur graissage plus facile. Et tout cela devra être creux ou tubulaire, rationnellement étudié et léger comme les machines de l’Avion no 3, ou celle du no 2[4], non encore utilisée.

Le refroidissement de ce puissant moteur devra s’obtenir en produisant de la vapeur autour des cylindres, elle devra aller se condenser dans un condenseur placé sur le dos de l’avion, de la forme de celui qu’on voit sur l’Avion no 3, pour revenir à l’état liquide vers les cylindres et s’y vaporiser de nouveau ; le liquide employé pourra être un mélange d’eau et d’alcool ; cependant, nous donnerons la préférence à une combinaison qui laissera l’eau autour des cylindres, afin qu’elle aille, chauffée, à l’état liquide ou de vapeur, se refroidir dans un récipient tubulaire, par contact intermédiaire métallique, avec l’alcool, qui, vu son degré inférieur d’ébullition, ira à son tour se refroidir ou se condenser dans le radiateur dorsal ; de cette façon, le liquide restera incongelable aux plus basses températures de l’atmosphère ; précaution indispensable même dans les pays chauds, pour pouvoir atteindre les hautes altitudes.

L’allumage sera projeté double, afin que, en cas de ratés, il en reste un de bon ; deux petites dynamos, excitées par de très légers accumulateurs, pour l’inducteur avec son interrupteur ; deux transformateurs à couronne, avec noyau circulaire en fil de fer doux ; deux distributeurs pour le courant induit allant aux cylindres, ayant chacun un interrupteur pour l’isoler. Deux bougies par cylindre. Et cela aurait été très léger, se rapprochant le plus possible du poids théorique : fer, cuivre, plomb, correspondant à l’intensité nécessaire au courant pour former l’étincelle.

La traction pourra être simple ou double, mais de préférence simple. Le bec portant le tracteur sera long. Mais il y a un grave inconvénient dans la traction unique. Nous devons rappeler qu’à une expérience faite au camp de Satory avec l’Éole en 1891[5], l’avion, dès qu’il eut perdu terre, vola de suite obliquement sur la gauche de la piste rectiligne et en sortit ; or, machine et propulseur unique central tournaient à droite ; sous l’action du moteur et la résistance du propulseur, l’arbre de transmission subissait donc un effort de torsion qui tendait constamment à faire pencher transversalement l’appareil sur l’aile gauche ; la manœuvre du gouvernail vertical ou le gauchissement des ailes eussent redressé le vol de l’appareil, mais, surpris par cet écart inattendu, nous n’eûmes ni le temps ni l’idée d’y avoir recours. On pourra obtenir la correction du tirage par plusieurs moyens : en déplaçant le propulseur sur la gauche, ou en l’obliquant ; en portant du côté droit le poids du combustible et du réservoir d’eau pour déplacer d’autant le centre de gravité de l’appareil ; par l’action du gouvernail vertical ; en mettant à l’arrière une queue d’aronde de forme hélicoïdale à pas allongé pour faire opposition au propulseur, etc. Mais le meilleur remède sera, peut-être, dans la combinaison du gouvernail vertical avec le déplacement de la ligne de traction par rapport au centre d’action des ailes et au centre de gravité de l’appareil. Cette question étant résolue, le tracteur aura deux ou quatre ailes, longues et étroites, à pas variable à volonté ou automatiquement ainsi que la cavité spirale, et dans ce cas, sous l’action du moteur[6].

Les roues de lancement et d’atterrissage demandent à être robustes, suffisamment grandes sans l’être trop, et folles. Une élasticité entre le corps de l’avion et ses roues d’atterrissage est nécessaire, environ 15 ou 20 centimètres, les ressorts étant tendus au préalable et ne se comprimant qu’après avoir soutenu tout le poids de l’avion.

Le corps de l’appareil répondra bien aux fonctions de l’ensemble : étroit, bien effilé, fermé de partout sauf les lucarnes supérieures, inférieures et de côté, par où les aviateurs verront le dehors ; il ne présentera au vent produit par la translation qu’un minimum de résistance. Les aviateurs ne devront pas y monter en nombre, deux seulement en tandem : le mécanicien devant, chargé des manœuvres, ayant tous les organes du mouvement à portée de sa main ; l’officier à l’arrière, sur un siège pivotant, pouvant observer l’horizon, la terre et le zénith ; prendre des notes ; recevoir et transmettre des signaux, pour correspondre avec les autres avions, les aires d’atterrissage, les états-majors, les commandants d’armée et les places fortes. Ces signaux consisteront : le jour en des disques blancs et rouges qui apparaîtront ou disparaîtront ; la nuit en des réflecteurs à lumière blanche ou rouge, produite par l’acétylène. On devra se servir du système Morse, le blanc représentant le trait, le rouge le point ; avec un alphabet secret de convention.

L’armement consistera en rien ou peu de chose : des grenades ramées, explosant à la traction du cordon qui les reliera entre elles pour être lancées par l’officier sur un avion éclaireur ennemi, si par aventure il en rencontrait un lui barrant le passage. La véritable arme sera la vitesse.

Ainsi constitués, les avions éclaireurs pourront fournir de très grandes vitesses et accomplir de longs parcours. La dépense essence-heure, pour une allure modérée ou une allure vive, ne sera pas bien différente ; tandis que la dépense essence-kilomètre se trouvera considérablement diminuée. Nous estimons que ces avions d’élite pourront arriver aisément à une vitesse de 200 kilomètres à l’heure, à la condition qu’on ne s’écartera pas trop des principes constitutifs que nous avons établis et que nous développerons mieux dans les cours de l’école d’avionnerie.

On nous objectera : mais, qui consentira à monter dans ces machines-là ? − Qui ? Tous ! Le service des éclaireurs sera même très envié par les officiers aviateurs. Les réservoirs gorgés d’essence, pour l’honneur et la patrie, ils s’envoleront se délecter dans des raids prodigieusement émouvants.


Les torpilleurs

Les torpilleurs seront de puissants engins de guerre. Leurs ailes, destinées à soutenir des poids lourds et variables, devront être relativement plus courtes, plus larges et de cavité de spirale plus prononcée que celle des éclaireurs ; elles seront du genre chauve-souris, élastiques et pliantes pendant l’action du vol ; on pourra en réduire complètement la surface à terre pour les besoins du remisage. On abordera plus tard l’aile genre oiseau. La mobilité et la facilité d’évoluer leur seront plus nécessaires que les grandes vitesses. Armés terriblement, même en succombant ils frapperont l’ennemi d’épouvante.

Si les moteurs à explosion ont, pour eux, toutes les raisons pour être préférés dans la production de la force motrice chez les éclaireurs, il n’en est pas de même s’il s’agit des torpilleurs. Ici, nous nous servirons volontiers de la vapeur concurremment avec les moteurs à essence ; les torpilleurs atteindront, sans doute, de grandes tailles et, pour les plus fortes, la vapeur, par sa souplesse et sa puissance illimitée, deviendra peut-être indispensable. Nous n’entrerons pas dans des détails concernant ce genre de moteur, ce n’est pas ici leur place, nous le ferons largement plus tard. Nous dirons seulement que cette force motrice fit durement ses preuves à Satory, dans la journée néfaste du 14 octobre 1897, et que ce ne fut pas elle qui conduisit l’Avion no 33 au désastre, après une envolée désordonnée de 300 mètres[7] ; il ne faut accuser que la violence du vent jointe à l’inexpérience du pilote. On peut donc rééditer ces machines, en les amplifiant, au moins pour les gros avions. On leur reconnaîtra un avantage qui ne serait pas négligeable en temps de guerre, celui de consommer exclusivement de l’alcool comme combustible.

La traction devra être double, du système adopté pour l’Avion no 3 seulement, au lieu de se croiser, les deux tracteurs devront être assez écartés pour se trouver pointe à pointe et tourner dans le même plan, bien qu’en sens inverse ; comme ceux à simple traction, ils auront la faculté de se replier automatiquement contre leur bec porteur. Chaque tracteur étant actionné par sa machine particulière indépendante, vapeur ou essence, on voit de suite quelle force considérable de translation on pourra imprimer à ces avions.

L’apparence extérieure du corps des torpilleurs ainsi que ses roues d’atterrissage ne différeront pas beaucoup de celles des éclaireurs, puisque les difficultés d’atterrissage sont communes à tous les avions.

Le système des signaux sera le même que celui employé sur les éclaireurs. Il est évident que partout où, à terre, il y aura des postes à signaux, les mêmes couleurs et le même alphabet seront en usage.

Les robustes ailes des avions torpilleurs soutiendront un corps redoutablement armé. On pourra y loger un peu de tous les engins dont la description va suivre, choisis selon la tactique qui sera adoptée par le général commandant l’armée aérienne.

Les torpilles consisteront en des enveloppes en acier mince ou en carton, cylindriques avec des fonds coniques, remplis de dynamite ou autres explosifs que la pyrotechnie composera ; on ne devra pas y mêler des balles ni de la mitraille, ce serait du poids inutile, qui sera mieux utilisé en un équivalent de dynamite ; le cône du bas, à sa pointe, portera un détonateur qui ne devra déterminer l’explosion qu’après un certain aplatissement du cône au contact du sol ; le cône supérieur portera quatre ailettes hélicoïdales, dans le prolongement du cylindre, sans dépasser son diamètre, afin d’imprimer un mouvement de rotation à la torpille pendant sa chute, pour la tenir pointée vers le sol. Le poids de ces torpilles pourra varier entre 1 kilo et 100 kilos ; il pourrait atteindre, peut-être, le double ou le triple, sans un inconvénient qui se présentera et auquel il faudra parer.

Chaque torpille devra être suspendue au fond du bâti, sous les sièges des aviateurs, dans un compartiment capitonné, ouvert en dessous ; un déclanchement, pendant le combat, permettra à l’officier de la laisser choir sur l’ennemi au moment précis ; mais l’effet du déclanchement brusque d’un si grand poids équivaudra à un choc, qui se répercutera dans tout l’avion jusqu’à ses ailes. Il faudra donc adoucir ce déclanchement le plus possible ; on pourra l’atténuer à l’aide d’un cylindre renfermant un piston dont la tige portera l’organe du déclanchement ; l’air comprimé sous le piston le sera assez pour résister au poids de la torpille et, dès que le piston sera libre, il trouvera une contre-résistance dans l’élasticité de l’air renfermé dans la partie supérieure du cylindre.

Mais nous préférerons un autre moyen purement mécanique. Le centre de la torpille sera percé de haut en bas, ce que l’on obtiendra en y laissant un tube métallique pendant sa fabrication. Une tige filetée, à deux filets carrés et saillants, pénétrera librement dans ce tube ; le pas de vis de cette tige sera progressif ; le moins prononcé possible en haut, il s’allongera, peu à peu, pour devenir en bas presque parallèle à l’axe de la tige. Le cône supérieur de la torpille portera deux galets, diamétralement placés, et qui s’engageront et se reposeront sur les deux filets saillants opposés. La tige filetée étant fixée au bâti de l’avion, la torpille s’y trouvera donc suspendue en haut par ses galets reposant sur la saillie des deux filets. Au déclanchement, la torpille prendra un mouvement de rotation, d’abord lent, puis qui s’accélérera jusqu’au bout de la tige, et comme là le filet sera presque droit, la torpille perdra tout contact avec son support en ne produisant qu’une secousse très atténuée ; le choc brutal du déclanchement se sera transformé en un mouvement de rotation, utilisé d’ailleurs pour tenir la torpille pointée vers le sol. Nous nous sommes arrêté sérieusement sur cette importante question et nous pensons l’avoir résolue. Nous y reviendrons au sujet du pointage aérien.

La balistique ordinaire n’aura pas grande importance en ce qui concerne la précipitation des torpilles ; cependant la vitesse de l’avion, les vents et la différence des altitudes entre la terre et les avions, seront autant de facteurs qui demanderont à être bien observés et bien établis pour obtenir ce que nous appelons le pointage aérien. En conséquence, divers petits instruments, simples, devront servir à mesurer rapidement ces facteurs ; une table correctrice, par rapport à la verticale, placée sous les yeux de l’officier aviateur, devra lui indiquer l’avance ou le retard du moment du déclanchement, relatifs au point terrestre visé. On trouvera peut-être paradoxal le retard, tandis qu’on admettra de suite l’avance ; en voici l’explication sommaire : en temps calme, il faudra une avance, selon la hauteur de l’avion. Au milieu des vents on donnera quelquefois du retard, d’après la hauteur du torpilleur, et cela, si le vent se trouve contraire ayant lui-même une vitesse égale ou supérieure à celle de l’avion ; mais si le vent et l’avion suivent la même direction, une avance, d’autant plus prononcée, sera nécessaire. Dans une note spéciale on verra mieux, plus tard, la théorie du pointage aérien.

Outre les torpilles, selon les nécessités des opérations militaires, les torpilleurs emporteront des feux d’artifices pour éclairer le sol pendant les combats de nuit ou pour reconnaître le terrain, même des feux grégeois, etc.

Généralement, ces forts engins de guerre se trouveront appuyés et protégés par des avions de ligne, afin qu’ils puissent exécuter en toute assurance les graves et grosses besognes destructives dont ils seront chargés, telles que démolitions de fortifications, de voies ferrées, de routes carrossables dans les défilés, etc. Malheureusement, leur service les appellera aussi au torpillage des villes ennemies. Et comment éviter ces catastrophes en temps de guerre ? Les cuirassés ne bombardent-ils pas les villes des ports de mer ? Les avions ne feraient qu’éloigner ou détruire ces monstres marins, qu’ils mériteraient qu’on leur pardonne quelques méfaits !

Les grands avions torpilleurs deviendront de véritables terreurs ! Nous sommes persuadé que leur redoutable puissance et la crainte de les voir apparaître inspireront de salutaires réflexions aux hommes d’État et aux diplomates, vrais dispensateurs de la paix ou de la guerre, et qu’en définitive ils seront favorables à la cause de l’humanité.


Les avions de ligne

Les avions de ligne viendront intermédiairement entre les éclaireurs et les torpilleurs. Ils profiteront, le plus possible, de la faculté de vitesse dont jouissent les premiers et de la robustesse ainsi que du principe d’armement des derniers. On en étudiera de plusieurs types et de deux genres ; en attendant, on se contentera d’un seul, du genre chauve-souris, qu’on pourra exécuter de deux dimensions.

Les ailes seront extensibles, pendant le vol, afin d’en augmenter ou d’en réduire rapidement la surface à volonté. Ce sera l’agilité qui les caractérisera, tout en étant de fabrication solide ; pour augmenter la résistance de leurs membrures, qu’elles soient du genre chauve-souris ou oiseau, nous nous proposons même d’en construire de métalliques, selon des études et projets déjà élaborés. Ces avions étant destinés à être remisés en grand nombre, leurs ailes devront se plier complètement, avec une grande facilité, pour rentrer vite dans les abris souterrains de leur aire.

Autant et plus que les torpilleurs, — de fait ils le seront eux-mêmes, — ils auront besoin d’une traction double, actionnée par un moteur à essence relativement très puissant et surtout très souple. Leurs deux tracteurs étant indépendants, on juge de quelle facilité d’évolution ils jouiront en différentiant les deux efforts de traction, au profit de celui de gauche ou de celui de droite. Les effets qu’il est permis d’en attendre sont tels, qu’il sera possible de tourner en vitesse dans des rayons très courts, l’avion penché transversalement dans le voisinage de 45°. Ces pirouettes hasardeuses ne seront atteintes que rarement ; elles supposent des ailes d’une très grande résistance et il les faudra ainsi, car les avions de ligne seront exposés à faire de ces virages sur place, malgré eux, surtout dans le combat, pour éviter un avion ennemi qui, se sentant perdu, chercherait le corps-à-corps, autrement dit l’abordage.

Les avions de ligne étant essentiellement manœuvriers, auront besoin de signaux particuliers, pour se tenir sur le le rang ou en défilé dans les diverses évolutions qu’ils accompliront ; ces signaux consisteront en des figures géométriques, points ou traits, de couleurs différentes, bien en vue et partant de l’avion du commandement ; nous verrons, plus tard, dans les cours d’exercices pratiques professés à l’école d’application, comment on s’en servira. Ces signaux, on le comprend, seront complètement indépendants de ceux employés par alphabets conventionnels pour correspondre avec la terre et entre détachements aériens.

L’armement principal prévu pour les avions de ligne sera la torpille, tout comme pour les torpilleurs, mais de préférence la moyenne, surtout la petite, employées sous les diverses formes suivantes : dans les combats entre avions, on pourra se servir des torpilles pendantes au bout d’un long fil d’acier très fin et très résistant, se déroulant ou s’enroulant sur un tambour ; le tout invisible pour l’ennemi ; l’explosion sera provoquée par le contact du haut de la torpille, où sera logé le détonateur, avec le corps ou les ailes de l’adversaire. Ce fil de suspension pourra être enroulé de nouveau ou abandonné. Les grenades ramées seront les plus employées, parce qu’on pourra les laisser tomber sur l’adversaire depuis n’importe quelle hauteur ; le cordon qui les retiendra entre elles pourra avoir 2 ou 3 mètres de longueur ; elles s’écarteront, l’une de l’autre dès leur chute, après un parcours de quelques mètres, par l’effet de l’air sur leurs surfaces dont la forme sera donnée en conséquence ; lorsqu’une des grenades, ou le cordon, rencontreront l’obstacle, l’explosion aura lieu.

Pour attaquer l’ennemi à terre, les avions de ligne emploieront la grenade simple qui explosera au contact du sol ou de ce qui le recouvre. Ils auront encore à leur disposition une semence explosible, sorte de diminutif des grenades, qui sera destinée à tomber sur les lignes ennemies, pour faire rompre les rangs de l’infanterie et de la cavalerie.

Pour produire les mêmes effets, une autre arme sera employée ; elle consistera en de petites flèches, en fil d’acier écroui, très effilées, d’une longueur de 10 à 20 centimètres, de 1 à 2 millimètres de diamètre, très pointues d’un bout et aplaties de l’autre pour former deux petites ailettes hélicoïdales, qui en tombant feront tourner la flèche afin d’orienter sa pointe vers la terre. Le poids de l’unité sera de 1 gramme pour les petites et de 5 grammes environ pour les plus grosses. Un avion de ligne pourra donc emporter 100.000 petites flèches, ou 20.000 grosses, dans le poids de 100 kilos. On laissera tomber régulièrement ces flèches à l’aide d’un semoir mû à la main.

À côté des grosses torpilles et de leurs effets foudroyants, ces bouts de fil d’acier paraîtront être une plaisanterie ; mais nous avons calculé qu’une flèche parfaitement droite, bien pointue, très écrouie, de 50 centimètres de long et 1 millimètre de grosseur, tombant d’une hauteur de 500 mètres, était capable de traverser un homme de part en part ; c’est pour cela que nous les avons raccourcies.

Enfin, l’arme héroïque prévue, mais dont on ne fera usage que très rarement et dans des cas extrêmement graves, sera le grappin, et le harpon réservé aux charges. Ah ! nous vous accorderons volontiers que ce ne sera pas là le poste d’un poltron !

L’avion de ligne formera la base de l’armée aviatrice. Des légions entières en seront formées, lesquelles, réunies, composeront les armées. Leur concentration constituera toujours, dans un détachement grand ou petit, le gros des forces aériennes, guidées par les avions éclaireurs, protégeant et préparant, elles-mêmes, les opérations des torpilleurs, s’il y a lieu.

L’imposante puissance de l’aviation armée ne sera pas au détriment de l’humanité, ainsi que quelques-uns ne manqueront pas de le proclamer ; bien au contraire, comparée aux moyens actuels de faire la guerre, elle en deviendra la protectrice. Ces flèches, par exemple, que nous citions plus haut, seront l’arme la moins meurtrière de toutes, car elles feront beaucoup de blessures légères et peu de mortelles ; le résultat deviendra le même, au point de vue tactique, puisque l’adversaire sera mis hors de combat !

Admettons, dans une nouvelle guerre, un million d’hommes en présence, de part et d’autre, chiffre qui menace plutôt d’être dépassé. Les avions de ligne victorieux voleront sur les lignes adverses, y répandront de menues grenades ou des flèches et les obligeront ainsi à se débander ; la cavalerie ennemie, non plus, ne résistera pas à ces grenades aériennes ; et l’artillerie, rendue muette, se trouvera embarrassée de ses pièces sans affût. Finalement, tout l’armement de l’adversaire sera anéanti : fusils, sabres et canons !

  1. Cette note a été écrite au commencement de 1898. À cette époque, nous espérions encore que nos travaux ne seraient pas abandonnés et nous étions convaincu que l’école d’aviation allait s’imposer d’elle-même.
  2. Note de M. Ader, présentée depuis par M. Marey à l’Académie des sciences, le 31 mai 1898.
  3. En 1898, après l’abandon, nous appliquâmes ce dispositif des cylindres à 90 degrés aux moteurs d’automobiles, mais combien plus imparfaitement par rapport à ceux que nous destinions à l’aviation !
  4. Aujourd’hui, cet avion et cette machine sont aux Arts et Métiers.
  5. Voir la brochure : La Première Étape de l’Aviation militaire en France, page 7.
  6. Nous décrirons, dans les chapitres de l’avionnerie, à l’aide de quels moyens nous y étions arrivé.
  7. Depuis que nous avons écrit ces lignes, l’Avion no 3 a été donné aux Arts et Métiers, où il se trouve actuellement.