Éditions de la « Mode nationale » (p. 5-16).

L’AVIATEUR INCONNU


CHAPITRE PREMIER

— Papa !

— Ma fille ?

— Tu n’as pas l’air de te douter que le dîner est servi depuis dix minutes !

— J’arrive !

— Le potage refroidit, je t’en préviens !

— Me voici, mon enfant !

— Mais, papa, tu me répètes toujours la même chose et, au lieu de venir à table, tu restes dans le jardin à contempler le ciel !

Un troisième personnage apparut, sa serviette au poing. Il prononça, d’un ton sarcastique :

— Ton père, ma pauvre Elvire, est semblable à Archimède qui, sans cesse plongé dans de profonds calculs, ne s’aperçut pas que Syracuse était prise par les Romains. Avec cette différence, toutefois, que l’illustre savant est remplacé ici par un modeste amateur !

M. Bergemont cadet haussa les épaules et dit à son frère Tristan qui passait sa vie à l’asticoter :

— Je te prie de garder tes comparaisons et de ne pas me brocarder sans cesse devant ma fille. Tu diminues mon prestige paternel !

— Mais j’augmente mon prestige avunculaire ! riposta M. Bergemont aîné.

— Laisse-moi donc tranquille, esprit routinier !

— Je te laisserai tranquille, quand tu daigneras te mettre à table, esprit supérieur !

— Dieu merci, je ne suis pas comme toi un être matériel, uniquement préoccupé de l’heure des repas !

— Oui, tu préfères attendre la manne céleste… Tu retardes de trois mille ans, homme moderne !

M. Bergemont cadet, indigné, apostropha sa fille :

— Fais-moi le plaisir d’imposer silence à ton oncle… J’en ai assez de ses impertinences.

— Et moi, déclara M. Bergemont aîné, je suis las de ces repas décousus ! Elvire, ma nièce, je te conjure de rappeler ton père à l’ordre !

Elvire éclata de rire.

— Quand je pense, fit-elle, que pas un jour, pas un seul, vous ne pouvez suspendre vos querelles ! Je finis par croire que vous êtes sérieusement fâchés ! Voyons, je veux bien arbitrer ce nouveau différend : papa, pourquoi ne viens-tu pas dîner ?

— Parce que, répliqua M. Bergemont cadet, l’aviateur Marbeau doit survoler Pourville vers vingt heures et que je veux le saluer au passage !

— Eh bien, papa, je t’annonce ceci : Marbeau a remis à demain son départ du Bourget. Tu le guettes donc inutile­ment. Viens à table.

— Comment as-tu appris cela ? questionna le père d’Elvire.

Ce fut M. Bergemont aîné qui répondit :

— Hé ! par la T. S. F. ! Tandis que tu t’obstinais à scruter le firmament, nous autres, en mangeant la soupe, nous écoutions les dernières nouvelles. C’est bien la peine, vraiment, d’avoir chez soi les merveilles de la science, suivant tes propres expressions, pour ne pas en tenir compte ! Félix, mon ami, tu ne seras jamais qu’un enfant !

— Et toi, Tristan, tu es le type achevé du maître d’école !

Sur ces mots accompagnés d’une affectueuse bourrade, MM. Bergemont et la jeune fille regagnèrent la salle à manger.

Elvire avait raison, les deux frères passaient le temps à faire naître entre eux des discussions, voire des disputes, pour le plaisir d’échanger des propos aigres-doux.

Étroitement unis, d’ailleurs, habitués à vivre ensemble depuis de nombreuses années, ils se chamaillaient comme d’autres se complimentent. Ils avaient tous deux fait for­tune dans l’exploitation intelligente et prospère d’une filature de laine, puis, ayant cédé avantageusement la plus grande partie de leurs intérêts, ils s’étaient fixés, d’un commun accord, la soixantaine approchant, à Pourville, non loin de Dieppe, où ils avaient fait construire une spacieuse villa. Néanmoins leurs goûts, diamétralement opposés, se révélaient dans l’architecture de cette maison qui, de style très moderne jusqu’au deuxième étage, affectait ensuite un caractère moyen âge tout à fait imprévu. En bas, les portes et fenêtres étaient dignes de l’Exposition des arts décoratifs. En haut, l’ogive triom­phait. Rien de plus disparate, de plus baroque, mais les deux frères, enchantés d’avoir ainsi une demeure à leur convenance, sans être forcés d’habiter séparément, n’attachaient aucune importance au jugement du public.

L’aîné, Tristan, maigre, barbu, sentencieux et moqueur, se flattait d’être philosophe, avait beaucoup lu, beau­coup retenu et le démontrait par des citations abondantes. Le cadet, Félix, grassouillet, tout rasé, optimiste et enthousiaste, s’intéressait prodigieusement à toutes les découvertes et avait le culte aveugle de la science. Alors que Tristan professait un mépris absolu pour ses contemporains, très inférieurs, à son avis, aux penseurs de jadis, et enseignait à tout venant que le progrès est un mot vide de sens, Félix, abonné à toutes les revues de mécanique et d’électricité, ne pensait qu’à adopter les inventions sitôt qu’elles voyaient le jour. Tristan, logé au deuxième étage de la villa, y vivait au milieu des livres ; Félix ne rêvait que transformation de l’éclairage, du chauffage et de l’hydraulique. Tristan avait exigé, pour son usage personnel, le traditionnel feu de bois ; Félix employait des radiateurs électriques et, dans la cuisine, avait fait remplacer le classique fourneau par un appareil compliqué, mais ultra moderne, qui mettait au désespoir la cuisinière Noémi, cordon bleu fidèle aux vieux usages.

Par bonheur, Elvire était là pour maintenir le bon accord, en dépit de tant de divergences. La fille unique de M. Bergemont cadet n’avait pas seulement reçu en partage la beauté, le charme et la séduction, elle possédait encore une bonne humeur inaltérable, un caractère exquis et, pour tout résumer, elle était foncièrement bonne. Les jours où son père et son oncle, à la suite d’une algarade un peu vive, se tournaient résolument le dos et menaçaient d’éterniser la brouille, Elvire savait intervenir avec une telle adresse, un tact si parfait, que, bientôt, chacun retrouvait le sourire. Elle n’imposait jamais son autorité, mais l’exerçait avec une douceur insinuante qui triomphait des mines les plus renfrognées. Auprès des domestiques, elle avait le talent de faire admettre les caprices de Félix Bergemont et les fantaisies de Tristan ; elle réussissait à dérider Noémi dans les moments difficiles, elle était la fée du logis. Aussi chacun l’adorait-il et ne faisait-on rien sans la consulter tout d’abord. Son père, frappé de bonne heure par le veuvage, retrouvait en elle une maîtresse de maison incomparable, une confidente, une amie. Et quant à l’oncle Tristan, il ne jurait que par Elvire, il lui était reconnaissant d’écouter, sans témoigner de lassitude, ses dissertations sur ses auteurs préférés. Lorsqu’il éprouvait le besoin de criti­quer son frère, Elvire enregistrait ses doléances, de même qu’elle recevait les plaintes de Bergemont cadet à l’endroit de Bergemont aîné. Tout cela, bien entendu, sans témoigner la moindre partialité et même y attacher la moindre importance.

Au physique, Elvire était grande, mince, élégante mais très simple en sa mise, ce qui est le suprême cachet de la distinction. Les cheveux blonds cendrés, les yeux noisette, le teint d’un rose qui ne provenait d’aucune petite boîte, elle avait un visage délicat, infiniment sympathique. Si l’on eût interrogé son père, il eût déclaré, en confidence, que son unique défaut était d’avoir dix-neuf ans… car cet âge est celui auquel le mariage se dessine et les deux Bergemont, bien que le bonheur d’Elvire fût leur raison de vivre, songeaient avec épouvante à l’inévitable sépara­tion. Que deviendraient-ils, privés de leur affectueux arbitre, comment se dirigeraient-ils sans cette rassurante clarté. Félix et Tristan Bergemont, en continuelles divisions, ne tombaient d’accord que sur un principe : il ne faut pas qu’une fille se marie trop jeune ; il faut qu’elle connaisse l’existence avant de prendre des engagements définitifs, sinon Dieu sait à quoi elle s’expose !

Heureusement pour eux, ils habitaient toute l’année Pourville, qui est un village très agréable et mouvementé pendant la période balnéaire, mais le reste du temps, fort peu fréquenté. À partir de fin septembre, le père et l’oncle d’Elvire commençaient de se sentir plus à l’aise ; contrairement à l’opinion générale, ils ne ressentaient de bien-être que pendant la mauvaise saison. En effet, l’été ramène au bord de la mer les jeunes gens pleins de chic et d’audace qui ont tôt fait de remarquer les filles à marier… Il est vrai que M. Bergemont cadet avait trouvé un moyen machiavélique pour protéger Elvire contre les candidats à sa main : ce moyen consistait à admettre les assiduités de Jean-Louis Vernal, peintre de talent, quoiqu’il ne fût qu’un amateur assez riche pour ne rien faire, et garçon très agréable, courtois, spirituel, fort bien de sa personne. Lui aussi demeurait à Pourville toute l’année ; il avait loué un petit cottage, un bungalow non loin de la villa Bergemont, et les relations s’étaient nouées tout naturellement.

Que Jean-Louis Vernal et Elvire eussent plaisir à se rencontrer, c’était clair comme le jour. Mais M. Berge­mont père savait très bien ce qu’il faisait en tolérant avec bonhomie la recherche du peintre. Il avait son idée de derrière la tête, M. Bergemont père : Absolument résolu à garder sa fille aussi longtemps qu’il le pourrait sans risquer de lui causer de la peine, désireux, en outre, d’évincer les soupirants, il trouvait en Jean-Louis Vernal un gardien sûr, mais non pas un danger. Et cela pour cette raison péremptoire que sa volonté formelle était de marier sa fille à un homme bien moderne, à un ingénieur ou un inventeur, mais à aucun prix à un artiste.

— Loin de moi l’intention de vous blâmer, jeune homme, disait-il à Jean-Louis quand celui-ci venait passer la soirée à la villa, je n’ai pas de préjugé spécial contre la peinture… Pourtant laissez-moi vous faire observer que cet art, dont vous êtes si fiers, vous et vos pareils, est appelé à disparaître.

— J’en doute, monsieur ! répondait le peintre.

— Mais voyons, la science, mon cher, la science vous menace de jour en jour. Déjà la photographie vous a porté un coup terrible… Et quand on aura découvert le procédé de fixer sur le papier sensible la photographie en couleurs…

— Ce jour-là comme de tout temps, les artistes seuls sauront exprimer les sentiments, sans lesquels les aspects de la vie ne sont que de froides images !

Régulièrement l’oncle Tristan mettait son grain de sel dans l’entretien :

— Vous n’ignorez pas, monsieur Vernal, que mon frère est affligé d’une incompréhension chronique à l’égard des ornements de l’esprit.

— Toi, on ne te demande pas ton avis ! grondait M. Félix.

Et M. Tristan de répondre :

— C’est bien le tort qu’on a ! Si tu me consultais chaque fois que tu prétends discourir sur des sujets dont tu ne connais pas le premier mot, tu ne commettrais pas la faute de l’archevêque de Grenade !

Et, se tournant vers Jean-Louis Vernal, il interrogeait :

— Vous vous rappelez, n’est-ce pas, le fameux chapitre de Gil Blas ?

Le peintre se rappelait à merveille, mais il faisait sem­blant d’hésiter pour être agréable à son interlocuteur et lui permettre de placer une citation.

Un soir, l’oncle d’Elvire venait de formuler son appré­ciation, assez flatteuse, sur le talent de Jean-Louis Vernal, alors absent, quand Bergemont cadet s’écria :

— Peinture, littérature, tout ça, ce sont des balivernes ! Moi, j’estime qu’on doit vivre avec son temps, qu’on doit faire appel aux initiatives hardies, aux idées neuves…

— Il n’y a pas d’idées neuves, coupa son frère, il y a des idées éternelles qu’on a l’illusion de découvrir !

— Tu m’agaces ! J’appelle idées neuves, celles que le progrès nous oblige à avoir !

— Le progrès n’existe pas !

— Quel malheur d’avoir pour frère un être aussi borné ! Quoi ! le progrès n’existe pas ? Et la vapeur ? et l’automo­bile ? et l’aviation ?

— Ah ! si tu confonds la vitesse avec le bonheur de l’humanité…

— Enfin, nom d’un chien, la traversée de l’Atlantique, Lindberg, Byrd, Chamberlin, Costes, le rapprochement des peuples !…

— Plus les peuples se rapprochent, moins ils s’entendent !

— Tiens ! tu n’es qu’un monstrueux sceptique !

— Et toi un optimiste béat ! Tu t’épanouis en regar­dant en l’air pour contempler un avion !

— Je m’en vante ! s’écria Bergemont cadet ; si j’avais un fils, j’en ferais un aviateur, un pionnier de l’espace… Et si ma fille veut mettre le comble à mes vœux les plus chers, c’est un aviateur qu’elle épousera l — Allons bon ! exclama Bergemont aîné, voilà une nouvelle lubie !

— Ce n’est pas une lubie, c’est une excellente idée que je caresse depuis longtemps, affirma son frère, j’ai la plus déférente estime pour les champions de l’air, je suis convaincu que leurs exploits préparent au monde un immense avenir et je souhaite ardemment, je le répète, qu’Elvire partage assez mon sentiment pour me donner un gendre choisi parmi ces héros !

— Félix, tu bats la campagne !

— En aucune façon !

Elvire, qui venait d’entrer, n’avait entendu que les derniers mots. Elle demanda en souriant :

— Qu’y a-t-il encore de cassé ? Pourquoi mon oncle accuse-t-il mon père de battre la campagne ?

— Ah ! ma chère enfant, dit Tristan, tu n’auras jamais occasion plus légitime de prendre part à nos échanges de vues. Car, cette fois, c’est toi-même qui es en cause, c’est de toi qu’il s’agit ! Écoute et prépare-toi à rire ! Félix l’interrompit :

— Mais pas du tout, Elvire ne rira pas ! Elvire com­prendra toute la hauteur de ma pensée !

— Ah ! ma foi, j’en conviens, c’est une pensée haute ! ricana l’oncle Tristan ; ton père, ma pauvre petite, ton père veut te marier… devine à qui !

La jeune fille, saisie, devint toute rouge. Si les deux frères n’eussent été entièrement absorbés dans leur discus­sion, ils se fussent peut-être avisés de cette rougeur et surtout de l’expression de crainte et d’espoir mêlés qui passa sur la physionomie d’Elvire. Mais ni l’un ni l’autre n’était en veine de perspicacité… Goguenard, l’oncle insista :

— Devine un peu, cherche… Je te le donne en cent !

— Je n’ose comprendre… commença Elvire.

— N’essaye pas, cela dépasse l’imaginable ! Ton père ma petite Elvire, ton père veut que tu épouses un avia­teur !

— Comment, un aviateur ? fit la jeune fille stupéfaite.

— Oui, un champion de l’air, un pionnier de l’espace, et patati et patata ! Tel est le serment de ce moderne Jephté !

Bergemont cadet, en entendant ces paroles, piétinait de colère. Plus nerveux sans doute, moins patient qu’à l’or­dinaire, il déclara tout net :

— Je n’ai prononcé aucun serment, mais je suis tout prêt à le faire, ne serait-ce que pour montrer mon auto­rité paternelle constamment bafouée.

— C’est ta faute ! On ne peut prendre au sérieux les fariboles que tu débites !

— Les fariboles… ah ça ! mais, dis donc !

— Parfaitement ! Il est permis d’admirer les aviateurs, mais de là à leur offrir sa fille…

— Offrir ? mais tu m’insultes et tu insultes Elvire en parlant ainsi !

La jeune fille sentit que les choses se gâtaient ; vite elle s’interposa ;

— Papa, tu as mal compris, et toi, mon oncle, tu as parlé trop vite ! Un peu de sang-froid, s’il vous plaît !

— J’en ai, du sang-froid, cria Félix Bergemont qui ne se possédait pas, et je répète que l’on vient de m’outrager ! À la fin, ce persiflage devient intolérable… Oui, monsieur, je marierai ma fille à un aviateur ; parce que, moi badaud, moi jobard, comme vous vous plaisez à le répéter, je m’enthousiasme pour ces êtres courageux, dont le désin­téressement échappe à votre égoïsme. Et, puisque vous parlez de serment, continua-t-il en se grisant de sa propre colère, comme tous les faibles, je jure, entendez-vous, je jure que ma fille Elvire ici présente n’épousera qu’un aviateur, moi vivant !

— Oh ! papa ! fit Elvire d’un ton suppliant, tu n’es pas sérieux, voyons ! Mesure la portée de tes paroles !

— Mais j’en sais toute l’importance, mon enfant, je ne suis pas de ces ironistes, de ces amateurs de paradoxes (il foudroyait son frère du regard) qui parlent à tort et à travers, pour le seul plaisir de s’entendre ! Je répète que tu épouseras un aviateur, parce que c’est ma volonté, laquelle n’est pas inexistante, ainsi qu’on a par trop ten­dance à le croire.

— Tu oublies qu’on ne prend pas un mari à cause de la profession qu’il exerce… On le prend parce qu’on l’aime.

— Nous sommes d’accord ! Je n’ai pas l’intention de te marier à un aviateur que tu n’aimerais point !

— Mais je ne peux répondre de mon inclination, dit Elvire plus agacée qu’elle n’aurait dû l’être et comme si l’obstination de son père la blessait gravement, je ne peux m’engager dans une voie aussi arbitraire !…

— Bon, bon, nous verrons cela plus tard !

— Reconnais plutôt que tu as voulu plaisanter !

— Détrompe-toi !

— Enfin, s’exclama la jeune fille, irritée à son tour, peu m’importent, à moi, l’aviation et ses prouesses ! Je ne tiens pas du tout à être le gage de votre engouement, si justifié soit-il !

— Bravo ! approuva l’oncle en applaudissant du bout des doigts.

Bergemont cadet rassembla toute l’autorité dont il dis­posait pour répondre sèchement :

— J’ai dit !

Or, le père d’Elvire, s’il était, en réalité, dépourvu d’énergie, se signalait par un entêtement farouche beau­coup plus redoutable, en certains cas, que la volonté cons­ciente et lucide du véritable chef. Sa douceur, son tempé­rament débonnaire n’excluaient pas, chez lui, un acharnement systématique à poursuivre des desseins qui n’en valaient pas la peine ; incapable de s’adonner à un travail suivi depuis que sa fortune lui permettait l’oisiveté, il était non seulement assez obstiné pour ne pas se dessaisir d’une marotte lorsqu’il s’en était emparé, mais encore pour faire triompher son caprice envers et contre tous. Doux comme un mouton, oui, certes, mais mouton enragé quand il était piqué de quelque tarentule. Sa fille, qui connais­sait à merveille les replis de son caractère, avait donc sujet de ne point prendre à la légère ce projet, futile en apparence, de lui donner un aviateur pour mari.

Mais elle avait une autre raison de témoigner de la nervosité, une raison que Bergemont cadet ne soupçonnait guère, ni même Bergemont aîné ! Après un dîner où la bou­derie s’était prolongée jusqu’au dessert, les deux frères avaient regagné leur appartement, laissant Elvire à son office de maîtresse de maison. Bientôt, les domestiques s’éloignèrent, mais Elvire, au lieu de se retirer, elle aussi, dans sa chambre, jeta une cape sur ses épaules, — en septembre, au bord de la mer les soirées sont fraîches, — rouvrit la porte de la villa et se glissa dans le jardin. Celui-ci était clos, du côté de la route, par un mur bas surmonté d’une grille légère. Mlle Bergemont contourna la pelouse, entra dans un massif de troènes et se trouva contre la grille. De l’autre côté, une ombre accourut.

— Bonsoir, Jean-Louis, prononça la jeune fille.

— Bonsoir, Elvire chérie ! Je commençais à craindre de ne pas vous voir… Il est dix heures et demie bien son­nées !

— Nous avons dîné tard, à la suite d’une histoire ridi­cule, mais qui n’est pas sans me tourmenter un peu. Figurez-vous…

Elle relata la dispute des frères Bergemont, la part qu’elle y avait prise, puis la brusque fantaisie de son père, et, tout d’abord, le peintre s’en amusa fort.

— Un aviateur ! Mais c’est un choix très rassurant. Songez que M. Bergemont aurait très bien pu vous dési­gner un scaphandrier ou quelque chose dans ce genre ! Avec lui, on doit s’attendre à tout.

— Justement, c’est cela qui m’inquiète !

— Pourquoi donc, Elvire ?

— Parce qu’il faut compter avec son opiniâtreté contre laquelle nul ne peut rien !

— Oh ! pas en pareille occurrence, voyons ! Je conçois très bien que sa plaisanterie vous ait froissée, surtout s’il l’a un peu trop appuyée, mais vous n’allez pas prendre à la lettre des propos aussi saugrenus ! Épouser un avia­teur !… Mais c’est une farce, pas excellente, j’en conviens mais une farce tout de même et que votre père aura oubliée demain !

— Je ne suis pas de votre avis, repartit la jeune fille, je crois au contraire qu’il y songera demain avec plus de force et que chaque jour enfoncera en lui cette idée fixe. Elle s’exprimait d’une manière si positive que Jean-Louis en fut impressionné. Quittant le ton badin, il pro­nonça :

— Votre père n’a rien d’un barbare, il ne vous forcera jamais — d’ailleurs, le temps de ces violences est passé ! — à vous marier contre vos goûts. Mais supposons qu’il se mette à recruter des aviateurs et vous les présente et vous importune, vous serez toujours libre de les décourager l’un après l’autre !

— Assurément, Jean-Louis, aussi n’est-ce pas cela qui m’effraye ! Je n’ai pas peur de céder aux instances de papa, j’ai peur que, lui, résiste aux miennes lorsque je prétendrai épouser M. Vernal, artiste-peintre.

Jean-Louis, pour toute réponse, saisit les mains d’Elvire à travers les barreaux et les caressa longuement de ses lèvres. Elle murmura, plus émue qu’elle ne voulait le paraître :

— C’est le baise-main de la religieuse !

— Oui, de la religieuse que je voudrais bien arracher de son couvent !

— Oh ! fit-elle, la règle n’en est pas bien sévère. Toute­fois, l’incident dont je vous ai entretenu, Jean-Louis, me préoccupe dans le sens que je viens de vous indiquer. J’appréhende l’entêtement de mon père par crainte, non d’un mariage malgré moi, ce qui est impossible, mais d’un empêchement à notre union !

— Oh ! j’espère bien… commença le peintre.

— Il ne s’agit pas d’espoir, Jean-Louis ! Tenez, vous aviez l’intention de laisser entrevoir, prochainement, vos intentions à mon père… Eh bien, il est évident que, dans les circonstances actuelles, vous iriez droit à un refus ! Mieux vaut donc attendre…

— Ah ! Elvire chérie, toujours attendre… Quel supplice !

— Doutez-vous que je le partage ?

— Non, mon amour, mais vous, du moins, vous vivez parmi des gens affectueux, vous n’êtes pas du matin au soir la proie de vos pensées ! Moi je m’impatiente, je m’énerve… Par bonheur, je suis très pris par mon tra­vail…

— Oui, parlez-moi de votre travail, mon cher artiste… En êtes-vous satisfait ?

— L’idéal est un maître exigeant, vous savez… Enfin, j’ai conscience de ne pouvoir mieux faire… J’ai mis dans cette toile toute ma vigueur et toute ma sincérité !

C’était un très important tableau, d’une facture puissante et sobre, traité presque à la manière des primitifs, mais d’une couleur hardie et, surtout, plein de vie et de pensée. On y voyait le flanc d’un paquebot à quai, d’un steamer de commerce qui venait de jeter l’ancre dans le port de Dieppe. Les hommes d’équipage quittaient le bord pour se rendre à terre. Sur le quai, une double haie de femmes et de vieux : épouses, mères, parents aux faces tendues qui se penchent, qui cherchent et que la joie illumine… Mais, dans un coin, cette femme hagarde… ces deux vieillards hébétés, pourquoi ne partagent-ils pas l’allégresse du retour ?… C’est le sujet même du tableau : Celui qui manque ! Un mari, un fils, péri en mer, n’est point là !

— Quand j’aurai exposé ça, dit Jean-Louis Vernal, je ne sais si ma notoriété pourra rivaliser avec celle d’un avia­teur, mais il me semble que mon effort méritera une certaine considération ! Selon vous, Elvire, quand pourrai-je me risquer à parler à votre père ?

— Voici mon plan ! répliqua la jeune fille.