L’Avenir de l’Entente franco-britannique/02

L’Avenir de l’Entente franco-britannique
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 408-433).
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L’AVENIR
DE
L’ENTENTE FRANCO-BRITANNIQUE

II. — LE SYSTÈME CONTINENTAL [1]


VI

La politique suivie par l’Angleterre depuis l’armistice répond, nous l’avons montré, aux besoins permanents de sa vie économique. Il reste à savoir si les chemins qu’elle a suivis sont bien les meilleurs, dans son propre intérêt, et s’ils ne la conduisent pas vers des dangers qu’elle commence d’ailleurs à apercevoir. La France ne s’étonne pas qu’elle travaille sur toutes les mers et dans tous les pays à rétablir et à augmenter ses avantages économiques de toute nature ; que ce soit sa manière, conforme à ses intérêts et à ses traditions, de profiter d’une victoire chèrement achetée, la France ne peut que le trouver légitime et ne fera rien pour l’entraver. Elle ne s’inquiète que si son brave compagnon d’armes, dans son ardeur d’expansion politique et commerciale, profite des embarras momentanés de son alliée des mauvais jours pour prendre sa place sur des marchés ou dans des pays où sa propre influence l’emportait avant la guerre ; elle ne s’irrite que si, loin de l’associer à ses succès ou de lui réserver sa place, elle cherche à l’évincer par des moyens que l’opinion française, dans son idéalisme naïf, ne croit pas de mise entre gens dont les fils viennent de mourir côte à côte et de vaincre pour une même noble cause. Le formidable réseau d’affaires, d’entreprises, de colonies que la Grande-Bretagne étend sur le globe, comme si elle « cherchait à devenir l’unique centre régulateur du marché commercial et de l’activité économique universelle, n’alarme pas la France ; mais elle s’émeut, non seulement pour elle-même, mais pour tous les peuples, pour l’avenir de la paix et de la civilisation occidentale, quand elle s’aperçoit que la politique économique de l’Angleterre, la politique des ports, implique et engendre la continuation du désordre et des troubles et empêche l’Europe nouvelle, que les Alliés, pendant la guerre, rêvaient si belle, de prendre figure, de s’organiser et de consacrer irrévocablement les grands progrès si chèrement payés vers la justice internationale et la réalisation du droit des peuples. La France a besoin, avant tout, d’un ordre européen.

L’ordre : l’esprit français, nourri des fortes disciplines du droit romain, de l’Église catholique et du cartésianisme classique, en porte en lui-même l’instinctif besoin ; épris de raison et de logique, il ne supporte de vivre ni dans la contradiction ni dans l’incertitude ; essentiellement constructeur, il travaille à édifier solide et saine la maison européenne où son destin l’oblige à vivre avec d’autres, ses voisins. L’Anglais habite sa maison à lui, son « home, » son île ; « chaque Anglais est une île, » a dit Emerson. Obligé de vivre en société, le Français est sociable Toute son histoire nationale est celle de ses luttes pour la sécurité de ses frontières, pour l’aménagement de la commune demeure où aucun désordre, aucun trouble ne saurait se produire sans qu’il en ressente le contre-coup sur l’une de ses frontières, sans que sa chair en soit meurtrie. Son effort toujours renouvelé, toujours imparfait et inachevé, consiste à organiser le continent européen, pour y rendre, à lui-même et aux autres, l’existence meilleure ou au moins possible. La France, depuis qu’elle est une nation, a toujours pratiqué une politique continentale, dont le premier objet est de garantir sa sécurité et dont elle cherche, — parce qu’elle a l’esprit de généralisation et le goût de l’apostolat, — à étendre ce qu’elle croit être le bienfait à toutes les nations du continent. Sa passion pour l’ordre, qui n’est peut-être qu’une conséquence de son besoin vital d’un ordre européen, aboutit à une politique raisonnée et constructive, à un « système continental. »

Quand le Français applique à la politique son imagination logicienne, les tendances de son esprit s’accordent avec ses intérêts les plus évidents, car il a besoin pour sa sécurité, d’une Europe organisée, articulée, qui forme une unité, qui soit une famille. Il a le sens universel et c’est pourquoi il est un bon Européen, c’est pourquoi il est « humain, » le Français, qui est le plus patriote de tous les peuples, est aussi le plus supranational. Quand il défendait son indépendance et ses frontières, il a toujours eu, dans l’histoire, ce singulier honneur de travailler et de lutter pour tous les peuples. La revendication de l’Alsace et de la Lorraine, arrachées du foyer français, a fait triompher un nouveau droit et abouti à l’émancipation de plusieurs peuples. C’est un Allemand, Karl Vogt, qui disait après 1870. « Une Europe où la France manquerait ne pourrait qu’être fragile ; on ne peut se passer d’elle et, au cas où elle disparaîtrait, d’autres, moins capables de jouer son rôle, devraient la remplacer. » Le privilège de la France, c’est précisément, en pensant à elle, en travaillant pour elle, en légiférant pour elle, de penser, de travailler, de légiférer en même temps pour toutes les nations civilisées.

Mais cette grande mission ne va pas sans un double péril. Si elle se laisse entraîner à conquérir pour organiser, elle ameute l’Europe contre elle, et c’est Leipzig et Waterloo. Si elle oublia son intérêt national pour s’égarer dans les nuages de l’humanitarisme, elle compromet sa sécurité et perd du même coup les moyens de travailler au bien général.

Ce sentiment de la nécessité de construire un système européen, que la nature a mis dans l’esprit des Français et que l’histoire y a développé, devient plus impérieux après les grandes crises comme celle d’où nous sortons, en face de nos plaies saignantes et des brèches par où passa l’invasion. C’est en regardant ses villes détruites, ses campagnes ravagées, ses trésors d’art volés ou anéantis, que le Français sent se renouveler et se raffermir, dans son âme en deuil d’un million et demi de ses fils, la volonté ferme de construire une Europe où de pareilles calamités deviennent impossibles et qui consacre les justes résultats acquis par tant de souffrances. Les Français comprennent très bien que cette nécessité de reconstruire et d’aménager l’Europe pour une longue paix soit moins fortement ressentie en Angleterre que chez eux. On peut faire du commerce avec une Europe émiettée et « balkanisée ; » les troubles et les rivalités nationales peuvent même offrir des occasions inespérées de fructueuses opérations ; mais on n’y peut pas vivre.

Or, nous sommes condamnés à y vivre et à y monter la garde sur une frontière du Rhin toujours menacée. Nous sommes obligés de dire très nettement aux Anglais : Nous savons mieux que vous, par une longue et cruelle expérience, par quels moyens il convient d’aménager l’Europe pour la rendre habitable ; laissez-nous faire le plan de la maison et aidez-nous loyalement à la construire ; vous avez l’empire des mers et des colonies ; nous ne demandons pas l’hégémonie continentale en Europe, mais nous ne voulons ni être exposés à revoir 1914, ni dépendre d’une « assistance » que vous pouvez nous marchander ou qui, du moins, peut arriver trop tard. Si nous n’avions pas arrêté l’ennemi en 1914, ce ne sont ni vos flottes ni votre armée, qui n’a été prête qu’en 1916, qui nous auraient sauvés de la catastrophe complète et définitive. Ce n’est pas non plus la Société des Nations, dépourvue de moyens d’action, qui suffirait à faire régner l’ordre et la paix en Europe. Votre erreur est de croire, déjà, et sans preuves, qu’il n’y aura plus jamais de péril allemand.

Un écrivain politique de grand talent, M. Charles Sarolea, regrettait dernièrement que les plénipotentiaires de Versailles eussent conclu une paix contre l’Allemagne et non pas une paix avec l’Allemagne. C’est là une vue tout à fait théorique. Quand on vient d’assister pendant quatre ans aux horreurs déchaînées sur le monde par la volonté réfléchie et préméditée du gouvernement et de tout le peuple allemand, quand on a analysé l’étrange maladie mentale qui, comme un vertige, s’est emparée du cerveau germanique et y a introduit l’idée, si dangereuse pour ses voisins, que le peuple allemand est élu par Dieu pour régenter et régénérer tous les autres, le premier devoir, en traitant de la paix, est de mettre hors d’état de nuire celui qui a fait tant de mal. Matériellement et moralement, l’Allemagne, qui a signé mais non exécuté le traité de Versailles, est-elle hors d’état de nuire ? Si elle en avait demain la possibilité, n’en aurait-elle pas aussitôt la volonté ? En d’autres termes, la mentalité du peuple allemand a-t-elle changé, durablement changé, et son amendement aura-t-il une durée plus longue que son impuissance ? Voilà toute la question. Le moins qu’on en puisse dire, c’est que l’expérience ne saurait commencer à être concluante qu’après quelques années. Ceux qui, à Spa, ont entendu M. Hugo Stinnes, ceux qui savent avec quelle persévérante mauvaise volonté l’Allemagne cherche à éluder l’application du traité de Versailles, ceux qui connaissent l’influence dont dispose encore le parti pangermaniste, sont portés à penser qu’au moins parmi les dirigeants, rien n’est changé, si ce n’est que la rage de la défaite est venue s’ajouter aux haines et aux appétits de la guerre. Certes nous avons les meilleures raisons d’être les premiers à souhaiter que l’Allemagne et l’esprit allemand se transforment, renoncent à l’espoir d’imposer la loi aux autres Etats, et se résignent, en exécutant le traité, à réparer les maux qu’ils ont infligés à des peuples pacifiques. Alors on pourra vraiment faire la paix avec l’Allemagne ; pour le moment, ne pas faire la paix contre elle serait en réalité faire la paix pour elle.

Est-il besoin de redire encore que la France ne cherche ni à démembrer l’Allemagne, ni à la mettre hors la loi, ni à la « boycotter ? » Mais une longue et douloureuse expérience nous a appris que le problème allemand, sous des formes variables, a toujours été la grande inquiétude de l’Europe et en particulier, depuis Arioviste jusqu’à Guillaume II, celle du peuple gaulois et français. Nous avons eu déjà l’occasion de l’écrire ici : articuler une Allemagne pacifique à une Europe pacifiée, c’est tout le problème du présent et de l’avenir. Les garanties que le traité donne à la France et aux autres Puissances ont une valeur incontestable, mais elles n’excluent pas la nécessité d’une politique européenne capable d’assurer la paix en établissant un équilibre des forces qui, tout en faisant à l’Allemagne sa place, décourage toute velléité de remettre en question les résultats acquis. C’est ce que nous voulons exprimer en disant que la France a besoin d’un « système continental, » de même que l’Angleterre a nécessairement une « politique des ports. »

Reconstruire l’Europe sur la base des principes qui ont triomphé pendant la guerre et inspiré les négociations de paix ne saurait porter ombrage aux intérêts britanniques ; le rétablissement de la prospérité économique allemande n’en sera pas ralenti, tant s’en faut. Que créer une organisation économique mondiale, dans laquelle l’Allemagne aurait sa place et où le premier rôle appartiendrait à l’Angleterre, puisse devenir un puissant moyen de prévenir des conflits futurs, nous l’accordons volontiers ; mais la vie des peuples a des besoins plus complexes et plus élevés que le négoce. Nous sommes fondés, comme ayant à la fois plus d’intérêt à éviter toute espèce de troubles continentaux et plus d’expérience à les prévenir, à demander à l’Angleterre, si elle souhaite de poursuivre sa politique européenne en harmonie avec la nôtre, de nous faire confiance et, moyennant entente préalable, d’appuyer de toute son autorité nos efforts. La maison européenne habitable dont nous avons besoin, nous désirons passionnément l’édifier avec nos amis anglais ; nous avons déjà consenti de grands sacrifices pour y réussir. A eux de se rendre compte que la construction est, pour nous, un intérêt, au sens plein du mot, vital.


VII

L’ordre que la France attaquée et victorieuse souhaite d’établir en Europe possède ce privilège rare que, tout en étant le plus favorable aux intérêts français, il est en même temps le plus propre à construire une Europe pacifique en conformité avec les principes de justice internationale tels qu’ils ont été préconisés par les Alliés durant la guerre, et même tels qu’ils ont été formulés par le président Wilson dans ses quatorze points : c’est, une fois de plus, la marque des destinées de la France qu’en stipulant pour elle-même, elle travaille en même temps pour le bien général.

Le fondement solide de la reconstruction de l’Europe aurait pu être, — ainsi l’avait-on imaginé et espéré en France dans l’enthousiasme sacré de la Grande Guerre, — l’alliance inébranlable des trois Puissances qui ont subi le choc de l’invasion allemande et qui l’ont brisé : Angleterre, Belgique, France. Il ne tient qu’à l’Angleterre qu’il en soit ainsi. L’accord parfait de ces trois volontés et de ces trois forces matérielles et morales aurait dicté à l’Europe la loi de justice et souverainement arbitré tout différend. Les autres Etats alliés auraient suivi les mêmes voies et renforcé leur autorité. Le désordre et le trouble sont sortis de leur désaccord. Nous avons montré les raisons psychologiques, historiques, économiques pour lesquelles l’Angleterre a d’abord reculé devant l’option et a été entraînée à faire seule une politique d’intérêts commerciaux.

Lorsqu’il s’agit d’un système continental, les fondements doivent en être sur le continent. C’est ce qui, pour la France, donne un prix tout particulier à l’alliance défensive qu’elle vient si heureusement de conclure avec la Belgique.

Petite par le nombre de ses citoyens, la Belgique est grande par son activité intellectuelle, économique ; surtout, par le magnifique exemple qu’elle a donné au monde, elle est un vivant symbole du triomphe des forces morales sur l’égoïsme des intérêts et sur la brutalité des convoitises. Presque toutes les erreurs qui sont au passif de la Confère née de la paix procèdent de l’aberration initiale qui a fait classer la Belgique parmi les Puissances « à intérêts limités, » et l’on s’étonne que les plénipotentiaires français se soient jamais résignés à y souscrire. L’alliance défensive de la France avec la Belgique est la plus logique et la plus nécessaire qui soient sorties des événements de la guerre, les deux pays, victimes de la même agression, montent côte à côte la garde sur le Rhin, et il n’y aurait d’ordre et de sécurité pour aucun État en Europe, si cette garde cessait d’être vigilante et forte. Avec son bon sons expérimenté et prévoyant, le grand diplomate que fut Edouard VII disait : « La frontière de l’Angleterre est sur le Rhin. » De fait, les soldats anglais, vainqueurs avec les nôtres, y sont présents à côté des nôtres, mais on ne peut que regretter que cette solidarité militaire de fait ne se traduise pas toujours en une collaboration politique plus étroite.

L’alliance défensive contre la France et la Belgique ne constitue pas un système fermé ; elle est un noyau, un centre de cristallisation appelé à se développer et autour duquel sont cordialement invités à se grouper les États qui accepteront les mêmes principes d’ordre européen, de paix internationale et sociale. Le gouvernement de M. Clemenceau avait établi toute sa politique sur l’illusion qu’il était possible d’organiser avec l’Angleterre une collaboration dans tous les cas et pour toutes les occurrences ; le mérite de M. Millerand a été de se rendre compte qu’une réalité même modeste est plus importante, en politique, que les plus brillantes espérances ; certes, M. Millerand et ses successeurs ont fait et continuent de faire les plus méritoires et souvent les plus heureux efforts pour agir de concert avec l’Angleterre, mais ils ont montré qu’il savaient au besoin se passer de son concours. Ne serait-ce pas, peut-être, le meilleur moyen de l’obtenir ? Quoi qu’il en soit, l’alliance franco-belge, si elle se complète, peut avoir des conséquences économiques, sociales et politiques, heureuses non seulement pour les deux pays intéressés, mais pour l’Europe entière et pour la paix générale ; elle constituerait une base un peu étroite peut-être, mais solide, pour un nouvel ordre européen.

L’ordre en Allemagne est une condition nécessaire de l’ordre en Europe. Nous nous sommes expliqué déjà ici [2] sur la politique des Alliés à l’égard de l’Allemagne, et nous avons montré son insuffisance et son incohérence. L’Allemagne, après la catastrophe de la défaite et de la révolution, n’a pas retrouvé son équilibre parce que le parti socialiste nationaliste au pouvoir s’est montré plus unificateur et centralisateur que le gouvernement impérial, tandis que le sentiment des populations réclamait une organisation fédéraliste fondée sur l’autonomie des principales régions historiques. Le nivellement politique et social que cherchent à réaliser les factions au pouvoir cache la réalité qui reste particulariste, surtout dans l’Ouest et le Sud, qui savent par expérience ce que coûte et où conduit le système prussien. Dans la crise du mois d’août, en face des armées du bolchévisme russe s’approchant de Varsovie, l’Allemagne est restée hésitante et divisée contre elle-même ; à droite, les hobereaux de l’Est et tous les éléments restés pangermanistes, à gauche, les révolutionnaires extrémistes, cherchaient à entraîner le Gouvernement à pactiser avec l’invasion rouge ; la caste militaire et gouvernementale prussienne risquait le tout pour le tout ; elle voulait d’abord assouvir sa rage contre les Polonais dont la renaissance nationale ébranle les assises politiques et sociales delà vieille Prusse ; une fois débarrassée du péril polonais, elle comptait bien reconquérir ses privilèges, arrêter le bolchévisme par une entente avec les éléments russes anti-communistes et sceller de nouveau, sur le cadavre de la Pologne, le pacte de complicité dans l’assassinat d’une nation. Ludendorff lui-même ne disait-il pas que la politique allemande devait pratiquer une entente étroite avec la Russie, ce qui, ajoutait-il, ne signifie pas nécessairement avec le bolchévisme. Ainsi les mêmes hommes qui, par intérêt de caste, ont entraîné l’Allemagne à la guerre et à la catastrophe risquaient encore une fois de la précipiter dans les hasards de nouvelles révolutions, car on ne fait pas au bolchévisme sa part.

L’Allemagne de l’Ouest et du Sud, moins aveuglée par la haine des Polonais, moins troublée dans sa « vision du monde » par des intérêts de caste, plus allemande en un mot que prussienne et plus socialiste que révolutionnaire, discerne et redoute le péril bolchéviste ; elle préfère la civilisation occidentale à la barbarie asiatique et ne sacrifierait pas volontiers, à son animosité à l’égard des vainqueurs de la guerre, les biens les plus précieux des sociétés cultivées. Les Rhénans sont aussi attachés que jamais à la culture germanique, mais subissent toujours à contre-cœur le gouvernement et l’administration des fonctionnaires prussiens ; leur idéal reste au fond de constituer un pays mixte, rattaché au Reich allemand, où viendraient se mesurer dans les travaux de la paix, pour le plus grand profit des populations indigènes, la civilisation française et la civilisation allemande. Les dernières élections ont montré que l’Allemagne du Sud, particulièrement la Bavière, regimbe contre le despotisme centralisateur du gouvernement de Berlin. Un mouvement particulariste, conservateur, monarchiste même, se développe en Bavière sous l’impulsion du « parti populaire » Le Hanovre est et reste particulariste, autonomiste même ; le vieux sentiment historique guelfe y est plus vivant que jamais et des sympathies, qui n’ont rien d’antigermanique, vont à l’Angleterre, — dont la dynastie régnait autrefois sur le pays, — et à son régime de liberté et de sage démocratie.

Ainsi se révèlent, dans toute l’Allemagne, mais particulièrement dans l’Ouest et le Sud, des éléments d’ordre qui cherchent à se grouper et qui comprendront que l’exécution du traité de Versailles est, pour leur pays, la seule voie qui puisse le faire rentrer dans le nombre des nations dont la parole et la signature ont une valeur et qui le conduise vers un avenir de paix et de prospérité. Il n’y a qu’un moyen pour l’Allemagne d’arriver à obtenir, dans l’exécution des articles du traité de paix, certaines atténuations ou facilités, c’est de commencer de bonne grâce à l’exécuter. On peut accorder à la bonne volonté, même partiellement impuissante, ce que l’on doit refuser au mauvais vouloir déloyal. En France, après 1871, l’homme d’État qui assuma la charge du pouvoir, M. Thiers, avec l’appui de la grande majorité de l’Assemblée nationale, prit pour programme l’exécution du traité, et il l’exécuta dans sa lettre sans obtenir la moindre concession. Un parti du traité, s’il venait à s’en constituer un en Allemagne, aurait plus de chances d’être écouté des Alliés et travaillerait efficacement à la pacification définitive de toute l’Europe. L’erreur des Alliés, après l’armistice, a été d’agir comme s’il n’y avait en Allemagne qu’une forme possible d’ordre et de réorganisation. Cette faute pèse sur toute leur politique ; elle pèse aussi sur la situation intérieure de l’Allemagne ; il est encore temps de faire quelque chose pour la réparer.

Au moment où les armées bolchévistes étaient devant Varsovie, la tentation fut forte pour les Allemands de déchirer les articles du traité qui affranchissent les parties de l’ancien territoire prussien peuplées de Polonais et qui, par là, séparent Kœnigsberg de Berlin et mettent la capitale du Reich à moins de 200 kilomètres de la frontière. On ne saurait trop répéter que la véritable marque de la défaite de l’Allemagne, c’est plus encore Posen aux Polonais que Strasbourg aux Français. Mais Poznan (Posen) veut être polonais, Strasbourg veut être français et les Allemands ont eux-mêmes reconnu à maintes reprises que le fondement du nouveau droit européen doit être le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, librement et sans contrainte. L’entrée dans la Société des Nations, — à qui il est, selon nous, regrettable que le traité ne donne pas des pouvoirs et des moyens d’action plus étendus et mieux adaptés aux devoirs qu’il lui impose, — n’est compatible qu’avec la pleine reconnaissance des principes du droit nouveau sanctionnée par des actes ; or, en vertu des traités qui terminent la Grande Guerre, un Etat reste hors du droit international, tant qu’il est hors de la Société des Nations. Les Allemands doivent savoir que la constitution d’une Pologne viable et indépendante de fait comme de droit met en cause toute l’exécution du traité ; M. Millerand, avec beaucoup de force et de clairvoyance, les a prévenus qu’en ce qui les concerne, ces articles ne resteraient pas lettre morte. Les Alliés peuvent agir sur le Rhin pour aider la Pologne. Son existence est pour eux une question de justice d’abord, et ensuite, pour la France et la Belgique surtout, une question de sécurité. Si nous n’avions pas, à l’Est de l’Allemagne, les éléments de sécurité que nous apporte l’existence d’une Pologne forte, nous serions amenés à nous assurer ailleurs des garanties supplémentaires. Il existe, à portée de nos armées, des territoires dont l’occupation nous servirait de gage pour la restitution à la Pologne des régions que le traité a reconnues polonaises.

Il y a deux manières de concevoir l’existence d’une Pologne, celle des Allemands et des Bolchévistes, — les anciens complices, qui s’appelaient alors Prussiens et Russes, de 1772, de 1791, de 1793, de 1815, de 1863, — et la nôtre, qui devrait être celle de l’Entente. M. von Simons a, le 26 juillet, défini la sienne devant le Reichstag : « Une partie de l’œuvre des Bolchévistes sera très profitable à l’Allemagne. Quant à la Pologne, elle court au-devant d’un désastre si elle se prête au rôle de barrière entre l’Allemagne et la Russie. Au contraire, son avenir ne sera assuré que si elle consent à être en quelque sorte le pont reliant ces deux pays. » Un « pont » est un lieu de passage que foule tout venant ; ce n’est ni une patrie, ni un État. Les Alliés rejettent la théorie du « pont, » mais ils n’exigent pas que la Pologne soit une barrière ; il leur suffit que, dans la pleine signification politique du mot, elle soit indépendante.

Aussi bien, l’avenir de la Pologne n’est-il qu’un des éléments du problème de l’ordre oriental. Pour l’Europe entière, pour le monde civilisé, le retour de la sécurité et de la paix est lié au rétablissement d’un ordre de choses normal et stable dans l’ancienne Russie. L’appui moral prêté par la France aux petits États nationaux qui se sont formés tout autour de la masse russe était sans doute conforme au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais il était surtout une mesure politique conservatoire destinée à soustraire le plus de populations possible au régime bolchéviste ; il était donc conforme aux intérêts de la grande majorité des Russes. La barrière qu’il a été souvent question de constituer avec une Pologne forte et donnant la main à la Roumanie au Sud et à la Lithuanie au Nord n’était pas destinée à isoler la Russie de l’Europe, mais l’Europe du bolchévisme. La France a de puissantes raisons de désirer la reconstitution de la puissance russe, qui ne sont peut-être pas celles de l’Angleterre. L’idéal de la France a toujours été et est encore une Russie et une Pologne pleinement indépendantes l’une et l’autre, mais alliées et solidaires dans leur commune défense contre la traditionnelle poussée allemande vers l’Est. Quant aux États baltiques, dont l’Angleterre a rêvé de constituer une étrange Confédération dont le centre serait la mer et l’escadre britannique, ils ont droit à l’autonomie ; mais, trop faibles pour se suffire à eux-mêmes, ils ont besoin de la Russie comme la Russie reconstituée aura besoin d’eux ; ils deviendraient, dans une vaste fédération dont la Russie serait le centre, des pionniers de cette civilisation occidentale dont le peuple russe ne peut se passer dans sa lutte séculaire contre l’asiatisme. Ici encore l’ordre souhaité par la France a un caractère essentiellement constructif en même temps qu’émancipateur ; il vise à un aménagement de l’Orient slave, qui respecterait la personnalité de chaque peuple et qui, sans menacer l’Allemagne, contribuerait cependant à la maintenir inoffensive et à lui ôter jusqu’à la pensée d’une politique qui ne serait pas toute de réparation et de reconstruction pacifique. Par delà le bolchévisme destructeur, la nation française, qui fut l’alliée du peuple russe, ne veut voir que la Russie de toujours, qui est une pièce indispensable de son système continental et de l’ordre européen.


VIII

L’ancien Empire des Habsbourg s’est effondré ; des peuples très anciens ont constitué à sa place des Etats très nouveaux. L’émiettement, la « balkanisation » ont atteint dans l’Europe danubienne leur maximum, et un maximum d’efforts est aussi nécessaire pour reconstruire, sur un plan nouveau, un édifice dont l’état troublé de l’Europe orientale rend plus évidente que jamais l’urgente nécessité. Ici encore, la France travaille pour l’ordre dans l’intérêt général. Le danger qu’a couru la Pologne et qui peut renaître, montre les inconvénients de l’absence d’une grande Puissance dans le bassin moyen du Danube. Les jeunes États issus de la grande catastrophe de l’Empire dualiste ne savent pas encore mesurer l’importance relative des questions qui les intéressent seuls et de celles qui sont vitales pour l’ordre européen ; les Alliés vainqueurs auraient dû organiser avec plus d’autorité persévérante la solidarité de ces nouveaux États et régler leurs différends ; la loi qu’ils leur auraient dictée serait depuis longtemps acceptée. C’est ainsi que la question irritante de Teschen, qui a si fâcheusement animé les uns contre les autres Polonais et Tchèques, aurait dû, comme celle du Banat de Temesvar, qui passionna Serbes et Roumains, être résolue, dès les premiers mois après l’armistice, par une décision arbitrale des Alliés. L’entente nécessaire des quatre peuples que nous avons appelés ici [3] les quatre piliers de l’Europe centrale : Tchéco-Slovaquie, Pologne, Roumanie, royaume des Serbes-Croates-Slovènes, en aurait été rendue singulièrement plus facile, car ces jeunes Etats, encore échauffés des passions de la lutte et manquant de l’expérience politique qui incline aux concessions réciproques, se montrent parfois intransigeants. Ils comprennent de mieux en mieux, — et c’est le rôle de la diplomatie française de leur faire entendre, — que le péril des uns menace directement les autres. Si la Pologne succombait, que deviendrait la Roumanie en face de la Russie des Soviets, et, si les deux sentinelles avancées vers l’Est étaient emportées, ne verrions-nous pas les Bolchévistes de Russie s’entendre avec ceux de Hongrie et d’Autriche et menacer la Tchéco-Slovaquie et le royaume yougo-slave dans leurs nouvelles frontières comme dans leur stabilité intérieure ?

Le 16 août, l’éminent M. Vesnitch, alors Président du Conseil de l’État serbe-croate-slovène, a reçu à Belgrade M. Benès, le ministre très avisé et très « européen » des Affaires étrangères de la République tchéco-slovaque ; les deux hommes d’État ont célébré « l’amitié et l’alliance » des deux nations slaves. C’est un premier pas très heureux. La « petite entente » se complète par un accord avec la Roumanie dont M. Benès, durant sa visite à Bucarest, a jeté les bases avec M. Take Ionesco. Enfin le prince Sapieha, ministre des Affaires étrangères, accompagnant à Paris le maréchal Pilsudski, chef de l’État polonais, a révélé qu’un accord défensif a été conclu récemment entre la Pologne et la Roumanie pour faire face au péril bolchéviste. On peut donc espérer que l’opinion publique, dans les États de l’Europe centrale, a compris qu’une Pologne forte est indispensable à leur sécurité. Si l’entente étroite que nous préconisions en 1919 avait été établie, non seulement l’existence et l’intégrité territoriale de la Pologne seraient assurées, mais encore les bolchévistes n’auraient jamais osé envahir son territoire et elle-même aurait été avertie de ce que ses premiers succès trop faciles recelaient de dangers. Que les nouveaux États comprennent enfin quelle est leur force et qu’elle ne peut résider que dans leur union !

Malheureusement, là comme ailleurs, et moins encore qu’ailleurs, la diplomatie des Alliés n’a pas réussi à présenter le front unique d’une volonté concertée. Nous avons vu comment la « politique des ports » a été parfois tentée de s’appuyer sur une Hongrie forte où régnerait un Habsbourg. Des alliances ou des accords comme ceux qui viennent de se conclure entre Tchéco-Slovaques et Yougo-Slaves, entre Roumains et Tchéco-Slovaques, entre Polonais et Roumains, et que nous souhaitons voir s’élargir encore, sont de nature à mettre les choses au point ; ils ne peuvent se proposer qu’un but : maintien des traités de Versailles, de Saint-Germain et de Trianon ; étroit accord avec les Alliés dans la mesure où chacun de ceux-ci est résolu à considérer comme intangibles ces mêmes traites et l’état territorial et politique qu’ils ont créé dans l’Europe centrale, résistance au bolchévisme.

La conséquence d’une entente fondée sur ces principes doit être d’aider à vivre et à se réorganiser les deux petits États qui portent les noms trop lourds d’Autriche et de Hongrie. Le second, grâce à son agriculture et à l’énergie laborieuse de ses paysans, retrouvera rapidement sa stabilité économique et prendra sa place, loin de toute influence allemande, dans un nouveau système danubien qu’il ne cherchera pas à régenter. On doit noter, comme un symptôme heureux, la reprise des relations diplomatiques, par l’entremise de la France, entre la Roumanie et la Hongrie. Quant à l’Autriche, nous avons développé ici déjà les graves difficultés qu’elle éprouve à constituer un État viable avec sa grande capitale découronnée de sa royauté politique, et les raisons de premier ordre qui font à l’Entente un devoir de maintenir son indépendance et de la soutenir. Les Tchéco-Slovaques et les Yougo-Slaves ne peuvent, pas plus que les Français, et moins encore peut-être, admettre que Vienne ne soit plus qu’une ville de province de la grande Allemagne qui viendrait s’interposer entre Prague et Zagreb et confinerait à la Hongrie, où elle entretiendrait des sentiments germanophiles et anti-slaves. Mais pendant la période, assez longue peut-être, où elle reconstituera sa vie économique et mettra en valeur ses richesses naturelles peu exploitées jusqu’ici. il faudra faire vivre l’Autriche ; la Tchéco-Slovaquie, par ses mines et son industrie, les Serbes, Croates et Slovènes par leur agriculture, peuvent y contribuer largement, et c’est une raison de plus pour les Français de se féliciter de la « petite entente » qu’ils viennent de conclure et qui déjà s’est agrandie.

Les trois grandes péninsules de l’Europe méridionale, ibérique, italique et balkanique, participent naturellement à l’ordre continental tel que le conçoit la France. L’Espagne, par sa situation géographique, se trouve à l’écart des affaires de l’Europe centrale ; elle ne laisse pas cependant que d’y avoir sa place ; elle a été, la première des nations restées neutres dans la guerre, admise à siéger au Conseil exécutif de la Société des Nations, et la France est fondée à espérer qu’elle la trouvera à ses côtés quand il s’agira des grands intérêts latins, méditerranéens, et de la consolidation de la paix.

L’Italie, qui a été belligérante, qui a acquis, dans la guerre, honneur, gloire et profit, souffre des conséquences économiques de la lutte, manque de charbon, cherté de la vie, dépréciation de la monnaie, et il arrive que l’opinion publique, dans sa mauvaise humeur, rende responsable la France de l’avoir entraînée dans une guerre à laquelle elle serait désespérée de n’avoir point pris part. Ce qui serait plus grave, ce serait que la diplomatie italienne, esquissant un rapprochement politique et économique avec l’Allemagne, la leurrât du chimérique espoir d’une révision du traité de Versailles et l’encourageât dans sa mauvaise volonté à exécuter ce qu’elle a signé. La loyauté de la politique de M. Giolitti et du comte Sforza a beaucoup fait pour dissiper de telles appréhensions. On a pu croire aussi, à certains moments et d’après certains journaux, que l’Italie souhaitait d’établir sur la crête des Alpes une frontière commune avec le Reich auquel elle semblait désirer que s’adjoignissent les provinces alpestres du Tyrol et de Salzbourg qui font partie du nouvel État autrichien ; l’Italie devrait avoir cependant de fortes raisons de ne point désirer un contact trop étroit avec la grande Allemagne, elle qui a bénéficié de l’annexion des vallées supérieures de l’Adige dont la population est de langue allemande et reste attachée au souvenir des Habsbourg et au germanisme.

Ces symptômes de mésintelligence ne sont, on peut l’espérer, que les conséquences passagères de l’état social et politique troublé où l’Italie achève dans la douleur d’enfanter son unité et de préparer son avenir. Les Français ne concevront jamais d’ombrage des succès qu’elle pourra obtenir, pourvu que ce ne soit pas à leurs dépens ; ils ont confiance que l’Italie ne répudiera pas la latinité, avec laquelle elle a triomphé, pour le germanisme, ennemi séculaire de ses libertés ; on ne concevrait pas qu’il y eût des gibelins dans une Italie démocratique. L’opinion française doit suivre avec attention les nouveaux groupements politiques qui, dans le désarroi ou la disparition des anciens partis, font peu à peu l’ascension du pouvoir : ce sont les socialistes, trop enclins à prendre leur mot d’ordre hors d’Italie et dont l’extrême gauche confine au bolchévisme, mais qui, dans leur masse, constituent tout de même, ou qui deviendront, un parti de gouvernement, car, parmi les Italiens de race, il n’y a jamais de véritables intransigeants ; c’est aussi ce « parti populaire » qui allie l’amour de l’ordre au goût des réformes hardies et qui, en appliquant les enseignements sociaux de Léon XIII, représente bien les aspirations les plus élevées de la masse catholique ; son action politique devient plus énergique et plus efficace à mesure que se rétablissent des relations normales entre le Saint-Siège et le gouvernement du royaume ; aucun ministère ne peut plus se constituer sans son concours ou sa bienveillante neutralité. Le « parti populaire » est une grande force d’avenir et de reconstruction, et ce sera toujours une force guelfe, latine ; entre elle et le peuple français, les affinités naturelles ne resteront pas longtemps obscurcies par des malentendus passagers.

L’ordre balkanique résulte des traités. L’influence allemande est éliminée de la péninsule ; la propagande bolchéviste y est tenue en échec par l’intensité des passions nationales. La Serbie, centre de cristallisation de toutes les fractions de la famille yougo-slave, est devenue, par son union avec la Croatie et la Slovénie et par son accès à l’Adriatique, plus européenne ; elle n’est plus un petit Etat balkanique, mais l’une des premières parmi les Puissances de second rang ; sa conception de l’ordre européen doit s’élargir en même temps que son territoire et ses intérêts. Elle vient de donner une preuve de son esprit politique par son accord avec l’Italie.

La Bulgarie, assagie, désabusée des ambitions inquiètes du roi Ferdinand, fermement conduite par M. Stambouliiski, cherche ses amitiés dans l’Europe occidentale et prépare l’évolution qui finira par l’associer aux autres fractions du groupe yougo-slave. Son admission dans la Société des Nations a été la sanction de sa sagesse et de sa volonté de faire honneur à sa signature. Elle vient de conclure avec la Tchéco-Slovaquie un accord économique qui commence à la faire rentrer dans la grande famille slave. Il se pourrait que, de Sofia à Belgrade, la route la plus courte passât par Prague et Zagreb.

La Grèce, au contraire, ne s’est pas montrée au niveau de la haute fortune qu’elle devait au génie et au caractère élevé du grand homme d’État qu’elle vient de répudier. Les peuples ont le gouvernement qu’ils méritent : la Grèce se réjouit de Constantin. Mais les Alliés, eux, ne peuvent accorder au beau-frère de Guillaume II la confiance qu’ils avaient prodiguée à M. Vénizélos.

Enfin la question de Constantinople, si grosse de périls et de difficultés à venir, n’est pas résolue pratiquement ; elle ne peut l’être pour le moment que par le maintien d’une égalité absolue d’influence entre les grandes Puissances. Là, plus encore qu’ailleurs, un étroit accord franco-britannique peut seul prévenir les pires complications.


IX

Il était naturel que la Grande Guerre qui a résolu l’affranchissement des nationalités, surexcitât jusqu’au paroxysme les passions nationales, et naturel aussi qu’apparût l’utilité bienfaisante d’organismes internationaux ou supranationaux qui seraient destinés à tempérer les excès des égoïsmes locaux et à servir d’arbitres dans leurs conflits. L’idée de Société des Nations est sortie de là. On ne construira l’Europe nouvelle sur des assises solides que si l’on tient compte de ces éléments. Un système continental doit se compléter par une conception du droit des gens et une fixation des règles des relations internationales. Nous sortirions de notre sujet actuel si nous entrions aujourd’hui dans une telle étude ; nous voudrions seulement indiquer quelle aide, dans la conception française d’une Europe organisée, peuvent apporter aux relations nationales les organes supranationaux existants, tels que la Société des Nations, la Papauté, l’entente internationale des grandes organisations ouvrières et, si étrange qu’il puisse paraître de les ranger parmi les forces internationales, les États-Unis d’Amérique.

La plus ancienne et la plus haute des grandes personnalités morales supranationales, la Papauté, demeure, après la guerre, la plus respectée et la plus écoutée. Les événements, à l’insu des hommes et parfois contre leur volonté, ont travaillé pour elle. On ne peut plus douter que, de la catastrophe des trois grands empires d’Europe, il résulte un bénéfice pour le catholicisme. Il est une force vivante qui se développe vigoureusement dans la liberté, mais que l’oppression ou une protection intéressée et maladroite étouffent également. Tôt ou tard, quand un régime d’ordre se sera établi en Russie, l’influence catholique ne manquera pas de tirer avantage du rôle effacé que l’Eglise orthodoxe a joué dans la grande crise révolutionnaire. Qui sait si l’âme russe, si imprégnée de christianisme, ne se tournera pas un jour, après ses dures épreuves, vers la grande force chrétienne vivante et agissante ? L’Ukraine, si elle réussit à développer son autonomie, verra le catholicisme, sous sa forme uniate, étendre son domaine. Si la Lettonie est en majorité protestante, la Lithuanie est en grande majorité catholique. Enfin tout le monde sait que la Pologne ressuscitée représente une nouvelle Puissance catholique et chacun devine que ce n’est peut-être pas l’une des moindres raisons de l’acharnement de quelques-uns de ses adversaires.

L’Empire allemand, quoiqu’un tiers de ses habitants fussent catholiques, demeurait un empire officiellement protestant dont Guillaume II était le summus episcopus. Dans la catastrophe de l’Empire et de l’ancien ordre de choses, le Centre est resté le parti le mieux organisé, le plus solide, le plus cohérent ; aucun Gouvernement n’est possible sans lui et il partage, depuis la révolution, les responsabilités du pouvoir avec les « social-démocrates ; » lui seul a un programme social qui tende, sans révolution, à une reconstruction.

L’Autriche-Hongrie était un empire officiellement catholique, mais, selon la tradition joséphiste, l’Église y était au service de l’État, et comme l’État était germanisateur en Autriche et magyarisateur en Hongrie, l’Église, elle aussi, était germanisatrice et magyarisatrice ; elle recueillait sa bonne part des haines que les nationalités opprimées portaient à l’État oppresseur. Durant la guerre, la diplomatie du Saint-Siège travailla à sauver l’Empire des Habsbourg auquel l’attachaient des liens historiques. La dislocation s’est produite et on commence à s’apercevoir que la chute de l’État dualiste a donné l’essor à des peuples catholiques qui aujourd’hui aménagent leur indépendance et où les forces catholiques s’organisent. Les Tchèques et les Slovaques sont en très grande majorité catholiques ; encore que leur Gouvernement actuel soit teinté d’anticléricalisme, il n’a pas hésité, pour aplanir plus vite certaines difficultés qui menaçaient l’unité intérieure des Tchèques et des Slovaques, à accréditer un ministre auprès du Saint-Siège et à accueillir un nonce à Prague.

Les Serbes, prévoyant et préparant leur haute fortune politique, avaient, avant la guerre, conclu un concordat avec Pie X ; dans l’État yougo-slave nouveau, les Croates et les Slovènes, catholiques, sont venus s’unir aux Serbes orthodoxes, apportant au royaume agrandi un élément plus occidental, plus civilisé dans sa masse, mieux préparé à la vie politique et économique moderne. Ce même phénomène s’est produit en Roumanie où l’annexion de la Transylvanie, de la Bukovine, du Banat, adjoint aux Roumains orthodoxes de l’ancien royaume, des Roumains catholiques et d’autres éléments ethniques également catholiques. Ainsi, « l’Église libre dans l’Europe libre » [4] a vu s’ouvrir à son influence, dans le bassin du Danube, dans les Balkans, en Russie, de nouveaux champs d’action. Des diplomates jusqu’alors inconnus ou depuis longtemps absents forment maintenant autour du Saint-Siège un imposant cortège : la Pologne, la Tchéco-Slovaquie, le royaume serbo-croato-slovène, la Roumanie, l’Autriche, la Hongrie, l’Ukraine, sans compter de plus petits, ont là leurs représentants. La Suisse vient d’accréditer le sien. Enfin le Reich allemand a son ambassadeur. On sait qu’avant la guerre seules la Bavière et la Prusse, mais non pas l’Empire, avaient un ministre à Rome et qu’à Munich seulement résidait un nonce. Le gouvernement catholique-socialiste de Berlin attend d’un acte si nouveau et significatif une démonstration et une consolidation de l’unité allemande.

L’importance du Saint-Siège comme élément de reconstruction d’une Europe pacifiée se dégage ainsi comme une conséquence des événements eux-mêmes ; son influence morale apparaît comme un facteur politique de premier ordre dans un monde où les idées d’arbitrage, de paix et d’association trouvent tant de crédit. Et ainsi se pose, pour la France, sur le terrain de ses intérêts les plus élevés, la question de ses rapports avec le Saint-Siège. M. Millerand, avec son esprit positif, son patriotisme éclairé, et après lui M. Leygues, ont clairement vu que la France, qui a un si grand rôle à jouer dans la reconstruction d’un ordre européen, ne peut être absente du Vatican où tous les autres, amis, rivaux ou ennemis, sont activement présents ; la Chambre l’a compris avec les chefs du gouvernement. Le nouveau Président du Conseil, M. Briand, est un parlementaire trop avisé pour chercher à retarder la réalisation de la volonté nettement exprimée de la Chambre ; il obtiendra sans difficultés la ratification du Sénat.

Ce qui fait la force de la Papauté et assure son influence, c’est précisément ce qui manque à la Société des Nations, c’est la tradition, éprouvée et fortifiée par une longue durée de bienfaits, d’un universel respect. L’idée de Société des nations est sortie du vœu général des peuples après la Grande Guerre, elle répond à un besoin permanent des sociétés humaines, mais dans la forme que lui ont donnée les délibérations de l’hôtel Crillon, elle est une création artificielle, en opposition avec la mentalité de gouvernements et de peuples habitués à l’isolement individualiste, et qui porte la trace trop visible des concessions réciproques des diplomates et des préoccupations particulières de chaque délégation. Telle qu’elle est cependant, elle a, sur d’autres conceptions, l’avantage d’exister en vertu de traités de paix qui sont la charte du droit public européen ; à elle de saisir les occasions d’affirmer son autorité et son indépendance ; elle peut devenir, dans la nouvelle Europe, une utile ouvrière de reconstruction, d’ordre et de justice internationale par l’arbitrage. On verra mieux, à l’usage, tout ce qui lui manque pour rendre tous les services que les traités de paix lui imposent, et le temps permettra à l’opinion publique de comprendre l’efficacité du nouveau rouage que l’évolution naturelle des démocraties contemporaines a introduit dans la vie politique des peuples.

La Société des nations aurait pu, dès sa naissance, faire grande figure si le puissant souffle de la démocratie américaine avait continué à l’animer. Vus d’Europe, les États-Unis, qui ont certes leurs intérêts nationaux, apparaissent comme une Puissance supranationale et peuvent en tenir le rôle. Héritiers de nos civilisations qu’ils ont su rénover en une puissante et originale synthèse, les Américains, dont l’intervention dans la Grande Guerre est un acte d’une portée historique sans précédent, doivent à l’Europe de ne pas l’abandonner dans la crise difficile de sa reconstruction. La France a besoin d’eux pour accomplir jusqu’au bout sa tâche d’ordre et de pacification ; elle les appelle avec confiance, que leur chef s’appelle Wilson ou Harding, sûre que l’opinion publique saura déterminer l’action gouvernementale à continuer l’œuvre si noblement commencée en 1917.

Les organisations internationales ouvrières, depuis longtemps créées, auraient pu être et pourraient encore devenir des forces constructives, si elles n’avaient, dès leur origine, travaillé à conquérir, par des moyens révolutionnaires, le pouvoir politique pour des fins, non d’ordre et de paix, mais de lutte de classe. Paix entre les peuples ne peut pas signifier guerre entre les classes. S’il est légitime, s’il peut devenir avantageux au bien général, que les organisations syndicales des divers États aient entre elles des relations et des accords relativement à leurs intérêts professionnels, il ne l’est pas qu’elles cherchent à se substituer à la nation entière, s’agitent à l’encontre de ses intérêts supérieurs et prétendent dicter la loi au Gouvernement dans des questions où leurs intérêts ne sont ni les seuls ni les plus importants. Aussi bien est-ce là un sujet qui dépasse le cadre de ces quelques notations politiques ; il suffisait d’indiquer que les organisations internationales ouvrières peuvent devenir, selon leurs propres tendances, ou des facteurs de destruction et de troubles, ou, au contraire, des forces d’organisation, de paix sociale et internationale. Elles élimineront plus volontiers de leur sein les éléments révolutionnaires et communistes si les Gouvernements, de leur côté, s’entendent entre eux et s’accordent avec elles sur un programme de réorganisations et de reconstructions sociales. La France sait que c’est l’une des conditions essentielles de cette pacification générale à laquelle, après de si grandes secousses, tous les hommes aspirent et qui n’est possible que par la pacification des esprits. Le système continental qu’elle convie les peuples à établir avec elle doit être à la fois politique et social.


X

Entre la politique des ports pratiquée par le gouvernement britannique et ses agents, dont nous avons essayé d’indiquer les tendances et les effets, et un système continental de sécurité générale et d’ordre tel que celui dont la France a besoin pour respirer et travailler, y a-t-il opposition radicale ? Oui en apparence ; non en réalité. En tout cas, l’opposition n’est pas irréductible.

D’abord, les vrais intérêts de l’Angleterre ne sont pas toujours, tant s’en faut, identiques à ceux des marchands, gens de « business, » fonctionnaires ou officiers coloniaux, qui l’entraînent dans une politique à courte vue et dont l’activité indiscrète a suscité les plus grosses difficultés entre leur pays et la France. Les organes les plus éclairés de la presse anglaise, tels que le Times, sont plus sévères que nous n’avons le droit de l’être pour de telles erreurs. Ils ont montré, dans une courageuse campagne, que les intérêts britanniques sont, à l’heure actuelle, autant que pendant la guerre, étroitement solidaires de ceux de la France. La guerre n’est pas finie ; elle ne le sera pas tant que les traités n’auront pas été exécutés, tant que l’Allemagne aura les moyens et surtout la volonté de remettre en question les résultats de la grande lutte, tant que l’impérialisme bolchéviste menacera l’Europe et l’Asie et entretiendra dans l’Europe orientale un militarisme rouge aussi dangereux que le militarisme prussien et d’ailleurs prêt à s’unir à lui, si les dissentiments des Alliés lui en offraient l’occasion, pour tout submerger et pour déchirer le traité de Versailles à la faveur d’un bouleversement général. Cette conjonction était virtuellement réalisée au moment où Varsovie paraissait sur le point de succomber et où, une fois de plus, une Russie égarée allait se faire, sur le cadavre pantelant de la nation polonaise, complice des ambitions et des haines de la Prusse. Le Gouvernement français a une fois de plus sauvé l’Europe en réconfortant la Pologne, en lui montrant pourquoi elle pouvait et comment elle devait vaincre. Il a eu la joie de voir son action admirablement comprise par les États-Unis. Mais c’est seulement à Lucerne, et après la victoire polonaise, que MM. Lloyd George et Giolitti paraissent avoir mesuré le danger auquel ils venaient d’échapper.

On peut espérer que le Gouvernement et l’opinion britanniques se rendront enfin compte qu’ils ont, à la reconstruction de l’Europe, un intérêt égal au nôtre. Car il y a longtemps que l’Empire britannique n’est plus une île. Si la Pologne avait succombé, si elle ne restait pas assez forte pour empêcher la conjonction des appétits bolchévistes et des rancunes allemandes, comment l’Angleterre aurait-elle sauvé son empire d’Asie ? Le péril qu’était pour l’Europe la ruine de la Pologne et l’entente des bolchévistes avec les Allemands, l’opinion française l’a immédiatement envisagé parce qu’elle sait ce qu’il en coûte d’avoir une frontière continentale à défendre ; alors M. Millerand, avec cette énergie calme qui caractérise sa manière personnelle, a pris ses responsabilités. Il a mérité que toutes les nations qui veulent l’ordre et la paix vinssent se ranger à ses côtés. Une politique énergique, mais prudente et modérée, finira peut-être même par rapprocher de nous une Allemagne, celle qui n’est pas irrémédiablement raidie dans l’armure prussienne et qui n’a pas trop subi l’empreinte de cette race de Slaves germanisés qui n’a jamais produit que des agents de ruine et de destruction.

La victoire polonaise, le succès de la politique de la France ont refait l’accord des Alliés de la Grande Guerre ; mais d’autres dissentiments se sont révélés ; nous avons montré qu’entre la France et l’Angleterre une source permanente de malentendus peut, à chaque pas de la route historique des deux nations, engendrer des difficultés, des mésintelligences. Il vaut mieux savoir qu’il n’existe pas, entre la politique de chacun des deux peuples, une harmonie naturelle et spontanée et qu’il est nécessaire que, de part et d’autre, un travail quotidien établisse sur chaque question le point de vue et les intérêts de chaque partie. Une absolue franchise est d’abord indispensable, franchise de la presse, franchise de la diplomatie. Il ne suffit pas que la France ait à Londres une diplomatie clairvoyante, prudente, conciliante ; il faut encore qu’elle soit ferme et résolue. On ne supprime pas les difficultés en évitant d’en parler. L’Anglais est un homme d’affaires, qui comprend à merveille que chacun ait son intérêt et le défende ; il faut savoir lui dire « non, » si on veut être respecté par lui et obtenir sa confiance et son amitié.

Il n’est pas, en politique, de bonne entente sans juste réciprocité. Il est des Anglais qui ne se sont pas encore rendu compte des sacrifices que la France a faits au maintien de l’Entente cordiale. Les Français ont vu la politique de sécurité conforme au droit des peuples qu’ils esquissaient sur le Rhin contrecarrée et méconnue, au point d’être confondue avec les ambitions et les désirs de conquête d’un peuple impérialiste ; tandis que l’Angleterre obtenait toutes les garanties de sécurité qu’elle estimait nécessaires, nous n’en obtenions que d’insuffisantes. Il n’a pas tenu à la politique anglaise que nous ne voyions succomber la Pologne et ruiner notre influence en Syrie. Il est nécessaire que l’opinion britannique ne se méprenne pas sur l’impression produite en France par la politique de son gouvernement dans l’ancien Empire ottoman. Par l’accord de 1916, nous consentions à renoncer en Palestine, au profit de la Grande-Bretagne, à l’influence séculaire de la France ; mais nous avions cru qu’en échange d’une telle concession, suivie de celle de Mossoul, douloureuses l’une et l’autre à notre amour-propre et nuisibles à nos intérêts, nous trouverions partout, pour organiser l’indépendance assistée des peuples émancipés du joug turc, l’appui cordial des troupes et des autorités anglaises, comme les Anglais trouveraient partout l’aide française. La déception a été profonde. L’opinion française a le sentiment qu’après ce que la France a fait pendant la guerre, la perte d’influence qu’elle subit en Orient au profit de ses alliés est une injustice et qu’elle a droit à une compensation. Le gouvernement de la République sera approuvé et soutenu par le pays s’il défend énergiquement à Constantinople ses droits, qui sont ceux de toutes les nations, et son influence, qui est l’héritage de toute l’histoire de France, le fruit de l’activité séculaire de ses nationaux ; il sera loué s’il s’oppose à ce qu’aucune école, aucune œuvre française soit moins libre et moins prospère sous l’un des régimes nouveaux, notamment en Palestine, qu’au temps de l’autorité turque.

Une politique des ports, pratiquée par l’Angleterre avec discernement et modération, ne doit pas se trouver nécessairement en opposition avec la politique continentale de la France. Que le commerce britannique se développe dans tous les ports d’Europe, la France s’en réjouit, à la seule condition que ce ne soit pas à ses dépens et d’accord avec ses ennemis. La politique des ports peut avoir ses exagérations et ses intempérances comme le système continental a eu les siennes et pourrait encore les avoir ; à tout prendre, il n’est pas mauvais, dans leur propre intérêt et dans celui de tous les autres peuples, que les deux conceptions se surveillent l’une l’autre et se contiennent dans de justes bornes.

L’amitié de deux grands peuples et l’accord de deux politiques, qui ont nécessairement parfois des intérêts opposés, exige des concessions fréquentes et importantes ; encore faut-il qu’elles soient réciproques. Que les Anglais nous disent où et en quoi notre politique peut les offusquer ou leur nuire, à charge de réciprocité. Peut-être sommes-nous plus sensibles, plus nerveux, plus méridionaux si l’on veut ; nous n’en avons que plus de mérite, lorsque les Anglais nous font tort, à ne pas laisser notre presse parler indiscrètement d’Egypte ou d’Irlande. Si nous avons besoin de l’Angleterre, elle a besoin de nous. Le public français aimerait voir l’Angleterre sacrifier quelque intérêt à l’amitié de la France ; elle en vaut la peine. Elle est froissée dans son sentiment de la justice, quand elle voit prendre, ici ou là, la place qui revient à la France ou qu’elle possédait avant la guerre par des hommes qui, hier encore, se battaient et mouraient pour la même cause, sur son sol, avec ses propres enfants.

La grandeur du but doit stimuler les courages à vaincre tous les obstacles ; car ce n’est pas seulement l’ordre européen et la paix générale qui sont en jeu dans l’avenir de l’entente amicale franco-britannique, mais le développement futur de la civilisation et les formes qu’elle prendra. Le bolchévisme n’est qu’une fièvre de guerre, une fièvre slave et asiatique, dont la malignité ira s’atténuant ; mais il restera la nécessité, révélée par la guerre, d’une organisation internationale du travail, de la production et de la consommation, des finances et de la monnaie, de même qu’il reste à organiser l’ordre européen et les relations internationales. Il ne faudra pas moins, pour y réussir, que l’accord de toute l’intelligence occidentale et la collaboration américaine ; le fondement politique indispensable est l’entente de la France et de la Belgique avec l’Angleterre ; le rendement philosophique est la conviction que la fin suprême de la civilisation n’e.st pas de créer des richesses matérielles et que son progrès ne se mesure pas au nombre des tonnes de houille extraites ou des tonnes d’acier fondues, mais qu’elle consiste à élever, chez un nombre toujours plus grand de peuples et d’individus, le niveau moral et social et à développer le sentiment de la justice par la fraternité et la charité. Le but est haut et il est loin ; il est de ceux que l’humanité n’atteindra jamais, mais il suffit qu’elle s’y achemine.

Le Times, qui mène une belle et clairvoyante campagne pour l’ordre européen et la conciliation des intérêts français et anglais, écrivait, dans son émouvant article du 18 août, ces paroles, chargées de sens et de vérité : « Les véritables résultats de la guerre dépendent absolument de la cordialité et de l’intimité de nos relations avec la France. Une entente officielle n’est pas suffisante ; il faut une amitié nationale, pénétrant hommes et femmes de toutes classes et de toutes conditions dans les deux pays. » Le travail d’opinion précède et prépare l’œuvre des gouvernements. La France ne doute pas des sentiments du peuple anglais, pas plus qu’il ne doit douter des siens, mais elle ne sent pas, chez lui, la compréhension constante et clairvoyante de ses aspirations et de ses besoins nationaux ; peut-être le peuple anglais éprouve-t-il à notre égard la même impression. Il faut rapidement creuser le tunnel, et lui donner toute sa valeur matérielle et symbolique. Ainsi l’Angleterre s’habituera à ne plus se considérer comme isolée et prendra conscience des solidarités nécessaires. Ne demandons pas à la diplomatie ce qu’elle ne peut donner ; à vouloir trop vite une alliance complète et valable pour tous les cas, on se heurterait à des réalités et on risquerait de recevoir le démenti des faits. Un travail continu d’opinion est nécessaire des deux côtés de la Manche. Entre Français et Anglais l’alliance des cœurs s’est faite sous le feu de l’ennemi et elle est indissoluble, mais l’alliance des esprits n’est que préparée, et elle est la première et indispensable condition de l’alliance des Gouvernements et de l’accord des politiques.


RENÉ PINON.

  1. Voyez la Revue du 1er février.
  2. Voyez la Revue du 15 février 1920 et notre livre : La reconstruction de l’Europe politique (1 vol. in-8 ; Perrin).
  3. La reconstruction de l’Europe danubienne, dans la Revue du 1er juin 1919.
  4. M. Georges Goyau a publié ici, sous ce titre, deux articles fort remarqués. « Voyez la Revue des 1er et 15 juillet 1919. Ils ont été depuis réunis en volume sous le même titre (Perrin, in-16).