L’Avenir de l’Entente franco-britannique/01

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L’Avenir de l’Entente franco-britannique
Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 571-602).
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L’AVENIR
DE
L’ENTENTE FRANCO-BRITANNIQUE

I
LA POLITIQUE DES PORTS

L’entente cordiale du peuple français et du peuple britannique, la solidarité politique de leurs gouvernements, n’ont jamais été plus qu’aujourd’hui nécessaires pour le salut de la civilisation européenne et l’établissement d’une paix durable. La grande tempête déchaînée par l’Allemagne n’est pas apaisée ; les flots restent émus ; la guerre n’est pas finie, puisqu’on se bat dans toute l’Europe orientale et en Asie ; les traités de paix, à peine signés, sont remis en question.

Cependant ces derniers mois ont été marqués par de sérieuses difficultés franco-britanniques ; des divergences se sont révélées sur des points qui touchent non seulement aux intérêts des deux pays, mais à tout l’avenir de l’ordre en Europe. Avec une égale bonne volonté, les hommes d’État des deux pays se sont appliqués à les résoudre ; l’opinion publique, sur les deux rives du « Canal, » les réprouve et ne les comprend pas ; elles renaissent pourtant, elles surgissent, presque à chaque pas, de l’application des traités ; elles ne datent pas d’hier, elles ont existé pendant la guerre, voilées par la magnifique fraternité des armes, et ceux-là seuls qui ont eu le redoutable honneur de négocier les traités peuvent dire de quelles discussions laborieuses la rédaction en est sortie et quelle somme de bonne volonté ils ont dépensée pour concilier des points de vue qui paraissaient inconciliables ; mais les dissentiments renaissent à mesure qu’on les dissipe ; la nature des choses reste rebelle à se plier aux formules des diplomates.

L’opinion française, trop souvent mal éclairée, a pris l’habitude, durant les négociations du traité, d’expliquer chaque difficulté par les conceptions utopiques et l’intransigeance du président Wilson. Il y a quelque injustice dans ce jugement trop sommaire ; c’est entre le point de vue français et le point de vue britannique que, le plus souvent, le désaccord s’est révélé profond ; ou, du moins, plus exactement peut-être, les divergences auraient été atténuées et souvent se seraient évanouies, si la solidarité franco-britannique, si solidement établie dans des cœurs, s’était traduite dans les paroles et les actes des Gouvernements..

Ces difficultés, ces divergences, il est vain de les cacher, puisque l’univers les voit et que leurs conséquences se révèlent ichaque jour. Mais il peut être salutaire d’en montrer les raisons, d’en analyser les origines, afin de distinguer celles qui sont irréductibles, parce qu’elles tiennent aux grands intérêts des deux peuples et à toute la contexture de leur vie nationale, et celles au contraire qui peuvent se résoudre, parce qu’elles sont accidentelles et passagères. Les premières, on cherchera surtout à les délimiter, afin d’arriver, par un respect et des concessions réciproques, à en atténuer les effets ; quant aux secondes, elles s’évanouiront d’elles-mêmes par l’effort quotidien des Gouvernements, des diplomaties, de la presse, de l’opinion publique.

Tragique antagonisme des volontés et des intérêts ! Jamais le vouloir profond de deux grands peuples n’a plus impérieusement commandé l’accord des deux politiques, la solidarité des deux Gouvernements anglais et français, dont l’union a fait la victoire ; et cependant les malentendus renaissent, et, quand on veut les éclaircir, quand on en cherche les racines pour les extirper, on s’aperçoit que les difficultés actuelles se lient à toute la longue histoire des deux peuples, à des traditions gouvernementales et diplomatiques qui s’autorisent de grands intérêts permanents et dont il est impossible de ne pas tenir compte. Les événements politiques d’aujourd’hui plongent dans un passé qui les explique sans toujours les justifier, de même que les couches géologiques qui affleurent à la surface du sol et en déterminent la configuration s’enfoncent jusqu’aux entrailles de la terre et traduisent ses convulsions antiques et les lois de son architecture. Dans l’enthousiasme d’une fraternité généreuse, dans l’ardeur héroïque d’une lutte qu’illuminait une splendide vision de justice et de fraternité, on avait quelque peu oublié qu’en politique les intérêts ont voix prépondérante et qu’un effort de tous les instants et de toutes les volontés est nécessaire, non pour les faire taire, mais pour les concilier. Ces inévitables malentendus ont retenti douloureusement dans les cœurs, de chaque côté du Détroit ; car on se tromperait dangereusement si l’on croyait, en France, que la majorité des Anglais partage les opinions de M. Keynes, — et d’ailleurs peut-être M. Keynes lui-même est-il persuadé qu’il est un ami, de la France et agit comme tel, — et approuve tous les actes dii gouvernement de M. Lloyd George ; et l’on ne commettrait pas une moins lourde erreur si l’on pensait, en Angleterre, qu’il existe chez notre peuple, — encore qu’il soit plus sentimental et plus sensible, — un ressentiment durable des griefs qu’il croit avoir envers son « camarade de combat. » Le sang versé sur les champs de bataille est plus épais que l’eau du Canal.

Heureusement les actes humains ne sont pas déterminés comme les phénomènes de la nature ; l’histoire n’a pas la rigidité de la géologie et ce que nous appelons ses lois n’est souvent que l’effet accumulé de volontés concordantes ; l’histoire, la géographie, les besoins économiques ne déterminent pas les volontés, ils les inclinent ; un champ immense reste ouvert à l’activité libre des énergies individuelles ou collectives. Il est donc avant tout nécessaire d’établir d’où viennent et comment s’expliquent les divergences d’intérêts dont l’opinion des deux pays constate avec chagrin les effets. Ainsi apparaîtront mieux la valeur et le poids des raisons dominantes qui commandent aux deux nations l’entente et la solidarité. Ces raisons, que le sûr instinct des peuples devine, il appartient aux hommes d’Etat de les confronter et de les peser pour en établir la valeur relative et, pourrait-on dire, de les hiérarchiser, afin de subordonner l’accessoire au principal et de dresser le bilan des concessions que, de chaque côté, il est possible de faire et désirable d’obtenir. C’est, en politique, la condition même de toute bonne et solide entente.

Lord Derby, hier encore ambassadeur à Paris, entreprend une généreuse campagne pour démontrer à ses compatriotes les avantages d’une « alliance franco-britannique. » Les chefs des deux gouvernements font les efforts les plus énergiques pour arriver à une entente et à une action communes. En présence d’une Europe disloquée, troublée, de traités inexécutés, du bolchévisme belliqueux et menaçant, de difficultés économiques et financières universelles, la nécessité d’une étroite solidarité s’impose aux vainqueurs de la guerre, plus impérieuse, plus évidente. Nous ne chercherons, ici, qu’à apporter à cette œuvre de salut le modeste concours de quelques observations et réflexions.


I

« L’entente cordiale » entre l’Angleterre et la France est née du commun péril allemand. Elle s’est réalisée par la volonté d’Edouard VII et la bonne volonté de M. Delcassé.

La politique britannique, qui a toujours combattu toute hégémonie européenne et recherché l’alliance de la seconde Puissance continentale contre la première, fut lente à découvrir le péril germanique ; elle était, elle est encore, bien qu’à un moindre degré, héréditairement conduite par un petit nombre de familles qui se transmettent, avec le privilège du pouvoir, des traditions fortes et salutaires, mais qui parfois, faute de s’adapter assez vite à des situations nouvelles, se figent en formules périmées et en préjugés désuets. Lord Chatam avait dit en 1762 : « La seule chose que l’Angleterre ait à craindre ici-bas, c’est de voir la France devenir une Puissance maritime, commerciale et coloniale ; » la politique britannique vivait sur cet axiome bien des années encore après 1870. Une Allemagne très forte lui paraissait indispensable pour faire obstacle à l’invasion cosaque que redoutaient Palmerston et Disraeli, et c’est pour faire pièce à la Russie que l’Angleterre commit en 1878 l’insigne erreur d’introduire l’Allemagne dans les affaires de l’Orient ottoman, Pour éclairer les hommes d’Etat anglais, il fallut des provocations claires et réitérées, l’apparition sur les mers d’une puissante flotte allemande, les coups droits de Guillaume II : « Notre avenir est sur l’eau ; » « Le pouvoir impérial implique le pouvoir sur mer » (15 décembre 1898).

Cette persévérance à combattre toute hégémonie continentale, en même temps que cette lenteur à en discerner et à en prévoir la formation, procèdent l’une et l’autre, en dépit de leur contradiction apparente, du fait primordial de l’insularité qui explique pour une si large part le caractère de l’Anglais et l’organisation de sa vie économique. La tradition de sa politique s’éclaire et se justifie par la continuité de ses intérêts, et sa fixité même engendre ce qu’elle a parfois de pesant et d’incompréhensif. Le manque d’une pression continue sur une frontière de terre, l’absence de ces ruines de tout âge qui, dans nos campagnes.et dans nos villes, attestent de génération en génération les maux de l’invasion, font que l’Anglais ne connaît que pour sa marine la loi de l’effort permanent, de la vigilance toujours en éveil. Contre un péril allemand qui réapparaîtrait demain, nous le trouverions prêt à passer la Manche, mais il n’a plus aujourd’hui conscience du péril allemand. Avant la guerre, l’ « entente cordiale » ne s’est pas transformée en alliance, parce que l’opinion anglaise ne voulait pas voir le danger, pour n’avoir pas à faire l’effort d’y parer. Encore en juillet 1914, des hommes politiques anglais, et non des moindres, se persuadaient de la supériorité de la race germanique dans ses deux grands rameaux allemand et anglo-saxon ; l’avenir de la civilisation, c’était le germanisme. La déclaration de guerre de l’Allemagne ne suffit pas à dessiller tous les yeux ; sans la violation de la Belgique, l’Empire britannique ne serait peut-être entré en guerre que plus tard ; mais c’est un axiome que l’Angleterre fait la guerre pour Anvers, « pistolet chargé au cœur de l’Angleterre. »

L’alliance de fait, signée avec le sang des héros dans la plus noble des fraternités d’armes, n’a pas eu d’autre traduction écrite que le pacte de Londres, qui n’est pas un traité d’alliance. La victoire gagnée, « l’homme de la rue » anglais ne s’étonnera pas que l’alliance, née du péril, prenne fin avec lui et que la politique britannique retourne à son isolement. C’est la tradition. Il ne faut pas de Puissance prépondérante sur le continent. La guerre contre l’Allemagne a révélé que le Cabinet de Londres fut mal inspiré, en 1871, en laissant amoindrir et mutiler la France ; ce fut une faute dans laquelle il importe de ne pas retomber ; il faudra donc éviter de laisser trop diminuer l’Allemagne. Ce raisonnement, qui pèche par la base, puisque l’Allemagne est encore beaucoup plus peuplée que la France, c’est nous qui la mettons en forme ; maison en trouve la trace à l’état instinctif ou à demi conscient dans certains esprits anglais.

Une convention annexe, signée en même temps que le traité de Versailles, assure à la France « l’aide » de l’Angleterre « dans le cas d’un acte d’agression non provoquée, dirigé par l’Allemagne contre la France. » Mais cette convention, — son texte même en fait foi, — n’a été qu’un gâteau de miel destiné à calmer les appréhensions et dissiper le mécontentement des plénipotentiaires français, qui, n’ayant obtenu, après de longues et âpres batailles, que des avantages insuffisants ou illusoires, réclamaient au moins pour la France des garanties de sécurité. L’engagement de la Grande-Bretagne n’est valable qu’après ratification de l’engagement identique et simultané pris par les États-Unis ; il doit, en outre, être soumis au Conseil exécutif de la Société des Nations. Il est sans réciprocité ; il n’a donc pas, les caractères que le droit international attribue à une alliance ; c’est un secours éventuel que l’Angleterre s’oblige conditionnellement à apporter à la France, et rien de plus. La convention s’intitule « aide à donner à la France (Assistance to France) au cas d’agression allemande non provoquée. » Si, plus tard, la ratification des États-Unis venait donner force exécutoire à ses stipulations et aux engagements britanniques, on pourrait trouver d’autres échappatoires ; la Société des Nations doit être appelée à se prononcer sur sa propre efficacité, et à déclarer, selon les termes de la convention du 28 juin, que sa constitution est assez forte pour apporter à la France une garantie suffisante de sécurité[1] ; l’Angleterre s’est réservé une large part d’influence dans le Conseil de la Société des Nations ; peut-être présume-t-elle qu’une société, quelle qu’elle soit, n’invoque jamais volontiers sa propre faiblesse. Il reste toujours, au pis-aller, la ressource d’épiloguer sur la provocation. Ainsi, de toute façon, les engagements du Cabinet de Londres ne pèseront pas lourdement sur sa politique ; la garantie qu’ils ont l’air de nous apporter ne suffit pas à nous endormir. La France victorieuse apprécie les amitiés, recherche les alliances, mais n’a pas besoin d’une « assistance. »

On a souvent comparé les Iles-Britanniques à un navire ; la politique de leur gouvernement rappelle la manœuvre d’un capitaine de vaisseau ; il ne se sent à l’aise qu’au large ; pas de câble, pas de remorque, pas d’ancre ; le salut, par gros temps, est dans la liberté de manœuvre. Il n’est pas, en politique, d’opération plus délicate, plus dangereuse, que d’opter. Nous avons montré, ici, avant la guerre, que la politique française, relativement calme de 1875 à 1898, fut ballottée de crise en crise à partir du moment où, avec le parti radical et M. Delcassé, elle eut opté entre l’Angleterre et l’Allemagne[2]. Bismarck, dans un passage saisissant de ses Pensées et Souvenirs, explique pourquoi il s’est efforcé tant qu’il a pu de ne pas choisir entre la Russie et l’Autriche et comment, s’étant trouvé dans l’obligation de le faire et ayant conclu la Triple-Alliance, il a essayé, par de savantes contre-assurances, d’amortir les conséquences de sa décision. L’Angleterre suit les mêmes maximes ; sa situation insulaire lui permet de s’y conformer : c’est le « splendide isolement » garanti par le two powers standard, c’est-à-dire par la supériorité absolue sur mer. Elle garde sa liberté de manœuvre, se réserve de prendre le large et évite de choisir ; pas d’option : le tunnel sous la Manche serait une option. L’Angleterre doit rester une île, a dit M. Lloyd George, et son langage est conforme à toute la tradition de la politique britannique. Nous n’examinons pas, pour le moment, si aujourd’hui une telle tradition correspond encore aux réalités politiques et n’oublie pas que, si l’Angleterre est une île, l’Empire britannique n’en est pas une ; il suffit que la tradition vive et pèse sur la politique du cabinet de Londres.

Le marin, sur son vaisseau, ne saurait avoir la même vision du monde que le paysan sur son sillon ; quand il regarde l’Europe, le pilote du navire britannique voit se dessiner les côtes, avec les détroits, les estuaires, les fleuves qui prolongent loin dans l’intérieur la possibilité de navigation, le commerce qui aboutit aux ports et apporte le fret. L’homme d’État anglais aperçoit les continents du point de vue de la mer, c’est-à-dire comme quelqu’un qui a des relations avec les continents, mais seulement par leur périphérie, et qui n’est pas directement mêlé à ce qui s’y passe. L’Europe est, pour lui, une côte qui borde les mers anglaises et derrière laquelle il y a des hommes qui produisent et consomment. De l’empire napoléonien, l’Angleterre a vu le blocus continental et lutté à outrance pour le briser. Pour un homme d’Etat continental, l’Europe est une collection d’Etats que bordent des mers ; la mer est pour lui un chemin, non un domaine ; il considère tout événement continental comme intéressant directement la sécurité et la paix de son pays. Jamais le point de vue du pilote britannique et celui du chef d’Etat européen ne se recouvrent exactement. On a dit avec raison que l’Anglais est trop Anglais pour être bon Européen ; il n’a jamais eu l’esprit européen, c’est-à-dire qu’il ne se sent pas membre obligatoirement solidaire d’une collectivité à laquelle il ne lui est pas permis de se soustraire et qu’il n’a qu’un intérêt extérieur à bien aménager. Il est l’hôte de la maison européenne, il y compte des amis, des clients, il y pénètre, mais ne l’habite pas. Sa politique européenne peut se définir d’un mot : la politique des ports.

Ce n’est qu’à la fin du XVIIe siècle, et surtout au XIXe, quand l’Angleterre eut organisé sa vie commerciale et se fut faite « le roulier des mers, » qu’elle eut la pleine révélation des avantages de son insularité. Autrefois, elle refusait de s’en prévaloir et recherchait les occasions de se mêler aux affaires du continent. Cette politique d’intervention était celle des rois ; ils gaspillèrent des siècles à disputer la couronne de France. La nation, quand elle fut maîtresse de ses destinées, se retrancha dans son isolement ; elle voulut son église, sa religion à elle et rien qu’à elle. La passion nationale du no popery n’est qu’une des formes du particularisme britannique : elle reste vivante, et il est possible que, par exemple, l’attitude d’un Lloyd George à l’égard de la Pologne catholique, ou certaines indulgences d’un Keynes pour la Prusse protestante, s’expliquent, du moins en partie, par une survivance, peut-être inconsciente, de vieilles passions religieuses.

A mesure qu’avec le développement intense de la grande industrie par la houille et le fer, l’Angleterre s’est trouvée en face d’un besoin toujours grandissant de vendre au dehors ses produits fabriqués et d’acheter les denrées nécessaires à sa vie et les matières premières indispensables à la production de ses usines, les possibilités de sa vie politique se sont trouvées plus étroitement déterminées et limitées par ses nécessités économiques. Elle a de plus en plus besoin d’une « politique des ports, » qui implique une politique d’impérialisme colonial et d’isolement européen. Pour y réussir, elle a usé de tous les moyens. « Son histoire extérieure est faite tout entière de contradictions dans les moyens dont elle s’est servie pour atteindre des buts restés identiques[3]. »


II

British policy is british trade. « La politique britannique, c’est le commerce britannique. » La maxime a été formulée par Pitt lui-même. « L’Empire, c’est le commerce, » proclamait Joseph Chamberlain. La politique des ports, c’est un mode d’application, par la diplomatie, de la politique commerciale. Comment, dans les traités de paix de 1919 et 1920 et dans toutes les formes de l’activité gouvernementale et privée, depuis la fin de la guerre, les Anglais ont poursuivi une politique des ports, c’est ce que nous voudrions montrer, en faisant, pour ainsi dire, le tour des côtes de l’Europe aux côtés du pilote qui tient le gouvernail du grand navire britannique.

La politique des ports a deux aspects, ou plutôt deux temps. Il s’agit d’abord d’assurer à l’Angleterre une influence politique prédominante dans les grands ports, ou tout au moins d’en écarter toute grande Puissance rivale. Si un grand port, centre d’importation et d’exportation pour toute une région, appartient à un petit État, c’est tout avantage pour l’Angleterre, qui pourra plus aisément s’en assurer le contrôle, y maintenir la liberté du transit franc de droits, y créer elle-même l’outillage, en surveiller les avenues, en monopoliser le commerce. Il s’agit ensuite d’assurer au port beaucoup de fret ; il faut qu’il devienne le débouché d’une région productrice et consommatrice. Ici la politique des matières premières vient compléter la politique des ports. Tel est l’intérêt du commerce anglais.

En face l’estuaire de la Tamise s’ouvrent les bouches de l’Escaut et du Rhin. La politique britannique a toujours veillé sur Anvers et Rotterdam. Le traité de Londres du 19 avril 1839, qui règle les conditions du divorce entre la Belgique et la Hollande, imposait à la première de lourdes servitudes à l’avantage de la seconde. L’Europe, inspirée par Londres, refusa de céder à la Belgique la Flandre maritime et le Limbourg avec Maestricht. Le cabinet britannique appréhendait que l’influence de la France ne fût trop forte dans le nouvel État ; il faut, avait dit Palmerston, — M. Carton de Wiart le rappelait le 11 juin à la Chambre des Représentants, — faire une Hollande très forte pour servir de barrière contre la France. L’Escaut demeura donc fermé et le Limbourg ouvert. C’est, en fin de compte, à l’Allemagne que profitèrent les clauses qui restreignaient la liberté du port d’Anvers. Dès le 4 août 1914, l’Escaut était fermé. Les Français et les Anglais ne purent s’en servir pour porter secours à Anvers, ni les Belges pour faciliter l’évacuation du camp retranché et sauver leur armée. Au contraire, une partie des troupes allemandes en retraite, au moment de l’armistice, put sans opposition traverser le Limbourg hollandais.

La guerre terminée, les gouvernements alliés et l’opinion paraissaient d’accord pour réviser, au profit de la Belgique héroïque et fidèle, les stipulations du traité de 1839, dût la Hollande, qui avait eu tous les profits de la neutralité, en pâtir quelque peu. Le traité de Versailles stipule en effet[4] que le traité de Londres sera révisé. Des négociations commencèrent donc à Paris ; la Belgique s’attendait à ce que la barrière dressée par Palmerston contre la France fût en quelque sorte retournée contre l’Allemagne. Les négociations, lentes, difficiles, n’ont abouti pour la Belgique qu’à des satisfactions si insuffisantes qu’elle a jusqu’ici préféré ne pas signer une convention qui ne lui accorde ni la liberté de l’Escaut, ni une bonne ligne de défense sur la Meuse. « La Hollande l’a refusé aux Puissances, qui ont déployé auprès d’elle, il est vrai, un assez médiocre effort de persuasion. » C’est M. Hymans, ministre des Affaires étrangères de Belgique, qui s’exprimait ainsi, le 11 juin, à la Chambre des Représentants. Par « les Puissances, » il faut entendre en réalité l’Angleterre. Il est conforme aux traditions de la politique britannique que les avenues d’Anvers, le grand port d’une Belgique qui a cessé d’être neutre, soient sous la dépendance de la Hollande, surtout au moment où l’élan des cœurs et la solidarité des intérêts préparent une alliance franco-belge. Les services et les souffrances de la Belgique ne seraient-ils pas suffisants pour entrer en balance avec une tradition, si désuète et surannée soit-elle, du Foreign Office ?

Il est à peine besoin de dire que les Anglais n’ont pas les mêmes raisons que nous de croire à la permanence d’un péril allemand pour leur race et leur pays ; ils ont lutté à fond contre l’Empire, parce que si l’Allemagne avait écrasé la France, elle aurait absorbé l’Europe continentale et revendiqué la suprématie maritime et économique ; de l’Allemagne ancienne, ce que redoutait d’abord l’opinion britannique, c’étaient ses ports et la formidable concurrence qui en sortait. Le tonnage de Hambourg n’avait-il pas dépassé celui de Londres ? Mais les échanges entre les deux pays se montaient chaque année à des chiffres énormes ; l’Allemagne, venait en très bon rang parmi les clients du commerce anglais. Puissante machine à produire, supérieurement outillée et scientifiquement dirigée, elle inquiétait ses rivaux britanniques, mais elle entraînait dans le formidable mouvement de sa production et de ses échanges les intérêts des autres nations. Son arrêt brusque et presque complet eut son contre-coup sur la vie économique de l’Angleterre. L’intérêt immédiat de celle-ci est que l’Allemagne se remette à produire et à consommer ; elle est le bon client qui, ayant cessé d’être dangereux, demande à être ménagé ; c’est ce genre de sollicitude intéressée qui transparait à chaque ligne du livre de M. Keynes. La politique britannique à l’égard de l’Allemagne s’inspire de la double constatation que la production allemande fait défaut à l’équilibre économique du globe et que cette production, pour ne pas redevenir dangereuse, doit être en quelque sorte contrôlée et canalisée par l’Angleterre. Déjà les banques et les grandes firmes du Royaume-Uni ont acquis d’importantes participations dans de grandes affaires allemandes ; mais c’est surtout par une politique des ports que l’Angleterre cherche à s’assurer une puissante emprise sur le renouveau économique de l’Allemagne. Les ports de l’Allemagne, ce sont ses fleuves, dont les larges estuaires pénètrent très avant dans ses plaines basses où circule sans obstacles tout un réseau de canaux.

Rien n’a été omis dans le traité de Versailles pour ouvrir au commerce international les grands fleuves allemands qui tous, à l’exception du Weser, offrent à plusieurs États un accès à la mer. L’Elbe depuis le confluent de la Vltava (Moldau) et la VItava depuis Prague, l’Oder depuis le confluent de l’Oppa, le Niémen depuis Grodno, sont déclarés fleuves internationaux. La navigation de l’Elbe et de l’Oder sera, comme celle du Rhin et du Danube, administrée par une commission internationale dans laquelle l’Angleterre et la France seront représentées ; l’Italie et la Belgique seront représentées dans la Commission de l’Elbe. Les pouvoirs de ces Commissions seront établis par les Puissances alliées et approuvés par la Société des Nations ; elles seront chargées des travaux d’entretien et d’amélioration du réseau fluvial, de l’établissement et de la perception des taxes, du règlement de la navigation. Ces clauses et d’autres, dans le détail desquelles nous ne saurions entrer, ouvrent au commerce et à la batellerie fluviale britanniques des perspectives nouvelles de développement et de prospérité. Le commerce international jouira même d’un régime plus favorable que le commerce allemand sur les fleuves qui coulent en terre allemande ; l’article 332 dispose que les bateaux de toutes les nations auront le droit de faire du commerce entre les villes riveraines, sans distinction, tandis que les bateaux allemands ne pourront pas, sans autorisation spéciale, se charger des transports « entre les ports d’une Puissance alliée ou associée. » Enfin la cession d’une partie du tonnage et de l’outillage de la batellerie intérieure allemande facilite l’établissement de Compagnies nouvelles qui, en fait, seront surtout anglaises.

Le Rhin qui, pour nous, est surtout la frontière historique de deux civilisations et la frontière militaire de deux peuples, apparaît d’abord aux Anglais comme un immense port qui s’enfonce, à travers les terres allemandes, jusqu’à la Suisse et qui, par le Main, communique avec le Danube. La politique rhénane de l’Angleterre est fonction de ces préoccupations ; elle cherche d’abord à s’assurer une participation à la navigation du Rhin. On la voit associer ses intérêts à ceux de sociétés hollandaises ou allemandes, plutôt qu’à des entreprises françaises ou belges. L’information qui a circulé à plusieurs reprises touchant la création d’un syndicat anglo-hollando-allemand, qui absorberait un certain nombre de Compagnies allemandes, n’est confirmée jusqu’ici que par des faits d’importance secondaire. Un service mixte maritime et fluvial était desservi, avant la guerre, entre Brême, Rotterdam et Cologne, par des bateaux allemands de 500 tonnes de la Compagnie « Neptun. » Aujourd’hui plusieurs sociétés anglo-hollandaises[5] se sont substituées à la compagnie allemande pour le même service, qui maintenant aboutit à Londres. Le gros effort anglais se porte sur le développement du port de Cologne. Les banques installées dans ce grand centre cherchent, avec l’appui des autorités d’occupation, à multiplier les affaires anglaises ou anglo-allemandes de toute nature. Cologne doit devenir le plus important port d’échanges anglo-allemand, le foyer rayonnant de l’influence économique et politique de l’Angleterre dans l’Allemagne de l’Ouest.

Pour compléter son emprise sur la vie économique des pays germaniques, certains Anglais ont rêvé de transformations qui concrétiseraient dans l’état politique de la nouvelle Allemagne les essais de collaboration économique entre les deux empires naguère ennemis ; on organiserait dans l’Ouest une république allemande des ports, dans l’Est une république anglo-allemande de Dantzig. La naissance d’une république rhénane, conception française qui ne fait que traduire les vœux des populations allemandes des deux rives du Rhin, s’est heurtée à l’opposition des représentants de la Grande-Bretagne ; mais, en même temps, on jetait discrètement les jalons d’une combinaison qui aurait placé les bouches des fleuves sous l’influence de la Puissance maîtresse des mers. Tandis qu’éclatait à Berlin, sous l’œil bienveillant du général Malcolm, le coup d’État réactionnaire et militariste de von Kapp, à Cologne, quelques Anglais en profitaient pour faire entendre aux Rhénans que l’heure serait favorable pour réaliser une république du Rhin inférieur qui engloberait les deux rives du fleuve depuis Bonn jusqu’à la frontière des Pays-Bas, la Westphalie, le Hanovre, — où subsistent, comme un legs de l’époque où la même dynastie régnait sur les deux pays, des sympathies pour l’Angleterre, — le Oldenbourg, c’est-à-dire les bouches du Weser avec Brème, peut-être même Hambourg avec les bouches de l’Elbe et le canal de Kiel. L’échec de la tentative de Berlin ne permit pas au projet de Cologne de se développer. Dans quelle mesure répondait-il aux desseins du cabinet de Londres, il est difficile de le dire ; il est probable que l’initiative appartint à des personnages de second plan que, selon la tournure des événements, le Gouvernement aurait soutenus ou désavoués. Ce qui demeure, c’est la forte position économique prise par l’Angleterre sur la capitale de l’Allemagne catholique, Cologne.

La France ne verrait aucun inconvénient à ces succès de ses alliés, elle s’en réjouirait même, si l’activité et la propagande britanniques ne tendaient pas à éliminer d’abord l’influence française.


III

Une République allemande des ports de la Mer du Nord aurait été une création artificielle ; dans la Baltique, au contraire, les Anglais n’ont qu’à se servir du traité de Versailles pour organiser une République de la basse Vistule destinée à grandir sous l’égide de la Puissance maîtresse des mers et à devenir le centre de l’influence britannique dans la Baltique. Le Président Wilson avait stipulé que la Pologne devrait obtenir « un libre accès à la mer » et « son indépendance politique et économique. » Cette double condition paraissait impliquer qu’elle recevrait en toute souveraineté un port sur la Baltique ; Dantzig, entouré de populations polonaises, partiellement polonais lui-même, était tout indiqué, et les hauts plénipotentiaires étaient enclins à lui en assurer la possession. Mais M. Lloyd George veillait ; on l’a toujours vu, dans les délibérations de la Conférence, opposé aux décisions qui auraient pu faire une Pologne plus solide et plus forte. La Pologne, selon lui, n’avait pas besoin, pour être assurée d’un libre accès à la mer, que Dantzig fit partie intégrante de l’Etat polonais ; il suffisait que le libre usage commercial lui en fût garanti. La Conférence eut la faiblesse de céder à ces sophismes ; il en résulta les articles 100 à 108 du traité de Versailles, qui sont parmi les plus compliqués et les moins clairs. Où est le temps, hélas ! où le texte des traités était coulé dans le bronze de la précise et forte langue française ? Les articles concernant Dantzig sont visiblement traduits de l’anglais par quelqu’un qui, en anglais, savait sans doute ce que parler veut dire, mais en français assurément non[6].

Si mal rédigés que soient les textes, il en ressort que les principales Puissances alliées et associées ont voulu (art. 102) constituer Dantzig et son territoire en ville libre, placée sous la protection de la Société des Nations, représentée par un haut-commissaire ; la ville libre sera en dedans des limites douanières de la Pologne ; celle-ci, par une convention spéciale, aura le libre usage des ports, docks, bassins, quais, le droit de louer ou acheter les terrains dont elle aura besoin ; elle aura le contrôle et l’administration de la navigation de la Vistule et du trafic des voies ferrées ; enfin, le Gouvernement polonais sera chargé d’assurer « la conduite des affaires extérieures de la ville libre de Dantzig, ainsi que la protection de ses nationaux dans les pays étrangers. » Ainsi, le traité accorde à la fois à la Société des Nations « la protection » de la ville libre, et il concède a la Pologne des avantages qui, en langage diplomatique, s’appellent un « protectorat. »

Mais les plénipotentiaires anglais, qui ont dicté les clauses du traité, se sont moins souciés des droits des habitants de Dantzig ou de l’avenir de la Pologne que des intérêts britanniques. Ce qu’ils ont voulu, c’est que Dantzig appartint à un État faible, incapable de se suffire à lui-même et obligé de chercher au dehors une aide que l’Angleterre était toute prête à lui accorder. Il leur semblait qu’un grand port, destiné à servir de débouché maritime à toute une vaste région, riche par son agriculture, son industrie, ses mines, ses usines, ne pouvait vivre, trouver sécurité et prospérité que dans la mouvance politique et économique de la maîtresse des mers. C’est à l’y placer que s’appliqua le haut-commissaire anglais, mandaté par les plénipotentiaires alliés, sir Reginald Tower. Ses sympathies allèrent dès l’abord aux Allemands, sur lesquels il prit appui pour reléguer au troisième plan l’élément polonais ; le bourgmestre, élu avec son approbation, le Dr Sahm, se trouva être l’un de ces « coupables » que le traité de paix réclame pour jugement et châtiment. Favorisés par le cours du change, des agents anglais achetèrent terrains, maisons, firmes commerciales, dans des conditions qui interdisaient toute concurrence aux Polonais. Au moment où les bolchévistes s’approchaient de Varsovie, sir Reginald Tower vint à Spa dans l’intention de faire approuver à la Conférence une « constitution » des territoires de Dantzig, qui transformerait la ville libre prévue par le traité en un véritable État indépendant, indépendant de droit, indépendant de fait à l’égard de la Pologne, mais étroitement dépendant de l’Angleterre. L’assemblée locale vota la Constitution par 68 voix allemandes contre 44 polonaises et socialistes. Si les Puissances la ratifiaient, les bouches de la Vistule passeraient sous le contrôle britannique. La Pologne trouverait sans doute à Dantzig toutes commodités pour ses exportations et importations, mais à la condition de passer par l’intermédiaire anglais, de se servir des bateaux anglais, des grues anglaises, des docks anglais…

Les événements politiques et militaires n’allaient pas tarder à montrer où tendaient les errements du haut-commissaire britannique représentant l’autorité des Alliés vainqueurs. Déjà il avait refusé de laisser entrer dans le port de Dantzig les six torpilleurs livrés par l’Allemagne et attribués à la Pologne par la Conférence de Paris ; il alléguait que la Pologne n’a le droit, — le traité ne précise pas, — de faire entrer à Dantzig que des bâtiments de commerce. La Pologne apprenait ainsi qu’il n’est permis à aucune Puissance nouvelle de faire flotter son pavillon, si humblement que ce soit, dans la Baltique, mer anglaise. Ce n’était rien encore. Au moment le plus critique de la bataille, où le sort de la Pologne dépendait de l’arrivée des obus, on vit sir Reginald Tower, au mépris de la lettre et de l’esprit du traité de Versailles, refuser l’entrée du port aux bateaux chargés de munitions. Dans cette ville, où le haut-commissaire exerce, au nom des Alliés, l’autorité suprême, on vit les ouvriers allemands refuser de débarquer des munitions et de laisser partir les trains qui devaient conduire à Varsovie les volontaires polonais venus d’Amérique à l’appel de la patrie. Sir Reginald ne fit rien pour mettre fin à une si odieuse violation du traité de Versailles. Il fallut que les Polonais se sauvassent eux-mêmes, avec l’aide de la France I Leur victoire, qui libère l’Europe et la civilisation, a brisé la fortune politique de sir Reginald Tower. Peut-on du moins espérer qu’elle met fin à la dangereuse politique que le Gouvernement anglais, dont sir Reginald a été l’interprète peut-être maladroit, mais fidèle, a suivie jusqu’ici dans la Baltique ?

L’amirauté britannique a traditionnellement une politique de la Baltique, au nom de laquelle elle a jadis bombardé Copenhague, et qu’elle impose à la diplomatie. La mer est « territoire britannique, » et c’est du pont d’un bateau que le pilote regarde les pays riverains. On entre dans la Baltique par les détroits danois ; le Danemark doit donc rester faible, et les Anglais ont mis peu d’empressement à assurer l’indépendance des plébiscites du Slesvig. On y entre aussi par le canal de Kiel ; or le traité dispose que « le canal de Kiel et ses accès seront toujours libres et ouverts sur un pied de parfaite égalité aux navires de guerre et de commerce de toutes les nations en paix avec l’Allemagne. » (Art. 380.) Et d’ailleurs, les fortifications d’Helgoland sont détruites ; et l’article 195 stipule qu’« afin d’assurer l’entière liberté d’accès de la Baltique à toutes les nations, » l’Allemagne ne devra élever aucune fortification ni établir aucune batterie commandant les routes maritimes entre la Mer du Nord et la Baltique. Voilà pour la porte d’entrée.

Dans la péninsule Scandinave, l’Angleterre a depuis longtemps une situation prépondérante en Norvège ; elle travaille à accroître son influence, en Suède ; sa propagande, parallèle à celle des Allemands, parait surtout se proposer d’ébranler le prestige moral que la guerre et la victoire ont acquis à la France. Des étudiants suédois sont appelés en Angleterre. Des combinaisons d’affaires anglo-germaniques travaillent à éliminer les autres concurrents ; l’Angleterre cherche à s’assurer la suprématie économique.

Sur les rives de la Méditerranée du Nord, la politique de l’Angleterre est de ne laisser grandir aucune Puissance militaire ; plus nombreuses et plus faibles seront les petites nations indépendantes qui y trouvent leur débouché maritime, plus assurée et plus durable sera la mainmise du commerce britannique sur toute leur vie économique. Donc, pas de Pologne forte ayant issue sur la mer ; l’Angleterre y pourvoit en organisant Dantzig, non pas pour la libération de la Pologne, mais pour son asservissement. La Lithuanie ne devra pas s’unir à la Pologne, même par un lien fédéral ou une simple alliance qui aurait cependant, pour la stabilité du continent européen et la paix de l’avenir, l’immense avantage de séparer la Russie soviétique de l’Allemagne frémissante ; les Allemands avaient, durant la guerre, soutenu en Lithuanie un parti numériquement peu nombreux, mais actif, qui est hostile à toute union, fédération ou alliance avec la Pologne et qui s’est installé au pouvoir avec leur appui ; les Anglais ont continué, à l’encontre de la France, la même tactique et se sont appuyés sur les mêmes hommes. Ils ont cru que, si elle n’est qu’un tout petit État indépendant, la Lithuanie aura besoin d’un appui extérieur que l’Angleterre est prête à lui accorder, en même temps qu’elle lui achètera ses stocks de lin, dont les filatures du Royaume-Uni ont un besoin urgent ; le port de Libau, toujours libre de glace, qui est l’une des issues commerciales de la Russie, restera ainsi ouvert aux bateaux et au négoce anglais.

Menacée sur son aile gauche, dans sa défense désespérée contre les armées bolchévistes, par la neutralité hostile de la Lithuanie, la Pologne est menacée sur son aile droite par les menées séparatistes des Ruthènes de la Galicie orientale[7]. Là, pas de port ni de voie navigable, mais du pétrole destiné à être exporté par les ports anglais de la Baltique ; si la Pologne était un riche et florissant État, elle pourrait, peut-être, avec le concours des Français ou des Américains, exploiter elle-même ses puits de pétrole ; au contraire, si la Galicie orientale faisait sécession et formait un petit État indépendant, l’Angleterre, à qui il devrait la vie, assurerait elle-même la mise en valeur de son sous-sol et dirigerait ses huiles minérales vers Dantzig. La question, après de longs débats, a été résolue par la Conférence en faveur des revendications polonaises et au mieux des intérêts généraux de l’Europe continentale ; le contact est assuré par-là entre Pologne et Roumanie, dont l’alliance défensive serait, pour l’une et pour l’autre, une garantie de salut. L’offensive « rouge » de juillet a bien montré de quelle importance sont, pour la défense de la Pologne, la Lithuanie et la Galicie. Les bolchévistes travaillent à séparer la Lithuanie de la Pologne et à tenir la première à leur merci, afin de venir plus aisément à bout de la seconde. Le danger peut renaître demain pour la Pologne ; ne saurait-on espérer que l’action de la Grande-Bretagne s’unisse à celle de la France pour le prévenir en assurant à la fois l’indépendance de la Lithuanie et son étroite alliance avec la Pologne ?

La politique anglaise dans la Baltique tend à constituer une fédération de petites républiques qui s’interposeraient entre la masse russe et la mer et dont chacune disposerait d’un ou plusieurs ports importants. L’Etat Letton dispute Libau à la Lithuanie et possède Riga ; Londres a cherché à la détourner, elle aussi, d’une alliance avec la Pologne. Vient ensuite l’Esthonie avec Reval, et, de l’autre côté du golfe, la Finlande avec Helsingfors. La diplomatie britannique a tenté de se faire « l’honnête courtier » de la paix entre Esthonie et Russie soviétique, entre Lettonie et Russie, entre Lithuanie et Russie, et, enfin, entre Pologne et Russie. Mais, au fond du golfe de Finlande, s’ouvre la fenêtre par où Pierre le Grand voulut que ses sujets fussent en communication avec l’Occident, et d’où, aujourd’hui, les bolchévistes regardent avec ironie la toile d’araignée des petites républiques par lesquelles le Foreign Office a rêvé d’arrêter la poussée de leurs armes et de leur propagande. Mais avec ces bolchévistes eux-mêmes, ne pourrait-on pas s’entendre ? N’ont-ils pas quelque chose à vendre et à acheter, du lin, des bois, des blés, des métaux ? Il faut que ces gens-là produisent, exportent et consomment. Quand on est un peuple de marchands, — c’est M. Lloyd George qui l’a dit, — on n’a pas le droit d’être difficile et de regarder de trop près aux antécédents du client, pourvu qu’il vende et qu’il paye. Mais a-t-il vraiment quelque chose à vendre et peut-il payer autrement qu’en monnaie de singe ? On aperçoit derrière une telle question le « rire de faune » de Lénine et la grimace sardonique de Bronstein, dit Trotski.

Tel est l’aboutissement de la politique des ports. C’est dans la Baltique qu’elle se déploie dans toute son ampleur. Le Gouvernement qui pilote le vieux navire britannique, observant les côtes d’Europe de ses jumelles marines, a cru pouvoir, après la Grande Guerre, rétablir à son profit dans les mers du Nord une sorte de Hanse ; il regarde comme un succès d’avoir semé les rives de la Baltique de petits États incapables de vivre et de se développer par eux-mêmes et, dans son acharnement à garantir ces minuscules républiques d’une influence polonaise qui aurait pu être à la fois leur salut, celui de la Pologne et celui de la Russie elle-même, il n’a oublié que deux facteurs qui se trouvent précisément être les plus essentiels. Le premier, c’est que l’Allemagne, elle aussi, est riveraine de la Baltique, qu’elle reste un bloc de soixante millions d’hommes et qu’elle redeviendra plus vite que ne le croient les marchands de la Cité un concurrent redoutable pour leur commerce. Chaque progrès du bolchévisme libère l’Allemagne de sa défaite, dont elle sent surtout la blessure à l’Est, par l’écharde polonaise enfoncée dans sa chair, et la met en situation d’exercer sur les Alliés un chantage avantageux. A Dantzig, ne pas aider les Polonais, c’est travailler pour les Allemands. Le second, c’est que, bolchevique ou non, fédérale ou centralisée, il existe et existera une Russie et une unité russe ; M. Lloyd George cherche à entrer en relations avec la Russie des soviets ; mais, après la révolution bolchevique, on a vu renaître en Angleterre la vieille tradition anti-russe de l’India-Office reléguée au second plan par l’intelligence d’Edouard VII ; l’empirisme britannique a cru l’occasion favorable pour triompher en Asie sur les ruines de son ancienne rivale. En laissant le bolchévisme la ronger et les petites nationalités s’en détacher, on éloignait la Russie des mers européennes, des Détroits de Constantinople et des routes qui descendent vers le golfe d’Alexandrette et vers les Indes ; à jamais morcelée, elle serait à jamais inoffensive. Mais voilà que la logique des faits détruit ces châteaux de cartes ; pour n’avoir pas voulu être constructive, la politique britannique se trouve aux prises avec des dangers et des difficultés sans fin, car ces mêmes bolchévistes qui envahissent la Pologne attaquent aussi la Perse et menacent les Indes. La politique qui ne voit que les côtes, les ports et les fleuves, sans trop s’inquiéter de ce qui se passe ou s’élabore dans la masse profonde des continents, se ménage de terribles surprises ; elle est radicalement insuffisante pour refaire une Europe stable et pacifiée.


IV

La politique des ports se développe dans la Méditerranée comme dans les mers du Nord. Là aussi elle est un retour presque instinctif à la tradition, à l’histoire. La comparaison classique de la politique commerciale de l’Angleterre avec celle de Carthage vaut surtout pour la Méditerranée. La guerre et la paix ont offert à son activité diplomatique et militaire des occasions nouvelles qui l’ont en quelque sorte précipitée, parfois un peu malgré elle, par l’initiative de quelques personnalités imbues de la tradition impériale, dans les voies anciennes de l’expansion et de la conquête. Il semble au premier abord qu’elle y ait recueilli des avantages de premier ordre.

Par Gibraltar, l’Angleterre tient toujours la porte du grand bassin intérieur. Pendant la guerre, l’Espagne s’est parfois bercée de l’espérance qu’un geste du gouvernement de Londres achèverait son unité territoriale en lui remettant un rocher sans utilité pour le commerce et dont la valeur militaire est contestée. La France, de son côté, estimait qu’elle s’était acquis des droits à voir tomber l’opposition que la politique anglaise, directement et indirectement, apporte à une solution équitable de la question de Tanger. Mais la guerre, est finie ; Gibraltar reste un socle gigantesque qui élève à l’entrée de la Méditerranée un drapeau symbolique pour attester à tout venant qu’il pénètre en domaine britannique. Tanger est appelé de plus en plus à devenir un grand port international ; la France demande seulement que son influence politique y soit proportionnée à l’importance de ses intérêts.

Dans le bassin occidental de la Méditerranée, les côtes sont françaises, espagnoles, italiennes ; l’empire britannique se contente de garder Malte. La question de l’Adriatique ne l’intéresse que secondairement. Il ne lui déplaît pas que, dans cette mer, une nouvelle Puissance méditerranéenne, la Yougo-Slavie, fasse contrepoids à l’Italie ; car personne, sur le globe, n’a le droit de prononcer le mare nostrum des anciens Romains.

C’est surtout dans le bassin oriental de la Méditerranée que l’Angleterre, pendant et après la guerre, a exercé une activité dont elle a recueilli les fruits.

Deux routes maritimes d’une importance mondiale conduisent de la Méditerranée orientale, l’une dans la Mer Rouge et l’Océan Indien : c’est le canal de Suez ; l’autre dans la Mer noire : ce sont les détroits de Constantinople. L’Angleterre s’est avisée que le principal bénéfice de sa victoire devait être de mettre sous son contrôle ces deux routes qu’elle considère, l’une et l’autre, comme la route des Indes.

Actuellement, sauf la côte brûlée du Hedjaz dont les traités garantissent l’indépendance, mais où l’Angleterre exerce une influence prépondérante, tout le littoral oriental de la Mer Rouge et celui de l’Océan Indien, depuis Aden jusqu’à Singapour, en suivant les sinuosités du golfe Persique, est anglais ou sous le contrôle anglais. L’Océan Indien est, ou peu s’en faut, un lac britannique. Comment s’étonner qu’avec une persévérance toujours en éveil, le cabinet de Londres ait mis à profit toutes les vicissitudes de l’histoire contemporaine pour arriver à ses fins et mettre la main sur le canal de Suez ? La guerre, dès que la Turquie y fut entrée, lui apparut comme l’occasion souhaitée. Le 18 décembre 1914, le protectorat britannique sur l’Égypte est proclamé ; l’armée anglaise prépare la défense du canal ; en 1915, on se bat sur ses rives et peu s’en faut que les Turcs ne pénètrent en Égypte ; plus tard, l’offensive du général Allenby franchit le canal et pénètre en Palestine.

Le canal de Suez est régi, au point de vue du droit international, par la convention de Constantinople du 29 octobre 1888. Le canal « sera toujours libre et ouvert, en temps de guerre comme en temps de paix, à tout navire de commerce ou de guerre, sans distinction de pavillon, » dit l’article premier ; les articles suivants réglementent le passage des navires de guerre belligérants. Mais à qui appartient la police du canal ? D’après l’article 9, d’abord au Gouvernement égyptien qui « prendra, dans la limite de ses pouvoirs… les mesures nécessaires pour faire respecter l’exécution dudit traité ; » mais « dans le cas où le Gouvernement égyptien ne disposerait pas de moyens suffisants, il devra faire appel au Gouvernement impérial ottoman, lequel prendra les mesures nécessaires pour répondre à cet appel, en donnera avis aux autres Puissances signataires de la Déclaration de Londres, du 17 mars 1885, et au besoin se concertera avec elles à ce sujet. » De même est reconnu au Sultan de Constantinople comme au Khédive le droit de prendre des mesures « pour assurer par leurs propres forces la défense de l’Égypte et le maintien de l’ordre public. » Dans le cas où ils seraient obligés de prendre des mesures militaires à cet effet, deviendraient nuls les articles qui interdisent le séjour prolongé de navires de guerre dans le canal, le débarquement de troupes, de munitions, et qui donnent aux Puissances signataires de la Convention le droit de veiller à son exécution. Enfin, l’article 12 qui stipule qu’aucune Puissance « ne devra chercher d’avantages territoriaux ou commerciaux, ni de privilèges, dans les arrangements internationaux qui pourront intervenir par rapport au canal, » réserve formellement « les droits de la Turquie comme Puissance territoriale. » Or, le traité de Sèvres, que vient de signer la Turquie, dans son article 109, s’exprime ainsi : « La Turquie renonce en faveur de la Grande-Bretagne aux pouvoirs conférés à S. M. impériale le Sultan par la convention signée à Constantinople le 29 octobre 1888, relativement à la libre navigation du canal de Suez. » Ainsi, tant comme exerçant le protectorat sur l’Egypte que comme substituée aux droits du Sultan, l’Angleterre acquiert la souveraineté territoriale sur le canal de Suez, le droit de l’occuper militairement, de le fortifier. La liberté de la navigation, si une nouvelle convention internationale n’intervient pas, ne sera plus qu’une vaine formule, qu’un droit théorique dont l’exercice sera soumis aux convenances de l’Amirauté. C’est là un avantage d’une immense portée politique et économique qui, à lui seul, constitue une compensation de haute valeur aux sacrifices faits par le peuple anglais durant cette guerre.

Pour protéger une si précieuse conquête, l’Etat-major britannique a exigé que la Palestine, y compris les ports de Jaffa, Caïffa et Saint-Jean-d’Acre, fût mise sous le contrôle de l’Empire britannique pour servir de tête de pont au-delà du canal et permettre d’établir des communications par terre avec le Golfe Persique et l’Inde. La convention de 1916, dont nous avons eu déjà l’occasion de parler ici[8], reconnaissait à la Russie impériale le droit d’occuper et de garder Constantinople et les Détroits, et d’organiser une Arménie sous sa protection. L’Angleterre se contentait d’annexer Chypre le 5 novembre 1914. Elle payait, non sans regrets, de sa renonciation à la route de la Mer notre et à une tradition politique séculaire, la reconnaissance par la France et la Russie de la domination anglaise sur le canal, la Palestine et la Mésopotamie. Elle gardait cependant deux routes de l’Inde, la route maritime par Suez, la route de terre de Caïffa à Bassorah et Bagdad. Mais la présence de la France en Syrie à Damas, Alep, Alexandretteet Mossoul, prévue par la même convention, inquiétait le vieil esprit impérialiste et dès lors commençait la campagne contre l’influence française en Syrie.

La catastrophe de l’Empire russe par la Révolution vint tout à coup changer, au bénéfice de l’Angleterre, les perspectives ouvertes à son activité ; la route de Constantinople, non seulement n’était pas perdue, mais la succession de la Russie en Asie s’ouvrait ; c’était pour l’Angleterre une première victoire. Sa politique militaire et diplomatique rebondit et va de l’avant. Dès lors, en attaquant et en poussant vigoureusement les armées turques, elle est assurée de ne plus travailler pour le Tsar ; elle se hâte de préparer la campagne de 1918, qui se termine par la capitulation de la Turquie. L’ivresse d’un triomphe inespéré s’empare des cerveaux anglais et c’est la vieille politique anti russe de l’India-Office qui l’emporte avec lord Curzon. Il semblait à cet éminent homme d’Etat qu’absorber la succession entière de l’Empire ottoman, avec une partie de celle de la Russie ; était nécessaire pour la défense des avancées de l’Inde. La route de Suez comme celle de Constantinople seraient ainsi à la disposition de l’Empire britannique. Il ne s’agissait plus, cette fois, d’une simple politique des ports et des détroits, mais d’un grand système d’hégémonie continentale. Les vraies frontières géographiques et politiques de l’Inde seraient ainsi les déserts du Turkestan, la Caspienne, le Caucase, la Mer notre et les Détroits de Constantinople ; l’enclave française de Syrie devrait disparaître. Ainsi l’Angleterre reviendrait au vieux programme politique de Palmerston et de Disraeli.

Les conséquences de cette grandiose illusion ont été déplorables. L’Angleterre a cru d’abord que la Turquie allait devenir une nouvelle Égypte et le Sultan un autre Khédive ; elle a négligé de la désarmer, elle a tardé à constituer les nationalités non turques auxquelles la victoire des Alliés était apparue comme une résurrection, et, pour dégoûter la France de son rôle historique en Syrie, elle a suscité contre elle le nationalisme arabe et le prince Feyçal. Il en est résulté que le nationalisme turc trouva toutes facilités pour s’armer et s’organiser et qu’il est devenu un danger pour l’Angleterre, pour la France, et pour tous les peuples chrétiens du Levant. En même temps, la Russie des Soviets reprenait en Asie une politique aussi nationaliste et plus énergiquement conquérante que celle des Tsars. L’abandon de Bakou fut une première déconvenue ; ensuite nous avons vu l’évacuation de Batoum ; enfin l’invasion de la Perse par les armées soviétiques. La suprématie britannique dans la Caspienne et en Transcaucasie n’est plus qu’un souvenir ! Les Indes, l’Afghanistan et même l’Egypte s’agitent[9]. L’Angleterre s’est aperçu un peu tard qu’elle n’avait pas en Orient des forces militaires proportionnées à l’ampleur de ses desseins politiques ; il fallut abandonner précipitamment les grandes ambitions continentales pour parer au plus pressé, et s’en tenir à une politique des ports ; il ne s’agit plus que d’assurer à l’Empire britannique la haute main sur les Détroits des Dardanelles et du Bosphore et la suprématie commerciale dans la Mer Noire.

L’expérience prouvait qu’en face du nationalisme turc insurgé, armé et appuyé par l’offensive des bolchévistes, il fallait à l’Angleterre un « soldat continental. » Avec un sens merveilleux de l’occasion à saisir, M. Vénizélos offrit son pays et ses forces militaires ; déjà, en plusieurs circonstances, il avait insisté pour qu’on se servit de son armée qui a peu souffert dans la Grande Guerre et qu’il tenait toujours prête à entrer en campagne en Anatolie ou en Thrace. Le traité de Sèvres allait dépasser ses espérances, donner gain de cause à toutes les revendications helléniques et établir la Grèce à quelques kilomètres de Constantinople ; le grand homme d’Etat comprit que pour que son pays fût à la hauteur d’une si haute fortune, il lui fallait la mériter par la valeur de ses services ; peut-être, ainsi, se préparerait-il, pour l’avenir, d’autres succès encore, et de plus éclatants. L’offre du gouvernement hellénique agréait aux Alliés dans l’embarras, et particulièrement à l’Angleterre, car la Grèce nouvelle est formée surtout de côtes et d’îles qui n’ont d’autre lien entre elles que, la mer ; comme l’ancienne confédération d’Athènes, elle a son centre à Délos ; elle est par conséquent dans l’étroite dépendance de la grande Puissance maîtresse des mers. Le soldat grec fut donc agréé et entra aussitôt en campagne avec succès.

Le secret des conférences d’où est sorti le traité de. Sèvres a été bien gardé, mais nous serions surpris si ce n’était pas un plénipotentiaire anglais qui ait insisté pour que toute la Thrace et Smyrne fussent attribuées à la Grèce, et nous aimons à croire qu’il s’est trouvé un Français pour faire remarquer que les solutions adoptées préparaient pour l’avenir de la Grèce un danger, dans la mesure même où elles constituent un défi au nationalisme turc et une provocation aux Slaves qu’elles écartent de la Méditerranée. Le jour où renaîtra une Russie, constituée sous quelque forme que ce soit, son premier souci sera de réclamer « les clefs de sa maison » et d’ameuter les Slaves des Balkans pour la défense de ses intérêts qu’elle regarde comme des droits. A chaque page du traité, la marque de l’empirisme britannique se révèle ; il n’a pas voulu prévoir l’avenir ; il n’a considéré que le danger actuel, la menace de Mustapha Kernal, qu’il fallait éloigner de la Marmara, de Constantinople et des Détroits.

La combinaison n’était pas solide. La mort du roi Alexandre, les élections grecques, suivies de la chute de M. Vénizélos, et le rétablissement du roi Constantin sur le trône sont plus qu’il n’en faut pour la jeter bas. Les territoires que l’Entente avait confiés à M. Vénizélos, elle n’aura pas la naïveté de les abandonner au beau-frère de Guillaume II, pas plus d’ailleurs qu’à son neveu, si Constantin venait à abdiquer. Le peuple grec veut la démobilisation, la paix et l’allégement des charges financières et militaires du royaume ! Le traité de Sèvres, n’étant pas ratifié, peut être amendé. Il n’est même pas nécessaire de créer le précédent dangereux de réviser un traité à peine signé ; il suffit de procéder aux aménagements rendus indispensables par des circonstances nouvelles. La Grèce a signifié par son vote qu’elle ne peut pas remplir le rôle trop lourd qui lui a été confié ; les Puissances victorieuses ont notifié à Constantin qu’elles n’ont pas confiance en lui pour une telle mission ; il reste à disposer des provinces qui avaient été attribuées à la Grèce. La Thrace ne peut être rendue aujourd’hui à la Turquie, pas plus qu’à la Bulgarie ; elle devrait donc être mise, comme un bien en litige, à la Caisse des dépôts et consignations, qui s’appelle en politique la Société des nations ; elle l’administrerait pendant quinze ans, au terme desquels on s’efforcerait de donner satisfaction au vœu des populations. Pour Smyrne, la solution est encore plus simple ; le traité y maintient la souveraineté théorique du Sultan ; l’usufruitier désigné n’étant plus qualifié pour remplir son mandat, le nu-propriétaire redevient usufruitier avec l’assistance des Puissances signataires. De toute façon l’expédient par lequel la politique britannique avait fait face au danger du nationalisme turc s’est révélé insuffisant ; il faut qu’en plein accord les Puissances signataires du traité cherchent une autre solution ; on ne la trouvera que dans l’esprit de celle dont nous venons d’esquisser les grandes lignes.

Le traité pose en principe que les Dardanelles, la Marmara et le Bosphore sont ouverts en tout temps à tous les navires de commerce ou de guerre. La Mer Noire, où jusqu’ici pouvaient naviguer seulement les vaisseaux de guerre des États riverains, puisque les autres n’avaient pas la possibilité de franchir les Détroits, se trouve maintenant ouverte à toutes les escadres ; le résultat est qu’en fait, c’est la Puissance maîtresse des mers qui devient la vraie maîtresse des Détroits et qui contrôle la Mer Noire. Le Sultan étant maintenu à Constantinople, il est facile d’exercer sur son gouvernement une pression politique par des moyens navals.

Sans doute, le traité entoure de précautions le passage des Dardanelles et du Bosphore. Le contrôle sur les Détroits et les côtes avoisinantes appartient à une Commission où viendront siéger, avec deux voix, les représentants des États-Unis (éventuellement), de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Italie, du Japon, de la Russie (quand elle fera partie de la Société des Nations) et, avec une voix, ceux de la Roumanie, de la Grèce, de la Bulgarie (quand elle sera agréée dans la Société des Nations), et de la Turquie. Aucun acte d’hostilité ne devra être commis dans la zone des Détroits, sauf le cas d’exécution d’une décision du Conseil de la Société des Nations. La Commission disposera d’un corps de troupes de police pour faciliter l’exécution des tâches qui lui seront confiées. Mais commentées précautions ne deviendraient-elles pas illusoires le jour où un intérêt important viendrait à tenter la Puissance qui possède le pouvoir sur mer ?

Si l’on juge du proche avenir par un récent passé, on peut craindre que les représentants de l’Angleterre à Constantinople ne s’appliquent d’abord à éliminer l’influence française, historiquement, moralement et économiquement si forte à Constantinople. Le récit des procédés de toute nature par lesquels les agents britanniques, depuis les plus élevés jusqu’aux moindres, — sauf quelques exceptions, — ont cherché et souvent réussi à discréditer l’influence de la France, remplirait un volume. Les moindres traits n’en seraient pas cette « entrée » à grand orchestre des troupes anglaises dans Constantinople, où, depuis plus d’un an, elles étaient installées avec les autres garnisons alliées et où le général Franchet d’Esperey, commandant en chef les forces internationales, avait son quartier général ; ni l’arrestation, un beau matin, sur l’ordre d’un général anglais chargé de la police, des principaux personnages turcs connus comme amis de la France. L’on se demande s’il n’aurait pas été plus simple, — comme nous le préconisions ici le 1er septembre 1919 en un temps où l’on espérait que les États-Unis ne failliraient pas au devoir d’assister les nationalités émancipées, — de ne laisser aux Turcs qu’une indépendance contrôlée et assistée ; La politique des ports implique la mainmise sur les Détroits. Mais les Puissances n’accepteront pas que Constantinople devienne en fait, derrière un paravent international, un port anglo-hellénique.

Dans la réponse que les Alliés ont adressée de Spa, à la date du 16 juillet, au gouvernement turc, et dont la rédaction est visiblement une œuvre anglaise, il est dit que le régime prévu pour Smyrne est « analogue à celui de Dantzig. » Le commerce de toute la région, turque ou grecque, aura là son débouché ; il y trouvera aussi des maisons anglaises et des bateaux anglais. En attribuant à la nouvelle Grèce, Smyrne, Salonique, Dédéagatch, Rodosto, Midia, etc. c’est-à-dire beaucoup plus de ports que son commerce n’en pourrait faire vivre, on prépare, tout autour de la Mer Egée, des « Dantzig ; » la souveraineté sera grecque, mais les affaires, seront anglaises. A Salonique, avant la guerre, les Anglais ne s’intéressaient qu’à un très petit nombre d’entreprises ; après avoir tout fait pour n’y pas rester pendant la guerre, ils y prennent pied aujourd’hui ; tabacs, chutes d’eau, chemins de fer, des sociétés anglo-helléniques étudient toutes les affaires. La France, qui avait à Salonique une situation prépondérante, s’efface et s’en va ; avec elle émigrent les grandes maisons juives de Salonique plutôt que de végéter sous un régime grec. Est-ce pour cela que nous avons sauvé l’Entente, sauvé notamment l’Egypte de l’invasion turco-allemande, et finalement gagné la guerre, en envoyant et en maintenant, envers et contre tout, nos magnifiques soldats à Salonique ?


V

Le Danube est un prolongement de la Mer Noire, une longue voie navigable qui s’enfonce jusqu’à Budapest et à Vienne, jusqu’en Bavière, et qui communique avec le Rhin par un canal. Cette ligne d’eau, qui coupe en diagonale tout le continent et trace un chemin direct de Londres à Constantinople, intéresse au plus haut degré la politique de Londres.

Les traités de Versailles, de Saint-Germain-en-Laye et de Trianon déclarent le Danube « international depuis Ulm » et prévoient un même régime pour le canal à grandes sections Rhin-Danube, au cas où il serait réalisé. Par le désir d’obtenir le libre usage et le contrôle de cette grande voie trans-européenne, s’expliquent certains aspects de la politique anglaise et, par suite, de celle des Alliés. Autant qu’on peut se rendre compte des directives générales d’une politique où l’instinct et les initiatives personnelles tiennent une si grande place, l’Angleterre a cru qu’il était de son intérêt de paralyser le développement de toute grande Puissance capable de maîtriser le cours du Danube et d’en accaparer la navigation. De même que la Pologne, et plus encore qu’elle, la Roumanie a été victime de procédés peu bienveillants de la part du Conseil suprême ; l’initiative de ces mesures, la responsabilité du langage qui fut parfois tenu au cabinet de Bucarest, qui cependant servait les intérêts des Alliés, appartient surtout aux plénipotentiaires britanniques, même quand les textes étaient signés Clemenceau. La Roumanie est coupable de receler dans ses flancs beaucoup de pétrole que l’Amérique et l’Angleterre convoitent et se disputent. On les a vues, chacune pour son compte, exercer sur le Gouvernement roumain une sorte dépression. M. Hoover, grand « vivrier » de l’Europe, cherchait à favoriser les trusts américains en menaçant la Roumanie de la famine, tandis que les Anglais lui laissaient entendre que la Transylvanie pourrait être rendue aux Magyars.

Sévère aux Roumains, nos alliés, l’Angleterre réservait ses faveurs aux Hongrois, ennemis de l’Entente, qui portent avec les Allemands les plus lourdes responsabilités dans les origines et la longue durée de la Grande Guerre. Comme un symbole destiné à montrer de loin que le Danube est un prolongement de la mer et donc justiciable de la Puissance maîtresse des mers, l’amiral Troubridge, de la marine britannique, s’installait à Budapest et y développait une politique opposée aux directives du Conseil suprême ; elle tendait à restaurer un Habsbourg sur le trône de saint Etienne et à faire de nouveau de la Hongrie, aux dépens de nos amis et alliés roumains, tchéco-slovaques et yougo-slaves, le centre d’attraction économique et politique de tout le bassin moyen du Danube. Quand il s’est agi de désigner le lieu où siégerait la nouvelle commission du Danube, — l’ancienne siégeait à Galatz, — la Conférence hésitait entre trois villes alliées : une ville roumaine, Belgrade ou le port tchèque de Presbourg. Les Anglais insistèrent pour Budapest. La question n’est pas encore tranchée.

A Vienne, comme à Budapest, les représentants militaires et civils de l’Angleterre ont suivi avec scepticisme les efforts de la France pour faire vivre une petite Autriche indépendante et une Hongrie dégagée de l’influence allemande ; ils paraissaient moins préoccupés de prévenir une nouvelle poussée du germanisme dans le bassin du Danube, ou de consolider les nouveaux États nés de la victoire de l’Entente, que d’assurer à leur pays une clientèle politique et commerciale ; ils ne décourageaient ni les réclamations des Allemands de Bohême, ni les menées des Magyars en Slovaquie et en Transylvanie. S’ils favorisent la reprise des échanges entre les nouveaux États issus de la dislocation de l’Empire dualiste, c’est dans un intérêt avant tout commercial, et c’est en s’associant aux Allemands et aux Magyars qu’ils travaillent à développer leurs affaires dans le bassin du Danube. Un trust anglais, soutenu par les principales banques, s’est constitué à cet effet. La navigation intérieure attire d’abord son attention. Les traités de Saint-Germain et de Trianon obligent l’Autriche et la Hongrie à céder aux vainqueurs une partie de leur batellerie fluviale dans une proportion qui sera déterminée par l’arbitrage des États-Unis. Le trust anglais n’attend pas cette échéance ; il négocie avec la « Société sud-allemande de navigation à vapeur » l’achat, moyennant 63 000 livres sterling, de toutes ses installations à Vienne, Budapest, Linz, Ratisbonne ; trois autres Compagnies sont devenues la propriété du syndicat britannique ou sont contrôlées par lui. Ainsi se révèle un grand dessein d’expansion commerciale par la navigation intérieure.


Le Danube, par les canaux, nous ramène au Rhin. Nous avons achevé ainsi le tour des côtes d’Europe, avec leurs ports, leurs détroits, leurs grands fleuves. Au terme de ce périple, nous craignons d’avoir donné, par l’accumulation des faits et l’analyse des intentions, l’impression qu’il existe un système coordonné et complet de politique britannique. Il est très délicat de caractériser une politique essentiellement mobile et fluctuante qui se plie aux événements quotidiens pour en profiter plutôt qu’elle ne cherche à les préparer ou à les prévenir, qui ne se pique pas de logique et ne s’offusque pas des contradictions. La définir, c’est la fixer, donc la fausser. Elle trouve son unité dans un sentiment instinctif et traditionnel, mais parfois mal adapté aux situations nouvelles, de l’intérêt de l’Etat et de l’Empire. Il serait également téméraire et contraire à la réalité psychologique de conclure, même d’un grand nombre de faits, à une politique volontairement et sciemment opposée à celle de la France. On comprendra mieux, lorsque nous aurons exposé les nécessités permanentes de la politique française, pourquoi si souvent l’antinomie éclate là où les intelligences et les cœurs voudraient voir fleurir l’harmonie.

Si toutefois l’on voulait résumer et condenser en formules forcément trop rigoureuses les observations que nous avons rassemblées, voici ce que l’on pourrait dire : la guerre qui a bouleversé l’Europe et cruellement martyrisé les peuples, la révolution qui a détruit la Russie, l’affranchissement des nationalités qui a fait craquer l’armature des vieilles monarchies, sont apparus d’abord à l’Angleterre, pour qui la navigation et le commerce sont une condition indispensable de sa vie nationale, comme une occasion inespérée de saisir et d’organiser à son profit des débouchés commerciaux dans la mer du Nord, la Baltique, la Méditerranée, la Mer Noire. Les dirigeants de l’Empire ont regardé le continent comme une énorme réserve, indéfiniment renouvelée par le travail, des denrées et des matières premières nécessaires à l’appétit des hommes et des machines, et comme un gigantesque marché capable d’absorber les produits de l’industrie nationale. Le cours des changes offre à l’Angleterre des avantages temporaires dont elle se sert pour acquérir partout, mais surtout dans les ports et sur les côtes, des terrains, des magasins, des usines, des « valeurs » de toute nature. Il est utile à la prospérité du Royaume-Uni qu’aucun État puissant ne se reconstitue sur les ruines de l’Europe centrale et orientale, tout grand État pouvant devenir un concurrent et mettre lui-même en valeur les produits de son sol et de son sous-sol. Ce qu’on a appelé la « balkanisation » de l’Europe a semblé un avantage pour la politique britannique. Il ne faut dès lors chercher, dans les directives du cabinet de Londres, aucune idée constructive, aucun plan pour rebâtir ce que la guerre a abattu ; tout est ramené à l’étiage de l’intérêt anglais immédiat. On tiendra la main à ce que ni la Russie ni l’Allemagne ne se reconstituent assez vite pour redevenir menaçantes, l’une pour l’Empire britannique d’Asie, l’autre pour sa suprématie navale et économique. Il est bon de veiller aussi à ce que la France, qui s’est couverte de gloire pendant la guerre et qui a sauvé l’Empire britannique, ne soit pas trop tentée de poursuivre de trop vastes entreprises commerciales, industrielles, financières, qui assureraient son indépendance économique à l’égard de la Grande-Bretagne. Il est prudent de la laisser en face d’un péril allemand qui lui rappelle qu’elle a besoin de l’amitié britannique. Ainsi l’Angleterre sera partout présente en Europe, ses intérêts mêlés à tous les intérêts des autres États, et il s’établira une solidarité des affaires qui assurera la paix plus sûrement que les armées et la Société des Nations… Telle est l’ample combinaison, simple dans sa conception, compliquée dans sa réalisation, que l’Empire britannique, victorieux par son effort associé à celui des autres Puissances alliées, travaille à mettre sur pied à son bénéfice.


RENE PINON.

  1. Art. 3. — Le présent traité devra être soumis au Conseil de la Société des Nations et devra être reconnu par le Conseil, décidant, s’il y a lieu, à la majorité, comme un engagement conforme au pacte de la Société ; il restera en vigueur jusqu’à ce que, sur la demande de l’une des parties audit traité, le Conseil, décidant, s’il y a lieu, à la majorité, convienne que la Société elle-même assure une protection suffisante.
  2. Voyez la Revue des 1er mars et 1er avril 1912 et mon livre France et Allemagne (Perrin, 1913).
  3. Ernest Lémonon, L’Europe et la politique britannique, Alcan, 1910, in-8, p. 19.
  4. Article 31. — Voyez, sur cette question, l’Escaut et le Rhin, par l’amiral Degouy, dans la Revue du 1er juillet 1920.
  5. Notamment la London-Köln Scheepvaart Maatschappij, la London-Köln Navigation C°.
  6. Veut-on quelques exemples dont nous empruntons le texte à l’édition officielle in-4o :
    § 5 de l’article 104 : « 5° De pourvoir à ce qu’aucune discrimination soit faite, dans la ville libre de Dantzig, au préjudice des nationaux polonais et autres personnes d’origine ou de langue polonaise. » (Il faut entendre par « discrimination : » différence de traitement ; mais le texte anglais disait « discrimination, » on n’a pas cherché plus loin.)
    Et encore, Article 105 : « Dès la mise en vigueur du présent traité, les ressortissants allemands domiciliés sur le territoire décrit à l’article 100 perdront, ipso facto, la nationalité allemande, en vue de devenir nationaux de la ville libre de Dantzig. »
  7. Nous avons exposé ici la question de Galicie. Voyez la Revue du 15 février 1919 et notre récent volume : La Reconstruction de l’Europe politique (Perrin).
  8. Voyez la Revue du 1er septembre 1919.
  9. Voyez notre article du 15 avril 1920 : l’Offensive de l’Asie.