L’Avaleur de sabres/Partie 2/Chapitre 20

Laffont (p. 474-479).


XX

La lettre de Médor


C’était cette même nuit, nous ne l’avons pas oublié, aux environs de onze heures, que l’amoureux tête-à-tête du comte Hector de Sabran et de mademoiselle Saphir avait été troublé par une lâche et violente attaque, dans l’avenue qui longe le quai, depuis l’esplanade des Invalides jusqu’aux abords du Champs-de-Mars. Saphir avait perdu connaissance, au moment où le fiacre qui lui servait de prison s’ébranlait. La dernière parole qu’elle eut entendue était celle-ci : à l’hôtel de Chaves.

Sa première pensée quand elle reprit ses sens, dans un sombre et grand corridor où on la portait à bras, fut un vague souvenir de la douleur horrible qu’elle avait éprouvée en voyant tomber Hector sous le coup qui le terrassait.

Qu’était-il devenu ? Qui l’avait secouru ? Était-ce une mortelle blessure ?

Sa seconde pensée fut : je suis à l’hôtel de Chaves.

C’était une courageuse enfant. L’effort de son âme brisée cherchait déjà où se reprendre pour espérer ou pour combattre.

Les gens qui la portaient causaient.

— Doucement ! dit l’un d’eux, celui qui semblait commander et qui tout à l’heure était avec elle dans le fiacre. Madame la duchesse est malade, elle doit avoir le sommeil léger, la moindre chose est que la nouvelle sultane favorite ne l’éveille pas en faisant son entrée à l’hôtel. Monsieur le duc ne voit pas plus loin que sa fantaisie ; il traite le faubourg Saint-Honoré comme si c’était un trou perdu au fond du Brésil, mais moi qui suis un homme du monde, je veux au moins respecter les convenances.

— Ce n’est toujours pas la petite qui fera du bruit, dit un des porteurs ; elle est comme morte.

— Il n’y a pas de ma faute, reprit le vicomte Annibal Gioja que le lecteur a sans doute reconnu dans le premier interlocuteur. Je l’aimerais mieux un peu plus émouillante, car monsieur le duc va nous revenir ivre comme un Polonais, et d’humeur détestable pour tout l’argent qu’il aura perdu, mais nous n’avons pas à choisir. Doucement ! voici la porte de madame la duchesse.

Ils étaient montés par l’escalier de service de l’aile droite, et passaient naturellement devant l’entrée des appartements de madame de Chaves.

On fit silence ; on écouta : toute cette portion de l’hôtel était silencieuse.

D’un regard perçant, Saphir, que l’on croyait évanouie, essaya de reconnaître le lieu où elle passait ainsi.

Nos hommes portaient de la lumière. Elle put voir toutes les particularités de la galerie, entre autre une lampe en bronze, de forme antique, qui pendait au plafond et dont la lueur achevait de mourir.

À l’autre bout du corridor s’ouvrait le logis particulier de M. de Chaves. C’était là que se rendaient les porteurs de notre belle Saphir.

S’il existait un instrument avec un nom finissant en mètre pour mesurer l’orgie habituelle et brutale, nous dirions que monsieur le duc, dans ces derniers temps, en avait atteint les plus bas degrés. Il avait déserté le cercle illustre où les gens à la mode ruinent leur bourse et leur vie. Le sauvage avait fini par dévorer en lui le gentilhomme, et Gioja avait raison quand il comparait sa vie aux barbares débauches des aventuriers de l’autre hémisphère.

Sans prétendre que Paris ne contienne pas quelques Parisiens de cette force, il est certain que nos Richelieu ont une autre tournure. Les petites maisons du dernier siècle, qui contenaient cinq cent mille écus de meubles et de tableaux sont généralement démolies, mais nos roués, plus économes, font du moins leurs farces en garni.

À Paris, le fait d’un homme qui souille son propre nid est regardé comme le symptôme de la dernière décadence.

Monsieur le duc n’était pas plus de Paris que les jaguars mexicains enfermés dans leurs cages au Jardin des Plantes.

Son appartement, très riche et orné à la créole, avait une couleur et des parfums énergiquement exotiques et rappelait le luxe grossier des aventuriers de l’Amérique espagnole.

Il y avait beaucoup d’armes, surtout des armes du Mexique. Monsieur le duc avait été là maintes fois jouer ces homériques parties où chacun abrite son or derrière un couteau dégainé. Vous eussiez reconnu chez monsieur le duc tous les engins dont le nom fait si bien dans les récits du Nouveau Monde : le bowie-knife, fabriqué dans les États de l’Union, ainsi que le rifle et le revolver-Colt, auprès du mince poignard portugais et de cet instrument hideux, la sanglante machette.

Au moment où Gioja et ses compagnons entraient chez monsieur le duc, la chambre à coucher était vide, mais derrière les draperies légères d’une galerie régnante qui rappelait l’éternelle véranda des habitations tropicales, on voyait deux nègres de stature athlétique, étendus sur des nattes et dormant.

Ils portaient la livrée de Chaves. Au bruit que fit la porte en s’ouvrant, ils se relevèrent sur le coude et leurs yeux blancs brillèrent au milieu de leurs faces d’ébène.

Les porteurs de Saphir la déposèrent sur le lit.

— Ici ! dit Gioja.

Les deux Noirs se levèrent aussitôt. C’étaient des animaux magnifiques qui s’appelaient Saturne et Jupiter, comme des planètes ou des dieux.

Gioja leur parlait comme à des chiens.

— Allez chercher Son Excellence, leur dit-il, et dites-lui ce que vous avez vu.

— Maître battra, gronda Saturne.

Gioja leva une grosse canne qu’il tenait à la main.

Les deux nègres courbèrent l’échine et se dirigèrent vers la porte.

— Si maître ne peut pas marcher, ajouta Gioja en contrefaisant leur langage, vous l’apporterez.

En France, il n’y a point d’esclaves : Jupiter et Saturne étaient des hommes libres.

Dès qu’ils furent partis, le vicomte Annibal prit la lampe qui était sur la table et s’approcha du lit pour éclairer le visage de Saphir.

Ils étaient là quatre coquins fort bien vêtus. Leur emploi nécessite une certaine toilette, et, dans la gamme de l’ignoble, leurs visages n’ont pas le même genre de bassesse que les visages des simples bandits.

Il y a en eux du maquignon et de l’expert en œuvres d’art.

L’admirable beauté de la jeune fille, soudainement illuminée par l’éclat de la lampe, leur sauta aux yeux comme un éblouissement.

Ils eurent ce petit cri discret et pieux du dilettante, saluant l’apparition de la diva.

— Ah ! firent-ils à l’unanimité, morceau de roi ! combien ?

Gioja cligna de l’œil.

— Autant d’or et de billets de la Banque de France, répondit-il, que nous pourrons en emporter à nous quatre dans nos poches, sous nos chemises, dans les formes de nos chapeaux, dans nos mouchoirs et dans des serviettes : il y a en bas trois millions cinq cent mille francs qui sont à nous.

Les regards avides des trois compagnons du vicomte demandaient une explication.

Gioja se rapprocha de Saphir et passa par deux fois la lumière de la lampe au-devant de ses yeux.

— Une belle statue de marbre ! murmura-t-il.

Aucun muscle du visage de la jeune fille n’avait en effet tressailli.

— Elle se gardera elle-même, ajouta le vicomte Annibal en reposant la lampe sur la table, monsieur le duc se chargera de l’éveiller. Nous avions besoin d’elle pour entrer dans la place, maintenant notre besogne est ailleurs.

Il marcha vers la porte et les autres le suivirent. Le dernier coupa une bougie et la mit allumée dans sa lanterne.

Ils traversèrent les corridors à pas de loup et descendirent l’escalier de service situé du même côté que le pavillon en retour, où madame la marquise de Rosenthal faisait sa résidence.

Pendant qu’ils descendaient, ils purent entendre le bruit de la porte cochère, ouverte à deux battants et une voiture roulant sur le pavé de la cour.

— Déjà Son Excellence ! s’écria Gioja. Il faut nous hâter, mes braves. Du reste, vous serez traités en enfants gâtés ; on a enlevé tous les cailloux de votre route. Les deux caissiers brésiliens ont bu ce soir des grogs qui leur donneront de beaux rêves, jusqu’à ce qu’on les éveille à coups de bâton.

Ils arrivaient en bas. Le jardin fut traversé en suivant le mur du rez-de-chaussée. Vers le milieu de la route, Gioja s’arrêta pour prêter l’oreille.

— C’est la pluie, dit un de ses trois compagnons.

De grosses gouttes, en effet, recommençaient à tomber et sonnaient en frappant les branches des arbres.

Nos quatre rôdeurs de nuit entrèrent dans le vestibule des bureaux. Il y avait parmi eux au moins un artiste de talent, car la porte principale fut crochetée en un clin d’œil.

Ils pénétrèrent dans les bureaux mêmes et rendirent tout d’abord une visite de prudence au caissier et au sous-caissier qui dormaient comme des souches, à droite et à gauche de la pièce où se trouvait la caisse.

— Le grog était bien préparé, dit Gioja. À l’ouvrage !

Les querelles entre deux fabricants célèbres ont révélé le néant des serrures à combinaisons et à secret. Ce sont des obstacles insurmontables pour les profanes, mais les véritables adeptes dans l’art s’en moquent comme d’un simple loquet qu’on soulève avec une ficelle.

Un de ces messieurs portait une trousse mignonne et coquette autant que celles des chirurgiens à la mode. Il opéra. La serrure tâtée, sondée, caressée, livra son secret et la caisse ouverte montra des piles d’or avec de monstrueux paquets de billets de banque.

Saladin et les membres du Club des Bonnets de soie noire étaient bien renseignés. La caisse de monsieur le duc de Chaves contenait exactement les deux sommes annoncées.

Gioja et ses compagnons se chargèrent à la hâte comme des mulets et n’eurent rien de plus pressé que de déguerpir.

— Mon avaleur de sabres, dit Gioja en sortant le premier, va trouver l’oiseau d’or déniché. Je suis fâché de ne pas voir la figure qu’il fera… À la grille !

La pluie tombait à torrents. Malgré le bruit du vent et de l’orage, Gioja s’arrêta pour écouter une sorte de tumulte qui avait lieu dans l’aile habitée par monsieur le duc de Chaves.

Il tourna la tête vers les fenêtres de Son Excellence et vit, sur les carreaux, des ombres qui se mouvaient violemment.

— Qu’ils s’arrangent ! murmura-t-il.

Et il continua son chemin vers la grille, en disant à l’homme porteur de la trousse :

— Fais-nous sauter cette dernière serrure !

Mais à ce moment-là même, il recula effrayé en se trouvant devant une porte ouverte.

Son hésitation ne dura qu’un instant.

— Éteignez la lanterne, dit-il, armez-vous, traversons le bosquet et sauve-qui-peut !

Ils s’élancèrent, en effet, sous les arbres.

Dans cette nuit sombre, et parmi les mille fracas de l’orage qui allait redoublant, le bruit de leurs pas se perdit bientôt.

Mais, au bout de quelques secondes, on aurait pu entendre comme un éclat de rire dans ces ténèbres diaboliques.

— Ah ! dit une voix, tu voulais voir la figure de l’avaleur de sabres !

Un éclair, déchirant les nuages, éclaira pour un instant un tableau ainsi fait ; quatre hommes séparés par un large espace et entourés chacun par plusieurs bandits qui avaient le couteau levé.

À l’écart, les membres du club Massenet formaient un groupe immobile, au milieu duquel la figure blanche de Saladin ressortait sous ses cheveux noirs.

Tout rentra dans la nuit.

— Merci, dit encore la voix qui parlait à Gioja, tu as fait pour nous toute la besogne.

Pendant que les échos prolongeaient l’explosion, la voix ordonna :

Coupez la branche !

Il y eut des cris étouffés, un râle plaintif, puis le silence.

Aussitôt que Gioja et ses compagnons eurent quitté la chambre à coucher de monsieur le duc de Chaves, mademoiselle Saphir ouvrit les yeux et releva sa tête pâle.

La belle statue s’animait. Il y avait dans son regard une résolution virile. Un instant, elle écouta le bruit des pas qui s’éloignaient, puis elle sauta hors du lit et se dirigea à son tour vers la sortie.

— Il n’y a qu’un seul corridor, dit-elle, et je dois retrouver aisément l’appartement de madame la duchesse de Chaves.

Ses pas qui, d’abord, avaient chancelé, se raffermirent, à mesure qu’elle marchait. Il y avait en elle un courage solide, et la pensée d’envoyer du secours à Hector la soutenait.

La galerie était longue et plongée dans une obscurité presque complète. Tout au bout, cependant, on voyait luire encore, par éclats intermittents, la lampe mourante.

Saphir parvint jusqu’à cette place où le vicomte Gioja avait dit : Doucement ! n’éveillons pas madame la duchesse.

Il y avait là plusieurs portes. Au hasard, Saphir tourna le bouton de l’une d’entre elles qui s’ouvrit.

C’était une chambre obscure, à l’extrémité de laquelle une large ouverture, garnie de portières relevées, laissait voir une seconde pièce, où une lampe brillait.

La lampe était posée sur un guéridon, auprès d’un lit qui supportait une femme étendue.

Madame de Chaves avait la tête appuyée contre sa main et lisait. Saphir pouvait voir son beau visage languissant et décoloré.

Elle appuya sa main sur sa poitrine où son cœur bondissait.

Madame de Chaves semblait absorbée profondément par sa lecture. Nous connaissons la lettre qu’elle tenait à la main ; elle avait été écrite, cette nuit même, dans la salle d’attente du rez-de-chaussée, par l’un de ces deux personnages qui avaient demandé madame la duchesse, puis monsieur le duc avec tant d’instance.

La lettre était ainsi conçue :


« Madame, voilà bien des fois que je viens. C’est moi qui vous ai envoyé le portrait de Lily tenant Petite-Reine dans ses bras.

« Petite-Reine n’est pas morte, Justine vit, et vous la retrouverez digne de vous, malgré le bizarre métier auquel le sort l’a réduite. Elle est avec de pauvres bonnes gens qui lui ont été secourables et à qui vous devez de la reconnaissance. Elle danse sur la corde. Elle a nom mademoiselle Saphir.

« Madame, je veux vous voir parce qu’un grand danger la menace — et vous aussi peut-être. Je reviendrai demain matin de bonne heure. Fussiez-vous malade à la mort, il faut que je sois introduit près de vous. »


Ce message était signé d’un nom que Mme de Chaves avait lu tout de suite, avant même de parcourir les premières lignes, et qui éveillait en elle un monde de souvenirs : Médor.

Médor ! — Autrefois le brave garçon ne savait pas écrire, et l’écriture de cette lettre ressemblait… Était-ce possible ?

Lily se sentait devenir folle.

Elle lisait pourtant, laborieusement, le cœur serré par l’angoisse, car elle avait été trompée, mais le cœur soulevé aussi par d’immenses élans de joie.

Quand elle eut achevé, sa tête s’inclina sur sa poitrine.

— C’est le nom que m’a dit Hector, murmura-t-elle, le nom de celle qu’il aime et que j’aimais en l’écoutant… Saphir !

Dans le silence une douce voix s’éleva qui dit :

— Vous m’appelez, madame, me voici, je suis Saphir.

La duchesse, stupéfaite, leva les yeux. À quelques pas d’elle, la lumière éclairait une jeune fille, belle, plus belle que ses rêves de mère amoureuse.

Madame de Chaves voulut s’élancer hors de son lit et serait tombée sur le tapis, si Saphir ne l’eût retenue dans ses bras.

Lily, pendue ainsi au cou de la jeune fille, et baignant son regard dans ses grands yeux bleus fixés sur elle avec des larmes, balbutiait :

— C’est toi, cette fois ! je t’ai si souvent revue ! c’est toi, mais bien plus belle !… Oh ! je suis éveillée et j’ai ma fille sur mon cœur !

— Puissiez-vous dire vrai, madame, répliqua Saphir, car toute mon âme s’élance vers vous. Mais je viens vous parler d’Hector qui est peut-être en danger de mourir.

La duchesse ne comprenait point. Saphir se dégagea de ses bras et courut vers le secrétaire ouvert où il y avait des plumes, de l’encre et du papier.

Elle écrivit rapidement deux lignes.

« Cher père et chère mère, rassurez-vous je suis sauvée. Un autre reste en péril ; prenez avec vous nos hommes et courez dans l’avenue du quai d’Orsay ; à la hauteur du pont de l’Alma, vous trouverez un blessé et vous lui donnerez votre l’aide pour l’amour de moi. »

— Hector blessé ! dit la duchesse qui lisait par-dessus son épaule.

Saphir pliait déjà la lettre. Elle sonna elle-même.

— Vous allez envoyer sur-le-champ, madame, dit-elle, une personne sûre.

— Si nous allions ?… commença Mme de Chaves.

— Nous irons… ou du moins j’irai, car vous êtes bien faible, mais il faut envoyer d’abord.

Une femme de chambre se présentait. Saphir la regarda en face.

— Celle-ci est dévouée, n’est-ce pas ? demanda-t-elle à madame de Chaves.

La duchesse répondit :

— Je suis sûre d’elle.

L’instant d’après, Brigitte partait en courant avec les instructions précises qui devaient lui faire trouver le théâtre Canada. Elle avait ordre d’éveiller, en passant dans la cour, le cocher de madame la duchesse et de faire atteler.