L’Avaleur de sabres/Partie 1/Chapitre 17

Laffont (p. 303-310).


XVII

Suite des mémoires d’Échalot


« Faut vous faire savoir que nous eûmes une idée, moi et madame Canada. Le dernier soir de la foire au pain d’épice, place du Trône, à Paris, il était venu une petite dame avec une minette jolie, mais là comme toute une pannerée d’amours. Eh bien ! comme le Saladin avait commencé d’avaler ses sabres, ce soir-là, la minette de Paris avait crié et pleuré, disant : « qu’il est laid ! qu’il est laid ! » Et notre Saladin s’était mis en colère, étant pétri d’orgueil.

« Le malheur, c’est qu’il y a trop longtemps maintenant que toutes ces choses sont passées. Si on avait cherché tout de suite, on en saurait plus long, mais on avait l’excuse d’être loin de Paris.

« Toujours il y a que, quand mademoiselle Saphir montra une si grande peur de l’avalage, moi et Amandine nous pensâmes subito à la minette de la place du Trône, et ça nous donna de la peine parce que la petite dame vous avait l’air de raffoler de son enfant.

« On voulut s’informer à Saladin ; mais Saladin disait ce qu’il voulait, et tous les jours il devenait plus insolent, courant les tripots et se faufilant avec des mauvais sujets dans les diverses localités. Il nous méprisait à haute voix. Ses camarades l’appelaient le marquis, et ça enflait son amour-propre.

« Je n’avais pas beaucoup de relations avec Similor, qui ne cherchait qu’à tirer de l’argent de nous ; mais pour le peu que nous causions ensemble, je vis dès ce temps-là que ce coupable père essayait de garder son influence sur le blanc-bec, plus rusé que lui, en se vantant de nos anciennes fredaines, et en lui racontant nos aventures avec les Habits Noirs.

« C’est vrai que pour ma part j’ai connu les Habits Noirs, ayant tenu une agence dans le propre escalier du grand monsieur Lecoq de la Perrière. Si je voulais révéler dans mes présents mémoires tout ce que j’ai vu et entendu, mêlé, comme je l’étais, à des notaires et à des nobles, que je faisais la poule avec leurs domestiques au fameux estaminet de l’Épi-scié, j’étonnerais bien du monde, j’ai rencontré plus d’une fois, nez à nez, le fils de Louis XVII, qui était blond comme une quenouille, la comtesse Corona, plus belle que les déesses de la fable, et je voyais tous les jours Trois-Pattes, l’ancien mari de la baronne Schwartz qui finit par couper le cou de monsieur Lecoq avec la porte d’un coffre-fort. Ça semble drôle, mais quand c’est poussé raide, ça vaut la guillotine. Assez causé là-dessus.

« D’ailleurs, à travers toutes ces aventures, j’ai su garder ma considération, qui m’est plus chère que l’honneur. Dès que j’ai pu travailler, j’ai laissé le restant des Habits Noirs pour ce qu’ils sont. Mais Similor, avec ses habitudes d’élégance et ses vices de mange-tout, avait toujours conservé l’idée de retrouver les débris de l’association et de s’en servir pour faire sa fortune.

« Saladin mordait à cela et c’était la seule supériorité que son père eût gardée sur lui.

« Mais cet écrit n’est pas plus destiné à détailler les maladresses de Saladin et de Similor que les crimes des Habits Noirs, avec lesquels, au prix de mon aisance, je ne voudrais pas renouer mon ancienne connaissance ; je manie la plume pour être utile à notre fille d’adoption, et je veux m’étendre seulement sur ce qui la regarde.

« C’était, dès ce temps-là, un drôle de petit caractère, et des plus philosophes que moi n’auraient pas su le définir. On ne peut pas dire qu’elle était gaie, quoiqu’elle eût toujours son joli sourire sur les lèvres ; il y avait derrière ce sourire je ne sais quoi qui restait triste ou plutôt froid ; elle nous aimait bien à sa manière ; elle semblait contente de nos caresses, elle nous les rendait, mais froidement. Je cherche à dire ça comme c’était au juste : le froid ne se montrait pas, il se devinait.

« Moi et Amandine, il n’y a pas de choses qu’on n’ait faites pour deviner ce qu’il y avait dans ce petit cœur. Nous l’aimions si tendrement que l’idée qu’elle souffrait en dedans et qu’elle nous cachait sa peine serrait semblablement nos deux cœurs. Avait-elle des souvenirs ? les cachait-elle ? Ne pouvait-elle prendre en nous la confiance qu’il fallait pour nous dire son pauvre petit secret ?

« Ou bien, comme nous l’avions pensé si souvent, le coup qui l’avait séparée de sa famille laissait-il des traces dans son cerveau ? Il y avait des moments où son regard fixe semblait dire : « Je cherche au fond de ma mémoire vide et je n’y trouve rien. » C’était le plus souvent ainsi, quand elle se croyait seule et non observée ; d’autres fois, son grand œil bleu s’allumait tout à coup ; il semblait qu’elle allait renouer le fil rompu de ses souvenirs, et sa charmante figure prenait alors une expression de joie. « Mais tout cela s’évanouissait, ses yeux s’éteignaient ; elle redevenait pâle et les grandes boucles de ses cheveux blonds retombaient comme un voile sur sa figure qui ne disait plus rien.

« — Moi, répétait souvent Amandine, j’ai idée que la pauvre ange finira folle. Quelle malheur !

« En attendant, elle grandissait en bonne santé et en talents. Ils commençaient à nous l’envier en foire et, si nous eussions voulu nous en défaire, on en aurait eu déjà une jolie somme, car les calés de la partie nous croyaient encore pauvres, rapport au mauvais état de la baraque, et ne se gênaient pas pour nous faire des propositions.

« Mais sans parler des espérances qu’on avait fondées sur ses débuts comme danseuse de corde, moi et Amandine nous n’aurions pas voulu nous séparer d’elle pour des mille et des cents, et comme Saladin, qui nous l’avait apportée, était bien capable de nous la subtiliser, je lui dis, une fois pour toutes, en présence de son père et avec l’approbation de madame Canada :

« — Toi, quoique j’aie gardé à ton vis-à-vis la faiblesse d’un père nourricier, si tu t’avises d’y toucher, je t’écrase !

« À la baraque, ils connaissaient tous la douceur de mon caractère et ils savaient que, quand une fois je faisais une menace, c’était comme du papier timbré.

« Saladin, du reste, ne détestait pas l’enfant, bien au contraire. Il y avait des moments où nous craignions qu’il ne l’aimât trop, un jour venant. Il s’occupait d’elle et de son instruction beaucoup plus que ses habitudes dissolues n’auraient pu le faire espérer ; il se levait matin pour lui donner sa première leçon et, bien souvent le soir, au lieu d’aller à ses plaisirs, il dépensait encore une heure à la faire écrire et lire.

« De son côté, la petite lui témoignait une reconnaissance douce et froide ; elle était avec lui comme avec nous tous, impénétrable. Je parle ici tout à la fois de plusieurs années car, dès l’âge de trois ans, comme plus tard, à douze et quatorze ans, mademoiselle Saphir fut toujours pour nous une énigme.

« Non pas du tout qu’elle se montrât cachottière ou qu’elle s’éloignât de notre société ; toujours et partout elle fut la joie de notre intérieur à moi et à Amandine, mais enfin si c’était mon métier d’écrire, je me ferais peut-être mieux comprendre : l’enfant avait quelque chose qu’elle ignorait ou qu’elle dissimulait, et qui nous faisait donner au diable.

« Dans les premières années, cette chose, que ce fût ou non un souvenir, se traduisait par ce tremblement dont j’ai parlé, et ce cri toujours le même : Maman, maman, maman ! Mais plus tard, comme cet appel à sa mère lui attirait nos questions et qu’elle n’en voulait pas (peut-être parce qu’elle ne pouvait vraiment pas y répondre), elle choisit elle-même une autre formule, et dans ses crises, qui se résolvaient la plupart du temps par des larmes, elle n’appela plus que Dieu.

« Ce fut à Nantes, grande et belle ville, qui est située sur la rivière, dans le département de la Loire-Inférieure, que mademoiselle Saphir fut plantée pour la première fois sur les grandes affiches comme premier sujet pour la corde raide, remplaçante de madame Saqui.

« Mademoiselle Freluche en eut une forte jaunisse, mais le reste de la troupe approuva notre mesure, car déjà, depuis plus de six mois, notre petite Saphir avait tout ce qu’il fallait pour se montrer au public et mériter sa bienveillance même au sein de la capitale.

« Elle avait six ans, elle était très grande pour son âge et admirablement élancée. Moi et Amandine nous lui avions fait faire un costume d’azur en conformité de son nom. Quand elle parut semblable à un nuage bleu de ciel, il y eut dans le public de la baraque un grand murmure qui n’était ni de l’admiration ni de la surprise, qui était tout simplement de l’amour.

« Voilà ce que je peux dire parce que je l’ai vu partout. Aussi bien dans les villes de l’est que dans celles de l’ouest, dans le midi comme dans le nord de la France, les spectateurs se prenaient pour elle de tendresse ; on la caressait du regard, on l’applaudissait tout doucement et la salle entière souriait d’émotion et d’aise.

« Ce fut ainsi toujours tant qu’elle resta enfant et cela ne fit que croître et embellir quand elle devint demoiselle.

« Pour en revenir à ses débuts, il y avait chambrée complète parce qu’on affichait depuis trois jours avec permission de monsieur le maire. Il ne faut pas plaisanter avec les noms ; un nom ne fait pas le succès, mais il y contribue diantrement, et je vous prie de croire que celui de mademoiselle Saphir, dû à moi et à madame Canada, n’était pas une inconséquence. On l’avait imprimé en lettres bleues, à facettes qui semblaient composées de diamants ; il tenait le beau milieu de l’affiche et semblait rayonner dans un large espace vide. Tout Nantes l’avait regardé, tout Nantes s’était dit : qu’est-ce que c’est que mademoiselle Saphir ? hé, là-bas !

« Et pour savoir, tout Nantes était venu voir, si bien qu’on avait refusé du monde à la porte en quantité.

« Les voisins de la foire enrageaient à faire pitié.

« Elle dansa comme un chérubin, sans crainte ni trouble. Le public ne lui faisait rien, elle s’était habituée à la foule dès sa plus petite enfance, dans la crèche, et d’ailleurs, elle nous l’a dit souvent depuis, elle ne voyait pas le public.

« Les applaudissements la berçaient ou l’animaient comme une musique ; jamais ils ne l’exaltaient.

« Elle avait une danse que les connaisseurs appelaient classique et qui était d’une pureté enchanteresse. Amandine disait en riant, mais avec la larme à l’œil : « Si par cas on danse sur la corde en Paradis, ça doit être de même pareillement ».

« Ce fut une soirée solennelle et je suis vexé de n’en avoir pas la date exacte pour la signaler ici ; mais, à vue de pays, ce doit être vers la fin de mai de l’année 1858.

« À la baraque nous étions tous transportés. Mademoiselle Freluche elle-même oubliait les regrets de l’ambition trompée pour admirer son élève ; Similor enflait ses joues et disait : « Il y a du tabac dans cette poupée-là ! »

« Il parlait toujours argot ou approchant par suite de ses mauvaises connaissances en ville.

« Je l’entendis et je vis dans un coin de la coulisse les deux yeux de Saladin qui flamboyaient ; je le montrai du doigt à mon Amandine et nous convînmes entre nous de redoubler de surveillance vis-à-vis du blanc-bec qui devenait un homme.

« — Quoique, dit-elle dans sa joie, il est bien permis au méchant drôle d’être émerveillé comme tout le monde !

« Quand mademoiselle Saphir fit sa dernière élévation sans balancier, elle retomba au milieu d’une pluie de bouquets. Outre que moi et madame Canada nous avions dépensé une trentaine de sous et cinq ou six places données à des amis pour l’encourager dans son premier pas à l’aide de bouquets d’administration, il y avait des gens qui étaient sortis tout exprès pour acheter des lilas et des roses. Ceux qui n’en avaient pas criaient qu’ils en apporteraient le lendemain. Sans exagérer, je puis spécifier que la portion des habitants de Nantes rassemblés ce soir au Théâtre Français et Hydraulique, dont j’étais en nom dans sa direction maintenant avec madame Canada, manifesta des transports approchant de la démence.

« Dès qu’elle eut fini, presque tout le monde s’en alla, et il ne resta pas trente pelés pour voir monsieur Saladin avaler ses sabres. Je ne sais pas si je me trompe, mais il me semble résulter de mes observations que la partie de l’avaleur, si intéressante pourtant, continue de baisser dans notre patrie. Tout change, j’ai vu une époque où vous auriez fait courir l’élite d’une ville, rien qu’en annonçant l’avalage, opéré par un artiste d’un mérite inférieur à celui de Saladin, qui, malgré les défauts de son cœur et de son esprit, comprenait joliment son affaire.

« Mademoiselle Saphir regagna notre retraite entre deux haies formées par la troupe. Cologne, Poquet et Similor lui-même battaient des mains sur son passage. Elle n’en paraissait pas plus fière ; mais quand madame Canada, inondée des larmes de son bonheur, voulut la presser sur sa poitrine, la petite eut comme un spasme, elle se rejeta en arrière, elle trembla, et nous devinâmes sur ses lèvres ces mots qu’elle ne prononçait déjà plus : « Maman, maman, maman… »

« L’instant après, elle s’élança vers sa mère d’adoption et la couvrit de caresses.

« — Vieux, me dit Similor toujours prêt à profiter des circonstances pour subvenir aux besoins de son existence déréglée, c’est des dérisions que de récompenser par soixante et quinze centimes le talent d’une telle artiste incomparable. Ayant toujours la tutelle de mon fils Saladin, qui sera majeur seulement dans huit mois, j’exige que les feux de mademoiselle Saphir soient portés à 1 franc 50 centimes journellement et que je les touche.

Madame canada voulait refuser, mais, dans le but de garder la paix intérieure, je consentis à cette nouvelle exagération de mon ancien ami.

« — Laisse bouillir le mouton, dis-je à ma compagne, Saladin, sans le vouloir, a payé bien cher les soins que je donnai à sa petite enfance. N’oublions pas que nous lui devons mademoiselle Saphir et que mademoiselle Saphir est la poule aux œufs d’or, qui nous permettra de passer nos vieux jours dans l’opulence.

« Ce n’est pas trop dire. Le lendemain, plus d’affiches, mais en revanche, devant la galerie où se faisait le boniment, une petite pancarte annonçait que, pendant les représentations de mademoiselle Saphir, le prix des places serait momentanément doublé. Les collègues de la foire vinrent lire la pancarte dans la matinée, et désapprouvèrent la mesure à l’unanimité ; nonobstant, dès la première fournée, nous refusâmes du monde, et avant de nous coucher, je pus compter 150 francs de bénéfice.

« C’était le Pérou, l’Eldorado, le rêve impossible ; on n’avait jamais rien vu de pareil !

« Nous restâmes dix jours à Nantes ; nous aurions pu y rester cent ans, s’il y avait des foires de cette durée ; la recette n’avait pas baissé d’un centime.

« Mais que nous importait désormais d’aller ici ou là ? Nous avions avec nous notre talisman ; nos résidences pouvaient changer de noms, notre succès était toujours le même.

« Toutes les villes de France : Bordeaux, Marseille, Toulouse, Rouen, Lyon, Lille, Strasbourg et autres versèrent tour à tour dans nos coffres le témoignage de leur admiration ; nous n’avions qu’à nous présenter pour réussir ; la renommée de notre étoile nous précédait désormais, et plusieurs conseils municipaux des localités secondaires nous firent des offres exceptionnelles que notre intérêt nous contraignit de refuser.

« En 1859, au mois d’août, le Théâtre Français et Hydraulique fut dépecé pour être vendu au vieux bois. À son lieu et place sur le terrain de foire de Saint-Sever, sous Rouen, fut inauguré le THÉÂTRE DE MADEMOISELLE SAPHIR, avec ce simple frontispice : Prestiges, élévations, grâce, adresse !

« C’était un assez beau monument, quoique portatif par le démontage. Un peu moins vaste que les établissements de messieurs Cocherie et Laroche, il pouvait passer pour plus élégant. La salle, spacieuse et commode, était calculée pour l’agrément du public, contenant beaucoup de premières, quelques secondes pour les gens sans façon et les militaires, mais point de troisièmes, la populace n’étant qu’un embarras dans les spectacles qui s’adressent surtout à la haute société.

« Nous n’y allions pas par quatre chemins, nos premières étaient à 50 centimes. On doit penser à quel chiffre considérable les recettes peuvent monter avec de pareils prix !

« Le lecteur s’étonnera peut-être de n’avoir point vu Paris parmi les villes qui furent à même de rendre hommage à mademoiselle Saphir. Je n’ai pas pris la plume sans me résoudre à tous les aveux : Paris ne connaissait pas mademoiselle Saphir. La même pensée, peut-être coupable, qui nous avait portés autrefois à lui enlever son premier nom de Cerise, nous induisait, moi et madame Canada, en quelque sorte à notre insu, à fuir la capitale où nous étions menacée de perdre notre adoré trésor.

« Et qu’on ne se méprenne point. Je ne fais pas allusion aux bénéfices considérables que nous procurait notre fille d’adoption, le mot trésor s’applique uniquement ici aux choses du cœur. Je ne méprise pas l’argent, madame Canada est dans le même cas, mais entre l’argent, tout l’argent de la terre, et notre bien-aimée fille, elle n’hésiterait pas un seul instant, ni moi non plus. J’en lève la main avec elle.

« Cet écrit est la preuve que nos idées ont bien changé. Nous nous repentons du passé, nous ferons autrement dans l’avenir.

« Rien ne nous coûtera pour retrouver les parents de notre petite. Rien ne nous gênera non plus, car, Dieu merci, nous sommes libres comme l’air dans notre établissement. Quoique mon ancien ami Similor et mon nourrisson Saladin ne fussent pas nos associés, il est certain qu’ils nous dominaient souvent par leur arrogance. Similor, devenu de plus en plus paresseux et refusant toute espèce de services, ne mettait pas de bornes à ses exigences au sujet des prétendus droits qu’il avait sur notre fille, et Saladin parvenu à sa majorité rivalisait de cupidité avec son père.

« Il était très habile, c’est vrai, comme artiste en foire, et je ne voudrais pas rabaisser ses talents : il s’était fait à lui-même une manière d’éducation soignée, lisant des livres de toute sorte dans son trou et se préparant à ce qu’il appelait ses campagnes.

« Depuis longtemps déjà, il avait cessé d’aller au cabaret et n’imitait point la mauvaise conduite de son père. Au contraire, il était rangé et même avare, quoiqu’il sût très bien risquer d’un coup toutes ses économies quand il s’agissait de commerce.

« Je ne peux pas m’empêcher de le dire, ce garçon-là, bien dirigé, eût été un joli sujet.

« L’avalage se dégommant de plus en plus, il paraissait rarement devant le public pour faire le travail des sabres, et encore prenait-il depuis plusieurs années de grandes précautions pour altérer son physique quand il abordait cet emploi, il avait soin de se grimer soit en Caraïbe soit en Patagon, et nous en profitions pour mettre sur l’affiche le nom de ces peuplades sauvages ; chacun à la baraque lui gardait le secret, et quelquefois, en ville, il parvenait à cacher les rapports qu’il avait avec nous.

« Dans bien des localités, il se faisait passer pour un jeune homme de famille voyageant pour son instruction ; aucun mauvais coup couronné d’un résultat pécuniaire n’est venu jusqu’à ma connaissance, mais je sais qu’il se faufila dans plusieurs maisons où il n’aurait point dû avoir accès, et que Similor passa plus d’une fois, chez des gens riches, pour être son gouverneur.

« Liberté, libertas ! moi et madame Canada, nous ne sommes pas des gendarmes, mais tant va la cruche à l’eau… vous savez le reste. Nous avions peur de voir cela mal finir, il y avait souvent des scènes ; en plus que madame Canada concevait des soupçons et me disait que Saladin nourrissait des desseins coupables contre l’innocence de mademoiselle Saphir.

« Le blanc-bec n’en était que trop capable, quoiqu’il marquât généralement peu de galanterie pour le beau sexe ; il tenait notre chère enfant sous sa dépendance par suite des leçons qu’il lui donnait et dont elle profitait si bien. Elle ne l’aimait pas, mais elle le craignait, et nous nous étions bien aperçus qu’il exerçait sur elle une espèce d’autorité.

« Elle était grande maintenant et presque une jeune personne ; elle savait tant de choses que je ne pourrais pas en faire le compte, mais elle avait gardé cette faiblesse d’esprit qui nous donnait tant à craindre. Quand elle était petite, elle parlait peu, ne se confiait point et s’éloignait souvent de nous au moment même où nous attendions ses caresses. Maintenant, c’étaient des rêvasseries à n’en plus finir.

« Saladin lui fournissait des livres qu’elle dévorait en cachette. À force de chercher, j’en surpris un, c’était Alexis ou la Maisonnette dans les bois, de monsieur Ducray-Duminil. Moi et madame Canada nous tînmes conseil, et il fut convenu que je paierais quelque chose à un libraire pour savoir si c’était là un écrit dangereux.

« Mais sur ces entrefaites, un matin, mademoiselle Saphir s’enfuit précipitamment hors de sa chambre où Saladin était en train de lui donner une leçon de grammaire. L’enfant était fort troublée, elle avait ce tremblement dont j’ai parlé tant de fois et ses lèvres muettes appelaient sa mère, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps.

« Nous l’interrogeâmes ensemble et séparément, moi et Amandine, mais elle ne voulut pas nous répondre : nous aurions dû être faits à cet étrange caractère, et pourtant nous en éprouvâmes un grand chagrin.

« Le soir, j’invitai Similor et Saladin à prendre le café dans notre chambre. La chose était concertée avec madame Canada, je pris la parole et je dis :

« — J’ai été pour vous le modèle des amis, Amédée, et voici un jeune homme qui me doit l’air qu’il respire, en récompense de quoi l’un et l’autre vous ne vous comportez pas bien à mon égard.

« Ils voulurent se récrier, mais madame Canada leur glissa à l’oreille :

« — Échalot est trop doux, moi je vous aurais fait votre portrait en deux mots : vous êtes des canailles.

« Je crus qu’il faudrait s’aligner, car Similor m’avait provoqué au sabre d’avalage pour bien moins que cela, plus d’une fois, mais Saladin l’arrêta au moment où il se levait furieux.

« — C’est des propositions qu’on va nous faire, dit froidement le blanc-bec. Sois calme à mon instar.

« Puis s’adressant à moi il ajouta :

« — Papa Échalot, vous êtes une bonne créature, je ne vous en veux pas du tout de ce que vous avez fait pour moi. Papa Similor m’a exploité tant qu’il a pu, c’était son droit, je l’approuve ; quant à madame Canada, elle va nous compter 1 000 francs comme un amour de petite femme qu’elle est, et nous lui tirerons notre révérence pour jusqu’au jour du jugement dernier.

« Moi et Amandine nous voulions en effet provoquer une séparation, et pourtant l’offre du blanc-bec nous prit sans vert. Pour ma part, je ne l’avais jamais trouvé si gentil qu’au moment où il nous adressa cet effronté boniment.

« Mais il y avait trop longtemps que ma compagne portait sur ses épaules le père et le fils. Elle se releva d’un saut, gagna son armoire et en retira un sac de mille qu’elle jeta à Similor à toute volée, au risque de l’assommer.

« Similor n’en éprouva aucun mal, parce que Saladin saisissant le sac au passage s’écria :

« Maman Canada, je vous fais savoir que pour les paiements subséquents, c’est entre mes mains qu’il faudra verser.

« Ma compagne resta bouche béante à le regarder, et moi je répétai :

« — Comment, les paiements subséquents !

« — Je suis maintenant le tuteur de papa, me répondit Saladin avec son sourire narquois, et vous êtes trop juste, respectable Échalot, pour nous refuser une pauvre rente viagère de 100 francs tous les mois en considération d’avoir apporté la fortune dans votre maison.

« — Soit ! répondit madame Canada qui était plus rouge qu’une tomate, mais va-t’en ou je vas te tordre le cou comme à un poulet !

« Saladin prit son père par le bras.

« — En route, ma vieille, lui dit-il, viens coucher à mon hôtel. Nous reviendrons demain matin embrasser papa Échalot et cette bonne maman Canada. Pourquoi se fâcher quand on peut se quitter gentiment ? C’est sûr qu’ils nous aiment au fond, et si nous n’avons pas assez de 100 francs par mois, eh bien ! nous le leur dirons plus tard. »