L’Avaleur de sabres/Partie 1/Chapitre 16

Laffont (p. 295-302).
Première partie


XVI

Mémoires d’Échalot

(Commencés en décembre 1863)

« Voilà donc pourquoi je prends la plume, sachant écrire pas mal, par suite d’avoir été apprenti pharmacien dans mon adolescence, et, de fil en aiguille, divers autres états où il est bon d’avoir été à l’école, tel qu’agent d’affaires, etc., avant de passer modèle pour le torse, puis artiste en foire, et finalement associé de ma chère compagne Amandine, veuve légitime de M. Canada, ancien directeur, de laquelle j’aime à consigner ici ses vertus et qualités, attendant avec impatience de pouvoir lâcher définitivement la baraque, avec fortune faite, pour la conduire à l’autel, dans le double but de nous régulariser notre position civile et un autre projet que je marquerai ci-après plus au long.

« C’est parce que tous les tempéraments, même les mieux constitués, comme le mien et celui d’Amandine, étant sujets à périr avec le temps, je désire laisser derrière nous une trace palpable des événements qui ont amené, à la maison l’aisance et la bénédiction, sous la forme de notre première danseuse de corde, mademoiselle Saphir, élève de moi pour le maintien, de mademoiselle Freluche pour la danse et de Saladin pour les belles-lettres ; à cette fin que si ses vrais père et mère vivent encore, elle puisse les retrouver par hasard et jouir de leur amitié dont elle est digne, quand même ça serait des têtes couronnées, marquis ou gros industriels.

« Auquel cas contraire que ses parents seraient malheureusement décédés dans l’intervalle, je révèle ici le second but de notre mariage à nous deux la veuve Canada, qui serait de légitimer ladite jeune personne, mademoiselle Saphir, d’en faire notre fille à chaux et à sable, solidement, avec tous les papiers, et unique héritière du magot qu’elle est la principale auteur que nous avons été susceptibles de l’amasser par notre économie.

« C’est de commencer par le commencement.

« Le lundi 30 avril 1852, huit heures du soir, nous arrêtâmes notre voiture, traînée par Sapajou, qui était notre cheval, déjà malade de l’affection vétérinaire, dont il est mort, sur la place de Maisons-Alfort, entre Charenton et Villeneuve-Saint-Georges, venant de Paris, place du Trône, foire au pain d’épice, destination Melun, pour la fête, avec permission des autorités.

« La veille on avait prononcé, moi et madame Canada, des paroles inconséquentes, analogues aux souhaits de la fable, sur la matière qu’on voudrait bien nous voir tomber du ciel une minette jolie comme les amours de Vénus et Paphos, à Cythère, pour la coller au balancier. On avait été écouté indiscrètement, non pas par l’oreille des fées, mais par une oreille plus fine encore, celle du jeune Saladin, premier avaleur de sabres et triangle dans la musique, fils naturel de Similor, mon ex-ami, inséparable jusqu’à la mort.

« J’en aurais long à dire sur ces deux-là, le père et l’enfant, dont les dévergondages nous ont causé les seuls désagréments sensibles de ma carrière : menteurs, grugeurs, voleurs, etc., mais je préfère ne pas ternir leur réputation qu’est le seul bien des personnes malaisées.

« À huit heures et demie, Saladin arriva donc avec une petite demoiselle de deux ou trois ans, plus jolie encore qu’on ne l’avait souhaitée, qu’il nous vendit au comptant, cent francs, dont madame Canada trouva le prix raide dans le premier moment, mais que vous lui en auriez offert vainement plus tard le double et le triple, jusqu’au moment où même son pesant d’or ne l’aurait pas portée à s’en défaire, l’intérêt commercial se joignant à l’affection maternelle dans son cœur pour s’y opposer.

« L’enfant était évanouie, pour avoir eu peur pendant le voyage, je suppose, et Similor, à qui on ne pouvait refuser sans injustice qu’il a tous les talents de société et autres, la repiqua par un truc à lui. Comme quoi elle s’endormit peu de temps après entre madame Canada et moi, dans notre propre chambre où nous passâmes une partie de la nuit à contempler sa beauté, disant que c’était une petitesse de la part des auteurs de ses jours de l’avoir lâchée comme ça pour soixante francs.

« Car Saladin avait bien dû gagner quarante francs pour le moins, sur le marché.

« Quoiqu’il l’avait peut-être tout uniment chipée. C’est plus dans sa nature adroite comme un singe. Et de manière ou d’autre, il en fut le bœuf, car Similor lui contre pinça la somme tout entière, à l’abri de l’autorité paternelle d’un tuteur. Ça nous amusa, Amandine et moi ; c’était farce.

« Faut qu’il y ait bien des amertumes au-dedans de moi, par suite de leurs fautes et indélicatesses répétées pour que je parle ainsi d’Amédée Similor, mon ami de cœur, et de Saladin, dont j’ai été son unique nourrice, l’ayant abreuvé et sevré de mon lait, à mes frais, dans son enfance.

« Sa défunte mère n’avait pas une bonne conduite, buvant tout avec les militaires, même invalides, mais quel cœur ! Enfin n’importe. On a chacun les défauts de la nature.

« Dans le règne animal, on connaît des sujets dont tout est bon, même les rebuts. Semblablement la petite ne nous fut pas à charge une semaine, car dès le premier dimanche que nous travaillâmes en foire, à Melun, Saladin lui arrangea une crèche avec tout son bon goût qu’il avait, le polisson, et nous la fîmes voir entre deux bestiaux en qualité d’enfant Jésus. Mademoiselle Freluche faisait l’étoile qui guide les rois mages, représentés par Cologne, Poquet et Similor. Nous étions, madame Canada et moi saint Joseph et la Vierge, Saladin jouait l’ange.

« La petite était si jolie que tout Melun vint la voir à la queue leu leu. J’ignore pourquoi on parle des anguilles de cette localité, située dans le département de Seine-et-Marne. On y mange de bons lapins de choux, à cause de la forêt de Fontainebleau, célèbre par son palais royal avec pièces d’eau et carpes, longues comme moi, dues à Henri IV, ou François Ier, et la belle Gabrielle.

« En voyageant, on apprend les particularités de ce genre.

« On eut cent trente francs de boni net à Melun, tous frais faits, et Similor demanda douze francs de guilte ou gratification, comme quoi il avait l’autorité sur celui qui avait levé la petite. Crainte de scandale, on en fixa les appointements journaliers à soixante-quinze centimes provisoirement, et ce fut Similor qui les toucha. Saladin lui dit :

« — Papa, tu fais bien de jouer de ton reste. Quand tu vas être vieux et quand je vas être fort, je m’assoirai sur ton estomac pour t’aider à respirer.

« C’est là ce que récoltent les mauvais pères, par suite de la justice de Dieu.

« Comme ça, la petite, presque au maillot, gagnait déjà par an deux cent soixante-quinze francs quinze centimes, par mois vingt-deux francs cinquante centimes. On en met au nombre des enfants célèbres qui n’ont pas débuté si gentiment dans leur spécialité.

« Elle ne parlait pas du tout. De ce qu’on bavardait autour d’elle, elle avait l’air de ne rien comprendre. Madame Canada n’était pas fâchée, parce qu’une sourde-muette ça attire la curiosité, pouvant servir en outre dans les pantomimes ; mais moi, je voyais bien qu’elle n’était ni muette ni sourde. L’observation est une de mes nombreuses aptitudes. J’ai traversé l’humanité sans faire aucune poussière ; néanmoins, je connais mes talents.

« Pour moi, l’enfant était comme un couvreur qui a eu l’imprudence de tomber d’un cinquième étage sur le pavé, assez heureux pour ne pas se tuer, mais restant étourdi plus ou moins de temps. Elle ne se portait pas mal, mais sa petite cervelle n’était pas bien à sa place. Similor m’appela plus d’une fois maladroit à l’égard de cette opinion, mais je m’en moque. Similor brille plus qu’il ne pèse, et quand il le voudra, malgré nos âges, je lui ferai encore une façon au sabre ou à la canne, ne craignant pas les combats.

« Saladin est bien plus coquin que lui. Il a le sang-froid du traître dans Le Sonneur de Saint-Paul et La Grâce de Dieu.

« La preuve que je ne faisais pas erreur, c’est qu’un beau matin, à Clermont-Ferrand, dans le Puy-de-Dôme, la chérie se mit à chanter je ne sais plus quelle mignonne petite chanson qui fit rire et pleurer madame Canada. Nous la mangeâmes de baisers. Elle s’accoutumait-à nous très bien, et je crois qu’elle nous aimait déjà. Faut dire qu’elle était une idole pour nous ; on l’élevait dans du coton ; Similor aurait voulu qu’on la donne tout de suite à mademoiselle Freluche pour l’exercice et les principes de la corde, mais Amandine et moi nous nous tenions. On fut inflexible, se bornant à lui dire : « Tiens-toi droite et mets tes pieds en dehors », comme aurore d’une éducation prochaine.

« J’ajoute que la caisse n’y perdait rien. En foire, avec un enfant joli et obéissant, vous pouvez remplacer hardiment une troupe de singes qui coûtent des douze à quatorze francs tous les jours, souvent malades et sujets à périr par la poitrine, dont la perte de chaque sujet va dans les cent cinquante francs. Autant vaut diriger le grand Opéra, où la personne a du moins les secours du gouvernement. J’en dis autant des chiens, jamais contents de leur nourriture, quoique bonnes bêtes au fond, et amis des hommes, mais perdus de vermine, par quoi la propreté est incapable dans tous les lieux qu’ils fréquentent.

« Si vous voulez maintenant que je vous donne mon avis sur les ménageries ambulantes, ça fait tout simplement pitié. L’orgueil d’avoir un lion ou un éléphant a ruiné bien des pères de famille, sans parler que l’animal féroce mange toujours son bienfaiteur un jour ou l’autre.

« La Providence l’a voulu en attribuant ses instincts carnassiers au serpent pour qu’il morde, au tigre pour qu’il griffe.

« Pour s’y retirer, dans les bêtes sauvages, il n’y a que les phoques et les moutons mérinos assez patients pour qu’on lui réussisse l’opération de la cinquième patte du phénomène vivant, en bois ou caoutchouc, bien plantée, et que rien ne paraît quand la cicatrice est tenue propre. En plus qu’alors, l’animal valétudinaire manque d’appétit et coûte peu pour la nourriture.

« Le phoque, encore plus avantageux, vit de vieux chapeaux de feutre mou.

« C’est supérieur aux clowns et jongleurs, généralement mauvais sujets. L’homme squelette vous ruine en chatteries ; la femme colosse, lui faut des quatre et cinq livres de veau par repas, avec bière et tabac ; si elle est à barbe, ne m’en parlez pas, elle a des passions que je n’oserais même pas les préciser dans mes souvenirs.

« Eh bien ! tout ça n’est rien auprès des jumeaux siamois, ni des papas qui jouent au volant avec leurs petits. Vous n’avez pas une paire de siamois, bien collés, pour moins de six francs par jour et le café. Faut les servir ; ils sont mal embouchés et passent leur vie à se battre réciproquement l’un contre l’autre.

« Il n’y a pas plus mauvais que la jeune fille encéphale et l’homme qui écrit avec son pied. Pour abréger, le phénomène, c’est la gale, gonflé d’orgueil et méprisant les personnes naturelles bien proportionnées.

« Je donnerai mon adresse dans le courant de cet ouvrage ; ceux qui souhaiteront des renseignements détaillés sur la baraque pourront me consulter. Aucun des secrets de l’état ne m’est inconnu, depuis l’électricité jusqu’à la tireuse de cartes. Cet écrit étant destiné seulement à la famille de la jeune personne, je m’arrête, ajoutant que le ventriloque fait une heureuse exception et chérit ses semblables, toujours rempli de bonnes mœurs quand il est à jeun.

« Dommage qu’il pompe trop souvent et que la boisson le hérisse.

« J’en reviens à l’avantage de l’enfant chez l’artiste. Pour madame Canada et moi, plutôt périr que d’en arracher un à la douceur du foyer domestique, quoiqu’on voie dans les journaux des exemples de mioches traités avec une barbarie pire que les sauvages. La petite était à nous, puisqu’on l’avait achetée et payée. Et, cédant à mes sentiments spontanés, je fais savoir aux pères et mères assez maladroits pour couvrir leurs petits de bleus à l’aide d’instruments contondants que ce n’est pas raisonnable. Ils pourraient les vendre de cinquante à cent francs la pièce, plus cher même s’ils ont un talent, et jusqu’à mille francs si c’est des monstres.

« Sans être monstre et sans talent extraordinaire, le simple enfant, joli de figure, peut rapporter à la baraque autant que n’importe quel crocodile, si la troupe contient un homme de talent, capable de faire un ouvrage dramatique. Or, nous étions trois dans ce cas à la maison : moi d’abord, de qui la jeunesse fut imbue de Bobino et de l’Odéon ; Amédée Similor, qui comptait des années de figuration sur les planches, et Saladin, né là-dedans, puisque à l’âge de deux ans il avait rempli le rôle d’un enfant de carton dans une pièce à grand spectacle, rappelé à la fin avec monsieur Mélingue et madame Laurent.

« J’étais étonnant pour l’imagination. Similor trouvait des trucs, mais Saladin avait le génie. Quel auteur ! Il faisait ce qu’il voulait avec n’importe quoi. Il vous habillait l’enfant comme un gant, dans un rôle charmant où elle n’avait qu’à se montrer pour faire de 12 à 15 francs de recette.

« La petite fut tour à tour Moïse sauvé des eaux par la princesse égyptienne, Zélisca ou l’enfant préservé par un chien de la morsure d’un serpent boa d’Amérique, Winceslas ou le petit prince sauvé d’un incendie par le hussard de Felsheim. Que sais-je ! Saladin était plus fécond que monsieur Scribe. On lui donnait trente sous, par pièce, une fois payés. Comme il jouait au bouchon supérieurement et qu’il trichait mieux encore aux cartes, il cachait de l’argent partout.

« Mais Similor trouvait toujours le magot qui passait en consommation à la faveur de la puissance maternelle.

« Pendant toute la première année, l’enfant fut affichée et annoncée sous le nom de mademoiselle Cerise à cause d’une circonstance exceptionnelle qui sera notée plus tard, en faveur de ses parents.

« À la fin des douze mois, madame Canada et moi nous voulûmes savoir ce que mademoiselle Cerise nous avait rapporté. Mes comptes sont le modèle de la partie double ; après dix minutes de chiffres je pus dire que l’enfant nous avait valu 1,629 francs, quittes de tout frais.

« C’était à Orléans (Loiret), sur la place du marché. Madame Canada me dit :

« — C’est superbe, je paye le café.

« — J’accepte, répondis-je. La Californie est à la maison, c’est agréable.

« — Et la satisfaction aussi, ajouta Amandine, car je l’idole cette chérie-là, et j’aurais une fillette à moi que je ne l’aimerais pas tant.

« Madame Canada jouit d’une juste renommée pour fricasser le café. C’est un velours qui sort de ses mains, ne ménageant aucun des ingrédients qui peuvent ajouter à son charme. Elle en fit une pleine bouilloire, car nous n’avions plus à y regarder de si près, étant favorisés par la recette. On passa la nuit tout entière à parler de la petite.

« C’est sûr qu’en vieillissant on devient meilleur, car Amandine partage maintenant le désir honorable que j’ai de retrouver les parents de la jeune personne. Cette nuit-là, ce n’était pas ainsi, puisqu’elle me dit :

« — Cerise, ça n’est pas un nom.

« — C’est drôle, objectai-je, et ça tape l’œil sur l’affiche.

« — Possible, mais c’est un écriteau sur son dos. Si on le lui laisse, les parents sont capables de deviner la charade. Alors, comme elle vaut de l’argent, avant dix mois on viendra nous la reprendre.

« C’était clair, on verra bientôt pourquoi.

« — En définitive, les parents l’ont vendue, répondis-je sans être bien sûr que je disais la vérité.

« Madame Canada haussa les épaules.

« — C’est clair ! fit-elle pourtant avec empressement.

« Mais au fond du cœur nous avions tous deux la même idée. Les parents d’un ange pareil : ça doit être dans l’opulence.

« — En foi de quoi, achevai-je, puisque le droit y est, gardons ce que nous avons payé, et cherchons un autre nom à la minette.

« Ce qui fut dit fut fait, et Dieu sait que nous nous donnâmes de la peine. Chaque fois que nous trouvions un nom nouveau, il était épluché, discuté, puis rejeté, parce qu’il ne valait pas celui de Cerise qui était venu tout seul.

« Et pendant tout cela, nous regardions cette chère figure blanche et rose — toute ronde — qui dormait en souriant dans son berceau, une vraie cerise en vérité.

« Car elle avait si bien repris, notre petite ! c’était un charme que sa fraîcheur ; c’est qu’aussi elle était dorlotée, mieux que chez des grands seigneurs.

« Nous en étions à jeter notre langue aux chiens, lorsque Cerise ouvrit ses grands yeux bleus et nous regarda.

« — Deux saphirs ! dit madame Canada.

« — Saphir ! répétai-je.

« Et l’enfant eut son nom.

« Elle rabaissa ses longues paupières et se rendormit.

« Le lendemain, il fut défendu d’appeler mademoiselle Cerise autrement que mademoiselle Saphir. Ordre d’administration, cinq centimes d’amende.

« Ce fut le premier mouvement d’humeur qu’on eût découvert en elle. Mademoiselle Cerise parut fâchée d’avoir perdu son nom ; elle bouda.

« Mais, au bout de quelques minutes, il n’y paraissait plus.

« Elle était, du reste, sans cervelle, comme un petit oiseau, mais elle avait un cœur ; je crois qu’elle nous aimait déjà.

« Jusqu’alors, elle avait chanté quelquefois, prononçant assez bien les paroles de sa chansonnette, mais elle n’avait jamais parlé. Vers ce temps, du jour au lendemain, elle se mit à babiller, non point comme si elle eût appris peu à peu, mais comme si elle se souvenait tout d’un coup.

« Ceci était d’autant plus sûr que son babil ne venait point de nous. Elle ne répétait jamais ce que nous avions habitude de dire. C’était autre chose : des choses que nous ne comprenions pas toujours. Elle causait de Médor, de la bergère, de la laitière. Tout ça indiquait suffisamment qu’elle avait été élevée à la campagne. Elle n’appelait point son papa ; quand elle disait maman, elle avait un tremblement, preuve qu’on avait dû la battre.

« Du reste, il ne servait à rien de l’interroger. Elle vous regardait tout à coup sans comprendre, ou bien elle pleurait à chaudes larmes. Nous essayâmes cent fois de savoir le nom de sa famille, ou tout au moins le nom qu’elle portait chez ses parents. Impossible. Vous auriez dit qu’elle n’avait plus de mémoire. Et pourtant elle se souvenait très exactement de tout ce qui s’était passé depuis son arrivée à la maison.

« Madame Canada était contente de cela. Elle disait :

« — Ça fait que la mignonne est née native de la baraque, puisque tout le reste est pour elle ni vu ni connu.

« Je vais donc arriver à son éducation.

« Madame Canada n’était pas aussi instruite qu’elle l’aurait désiré, quoique étonnante pour se faire casser des cailloux sur le ventre, le café noir et l’esprit naturel. Moi, j’étais pris par les soins du ménage, la tenue des livres et la rédaction du boniment que j’en ai toujours fourni à la foule de nombreuses variétés, tous agréables et lardés du mot pour rire. Saladin en savait long. Quand on eut résolu, moi et ma femme, qu’on donnerait à l’enfant l’enseignement d’une princesse, je songeai tout de suite à Saladin pour la lecture, l’écriture et compter. Cologne pouvait la pousser en musique jusqu’à la tyrolienne, Similor eût été pour l’escrime, toujours séduisante en foire de la part d’une dame, et la danse des salons, pour quant à laquelle vous chercheriez en vain son émule dans Paris ; enfin, gardant le principal pour finir, mademoiselle Freluche devait lui enseigner tous les secrets de la corde raide, dont nous comptions qu’elle ferait sa carrière sérieuse.

« En surplus, Poquet, dit Atlas, se proposa spontanément pour la chiromancie, somnambulisme, et tours de cartes qu’il avait pratiqués avec succès dans plusieurs villes de l’Europe.

« Les rêves de papas et mamans n’ont presque jamais le frein de la modération. Moi et madame Canada, plus chauds et bouillants que de vrais père et mère de qui nous tenions la place, nous n’étions pas encore contents. Madame Canada avait été désossée dans sa petite jeunesse ; elle disait souvent qu’il serait peut-être opportun pour l’avenir de l’enfant de lui lâcher les articulations, et moi je proposais de lui inculquer à mes moments perdus ce qui me restait de pharmacie.

« On repoussa l’avalage du sabre par une circonstance que je vais noter tout à l’heure, mais il fut convenu qu’en revenant à Paris l’enfant irait à l’atelier Cœur-d’Acier prendre des leçons de peinture artistique auprès de monsieur Baruque et de monsieur Gondrequin-Militaire, à qui sont dus les premiers tableaux de la foire.

« On ne peut pas dire que tout ça fût des vains songes ; néanmoins, il y en avait trop pour une seule jeune personne qui dépassait à peine sa troisième année ; c’est pourquoi moi et madame Canada nous commençâmes par continuer de la laisser boire, manger et dormir en toute liberté, sauf une petite leçon que donnait tous les matins mademoiselle Freluche.

« Je note ici pour les parents (les vrais) deux particularités et un phénomène.

« Le phénomène c’est la cerise que l’enfant portait et porte encore entre le sein et l’épaule droite. Au jour d’aujourd’hui, elle a quatorze ans et la cerise n’est plus si rose ; mais on la voit encore très bien. Ai-je besoin d’ajouter que ce phénomène était l’origine de son premier nom ? Ça me paraît superflu. Mon lecteur l’a deviné.

« Les particularités, les voilà dans leur ordre naturel :

« 1er Pendant bien longtemps, la petite ne vint au théâtre que pour figurer ses rôles. On l’apportait dans la crèche de l’Enfant-Jésus ou dans le berceau de Moïse et puis on la remportait. C’était tout. Elle ne connaissait rien de ce qui se faisait chez nous.

« Un soir, peu de temps après qu’elle eut retrouvé la parole, je l’emmenai avec moi pour qu’elle vît danser mademoiselle Freluche : histoire de lui donner du goût pour la partie.

« Aussitôt que mademoiselle Freluche bondit sur la corde, la petite se mit à trembler comme elle faisait toujours en appelant sa maman, mais plus fort. Elle se leva, elle était aussi blanche qu’un linge et semblait hors d’elle-même.

« — Maman ! maman ! maman ! dit-elle par trois fois. Sous la fenêtre… le pont… la rivière… Ah ! je ne sais plus !

« Ce dernier mot vint après un grand effort, et l’enfant se rassit, épuisée.

« Madame Canada eut le soupçon que sa maman était danseuse de corde. Moi pas. On eut beau interroger la petite, elle ne dit rien.

« Le vrai, c’était son mot : je ne sais plus ! Et je marque ma pensée telle qu’elle fut : sous la fenêtre de l’appartement où demeurait l’enfant, une danseuse de corde avait coutume de travailler. C’était auprès de la rivière et vis-à-vis d’un pont…

« 2e Saladin tourmentait souvent pour qu’elle vînt le voir avaler des sabres. N’y a pas plus orgueilleux que ce blanc-bec-là ; ayant toujours gardé vis-à-vis de lui la faiblesse d’une mère nourrice, je cédai à ses désirs.

« D’ordinaire, l’enfant jouait volontiers avec Saladin, qui est un gentil garçon et qui se montrait très complaisant pour elle.

« Quand il entra en scène, la petite le regardait en souriant. Mais à peine eut-il mis la pointe du sabre dans sa bouche, qu’elle se rejeta violemment en arrière, disant comme l’autre fois :

« — Maman ! maman ! maman !

« Elle tremblait convulsivement, ses yeux tournaient. Elle ajouta entre ses pauvres petites dents qui grinçaient :

« — C’est lui !

« Et elle tomba inanimée. »