L’Autobiographie d’un Nègre

Revue des Deux Mondes5e période, tome 5 (p. 759-801).
L’AUTOBIOGRAPHIE D’UN NÈGRE


Up from Slavery, par Booker Washington, 1 vol. in-8o ; Doubleday, Page and C°. New-York. 1901.


I

Par un soir d’automne, en 1872, un jeune nègre, misérablement vêtu et couvert de poussière, entrait, le sac au dos, d’un pas timide et furtif, dans la capitale de la Virginie, la première grande ville qu’il eût jamais vue, Richmond.

Nulle part on ne rencontre plus de nègres qu’à Richmond, ils forment près de la moitié de la population. L’étranger n’eût donc pas été repoussé des auberges, comme il lui était arrivé de l’être en route, sous prétexte de couleur ; à Richmond, plus d’un gîte existait pour ceux de son espèce, mais il ne savait où les trouver et d’ailleurs n’avait pas d’argent. Que faire, sinon continuer toute la nuit d’errer par les rues ? Malgré l’heure avancée, les boutiques de comestibles étaient encore ouvertes : dehors, sur les tables, s’empilaient des viandes froides et des tourtes aux pommes ; Washington, — car le nègre voyageur n’ayant point de nom de famille, avait choisi hardiment de s’appeler ainsi, — Washington dévorait des yeux cette abondante nourriture. Peut-être la faim, la fatigue, l’état délabré de ses vêtemens lui donnaient-ils une mine peu rassurante ; il le sentait avec inquiétude. Où se réfugier ? Où dormir ? Minuit avait sonné depuis quelque temps déjà, quand il s’aperçut qu’à cet endroit de la rue, le trottoir en planches qui borde la chaussée était considérablement élevé au-dessus du sol. Après avoir regardé autour de lui pour s’assurer que personne n’était témoin de son audace, il se glissa sous ce trottoir et y resta couché à plat en se servant de son sac comme d’un oreiller.

Depuis on a comparé cette aventure aux débuts de Franklin, arpentant lui aussi les rues de Philadelphie, un pain sous le bras ; on a établi des parallèles entre deux carrières qui ont en effet de grandes analogies ; on a même déclaré que l’autobiographie de Booker Washington avait de nos jours atteint et influencé plus d’âmes que jadis, aux temps coloniaux, la Science du bonhomme Richard. En voici les premières pages écrites avec une simplicité presque biblique. Elles nous initieront aux débuts du futur éducateur d’une race, tandis qu’il dort d’un lourd sommeil sous les pieds des passans attardés qui font résonner au-dessus de sa tête le trottoir de bois.

« Je suis né esclave sur une plantation du comté de Franklin, Virginie ; je ne suis pas sûr du lieu ni de la date de ma naissance, mais, quoi qu’il en soit, j’ai dû naître quelque part, à un moment quelconque. Autant que j’ai pu m’en rendre compte, ce fut vers 1858 ou 1859. Mes impressions les plus lointaines sont celles de la plantation et du quartier des esclaves. Ma vie commença dans de misérables conditions : non pas cependant que mes maîtres fussent particulièrement cruels ; ils étaient meilleurs que bien d’autres. Je vins au monde dans la case typique de bois rond, large de quatorze pieds sur seize ; là je vécus avec ma mère, un frère et une sœur, jusqu’à ce que la guerre civile nous eût affranchis. Je ne sais pas grand’chose de mes parens. Ma mère avait probablement attiré l’attention d’un acheteur qui devint ensuite notre maître à tous les deux : son entrée dans la famille noire de la plantation n’avait pas eu sans doute plus d’importance que celle d’une nouvelle tête de bétail. Sur mon père je suis moins renseigné encore ; on m’a dit qu’il était blanc. Il ne s’intéressa jamais à mon existence, et je ne le lui reproche pas ; lui aussi était victime à sa manière d’une institution désastreuse.

« La case n’avait pas de fenêtres : l’air, la lumière, le froid aussi, entraient par des ouvertures pratiquées de côté. Ce qu’on appelait la porte s’attachait mal à des gonds trop lâches. En fait de plancher rien que de la terre battue avec un trou couvert au milieu pour loger la provision de patates. Si nous souffrions du froid pendant l’hiver, nous avions terriblement chaud l’été, notre case étant aussi la cuisine de la plantation.

« Ma mère, toute à sa besogne de cuisinière, ne pouvait s’occuper de ses enfans, sauf de grand matin et le soir. Un de mes souvenirs les plus anciens est celui d’avoir été réveillé la nuit pour manger ma part d’un poulet qu’elle avait fait cuire. D’où venait ce poulet ? De la ferme, je suppose. On y verra peut-être le résultat d’un vol et moi-même je condamnerais ce vol s’il se produisait aujourd’hui. Mais, en me rappelant toutes les excuses qu’avait ma mère, je ne consentirai jamais à croire qu’elle fût réellement en ce cas une voleuse. Victime de l’esclavage, elle aussi, voilà tout…

« Je ne dormis dans un lit qu’après la proclamation de notre affranchissement. Jusque-là nous couchions nous autres, les trois enfans, sur un tas de chiffons malpropres. Je n’eus jamais le temps de jouer. Tout petit, je nettoyais la cour, je distribuais de l’eau dans les champs aux travailleurs et, une fois la semaine, je conduisais le maïs au moulin pour en faire de la farine. C’était la tâche que je détestais le plus. Le moulin était à trois milles de la plantation ; je devais monter le cheval qui portait un sac très lourd, jeté sur son dos de façon que la charge de maïs formât des deux côtés un poids égal ; mais bien souvent il arrivait que l’équilibre se déplaçât, et alors le sac tombait sur la route ; moi, je tombais avec le sac et, comme je n’avais pas la force de charger le cheval de nouveau, je ne pouvais qu’attendre le passage de quelqu’un qui voulût bien m’aider. Ce temps-là je l’employais d’ordinaire à pleurer. Le chemin était peu fréquenté, je me trouvais en retard et ne rentrais qu’à la nuit close par les bois où j’avais toujours peur. On m’avait dit qu’ils étaient pleins de soldats, déserteurs de l’armée, et que la première chose qu’un déserteur faisait à un nègre, quand il le rencontrait, était de lui couper les oreilles. J’étais sûr en outre d’être grondé ou fouetté à la maison, où l’on s’était inquiété de ma trop longue absence.

« Il n’y avait pas d’école pour les nègres ; cependant, j’accompagnai plus d’une fois jusqu’au seuil de sa classe une de mes jeunes maîtresses dont je portais les livres, et je me rappelle l’impression produite sur moi par ces petits garçons et ces petites filles plongés dans l’étude. J’eus dès lors le sentiment que d’aller à l’école était à peu près la même chose que d’entrer en paradis… »

Le temps devait venir où Booker Washington contribuerait à ouvrir le paradis de la science à ses pareils et à leur enseigner les usages de la vie civilisée que lui-même n’avait pas connus. De son temps, par exemple, les enfans nègres ne se mettaient jamais à table ; ils attrapaient leurs repas à la manière des animaux, un morceau par-ci, un morceau par-là. Quelquefois on mangeait à la gamelle, presque toujours avec les doigts. De cela il avait l’habitude ; jamais, en revanche, il ne put s’accoutumer à l’épouvantable chemise de toile de chanvre qui était en Virginie le costume ordinaire des esclaves. Cette toile, fabriquée avec le déchet de la plante, était un véritable instrument de torture jusqu’à ce que des lavages fréquens l’eussent assouplie ; Washington met au nombre des plus grandes preuves d’affection que lui ait données son frère aîné, John, le fait d’avoir consenti à porter ses chemises neuves, autrement dit à les briser. Toute son enfance il n’eut pas d’autre vêtement que celui-là qui lui déchirait la peau comme un cilice. Et il en était encore à ces expériences juvéniles quand les premières rumeurs de la guerre civile vinrent bourdonner autour de lui.

Il comprit vaguement qu’il était esclave et que la liberté des esclaves était en jeu ; il le comprit un matin, lorsque, avant le jour, il fut éveillé par la prière que sa mère, à genoux près du grabat de ses deux garçons, faisait tout haut pour le succès des armées de Lincoln. Ensuite il entendit sur le même sujet bien des discussions à voix basse. Les nègres du Sud, sans l’aide des journaux ni des livres, étaient renseignés d’une façon surprenante. Ils savaient à merveille que, malgré les autres raisons données à la guerre, leur émancipation était l’affaire principale. Dans cette plantation écartée, loin de tout chemin de fer, loin des villes, le bruit arrivait de chaque succès des troupes fédérales, de chaque échec des forces confédérées ; il arrivait aux nègres plus vite encore qu’aux blancs, car c’était un nègre qui allait une ou deux fois par semaine au bureau de poste. Ce messager écoutait, en flânant, les commentaires des blancs sur les dernières nouvelles et, au retour, répandait le long du chemin tout ce qu’il avait recueilli, avant de remettre le courrier à la grande maison (l’habitation du maître). C’était là le grape vine telegraph, comme ils disaient, en comparant ces renseignemens de proche en proche à la vigne grimpante qui court d’un arbre à l’autre. Et le petit Booker, — il n’était encore que Booker dans ce temps-là, — représentait l’une des brindilles de la vigne. Tout en agitant chez ses maîtres, à l’heure des repas, au moyen d’une poulie, les vastes éventails de papier qui servent de chasse-mouches, il tendait une oreille attentive aux conversations. Les blancs ne faisaient pas grande chère ; « peut-être sentaient-ils plus que leurs nègres les privations imposées, car on pouvait toujours trouver sur les terres le maïs et la viande de porc, nourriture habituelle des esclaves, tandis que le café, le thé, le sucre et bien d’autres délicatesses manquaient, le commerce étant interrompu. Les propriétaires de la plantation se trouvaient réduits à user de blé d’Inde grillé et d’un peu de mélasse noire comme simulacre de café. »

Ils souffraient de bien des manières et leurs esclaves les plaignaient, loin d’avoir contre ces dépossédés des sentimens de haine. Par la suite, beaucoup de nègres se dévouèrent volontairement aux maîtres appauvris. Booker Washington indique d’un trait juste et sincère ce mélange d’attachement tenace aux personnes et d’aspirations ferventes vers la liberté. Ce dernier sentiment s’exhalait en chants religieux auxquels les événemens prêtaient un sens nouveau ; il ne s’agissait plus d’être délivrés dans le ciel, mais sur la terre. Et cependant, tout en sachant que les soldats du Nord luttaient pour cette délivrance, ils gardaient contre eux comme des chiens fidèles les femmes et les enfans confiés à leurs soins en l’absence du maître. Il aurait fallu passer sur le cadavre de l’esclave avant d’atteindre la dame, la maîtresse sur laquelle il veillait dans la grande maison, d’où les hommes étaient partis pour aller se battre. S’ils donnaient aux soldats Yankees en train de réquisitionner le pays, abri et nourriture, ils ne leur eussent jamais livré le secret des cachettes où étaient enfouis l’argenterie, les bijoux, les objets précieux appartenant à la famille. Le maître était-il tué, on le pleurait ; le rapportait-on blessé, il était soigné avec tendresse par ces mains noires qui peut-être l’avaient servi dès son enfance. Pourtant on n’a jamais rencontré de nègre qui regrettât l’esclavage ou qui eût voulu y retourner. Lorsque le jour de l’émancipation arriva, prévu par tous, car depuis des mois la liberté était dans l’air, ce fut une joie indicible. Washington raconte comment les choses se passèrent sur la plantation dont il faisait partie :

« De bonne heure, ordre fut envoyé à tous les esclaves, jeunes et vieux, de se réunir à la grande maison. J’y allai avec les jeunes ; la famille du maître attendait sur la véranda, les uns debout, les autres assis ; ils pouvaient voir tout ce qui allait se passer et entendre ce qu’on dirait. Leurs visages exprimaient un intérêt profond et de la tristesse, mais ni colère, ni amertume. Il ne me parut pas à ce moment-là que leur plus grand regret fût celui de perdre leur propriété ; ils s’affligeaient surtout de perdre ces gens qu’ils avaient élevés, qui de bien des manières leur tenaient de près. Ce que je me rappelle le plus nettement, c’est qu’un étranger, un officier des États-Unis sans doute, prononça un petit discours, puis nous donna longuement lecture de ce qui devait être l’acte d’émancipation. Après quoi, il nous dit que nous étions tous libres, que nous pouvions aller où bon nous semblait. Ma mère, qui se tenait près de moi, embrassa ses enfans ; de grosses larmes coulaient sur ses joues. Pendant quelques instans ce furent des cris d’allégresse sauvage, de bruyantes actions de grâce, mais les nègres n’avaient pas eu le temps de retourner à leurs cases que déjà le premier enthousiasme se changeait en préoccupation. Quelle responsabilité que d’être libres, d’avoir à se suffire ! Qu’on imagine un enfant de dix à douze ans jeté soudain sans protection dans le monde. Il s’agissait de se créer un foyer, d’exercer un métier, d’établir et de soutenir une église, de devenir des citoyens. En quelques heures on les avait mis en face de toutes les grandes questions que la civilisation s’efforce de résoudre depuis des siècles. Comment le quartier des esclaves ne serait-il pas tombé très vite dans la tristesse et le silence ?… Il y avait là des vieillards, incapables désormais de gagner leur vie. Un à un, furtivement d’abord, ceux-là retournaient à la grande maison pour causer à voix basse de l’avenir avec leurs anciens maîtres. »

Par la suite, Booker Washington devait poser la question de l’esclavage de cette façon large et précise : « Il n’y a pas lieu de le reprocher à la population blanche du Sud ; aucune section du pays ne fut absolument responsable de l’avoir introduit ; en outre, il a été reconnu et protégé pendant de longues années par le gouvernement général. Une fois ses tentacules enfoncés dans la vie économique et sociale de la République, il était très difficile de s’en débarrasser. Lorsque, écartant les préjugés et les rancunes, nous regardons les faits bien en face, nous reconnaissons que, malgré la cruauté, malgré l’immoralité profonde de cette institution, les dix millions de nègres américains sont dans de meilleures conditions matérielles, intellectuelles et religieuses qu’un nombre égal de noirs sur tout autre point du globe. C’est si vrai que les nègres de ce pays-ci qui ont été à l’école de l’esclavage, eux ou leurs ancêtres, retournent en Afrique, comme missionnaires, éclairer ceux d’entre nous qui restèrent dans la patrie. Ce que je dis n’est pas pour justifier un état de choses odieux qui n’eut à l’origine que des motifs de lucre, mais pour montrer comment la Providence sait se servir dans un but déterminé des hommes et des institutions. Quand les gens me demandent pourquoi, malgré tout ce qui pourrait me décourager, je garde une telle foi dans l’avenir de ma race, je leur rappelle le désert à travers lequel et, Dieu merci, hors duquel, nous avons été conduits par une volonté supérieure.

« Depuis que j’ai atteint l’âge de penser, je me suis toujours dit que le nègre avait tiré de l’esclavage autant de fruits, bons et mauvais, que le blanc. »

Tout jeune, Booker Washington apprit donc à compter avec les soucis d’une liberté récemment acquise. Pour soutenir sa famille, à laquelle s’était ajouté un beau-père, il dut travailler rudement avec son frère John dans les salines de la vallée de Kanawha et dans les mines de charbon de Malden. Ce fut au plus profond d’une de ces mines qu’il entendit pour la première fois deux ouvriers causer entre eux d’une grande école que le général Armstrong venait d’ouvrir pour les gens de couleur. Non seulement cette école existait, mais les élèves pauvres, disaient-ils, pouvaient gagner par le travail de leurs bras une partie au moins de la pension. Le jeune garçon, se rapprochant, entendit le nom de l’Institut normal et agricole de Hampton, Virginie. Et aussitôt sa résolution fut prise, il irait à Hampton, quoiqu’il n’eût aucune idée ni de la distance qui l’en séparait, ni des moyens de locomotion pour l’atteindre. Une idée fixe le possédait : amasser pour cela quelques sous. Il gagnait trop peu dans les mines, mais une place de domestique se trouva vacante chez le général Lewis Ruffner qui en était propriétaire. Cette place, nul n’était pressé de la prendre, car Mrs Ruffner, une Yankee du Vermont, passait pour exigeante et dure, impossible à satisfaire. Washington aborda en tremblant cette terrible personne qui lui proposa un salaire de cinq dollars par mois.

Elle était « stricte » en effet, ne souffrant pas dans sa maison un grain de poussière et ne tolérant pas davantage le moindre mensonge ; mais Washington, intelligent et déterminé, comprit tout de suite que les leçons de sa maîtresse vaudraient pour lui plus que l’argent qu’elle lui donnait. Il acquit, dans cet intérieur rigide, l’habitude qui devait être si utile à sa carrière future, de faire les choses vite et systématiquement ; il apprit en outre à apprécier l’esprit de justice, même quand il s’enveloppe de beaucoup de rigueur. Aussitôt en effet que Mrs Ruffner vit que l’on pouvait compter sur ce petit nègre, elle lui témoigna une entière confiance et, loin de blâmer son désir de s’instruire, elle le favorisa. Pendant les mois d’hiver, il fut libre d’aller une heure par jour à l’école, une misérable école nègre récemment ouverte et où, la première fois qu’on lui demanda son nom, il répondit avec la spontanéité d’un secret pressentiment : — Booker Washington[1] ! — Le soir il travaillait tout seul, plongé dans sa bibliothèque. Celle bibliothèque était une vieille caisse d’épicerie défoncée d’un côté, que Washington avait garnie de planches afin de pouvoir y ranger tout ce qui lui tombait sous la main de papier imprimé.

Préparé tant bien que mal à sa grande expédition, il osa enfin en parler à sa mère. Sans lui opposer de résistance, celle-ci dit en soupirant qu’elle craignait bien qu’il n’entreprît là une chasse à l’oie sauvage, autrement dit à la chimère. Son grand frère John lui donna ce qu’il put détourner du ménage qu’il était dorénavant seul à soutenir. Mais ce furent les vieux, parmi la population noire de Malden, qui témoignèrent à Washington la plus touchante sympathie. L’idée qu’un de leurs enfans pût s’élever jusqu’à de hautes études, les ravissait. Tous voulurent contribuer à l’aider, tous apportèrent au voyageur, celui-ci quelques sous, celle-là un mouchoir ou tout autre objet de toilette. Malgré ce secours, le sac qui renfermait le trousseau de Washington était léger.

À cette époque, le chemin de fer ne faisait pas communiquer avec l’Est le côté de la Virginie occidentale où se trouve situé Malden ; les trains ne desservaient qu’une partie de la route et il y a cinq cents milles de Malden à Hampton. Les maigres économies du futur étudiant ne pouvaient, il s’en fallait de beaucoup, couvrir les frais du voyage. Il dut donc, d’étape en étape, solliciter du travail et il reçut plus d’humiliations que de bienfaits. Après une journée passée sur l’impériale d’une mauvaise diligence, il se vit refuser, parce qu’il était noir, l’entrée d’une auberge de grand chemin. On lui ferma la porte au nez. Les nuits sont froides dans cette région de montagnes, et pour se réchauffer il marcha de long en large, jusqu’au matin. Mais il avait l’âme si pleine de projets que la rancune n’y pouvait trouver place. En marchant, en travaillant, en demandant toujours, Booker Washington atteignit Richmond et le trottoir à l’abri duquel nous l’avons laissé.

Il réussit à dormir assez pour reprendre des forces ; le lendemain cependant la faim le tenaillait plus que jamais. Il alla se promener dans le port et avisa un bateau chargé de fonte brute. En aidant à le décharger, il gagna de quoi se nourrir. Son zèle plut au capitaine du navire qui l’employa plusieurs jours de suite ; afin de ménager ses ressources, il continuait de loger comme un rat sous le même trottoir hospitalier qui avait été à Richmond son premier ami.

De longues années après, Booker Washington, devenu président d’un Institut célèbre et grand orateur, fut dans cette même ville l’objet d’une réception enthousiaste ; au milieu des honneurs qu’on lui rendait, sa pensée s’égara tout le temps vers le fameux trottoir.

Mais nous sommes loin encore de ses jours de triomphe. Il arrive à Hampton, avec cinquante sous en poche, tout ce qui lui reste pour mener à bonne fin une éducation !


II

La vue de la grande école à trois étages le récompensa de toutes les peines, de tous les efforts qu’il s’était imposés pour l’atteindre. Il eût été tenté de s’agenouiller devant elle : Hampton était la terre promise, une vie nouvelle s’ouvrait. Cependant le premier accueil fut des plus froids. Sans refuser absolument d’admettre ce nègre de mauvaise mine, on le laissa pendant de longues heures dans l’incertitude. Enfin une des maîtresses principales, miss Mary Mackie, revint avec ces mots : — « La salle de récréation a besoin d’être balayée. Prenez un balai. » — Et il bénit en son cœur sa première patronne qui l’avait formé au service domestique ; il fit reluire si brillamment les bancs, les tables et les boiseries de la salle de récréation, que l’arbitre de son sort, après avoir inspecté les moindres recoins, lui dit avec tranquillité : — « Je crois que vous pourrez entrer dans cette institution. »

Il y entra comme portier, trop heureux de trouver ainsi le moyen de gagner du premier coup la pension tout entière. Cette expérience de balayage lui avait servi d’examen d’admission et il ne put être plus fier par la suite en recevant le diplôme de Harvard. Avec l’humour qui le caractérise, Washington l’a dit maintes fois : « J’ai passé bien des examens depuis lors, mais j’ai toujours senti que le premier était celui où je m’étais distingué le plus. »

La place de portier de Hampton n’était pas une sinécure. Dès quatre heures du matin il fallait allumer les feux et, dans le courant de la journée, nettoyer, mettre en ordre un grand nombre de pièces. Washington étudiait souvent une partie de la nuit ; et ce genre de courage n’était pas chose exceptionnelle. Ils étaient là trois ou quatre cents individus des deux sexes, qui poussaient jusqu’à l’héroïsme la volonté d’apprendre. Chose touchante, aucun d’eux ne paraissait stimulé par la pensée du succès personnel ; ils pensaient plutôt à « leur monde » qu’ils auraient ensuite le devoir d’élever. Quelques-uns approchaient de la quarantaine ; la plupart étaient trop âgés pour profiter beaucoup des leçons que donnent les livres ; mais, comme le répète volontiers Washington, ce qu’on apprenait dans les livres à Hampton ne formait qu’une bien petite partie de l’éducation. L’exemple des maîtres pénétrait avant tout les étudians de cette grande vérité : les gens les plus heureux qu’il y ait au monde sont ceux qui font le plus de bien. A force d’attention, de sérieux et par l’énergie toujours tendue de leur ardent désir, les moins heureusement doués parmi ces pauvres nègres attrapaient toujours quelques bribes d’instruction élémentaire, mais l’essentiel était d’apprendre à vivre.

Voici les axiomes du général Armstrong : — « Ce qu’on appelle communément sacrifice est le meilleur usage que l’on puisse faire de soi-même et de ses ressources, le meilleur placement de notre temps, de nos forces, de notre argent. Celui qui ne se sacrifie pas est à plaindre ; c’est un païen, il ne sait rien de Dieu. — Dans une école le point important est d’éviter les querelles, de se tenir étroitement unis, tous ensemble, et de se débarrasser des esprits de travers, quel que soit leur degré de culture. — La prière est le plus grand pouvoir qui existe ici-bas ; elle nous retient près de Dieu. — Dieu et la patrie d’abord ; nous-mêmes après. »

Chaque jour le général passait militairement la revue des étudians, ne leur faisant grâce ni d’un bouton de moins, ni de souliers mal cirés. Cette obligation d’être bien tenus eût été un problème insoluble si les vieux habits ne fussent arrivés du Nord par tonnes, tous ceux qui s’intéressaient à l’œuvre de Hampton, et ils étaient légion, entretenant au moins le vestiaire.

Le bain quotidien était de règle et cette extrême propreté fut le point de départ de beaucoup de progrès d’un autre ordre. Booker Washington a célébré avec esprit la vertu moralisatrice de la brosse à dents. Quand il arriva, dénué de tout, à l’Institut, il était à cent lieues d’en connaître l’usage ; jamais encore il n’avait couché dans des draps ; il ne savait qu’en faire, tantôt se glissant sous tous les deux à la fois, tantôt se couchant dessus ; mais, comme il avait sept camarades de chambrée, il réussit bientôt à les imiter. Les révélations surprenantes se succédant pour lui, il apprit l’usage d’une nappe, d’une serviette, d’autres objets inconnus jusque-là. Et personne n’a parlé mieux que lui de l’union qui existe entre le soin de la personne extérieure et le respect de soi-même. Son extrême pauvreté rendit longtemps méritoire l’effort qu’il faisait pour y parvenir. D’abord il ne possédait qu’une paire de chaussettes qu’il lavait le soir pour les retrouver sèches le lendemain. Il payait en travail manuel les dix dollars par mois de la pension ; son frère John lui envoyait le peu qu’il pouvait mettre de côté pour l’aider à payer les frais de l’enseignement qui sont de soixante-dix dollars. Jamais cependant Washington n’eût réussi à fournir même une faible partie de cette somme si le général Armstrong n’eût intéressé à lui un riche citoyen de New-Bedford, Massachusetts, M. Morgan, qui montra la générosité si fréquente en pareil cas chez les Américains.

Pour le général Armstrong, Washington professe une espèce de culte. Il dit quelque part : « Plus je vais, plus je suis persuadé que tout l’attirail de l’enseignement proprement dit ne procure rien en fait d’éducation qui puisse être comparé à ces rapports quotidiens avec les meilleurs d’entre les hommes… On aurait pu retirer à Hampton les classes, les ateliers, les professeurs, que, par la vertu du contact, notre éducation eût encore été faite. » Il voit dans le général Armstrong, rencontré au sortir des influences dégradantes qui avaient entouré son enfance et sa première jeunesse, un juste, un héros, un être surhumain. Et il serait difficile, en effet, de faire comprendre le prestige que cet homme de bien, admirable éducateur, comme il avait été soldat intrépide, exerçait sur ses étudians noirs, la foi aveugle qu’ils avaient en lui. Aucun d’eux n’eût admis qu’il pût échouer dans une entreprise quelconque, et on n’en était pas à lui marchander l’obéissance, on devançait tous ses moindres désirs. Par exemple au temps où Booker Washington « gagnait son éducation » à Hampton, les dortoirs étaient encombrés au point qu’il devenait impossible de recevoir des « nouveaux. » En présence du grand nombre de candidats désappointés, le général fait dresser des tentes pour suppléer à cette insuffisance et bientôt le bruit court qu’il saurait gré aux plus robustes d’entre les étudians de se contenter du campement. Aussitôt c’est à qui offrira de loger sous la tente ; l’hiver est exceptionnellement rigoureux, le vent arrache les piquets pendant la nuit, mais personne ne se plaint. Il suffit de la visite matinale du général, de ses encouragemens lancés d’une voix gaie : « Combien d’hommes gelés depuis hier ? » Deux mains se lèvent et on rit.

Samuel Armstrong choisissait bien ses acolytes. La part prise au relèvement du nègre par les pédagogues venus du Nord aussitôt après la guerre, forme un des plus beaux chapitres de l’histoire des États-Unis. Ce fut la contre-partie de l’œuvre des politiciens qui promirent beaucoup, tinrent fort peu et qui, dans leur unique intérêt, pour s’assurer des votes et des suffrages, nourrirent d’illusions un peuple d’ignorans qui demandait du pain, le pain quotidien du corps et de l’âme.

A cet appel répondirent des hommes, des femmes, que l’on peut comparer sans désavantage aux grands missionnaires, car il y a plus d’un genre d’apostolat et plus d’un genre de martyre. Washington a tracé un tableau admirable de ce corps serré d’apôtres qui, sur les traces du Christ, participèrent à une œuvre de rédemption ; ils enseignaient par centaines dans les écoles nègres fondées comme par enchantement[2].

En tête des professeurs, Washington place les femmes, l’excellente miss Mackie, sa première protectrice, qui, appartenant à une famille ancienne et distinguée du Nord, ne dédaignait pas de vaquer dans l’école aux plus grossières besognes pour mieux donner l’exemple aux étudians. Quoiqu’elle eût été délicatement élevée, cette sœur de charité protestante et émancipatrice nettoyait, époussetait, lavait les fenêtres, côte à côte avec ses élèves, pénétrés ainsi de la dignité du travail manuel. À une autre de ses maîtresses, miss Lord, Washington dut de bien comprendre non seulement le sens spirituel, mais les beautés, la grandiose poésie de l’Écriture Sainte. Ce fut aussi miss Lord qui, en lui donnant des leçons d’élocution, le prépara au rôle public qui l’attendait. Tous les samedis, se réunissait à Hampton une Société de débats et de discussion. Jamais Washington ne manqua une séance ; en outre, ayant remarqué qu’entre le souper et l’étude du soir ses camarades avaient vingt minutes de récréation généralement gaspillées, il proposa aux plus intelligens d’employer ce temps à causer de quelque question sérieuse, excellent prélude au talent oratoire qui sommeille chez tout Américain, de quelque couleur qu’il soit.

Ces hautes préoccupations ne l’empêchaient pas, durant les vacances, de faire le métier de garçon de restaurant ; il économisait de toute manière, blanchissait son linge lui-même, s’interdisait le moindre superflu et cependant n’arrivait pas à mettre de côté l’argent nécessaire pour aller voir sa mère, ce qu’il désirait par-dessus tout. Vers la fin de la seconde année seulement il put, grâce à un envoi du brave John, se rendre à Malden, et c’est un touchant récit que celui de la rencontre de ces frères qui s’aimaient d’une si fidèle tendresse, quoique l’un continuât de travailler dans les ténèbres des mines, tandis que l’autre poursuivait des diplômes universitaires. Washington trouva sa mère mourante et la perdit presque aussitôt, sans avoir pu réaliser la promesse qu’il s’était faite à lui-même d’assurer au moins à la pauvre femme quelques années de bien-être. De cette mort, survenue dans des circonstances particulièrement douloureuses, il parle avec une sensibilité profonde. La supériorité intellectuelle qu’il avait sur les siens ne l’avait détaché d’aucun d’eux. Il rendit visite à tous les anciens voisins et dut leur raconter par le menu ses expériences de Hampton ; on l’obligea d’en parler à l’église, à l’école du dimanche, en d’autres lieux encore. Mais ce fut en vain qu’il chercha de l’ouvrage : les mineurs étaient en grève. « Cet accident, dit-il, arrivait régulièrement, chaque fois qu’ils avaient fait deux ou trois mois d’économies qui se trouvaient dépensées pendant la durée de la grève, de sorte qu’ils revenaient au même salaire, avec un fardeau de dettes. »

Booker Washington est l’ennemi déclaré des grèves et des agitateurs professionnels qui les fomentent. Cette année-là, il en fut victime. Sans son ancienne maîtresse, Mrs Ruffner, qui l’employa de nouveau, la misère eût régné dans le pauvre intérieur où la mère venait de mourir.

Revenu à Hampton, il reprit ses modestes fonctions de portier, ce qui ne l’empêcha pas, en juin 1875, de figurer sur le cadre d’honneur, parmi les orateurs du « Commencement » et de partir muni de ses degrés. Il n’en lire aucune gloire. « Voilà, dit-il, ce que j’ai gagné de plus précieux pendant mon séjour à l’Institut : 1° le contact avec le général Armstrong ; 2° le sentiment véritable de ce que doit être l’éducation. Il ne s’agit pas, comme le pensent beaucoup d’entre nous, d’échanger le fardeau d’un labeur pénible contre des occupations plus faciles et plus relevées ; non seulement le travail des mains a une valeur matérielle, mais on doit l’aimer pour l’indépendance et la confiance en soi qu’il procure. Enfin, j’ai appris à Hampton ce que c’est qu’une vie affranchie d’égoïsme. »

Ses degrés, il se plaît à le dire, lui furent d’abord fort inutiles, puisque, pour pouvoir manger, il dut servir à table dans un hôtel d’été du Connecticut où sa maladresse lui valut de fâcheuses avanies ; mais il réussit à se perfectionner et, depuis, eut la satisfaction d’être reçu en qualité d’hôte important et choyé dans cette même salle où il avait fait des débuts plus que médiocres.

Washington obtint enfin d’être nommé maître d’école à Malden ; ce lui fut une grande joie que de pouvoir contribuer à élever, dans toute la force du terme, les gens de chez lui. L’école de couleur où il enseignait n’était qu’une pauvre bicoque ; il ne se bornait pas à la routine des classes, mais descendait aux moindres détails, apprenant aux enfans à se laver, à s’habiller, préchant son humble évangile du bain et de la brosse à dents, cette propagatrice, comme il le dit gaiement, d’une haute civilisation. Pour les adultes, employés dans les mines, il ouvrit une école du soir où la population accourut en masse. En outre de son travail de jour et de nuit, Washington trouva moyen d’établir une galle de lecture et une société de discussion (debating society). Le dimanche, il faisait deux cours d’instruction religieuse, sunday school, dans l’après-midi à Malden même, et le matin à trois milles de là. Nous ne comptons pas les leçons particulières données à plusieurs jeunes gens qu’il préparait pour Hampton. Sans aucune préoccupation de salaire, le petit traitement qu’il recevait sur les fonds publics, en qualité d’instituteur, lui suffisant, il enseignait à tous ceux qui voulaient apprendre de lui quoi que ce fût. John fut alors récompensé du dévouement fraternel dont il avait fait preuve ; il put entrer lui aussi à l’Institut de Hampton. Maintenant le frère aîné porte le titre de surintendant des Industries à l’Université de Tuskegee, dont le frère cadet est Président.

De ses épreuves, de ses difficultés pendant les années 1876-77 qu’il passa dans le village de Malden, Hooker Washington parle le moins possible. C’était le temps de la grande activité du Ku-Klux Klan, mouvement quasi fantastique qui se produisit après la guerre civile, la prolongeant bien au-delà de la proclamation d’une paix illusoire. Pour résister aux abus insupportables, suscités par les politiciens qu’on a flétris du nom de carpet-baggers, parce qu’ils apportaient pour tout bagage leur sac de nuit vide, une ligue blanche s’était formée ; elle engagea des luttes souvent meurtrières avec la police métropolitaine et eut raison à la fin des aventuriers politiques qui dévoraient le Sud. Malheureusement les nombreuses sociétés secrètes, engagées dans cette guerre occulte, poussèrent trop loin le système de terreur qui devait empêcher les nègres de se réunir pour arriver au scrutin. Parmi les cavaliers déguisés en fantômes pour mieux exercer leur police nocturne figurèrent de véritables bandits ; beaucoup de passions mauvaises s’abritèrent sous le masque des Ku-Klux, il y eut des innocens maltraités jusqu’à la mort, des écoles brûlées, car les instituteurs qui venaient mettre fin à l’ignorance séculaire des noirs étaient plus que suspects. Booker Washington évite d’insister sur cette heure très sombre de la période de reconstitution. « Aujourd’hui, dit-il, aucune organisation de ce genre n’existe plus dans le Sud ; le sentiment public ne le permettrait pas. »

Peut-être exagère-t-il un peu en assurant que les deux races en ont presque perdu le souvenir. Mais il ne faut pas oublier que son autobiographie veut être une œuvre d’apaisement, un livre de conseil en vue de la solution du plus difficile de tous les problèmes. On le comprend si bien aux Etats-Unis que dans tous les partis elle trouve des interprètes empressés à la répandre. Les dames du Kentucky, pour ne parler que d’elles, la lisent à des foules noires enrôlées sous la dénomination de membres de la classe Booker Washington, comme les lettrés d’Angleterre se rassemblent en une Browning Society. Up from Slavery, En remontant de l’Esclavage promet de devenir par excellence la bible d’une race, l’étoile qui en effet la guidera prudemment et sûrement, pas à pas, toujours plus haut.


III

Nous avons quitté le pauvre maître d’école de Malden préparant des élèves pour l’Institut où lui-même s’était formé ; nous le retrouvons poursuivant ses propres études à Washington, puis chargé d’une assez importante mission politique. Le chef-lieu de la Virginie occidentale va être changé, transféré de Wheeling à l’une des trois autres villes que la législature propose au choix des citoyens ; un comité de blancs, parti de Charleston, vient lui demander de haranguer l’Etat au profit de leur ville. Et il consacre près de trois mois à cette œuvre de propagande. Charleston l’emporte sur ses rivales ; elle devient et reste le siège du gouvernement.

La réputation d’orateur que Booker Washington acquit dans cette campagne semblait le prédestiner à une carrière politique. Beaucoup de gens l’y poussaient ; il refusa et donne les raisons de son refus : « Je pensai pouvoir m’employer plus utilement, car dès lors j’avais senti que ce qu’il fallait surtout à la population de couleur, c’était de se fonder sur l’éducation, l’industrie et la propriété. Sans doute j’aurais pu réussir en politique, mais ce succès m’apparaissait comme égoïste, succès individuel remporté au prix de mon devoir… À cette époque, beaucoup de jeunes gens de conteur ne fréquentaient les écoles que pour se mettre en mesure de devenir avocats, d’entrer au Congrès, de même que presque toutes les femmes rêvaient d’enseigner la musique… Ces gens-là me faisaient toujours penser à un vieux nègre qui, du temps de l’esclavage, voulait apprendre à jouer de la guitare et avait choisi pour professeur l’un de ses jeunes maîtres. Celui-ci, essayant de le décourager, lui dit : « Soit, oncle Jake, je vous donnerai des leçons ; vous me payerez la première trois dollars, la seconde deux dollars, je me contenterai d’un dollar pour la troisième et la quatrième ne vous coûtera que vingt-cinq sous. — C’est convenu, répondit oncle Jake, mais vous me donnerez en premier cette dernière leçon.

« Les futurs avocats, les futurs pianistes, les nègres en général me paraissaient être un peu dans le cas d’oncle Jake. »

On ne peut railler plus drôlement des aspirations qui ne sont pas d’ailleurs spéciales à la race noire. Mais surtout Washington prêchait d’exemple. Ayant contribué à faire changer le siège d’un gouvernement provincial, il retourna, sur l’invitation du général Armstrong, à son cher vieil Hampton et là prononça, le jour de la distribution des diplômes, un discours mémorable sur la force qui triomphe.

Certes, il la possédait, cette force. En parcourant de Malden à Hampton la même route où, cinq années auparavant, il s’était traîné à pied pour mendier une place d’étudiant-portier, il pouvait se dire que jamais laps de temps si court n’avait apporté pareil changement dans la vie d’un homme.

Il trouva l’Institut en progrès, c’est-à-dire qu’il répondait davantage encore aux véritables besoins de la race noire. Washington ne manque jamais l’occasion de blâmer les programmes ambitieux qu’ont adoptés maints collèges de couleur, encourageant la vanité, multipliant les illusions. « Souvent, dit-il, en matière de mission et d’éducation, les instructeurs entreprennent de faire ce qui se faisait cent ans auparavant ou ce que l’on fait à l’autre bout du monde. On prétend couler chaque individu dans le même moule, sans tenir compte de la condition du sujet ni du but à atteindre. » Il n’en était pas ainsi à Hampton ; il n’en fut pas ainsi à Tuskegee que Booker Washington devait créer plus tard.

Le général Armstrong chargea son ancien disciple, dans l’été de 1879, d’une tâche délicate entre toutes. Il essayait alors, pour la première fois, d’introduire un certain nombre d’Indiens parmi les étudians de Hampton, malgré l’opinion presque générale qui voulait que les Peaux-Rouges fussent rebelles à toute espèce d’éducation. Cent Indiens absolument sauvages, arrivèrent des réserves de l’Ouest ; on les remit aux soins de Washington. Il s’agissait d’abord de prendre sur eux une influence paternelle et d’avoir raison de leurs préjugés, car l’Indien se juge très supérieur à l’homme blanc qui travaille, combien plus, par conséquent, au noir marqué de la tare de l’esclavage !

Washington fut à la hauteur d’une si grave responsabilité. Dans le bâtiment où logeaient les Indiens il demeurait seul au milieu de cette centaine d’individus qui facilement auraient pu être hostiles et, quoiqu’il fût obligé de les contrarier dans leurs goûts les plus chers, les cheveux longs, la pipe et la couverture, il réussit très vite à gagner leur confiance. « Sauf la grosse difficulté d’apprendre l’anglais, ces hommes rouges, dit-il, ne me parurent pas en somme très différens des nègres. Ceux-ci accueillirent avec une cordialité touchante les étrangers qui venaient se mêler à eux. Je me demande si l’on eût rencontré chez les blancs en pareil cas autant de bonne grâce. Combien de fois ai-je désiré dire aux étudians blancs qu’ils s’élèveraient eux-mêmes en aidant à élever les autres, et que plus une race est malheureuse, peu avancée dans la civilisation, plus la race mieux partagée s’ennoblit en lui tendant la main. »

Ces leçons indirectes, très douces, abondent dans l’évangélique biographie de Booker Washington. Et incidemment, sans aucune aigreur, il raconte une anecdote du temps où il dirigeait les Indiens vers la civilisation. L’un de ses élèves prit le mal du pays et il le conduisit à Washington, d’où le ministre de l’Intérieur devait le renvoyer à la réserve indienne. Le voyage se fit en bateau à vapeur. On sonne le dîner. Washington, qui croit savoir ce qu’est l’esprit de caste en Amérique, attend que le grand nombre des passagers aient achevé leur repas, puis il pénètre avec l’Indien dans la salle à manger ; mais aussitôt il est averti que son élève seul peut se mettre à table. Même aventure à l’hôtel où ils descendent en débarquant à Washington. Le Peau-Rouge serait reçu avec bienveillance, mais le nègre est absolument repoussé. Ces incidens ne sont pas rares ! Frederick Douglass, l’homme de couleur qui se distingua le plus par des talens exceptionnels, ne fut-il pas forcé, durant un voyage en Pensylvanie, de faire route avec les bagages, bien qu’il eût payé sa place dans le compartiment des voyageurs ? Quelques-uns de ces derniers, des blancs d’un esprit libéral, le plaignirent assez maladroitement d’avoir à supporter cette honte. Il se redressa aussitôt sur la malle qui lui servait de siège. « On ne saurait faire honte à Frederick Douglass. Cette insolence ne dégrade que ceux qui me l’infligent. »

Le même Douglass répondit à un aubergiste qui prétendait ne pouvoir le loger parce qu’il n’avait qu’une chambre où couchait déjà un voyageur blanc : « Qu’à cela ne tienne ! Je n’ai pas le préjugé de la couleur. »

Washington n’a point de ces répliques mordantes ; il se borne à constater que parfois, en chemin de fer, le chef du train se trouve dans un grand embarras. Tel voyageur est-il nègre ou ne l’est-il pas ? Dans le premier cas, il ne peut sous aucun prétexte rester dans le compartiment des blancs, mais dans le second cas on l’insulterait en lui demandant s’il est nègre. Les cheveux, le teint, le nez, les yeux, les mains, rien ne trahit la couleur. Enfin le conducteur s’avise de regarder les pieds. Il est édifié apparemment et laisse le voyageur à sa place. De ce dilemme Washington fut témoin et il le raconte gaiement, tout en ajoutant que son grand homonyme, le fondateur de la République, ripostait, en plein esclavage, à ceux qui lui reprochaient de répondre au salut d’un nègre : « Croyez-vous que je vais lui permettre d’être plus poli que moi ?

Rapports sociaux à part, les gentlemen de la vieille roche se montrent dans le Sud pleins d’égards pour leurs anciens esclaves et pour les descendans de ceux-ci ; mais ce sont justement les rapports sociaux qui deviendront de plus en plus difficiles à déterminer dans l’avenir, quand blancs et noirs seront également instruits, également bien élevés. Washington écarte cette question épineuse avec une héroïque sagesse ; n’importe, elle s’imposera, quoi qu’il fasse, un jour ou l’autre.

Tout en dirigeant ses élèves Indiens, il aidait le général Armstrong à fonder le fameux cours du soir, devenu depuis un des traits caractéristiques de Hampton. En présence de la foule d’étudians pauvres qui ne pouvaient suffire aux frais de leur entretien ni seulement s’acheter des livres, le général conçut l’idée d’une « école de nuit » qui se rattacherait à l’Institut et où un certain nombre de ces jeunes gens, garçons et filles, choisis parmi ceux qui promettaient le plus, pourraient profiter de deux heures de classe, moyennant dix heures de travail manuel par jour. On leur donne, outre le gîte et la nourriture, un petit salaire qui reste presque tout entier entre les mains du trésorier pour payer leur pension aussitôt qu’ils se trouvent en mesure de fréquenter l’école de jour. De cette manière, ils apprennent un métier, en même temps qu’ils acquièrent les connaissances indispensables. Lorsque Booker Washington prit la direction de cette école de nuit, il y avait eu tout une douzaine d’élèves des deux sexes, travaillant ceux-ci à la scierie, celles-là aux filatures. La classe du soir les trouva possédés d’une telle ardeur que souvent ils suppliaient leur maître de la prolonger après qu’avait sonné l’heure du repos. On les avait surnommés la Plucky class, pluck étant le mot familier pour courage, et comme les membres les plus distingués de la Plucky class obtenaient un certificat, la popularité de l’école de nuit s’en accrut. Elle compte maintenant de trois à quatre cents élèves.


IV

Washington se prépara ainsi à devenir président de l’Université de Tuskegee. Ce poste, bien humble à l’origine, lui fut conféré par le général Armstrong, à qui deux notables du comté de Maçon avaient écrit pour avoir un instituteur qui pût faire le plus de bien possible dans la région qu’ils habitaient. Ces deux hommes singulièrement réunis étaient l’un M. Campbell, un blanc, ancien esclavagiste, négociant et banquier, l’autre M. Lewis Adams, ancien esclave qui avait appris chez ses maîtres le triple métier de cordonnier, de bourrelier et de chaudronnier. « Visitez nos villes du Sud, dit Washington, demandez quels sont les gens de couleur les plus honorables et les plus influens de l’endroit. Cinq fois sur dix, on vous indiquera un nègre qui jadis chez ses maîtres apprit un métier. » Il en conclut que, dans les plans pour l’éducation des nègres, il faut prendre en grande considération ce qui leur fut jadis enseigné, c’est-à-dire les connaissances industrielles. Chaque grande plantation du Sud était dans un certain sens une école pratique de laboureurs, de maçons et de charpentiers, de cuisinières, de lingères, de couturières, etc. L’enseignement était donné dans une intention purement égoïste, et l’intelligence n’était pas développée en même temps que la main ; cependant, cette éducation reçue par l’esclave sur la plantation permit aux nègres libérés de gagner leur vie. Il était donc opportun de la continuer, de la perfectionner, puisque la prospérité du Sud en général dépendait dans une large mesure du travail des nègres, travail obligatoire la veille encore. Ce fut une erreur que d’essayer de bâtir sur les fondemens de l’esclavage ce qui, dans la Nouvelle-Angleterre, avait été bâti sur les fondemens de la liberté.

Au bout d’une vingtaine d’années, les ouvriers des anciennes plantations commencèrent à disparaître, et on découvrît qu’il n’y avait personne pour les remplacer. Les nègres, au lieu de métiers, avaient acquis une teinture de science et de littérature qui ne servait qu’à irriter la population blanche et aggravait encore le préjugé courant. Dire qu’il n’y a pas de différence entre le noir et le blanc, que la même éducation convient à tous les deux, semble absurde à Booker Washington. « Il peut nous être agréable de le croire, dit-il, mais quand l’épreuve est faite, force est bien de reconnaître qu’il existe cependant une différence, celle qui résulte des conditions inégales du passé. »

Le nouvel instituteur avait voulu visiter le pays où on l’appelait. Ce qu’il vit pendant un mois d’investigation attentive le laissa fort triste. Il semblait impossible d’élever au-dessus d’eux-mêmes des gens dont le moindre défaut était l’ignorance. Mais, plus il était frappé de l’abaissement de ces malheureux, plus il concevait la nécessité de leur venir en aide par des moyens appropriés. C’était en 1881 ; la date du 4 juillet fut fixée pour l’ouverture de la petite école dans une ancienne église qui avait été désignée comme local. Les blancs autant que les noirs s’intéressaient à cette inauguration et la discutaient d’avance, la plupart avec ironie, persuadés que, si le nègre recevait de l’instruction, sa valeur ne pouvait que décroître d’autant comme facteur économique. Plus d’ouvriers dans les fermes, plus de domestiques, pensait-on, plus rien que le nègre éduqué, en chapeau à haute forme, le lorgnon dans l’œil, la canne à la main, se croyant sûr de réussir par son intelligence !

Et Washington ne s’étonne pas de ce jugement un peu sommaire ; il n’avait que trop rencontré, au cours de sa tournée préparatoire, le type du pauvre diable de couleur qui prétend poursuivre de hautes études dans une case sordide, en laissant les mauvaises herbes envahir son jardin ; cette demoiselle notre qui, capable d’indiquer sur la carte le Sahara ou la capitale de la Chine, ne sait pas mettre le couvert ; ce pédant qui se croit fort en racines cubiques, sans posséder seulement la table de multiplication : il se promettait d’avance de leur faire désapprendre beaucoup de choses, et d’abord prétendait les charger, bon gré mal gré, de toute la besogne agricole et domestique.

Lors de l’ouverture, ils se présentèrent une trentaine, tous au-dessus de quinze ans. Plusieurs se vantaient d’être instituteurs. Un certain nombre de leurs anciens élèves les accompagnaient, et il fut amusant de constater à l’examen que les écoliers entraient assez souvent dans une classe supérieure à celle de leurs maîtres.

La complaisance avec laquelle ces nègres, qui se croyaient cultivés, parlaient des gros livres qu’ils avaient lus, des vastes connaissances qu’ils possédaient, était vraiment pitoyable ; quelques-uns avaient étudié le latin, deux ou trois déclaraient savoir le grec. Et toutes ces pauvres mémoires étaient embarrassées de règles de grammaire et de formules de mathématiques, sans application possible. S’ils voulaient s’instruire davantage, c’était pour gagner plus d’argent. Washington eut le courage de les contraindre à tout reprendre par le commencement, et leur soumission, leur persévérance lui prouvèrent qu’après tout il pouvait compter sur eux.

Il réussit peu à peu à les stimuler dans la bonne voie en s’adressant à l’orgueil même qui, mal employé, n’avait fait que les rendre ridicules. « Ce n’est pas se borner aux gros ouvrages, leur disait-il, que d’apprendre à maîtriser la nature, à utiliser par des méthodes nouvelles l’air, l’eau, la vapeur, l’électricité ; une bonne éducation supprime ce que le travail de manœuvre a de bas et de pénible. Pourquoi le nègre est-il tenu à l’écart du travail des fabriques ? Parce qu’il manque de l’habileté technique et de l’intelligence qui rendraient possible la compétition avec le blanc. Vous dites que les blancs refusent de travailler avec les nègres ? Peu importe, s’il se trouve un jour des gens de couleur assez compétens pour bien diriger à eux seuls une grande industrie. D’ailleurs, la condition dépend du caractère : jusqu’à nouvel ordre, pour le nègre, une bonne réputation est plus nécessaire mille fois que le vote. Quand il sera justement considéré, on lui fera meilleur accueil. »

Et avec cette merveilleuse adresse qui indique le meneur d’hommes :

« Supposez qu’un nègre ait pour dix mille dollars par an d’affaires avec les chemins de fer. Croyez-vous que, lorsqu’il prendra le train avec sa famille, on le reléguera dans un Jim Crow car[3], au risque de perdre cette somme ronde ? Non pas, on lui ouvrira un Pullman avec empressement. »

Le nombre des élèves augmenta rapidement de semaine en semaine. Washington, seul, devant cette foule grossissante eût été fort embarrassé sans le secours que lui apporta la digne collaboratrice qui devint ensuite sa femme, Olivia Davidson. Elle avait été solidement instruite dans les excellentes écoles publiques de l’Ohio et possédait déjà l’expérience de l’enseignement ; mais avant tout elle était dévouée, ayant fait ses preuves d’infirmière à Memphis, durant une des plus terribles épidémies de fièvre jaune dont cette ville, tant de fois ravagée, ait conservé la mémoire, Comme Washington, elle croyait qu’il fallait aux nègres quelque chose de plus que ce que donnent les livres. Cependant elle avait reçu le brevet de Hampton et, grâce à la générosité d’une Bostonienne dont le nom revient toujours, quand il est question de philanthropie, Mrs Mary Hemenway, avait passé deux ans dans l’école normale de Framingham, Massachusetts. Là, on lui avait insinué que blanche comme elle l’était, il lui serait facile de dissimuler sa race, que la vie en deviendrait plus agréable pour elle. Fièrement elle refusa de se prêter, fût-ce par le silence, à un mensonge et se fit respecter quand même. Graduée à Framingham, elle apporta beaucoup d’idées neuves et précieuses sur les diverses méthodes d’enseignement dans l’école naissante de Tuskegee, mais surtout elle se donna sans mesure.

Son mari aime à dire que ses vertus, dont le souvenir lui survit, furent la pierre angulaire de cette institution. Elle devait mourir jeune, dévorée par son zèle.

Sur tous les points, Olivia s’entendait avec Washington : d’abord fortifier le caractère, donner aux étudians des habitudes d’ordre, d’économie, de politesse, les habituer à la régularité de la vie de famille, imposer à chacun d’eux un métier quelconque, un gagne-pain, les pénétrer surtout de la religion de saint Paul : « Si quelqu’un d’entre vous ne subvient pas à ses besoins et aux besoins de ceux de sa maison, il a renié sa foi, il est pire qu’un infidèle ; » et dans cette région agricole, encourager le travail des champs, détourner les prétentieux et les chimériques du projet si commun qui consiste à quitter la campagne pour les villes. Cela n’empêcha pas la formation d’instituteurs et d’institutrices sérieusement préparés qui retournèrent sur les plantations pour apprendre aux fermiers à mieux cultiver la terre, tout en développant chez eux la vie intellectuelle et morale. La leçon constante de Booker Washington est contre l’ambition puérile et vaniteuse qu’ont de ne plus travailler de leurs mains les gens à demi éclairés. Il raconte volontiers l’histoire du nègre qui désherbant un champ de coton par la chaleur, tomba tout à coup à genoux en s’écriant : « O Seigneur, il y a tant de mauvaise herbe dans ce coton, le travail est si dur et le soleil si chaud, que je crois bien, ma foi, que ce pauvre nègre est appelé à prêcher ! »

Prêcher au lieu de désherber, c’était assurément l’ambition des premiers étudians de Tuskegee. Beaucoup qui ne sont pas nègres la partageai un peu partout ; mais elle fut déjouée par Washington et sa digne compagne. Trois mois après l’ouverture de l’école, ils purent donner à Tuskegee l’extension et le caractère qu’ils souhaitaient. Une plantation abandonnée se trouvait à vendre près de la ville ; Washington l’acheta avec l’argent que lui prêta généreusement de sa poche le général Marshall, trésorier de Hampton : cinq cents dollars. C’était une bien faible somme, mais il n’avait de sa vie possédé tant d’argent à la fois. Déjà le poids d’une pareille dette l’écrasait ; il n’en fut que plus prompt à créer la ferme modèle à laquelle devait être annexée l’école, logée d’abord provisoirement dans une étable et dans un poulailler.

Le peu qui restait des bâtimens, brûlés pendant la guerre, fut réparé par les élèves, sous les ordres de leur maître ; ensuite, on procéda aux défrichemens. Ils s’y prêtèrent sans enthousiasme, faisant entendre qu’ils n’étaient pas venus pour cela à Tuskegee ; les anciens instituteurs surtout craignaient de compromettre leur dignité ; mais Washington leur donna l’exemple, la cognée à la main, et sur vingt acres les bois furent abattus. En même temps Olivia faisait d’abondantes collectes dans les villes du Nord, elle organisait ingénieusement des fêtes, des ventes, auxquelles les familles tant blanches que noires des environs fournirent leur appoint. Tout le monde témoigna de l’intérêt à l’école établie sur ce pied d’utilité pratique ; les voisins, même les plus pauvres, apportaient leur obole, vingt-cinq sous, une botte de cannes à sucre, une couverture. Washington signale celui de tous les dons, grands et petits, arrivés à différentes époques, qui le toucha le plus. Une septuagénaire vint le trouver au moment de la création de la ferme. Appuyée sur une béquille et couverte de haillons, elle lui dit : — Mr Washington, Dieu sait que j’ai vécu esclave et que je ne sais rien et que je n’ai rien, mais je comprends tout de même ce que vous voulez faire ; vous voulez rendre les nègres meilleurs. Je n’ai pas d’argent ; prenez ces six œufs que j’ai économisés ; oui, mettez mes six œufs dans l’éducation de ces garçons et de ces filles-là. — Et, les humbles sacrifices d’une race pauvre ont porté leurs fruits.

Booker Washington avait organisé son Institut sur le modèle de Hampton. En 1884, il fonda, toujours comme à Hampton, une école du soir qui compte aujourd’hui 457 étudians et qui lui sert de pierre de louche pour juger des capacités et des bonnes volontés. Quiconque consent à travailler de ses bras dix heures par jour en échange de deux heures d’étude, mérite d’être poussé jusqu’au bout. Après avoir fait ses preuves à l’école du soir, l’élève entre à l’école proprement dite où il suit la classe quatre jours par semaine et travaille deux jours à son métier. Il reprend ce métier exclusivement pendant les trois mois d’été. D’ailleurs aucun étudiant, fût-il riche, ne peut être dispensé à l’école du travail manuel. De cela les gens du Sud qui jugent que des sommes énormes ont été gaspillées en pure perte pour apprendre le latin aux nègres, savent gré au président de Tuskegee. Il sort de son école des charpentiers, des serruriers, des fermiers, des tailleurs, etc. Vingt-huit industries sont enseignées. Les étudians ont élevé eux-mêmes les bâtimens qui couvrent leurs terres, ils fabriquent jusqu’à la brique. Tous bons sujets et faisant honneur aux leçons de morale de leur président. Aussi les vieux Sudistes les plus obstinés estiment et soutiennent celui-ci. Ils n’en sont pas encore à l’appeler M. Booker Washington, ce qui établirait la reconnaissance d’une égalité sociale impossible, mais ils le nomment « Professeur » sur le ton de la déférence, et l’année dernière, quand le président de la République est venu visiter Tuskegee, ces aristocrates qui s’intitulent les démocrates du Sud, ont parfaitement admis que Washington montât dans la même voiture que M. Mac Kinley et le gouverneur de l’Alabama. Ce sont là, des progrès dont il nous est impossible à nous autre Européens de concevoir l’importance.


V

Nous avons vu Booker Washington dans son rôle d’éducateur, il nous reste à considérer la carrière de l’orateur public. Quand commença-t-il à remuer les foules par sa très réelle éloquence ? Ce fut après un voyage au Nord entrepris avec le général Armstrong dans l’intérêt de Tuskegee. Il fut invité ensuite à parler dans une assemblée de l’Association pour l’éducation nationale qui eut lieu à Madison, Wisconsin. Devant quatre mille personnes, il aborda pour la première fois le problème périlleux de la race.

Les Sudistes étaient là en grand nombre et s’attendaient à entendre ce nègre insulter les anciens États esclavagistes ; il n’en fut rien. Washington, au contraire, loua le Sud pour le bien qu’il avait pu faire. Sa ligne de conduite n’a jamais varié. En s’établissant à Tuskegee, il s’est promis de rendre loyalement justice à quiconque, blanc ou noir, le mérite. Cette politique ne l’empêche pas de dénoncer avec sincérité les torts dont la population de couleur peut être victime. Le devoir envers les deux races est d’employer tous les moyens honnêtes pour les rapprocher, d’éviter tout ce qui peut produire de l’amertume. Relativement au vote, le nègre doit de plus en plus apprendre à considérer les intérêts généraux de la commune dans laquelle il vit. Son avenir dépend de lui en grande partie. Il faut qu’il se rende assez utile à sa ville ou à son village pour qu’on tienne à sa présence. Il s’efforcera de faire mieux que les autres ce qu’il fait, fût-ce l’œuvre la plus vile, laquelle d’ailleurs cesse d’être vile quand elle est accomplie d’une manière qui ne l’est pas. Alors on oubliera sa couleur. Exemple : un nègre agriculteur, gradué de Tuskegee, a réussi à produire deux cent soixante-six boisseaux de patates sur une acre de terre, l’acre dans le pays n’en donnant d’ordinaire que quarante-neuf boisseaux. Aussitôt, les fermiers blancs du voisinage sont venus faire appel à ses méthodes perfectionnées, à ses connaissances en chimie ; on l’estime d’avoir ajouté quelque chose à la richesse du petit monde dont il fait partie. Ceci ne veut pas dire que le nègre ne doive jamais que cultiver des patates ; mais, s’il réussit comme fermier, il posera les fondations solides sur lesquelles ses descendans pourront construire autre chose.

Tel fut le fond de la première conférence de Booker Washington. Il déclara en terminant que la rancune qu’il avait nourrie dans sa première jeunesse contre ceux qui contrecarrent les progrès du nègre, avait cédé depuis longtemps au développement de sa propre intelligence :

— « Je me borne, dit-il, à plaindre l’homme capable de cette folie, sachant qu’il se trompe et ne nuit qu’à lui-même. Je le plains, parce qu’il essaye d’arrêter le progrès de l’humanité, ce qui n’empêchera pas la marche incessante en avant. Autant prétendre arrêter l’élan d’un train de chemin de fer en se jetant devant lui que vouloir arrêter le monde dans la conquête de la culture et de la liberté pour tous. L’assistance fraternelle s’affirmera, quoi qu’on fasse, avec d’autres progrès. »

Sa foi robuste est communicative. Au Nord, il est souvent appelé tant par la société blanche que par les gens de couleur. De la première, il obtient les fonds nécessaires à l’extension de son école ; aux autres, il prêche fortement la nécessité d’une éducation industrielle et technique, la vanité d’une agitation politique qui ne ferait que compromettre leurs droits au suffrage. L’éducation et la propriété, ou mieux encore les deux ensemble, donnent seules le droit de voter. Ces conditions devraient, dit-il, s’appliquer rigoureusement aux deux races, l’exercice complet des droits politiques ne pouvant être qu’une question de développement naturel, très lent par conséquent.

Washington parle avec une prudence qui n’exclut pas la franchise ; il a pour principe de ne jamais dire dans une adresse publique à Boston, par exemple, ce qu’il ne pourrait dire aussi bien devant l’auditoire ombrageux d’une ville de l’Alabama. Sa naissance, sa destinée, le fixent dans le Sud naguère esclavagiste, et il lui reste fidèle. Un ancien confédéré l’approuvait dernièrement en ces termes : « Jamais il ne s’est fait une spécialité d’agiter un chiffon rouge devant chaque taureau qu’il rencontre, aussi a-t-il accompli ce que tous les livres, tous les discours, tous les propos incendiaires, et la loi martiale, et les décrets, et les amendemens à la constitution n’avaient pu faire… Par ses méthodes pacifiques renouvelées de Jésus, Booker Washington a réussi où aurait échoué César. »

L’estime et l’amitié des blancs du Sud, voilà en effet ce qu’il importe le plus aux nègres d’obtenir. Washington désirait pardessus tout se faire écouter par un auditoire vraiment représentatif des anciens confédérés propriétaires d’esclaves. L’occasion se présenta en 1893, lorsque la réunion internationale des travailleurs chrétiens eut lieu à Atlanta, Géorgie. Une invitation à parler « quelques minutes » tomba chez lui tandis qu’il faisait des conférences à Boston. Franchir deux mille milles pour parler cinq minutes, cela semblait absurde. Il s’y décida néanmoins. En partant sur-le-champ il pouvait arriver à Atlanta trente minutes avant l’heure fixée, puis reprendre un train qui le ramènerait assez tôt pour remplir ses autres engagemens. Tout son souci était de mettre dans ce discours de cinq minutes quelque chose qui valût la peine d’être dit. Devant la classe la plus influente de la société blanche, hommes et femmes, curieux mais généralement hostiles, il parla de Tuskegee, de son but, de ses méthodes, et se fit applaudir. Le lendemain, cette harangue si brève et si pleine fut très favorablement commentée par la presse dans les différentes parties du pays : un grand point était gagné désormais. Booker Washington le dépassa encore, il acquit une réputation que l’on peut qualifier de nationale, le 18 septembre 1895, le jour où il prononça sa fameuse adresse pour l’ouverture de l’exposition d’Atlanta. Premier succès : vingt-cinq des citoyens les plus influens de la Géorgie réunis en Comité avaient prié l’orateur de les accompagner jusqu’à Washington pour y demander au Congrès l’aide du gouvernement en faveur de cette exposition. Il obtint tout ce qu’il voulut. Avec une souveraine habileté, il exposa au Congrès sa conviction intime que le meilleur moyen de délivrer le Sud des embarras résultant de la question de couleur, serait d’encourager le progrès moral et intellectuel des deux races ensemble. Il ajouta que l’exposition d’Atlanta leur fournirait à l’une et à l’autre l’occasion de montrer les progrès accomplis depuis l’ère de l’émancipation et les encouragerait à se surpasser. L’exposition eut lieu et un bâtiment tout entier fut consacré aux produits de la classe de couleur, le dessin de ce bâtiment lui-même ayant été proposé par un architecte nègre, l’édifice tout entier construit par des nègres.

D’avance, les blancs avaient ri de l’entreprise ; les résultats leur donnèrent tort. Mais ce qui effaça tout le reste, fut l’immense enthousiasme soulevé par le discours d’ouverture que prononça Booker Washington. Jamais encore un nègre n’avait parlé sur la même plate-forme que des blancs dans une solennité nationale. On ne lui avait imposé aucune restriction ; il n’en sentait pas moins que par un mot maladroit, il pouvait nuire gravement à sa cause : une sorte de crainte le paralysait d’avance. Le fardeau de l’abjection ancestrale pesait sur lui. Il pensait, dit-il, que ses anciens maîtres seraient peut-être là dans cette foule accourue pour l’entendre ; il se disait que, quelques années auparavant, le premier blanc venu aurait été autorisé à lui imposer silence, à le réclamer comme esclave et qu’il s’agissait de satisfaire tout ensemble ses pareils déjà trop enivrés de leur nouvelle importance, les anciens abolitionistes intransigeans du Nord, et les Sudistes dépossédés réunis en un public immense, dont il abordait les élémens hétérogènes pour la première fois. Comme toujours, il implora dans la prière le secours d’en haut et se jura de ne parler pour personne en particulier, mais au nom de ce qui lui semblait être la vérité et la justice. Il remporta un véritable triomphe. Le gouverneur Bullock, qui s’était borné à l’introduire d’abord comme représentant de la civilisation nègre, s’élança vers lui la main tendue, et les deux hommes, le blanc et le noir, restèrent quelques instans réunis par cette cordiale étreinte au milieu des applaudissemens. Washington crut ne pouvoir jamais descendre de la plate-forme ; l’ovation continua dans la rue d’une façon presque embarrassante pour lui et, lorsqu’il s’en retourna le lendemain à Tuskegee, la foule se pressait à toutes les stations. Le président Cleveland lui envoya les complimens les plus flatteurs et ne cessa depuis lors de témoigner à son école une bienveillance dont elle s’est fort heureusement ressentie. Ce ne fut pas tout. Le docteur Gilman, président de la Johns Hopkins University, à Baltimore, qui se trouvait à la tête du jury des récompenses, nomma Washington membre de ce jury pour le département de l’éducation, dignité qui donnait à un nègre le droit sans précédent de juger les expositions des écoles blanches aussi bien que celles des écoles de couleur. A l’unanimité, il fut nommé secrétaire de sa division sur la demande d’un Virginien de marque, l’éminent écrivain Nelson Page. Les honneurs pleuvaient sur lui. Ce qui le troubla un peu, ce fut la réaction qui se produisait parmi les siens, mécontens, réflexion faite, qu’il n’eût pas exigé pour le nègre des droits plus étendus ; car enfin il avait prononcé dans son fameux discours des mots comme ceux-ci : « Il est juste que nous profitions de tous les privilèges que la loi accorde, mais il est infiniment plus important encore que nous soyons préparés à l’exercice de ces privilèges. Pour le moment, nous tenons plutôt à obtenir le droit de gagner cent sous dans une fabrique que celui de dépenser la même somme dans une salle d’opéra. »

Et encore : « Pour toutes les choses purement mondaines, nous pouvons, blancs et noirs, être aussi séparés que le sont les cinq doigts et cependant n’être qu’un, comme la main n’est qu’une, dans tout ce qui est essentiel à nos progrès mutuels. »

C’était là de bien humbles revendications, au gré des plus pressés parmi les citoyens de couleur ; mais la générosité des actes de Washington fit pardonner la réserve de ses paroles. Les parens dont il élève les fils ne peuvent que lui être dévoués. De même, il s’est depuis longtemps réconcilié avec le clergé nègre qui, à la suite de certaines dénonciations qu’il eut le courage de publier, s’est épuré de toutes manières. On lui en voulut d’abord si cruellement que certains missionnaires défendaient aux gens d’envoyer leurs enfans à l’école de Tuskegee. L’un d’eux, par parenthèse, avait son fils dans cette école et l’y laissa, tout en vociférant contre elle. Puis peu à peu une enquête éclaira le jugement des évêques de couleur, et le résultat de l’orage soulevé ainsi fut une très heureuse réforme.

Booker Washington devenait sous tous les rapports le guide autorisé de son peuple. Après l’exposition d’Atlanta, certains journaux, certains organisateurs de conférences, lui firent des offres tentatrices. Il refusa en disant que son œuvre était à Tuskegee, qu’il parlait librement sur les sujets qui lui tenaient au cœur, et qu’il n’entrerait dans aucun arrangement d’un caractère purement commercial.

Malgré ce refus, il est souvent en route, et son autobiographie s’est trouvée tracée d’une façon fragmentaire entre deux trains, sur une table de la salle d’attente ou en wagon. On le réclame partout et partout il rassemble des foules. C’est pour lui un sujet d’étonnement, car il n’y a pas de modestie plus sincère que la sienne. Très nerveux, très impressionnable, il s’imagine toujours avoir laissé de côté le nécessaire.

« La compensation, dit-il, à l’angoisse préliminaire, c’est le plaisir de maîtriser son auditoire, le sentiment d’être en communication intime avec lui. Il y a là une combinaison de jouissance mentale et physique dont rien ne peut donner l’idée. »

N’y eût-il qu’un auditeur récalcitrant, Washington le sentirait, il s’attaquerait à celui-là pour le convaincre. Les règles de l’art oratoire lui importent peu ; il les oublie dans la chaleur de l’improvisation et les fait oublier à ceux qui l’écoutent. Des honneurs qu’on lui rend, des banquets et des fêtes, il ne se soucie guère, se rappelant avec une vivacité singulière et rappelant volontiers aux autres la petite case où, esclave, il dégustait avec délices la mélasse du dimanche envoyée de la « grande maison. » Rien ne lui a jamais paru aussi savoureux que cette mélasse. Il lui arrive de prononcer jusqu’à quatre discours dans la même journée. En 1898, les administrateurs du John Slater Fund, cette généreuse donation si secourable aux nègres, votèrent une somme d’argent pour être employée à payer ses dépenses durant une série de conférences annuelles, dans les grands contres de population noire. Le matin, il parle aux ministres, aux instituteurs, aux personnages professionnels. Dans l’après-midi, Mrs Washington (née Margaret Murray) convoque les personnes de son sexe, et le soir, l’orateur s’adresse à tous. Il y a toujours beaucoup de blancs dans son auditoire.

« Je ne me suis donné, dit-il, à aucune œuvre dont j’aie joui davantage, et je crois qu’aucune n’a fait plus de bien. Elle nous a permis, à ma femme et à moi, de pénétrer jusqu’au fond des véritables conditions de la race, puisque nous voyons les gens chez eux, dans leurs églises et leurs écoles, au travail, dans les prisons, jusque dans les repaires du crime… Et jamais je n’ai été plus qu’après cette épreuve rempli d’espérance… Non que je ne me rende parfaitement compte de tout ce qui peut se manifester de superficiel et de trompeur dans de pareilles réunions, j’ai assez d’expérience pour ne pas m’y laisser prendre ; n’importe, je déclare que personne n’entrera comme moi en contact pendant vingt ans, au cœur même du Sud, avec la race noire, sans être persuadé qu’elle fuit des progrès lents, mais sûrs, tant matériels que moraux. Si l’on considère les bas-fonds, certes les exemples d’infamie n’y sont pas rares, mais que l’on juge l’homme blanc au même point de vue : à quelle conclusion n’arriverait-t-on pas ? »

Jamais en aucun temps d’ailleurs, Booker Washington ne s’est découragé.

J’eus l’occasion de le voir en 1897, parmi les notabilités qui étaient venues à Boston inaugurer le monument du colonel Shaw, ce jeune officier qui se fit tuer naguère à la tête d’un régiment nègre[4].

Après la dédicace du monument, des discours furent prononcés dans le Music Hall qui, malgré ses vastes dimensions, ne suffisait pas à contenir une foule pourtant choisie. Tous les personnages les plus influens et les plus distingués se groupaient autour du gouverneur du Massachusetts, et certes à première vue le président de Tuskegee faisait très modeste figure. Le sang de blanc qu’il peut avoir dans les veines ne lui a ôté aucun des traits caractéristiques de sa race. C’est un nègre comme tous les autres, aux lèvres proéminentes, au nez épaté, à la lourde mâchoire, mais les yeux sont pleins de bonté intelligente, il a la voix sonore et juste. Le succès oratoire de la journée fut pour lui. Une légitime réputation précédait à Boston ce nègre qui, le premier, a reçu la licence honoraire de l’Université de Harvard. Et quand Washington se leva, redressant sa haute taille, on se sentit en présence d’une force. Il parla des grands faits militaires de la guerre de Sécession ; puis, se tournant vers les soldats noirs qui couvraient la plate-forme : — « Pour vous, débris épars et mutilés du 54e, qui, la manche repliée ou avec une jambe de moins, honorez cette solennité de votre présence, pour vous, n’est-ce pas, votre chef n’est pas mort ? Boston ne lui eût-il dressé aucun monument, l’histoire ne lui eût-elle consacré aucune page, qu’en vous et dans la race loyale que vous représentez, Robert Gould Shaw aurait encore un renom que le temps ne peut entamer. »

Le gouverneur Wolcott cria : — Trois cheers pour Booker Washington ! — Et aucun nom ne fut acclamé avec autant de chaleur. Entraîné dans l’émotion générale, le sergent nègre qui tenait le drapeau l’éleva d’un geste dramatique ; c’était le même homme qui, après la bataille où tomba une partie de son régiment, s’était écrié : « Tout de même, le vieux drapeau n’a jamais touché terre. »

J’ai dit ailleurs que le discours de Booker Washington avait éclipsé tous ceux qui furent prononcés ce jour-là. Quelques années plus tard, au milieu des réjouissances générales qui suivirent la guerre hispano-américaine, une fête en l’honneur de la paix eut lieu à Chicago, et le président de l’Université de cette ville invita son collègue de Tuskegee. Il fit deux adresses dont l’une, le 6 octobre 1900, dans l’immense Auditorium où l’on assure qu’il n’y avait pas moins de seize mille personnes, tandis qu’au dehors la foule était telle qu’on ne pouvait approcher des portes sans l’aide d’un agent de police. Le président Mac Kinley, les ministres, les officiers de terre et de mer, qui venaient de se distinguer dans la campagne à peine terminée, étaient présens. Booker Washington esquissa l’histoire du nègre d’Amérique, réduit à choisir entre l’esclavage et la mort, et s’imposant dans ce dilemme des devoirs envers le pays où il n’avait pas demandé à venir : Crispus Attucks, par exemple, versant son sang dès le commencement de la Révolution, pour assurer aux blancs une liberté à laquelle il ne pouvait avoir de part. Il rappela la vaillante conduite des nègres de la Nouvelle-Orléans sous Jackson ; la fidélité des esclaves du Sud envers la famille de leurs maîtres engagés sous un drapeau qui représentait le maintien de l’esclavage ; il fit valoir la bravoure des troupes de couleur à Port Hudson, au fort Wagner, au fort Pillow, et plus récemment celle des régimens noirs qui bombardèrent Santiago pour affranchir un autre peuple. — En tout ceci, s’écria-t-il, nous avons choisi la meilleure part ! — Et il termina par un magnifique appel à la conscience de ceux qui l’écoutaient. « Quand vous aurez entendu tout le récit de la vaillante conduite du nègre dans la guerre qui vient de finir, quand vous l’aurez entendu de la bouche du soldat du Nord et du soldat du Sud, de l’ex-abolitioniste et de l’ancien maître, alors décidez en vous-mêmes si une race qui est ainsi prête à mourir au service de la patrie, ne doit pas être admise aux plus hautes possibilités de vivre pour elle. »


VI

On se demande comment Booker Washington, appelé si souvent loin de son école, peut la surveiller attentivement. Ce prodige s’accomplit grâce à l’excellente organisation de l’Institut. Il importe, dans l’intérêt de l’avenir, que son fonctionnement ne dépende pas de l’existence d’un seul. A Tuskegee, le pouvoir exécutif est représenté par quatre-vingt-six personnes, formant un groupe subdivisé de façon à produire un mécanisme aussi précis, aussi régulier que celui d’une montre. Booker Washington a trouvé un second lui-même dans le trésorier, Warren Logan ; et son fidèle secrétaire, Emmet Scott, le tient au courant, lorsqu’il voyage, des moindres incidens de la maison, tout en suffisant à la correspondance énorme qui permet au Président de Tuskegee de suivre tout ce qui dans le Sud concerne l’élément noir. Deux fois par semaine se rassemblent neuf membres du conseil exécutif placés à la tête des neuf sections de l’école. En outre, il y a tous les huit jours réunion du Conseil des finances pour décider des dépenses de la semaine, et enfin, au moins une fois par mois, assemblée de tout le personnel enseignant.

Par suite de ce système, Booker Washington, présent ou absent, est, on peut le dire, en contact perpétuel avec chacun de ses élèves. Et il en a formé un certain nombre à sa ressemblance. Plus d’un jeune instituteur gradué à Tuskegee retourne volontairement dans son village natal, un village qui compte peut-être six nègres pour un blanc, et quels nègres ! Endettés, vivant d’emprunts, logés dans des cases sordides où huit ou dix personnes des deux sexes subissent les inconvéniens de la plus affreuse promiscuité. Le nouveau venu fait de l’école le centre d’une réforme complète, organise des clubs, annonce des conférences sur l’épargne, sur l’économie domestique, rétablit par sa parole, par son exemple, l’ordre et l’aisance dans cette misérable communauté. On cite tel village de ce genre qui devint très vite une localité prospère avec des maisons bien construites et des fermes d’un bon rapport. La révolution s’opéra sous l’influence d’un homme. Il est sorti de grandes choses de cet institut nègre de Tuskegee où les éducations littéraire, industrielle et religieuse marchent de front, où il y a une école normale pour former des professeurs, une école d’art manuel pour le perfectionnement des ouvriers, une école biblique qui produit de bons prédicateurs, capables en même temps, selon le vœu de Washington, de faire tout autre chose que de prêcher. L’Institut a une annexe inappréciable : c’est la Conférence, qui civilise à de grandes distances le pays d’alentour. Fondée il y a une dizaine d’années, elle s’ouvrit sur l’humble prière d’un vieux ministre nègre qui en exprimait admirablement l’esprit : « Seigneur, prononça-t-il à haute voix, nous te rendons grâce pour ce jour, notre seul jour d’école dans toute l’année. »

Quelques centaines de ruraux de tout âge et venus de toute part s’étaient réunis pour l’inauguration sous un hangar improvisé ; aujourd’hui l’assemblée a lieu dans la chapelle bâtie par les étudians et qui peut contenir deux mille personnes assises. Chacun est autorisé à raconter ses expériences ; pour la foule, c’est un enseignement inappréciable. Beaucoup d’hommes de mérite appartenant à la race noire, tels que l’écrivain Charles Chesnutt, le professeur du Bois, les évêques Grant, Turner et Tyrer, le docteur Scott, etc., profitent de l’occasion pour venir étudier de près les problèmes économiques de la solution desquels dépend le développement du nègre. Les conseils donnés par Booker Washington sont toujours les mêmes : acheter de la terre autant qu’on en peut cultiver, éviter l’hypothèque, s’imposer tous les sacrifices pour avoir des maisons décentes, de bonnes écoles et un bon clergé. Il exhorte les femmes à se livrer activement aux soins de la basse-cour, et cette année l’un des meilleurs rapports a été fait par une négresse du Texas qui représentait en qualité de présidente les sociétés auxiliaires (Barnyard Societies) de son pays. Ces sociétés de fermières comptent, au Texas seulement, 2 500 membres féminins dont la spécialité en matière d’élevage, de laiterie, de jardinage, est reconnue. C’est d’ailleurs le Texas qui vit surgir d’abord les sociétés de progrès dans les villages (village improvements), auxquelles se rattache la Conférence de Tuskegee. Elles ont pour patron R. L. Smith, le seul membre de la législature du Texas et probablement le seul député noir en Amérique qui ait été élu par une majorité de blancs[5]. Sa récente réélection est considérée comme l’un des signes les plus frappans de la marche ascendante du nègre.

Ces sociétés rurales ont une immense influence éducatrice ; la presse, les citoyens marquans, la nation tout entière leur sont favorables. La première ne remonte qu’à 1889 ; elle fut créée dans la petite commune d’Oaklands en vue d’amener le nègre à la qualité qui lui manque le plus, la prévoyance. Ayant toujours compté sur ses maîtres tant que dura l’esclavage, il dépense imprudemment et s’endette avec facilité. L’idée de lui faire appliquer au confort d’un intérieur stable l’argent qui s’en allait au jeu et à la boisson, planter un jardin, embellir chacun son petit coin du monde, était donc excellente. L’influence de ces associations sur les mœurs se fit sentir presque aussitôt ; le groupement des gains individuels pour diminuer les dépenses de la vie et former un capital réservé à de nouvelles entreprises, vint prouver une fois de plus que l’esprit de corps, la fraternité résultent tout naturellement de l’effort organisé. Smith abolit autant que possible le crédit pour ceux de son entourage, les engageant à produire eux-mêmes les objets dont ils avaient besoin, les initiant à la coopération tant pour l’achat que pour la vente, leur suggérant des taxes volontaires qui pussent produire une caisse de secours mutuels. Bref, Oaklands se trouva transformé au point qu’on n’y reconnaîtrait plus les maisons des noirs de celles des blancs, et acquit une excellente réputation locale. Aujourd’hui, quatre-vingt-six organisations de ce genre existent, alliées à la Conférence de Tuskegee. Elles se réunissent annuellement, représentées par un certain nombre de députés, et, en moins de dix ans, sous leur influence, le nombre des propriétaires de couleur a augmenté de plus de 17 pour 100.

Les planteurs blancs s’y intéressent ; on les voit assister à la conférence et dire leur mot plein de bienveillance et d’encouragement, car l’ancien maître est presque toujours personnellement fier du succès de ses esclaves d’autrefois, le rapportant un peu à lui-même. Malgré toute sa reconnaissance envers les philanthropes du Nord, Booker Washington pense que c’est encore le Sud qui comprend le mieux le nègre et ses besoins, qui lui offre le plus de facilités pour les transactions commerciales et les affaires industrielles. Si l’opportunité de l’instruction scientifique et littéraire est encore discutée, les applications pratiques de la philosophie de Tuskegee sont admises sans conteste. On ne trouve rien à redire contre la formation des « unions » qui s’établissent sur différens points de l’Etat d’Alabama entre ceux des nègres qui ont réussi à posséder et à engraisser un porc, ou à pratiquer sur une acre de terre la culture des légumes nécessaires au ménage, en supprimant pour cela l’oisiveté traditionnelle des mois d’hiver et le congé du samedi. Des annexes modestes de Tuskegee se multiplient dans la zone noire.

Il n’y a pas d’œuvre meilleure que celle qui a été entreprise pour les femmes de la campagne par Mrs Booker Washington. Tous les samedis, depuis plusieurs années, les dames professeurs » de l’Institut reçoivent dans une salle louée en ville pour cet usage d’humbles travailleuses venues de loin. On discute des questions importantes d’hygiène, de morale ou d’utilité pratique, comme les causes de la mortalité des enfans, dues si souvent au manque d’aération et de propreté, les inconvéniens, tant au point de vue de la morale que de l’hygiène, de la chambre unique pour toute une famille, le soin des malades, la toilette, les manières, le ménage, les devoirs de l’épouse et de la mère, l’élevage de la volaille, des abeilles, etc., et, dans beaucoup de villages, des conférences de femmes sont régulièrement tenues sur le modèle de celle-ci. La femme de couleur a besoin plus que tout le reste de la race d’être éclairée sur ses devoirs. Chez elle le sens moral a été affaibli par un préjugé datant de l’esclavage, qui la livre sans défense au caprice de l’homme blanc ; elle est encore sujette à de certaines tentations très puissantes, victime d’un système tacitement organisé qui la prive du secours et de la sympathie des femmes blanches du Sud, toujours promptes à accuser ses mœurs, à voir en elle une ignoble et dangereuse rivale. C’est en élevant la femme que l’on élèvera la race tout entière ; et déjà il y a des modèles excellons à suivre parmi les élèves diplômées de Tuskegee, devenues institutrices à leur tour dans un esprit tout chrétien de dévouement et de mission. Elles épousent d’ordinaire quelqu’un de leurs anciens camarades d’école et un couple exemplaire de plus s’offre à l’imitation du peuple.

Le secret de la grande influence de Booker Washington paraît en effet être l’exemple. Sa vie de famille est irréprochable. Il n’a d’autre bonheur que celui de vivre le plus possible dans son école entre son excellente femme et ses trois enfans. Les heures de récréation très rares qu’il s’accorde sont remplies par des causeries, des promenades avec eux, ou bien il cultive son jardin, il s’occupe des animaux domestiques dont les meilleures espèces sont réunies à Tuskegee. Il prit une seule fois des vacances ; ce fut en 1898 ; sa femme et lui visitèrent rapidement une partie de l’Europe ; inutile de dire que les impressions qu’ils en rapportèrent sont ce qu’il y a de moins juste et de moins intéressant dans le livre Up from Slavery.

Leur œuvre les rappela au bout de trois mois. Booker Washington a sans cesse présentes à l’esprit et au cœur les paroles de l’Evangile : « Et il eut pitié de cette multitude. » Il ne mesure pas sa peine. On peut lui appliquer ce qu’il disait de son maître vénéré, le général Armstrong, qui, infirme et paralysé, vint avant de mourir passer quelque temps auprès de lui à Tuskegee : « Jamais homme ne se perdit de vue plus complètement que celui-là. »


VII

Nul ne songe à nier la portée considérable que peut avoir l’autobiographie de Booker Washington, prônée, commentée de toutes parts et lancée d’abord par une revue dont le but spécial est d’interpréter la vie moderne sous ses formes les plus hautes, à travers ses influences les plus spirituelles : The Outlook. Qu’un homme, appartenant à une race non seulement étrangère, mais encore méprisée, se soit élevé par degrés de l’esclavage à une situation qui fait de lui l’un des personnages les plus considérés de son pays, c’est un véritable miracle. Mais il y a eu et il existe encore autour du nom prédestiné de Washington d’autres noms qui honorent la population de couleur, les Bruce, les Price, les Douglass, les Revels, les Payne, les Simmons, etc., noms de professeurs, de médecins, d’avocats, de ministres ; des nègres remplissent certains emplois officiels, dirigent avec succès telle banque, telle fabrique, tel grand magasin, telle entreprise agricole. Malheureusement ce ne sont jusqu’ici que des individualités qu’on peut appeler exceptionnelles.

Le meilleur moyen pour se rendre compte sans illusion du chemin à parcourir encore est de lire les rapports publiés de temps à autre par les administrateurs du Slater Fund[6] qui, non seulement consacrent à l’éducation du nègre le million de dollars laissé dans cette intention par le grand manufacturier philanthrope, John Slater[7], mais encore s’efforcent de renseigner à mesure le public sur les résultats obtenus.

L’expérience dure depuis treize ans et on peut dire que maintenant elle est complète. Tous les observateurs attentifs qui s’en vont explorer la zone notre (Black Bell) sont d’accord pour constater de très rapides progrès. Lors de l’émancipation, les nègres étaient plongés dans l’ignorance la plus profonde et déjà quarante nègres sur cent de la génération suivante savaient lire ; il y eut augmentation de 185 pour 100 dans le nombre des élèves qui, de 1878 à 1895, fréquentèrent les écoles de couleur, tant publiques que privées. L’intérêt du nègre, aussi bien que son instinct et ses aptitudes, le pousse vers l’agriculture et il montre une tendance croissante à descendre vers les terres chaudes du Sud. Sa vie est plus courte que celle du blanc et la mortalité le frappe surtout dans les villes, où se développe aussi la criminalité, car il est éminemment sensible à l’influence du milieu. Cependant il lui faut avant tout l’éducation ; le nègre libre, laissé à lui-même sur de lointaines plantations, ne fait aucun progrès. M. Curry, l’auteur d’un des bulletins, remarque avec raison qu’il n’en fit jamais dans son pays d’origine[8] ; le développement humain qui vient de l’énergie volontaire, les révolutions éthiques et politiques des nations civilisées, n’existent pas dans son histoire. Il a fallu pour le conduire au degré de civilisation où il est aujourd’hui que tout lui arrivât du dehors. Enlevé à son Afrique natale, soumis à une cruelle déportation, assujetti, comme esclave, à tout ce qui peut abaisser une race qui ne partage pas les avantages de la civilisation où on l’a de force transplantée, il reçut brusquement la liberté, le rang de citoyen, le droit de suffrage et d’éligibilité tout à la fois. Pour ces gens auxquels une loi défendait naguère d’apprendre à lire se sont ouvertes des universités sur le modèle de celles qui complètent l’éducation avancée de l’Anglo-Saxon.

La philanthropie du Nord, si louable qu’elle soit, alla certainement trop vite et produisit souvent de fâcheux résultats.

Ceux qui veulent considérer le côté effrayant du problème n’ont qu’à lire un livre dont la publication coïncida presque avec celle de l’autobiographie de Booker Washington et qui en serait la contre-partie s’il n’inspirait une juste méfiance par les exagérations et les contradictions qu’il renferme : Le nègre d’Amérique : ce qu’il fut, ce qu’il est et ce qu’il peut devenir[9].

L’auteur, W.-H. Thomas, est un homme de couleur traître assurément à sa race dont il présente un fort triste tableau. A l’entendre, plus le nègre est intelligent, plus il est porté au vol, et sous le rapport des mœurs il n’y a pas un nègre de quinze ans révolus, fille ou garçon, qui ait gardé son innocence ; il affirme que quatre-vingt-dix pour cent des négresses d’Amérique mènent une vie déréglée et cherche à prouver que le nègre n’a rien produit de bon jusqu’ici à aucun point de vue depuis l’émancipation. D’ailleurs, il est à noter que M. Thomas est, lui aussi, partisan de l’instruction au moins élémentaire et des occupations agricoles ; mais ce qu’il demande pour l’avenir est souvent un fait accompli. Fixé depuis longtemps à Boston, il ne s’est pas rendu compte de l’évolution de la race dans le Sud. Ce que prouve surtout son livre, c’est qu’une éducation supérieure peut n’avoir aucune influence sur la noblesse du caractère et que le talent n’est pas toujours inséparable de la bonne foi. M. Thomas est, paraît-il, un de ces politiciens qui, après la guerre, furent élevés par le vote nègre à des emplois législatifs. Malheureusement beaucoup de gens, dans le Nord, partagent ses opinions. A Philadelphie les préjugés de la classe blanche sont d’une violence extraordinaire. Ils ont été signalés par un homme de couleur éminent, M. du Bois, ancien lauréat de Harvard, aujourd’hui professeur d’histoire et d’économie politique à l’Université d’Atlanta. Comme professeur adjoint de sociologie à l’Université de Pensylvanie, il fut à même, il y a quelques années, de rassembler les l’enseignemens abondans qui lui ont permis d’écrire son Philadelphie, negro[10].

On sait que Philadelphie a toujours été le centre de la vie nègre dans le Nord. En 1840, cette ville renfermait 20 000 esclaves libérés, qui s’effacèrent peu à peu devant le flot de l’immigration européenne, les hommes tout au moins, forcés d’aller chercher ailleurs du travail. Il n’en resta que 6 000 contre 11 000 femmes, et le professeur du Bois, jugeant les faits avec impartialité, estime que c’est à cette disproportion, encore existante malgré l’accroissement de la population, qu’on doit l’immoralité de la vie nègre à Philadelphie, avec une bonne partie du mépris qui en résulte. Mais ce mépris atteint les innocens beaucoup plus que les coupables. Parmi les 40 000 nègres philadelphiens d’aujourd’hui, les misérables, y compris les paresseux et les malfaiteurs, participent à l’inépuisable charité de la ville ; les ouvriers qui bornent leurs efforts aux métiers les plus bas et les plus mal rétribués arrivent encore à gagner leur vie ; tandis que le nègre qui, par son habileté, s’élève dans une branche quelconque d’industrie ou d’art à légal du blanc ne peut compter sur aucune promotion. Un avoué ou un notaire n’osera pas faire asseoir dans son étude, à côté de ses clercs, un jeune homme qui ait une goutte de sang noir, même invisible, dans les veines ; un pharmacien n’emploiera pas l’élève qui lui arrivera, le mieux pourvu de grades et de diplômes, s’il appartient si peu que ce soit à la race condamnée ; un mécanicien habile sera renvoyé de l’atelier le jour où, par malheur, transpirera son fatal secret. Gages inférieurs, situation inférieure, l’homme de couleur, eût-il le teint blanc, ne peut compter que là-dessus ; l’effort, le talent, l’honnêteté, le travail, ne lui servent de rien.

Cette affirmation, avec d’innombrables preuves à l’appui, justifie le conseil que Booker Washington donne aux nègres de rester autant que possible dans le Sud. Et c’est cependant là que la haine de race, quand elle se manifeste, prend l’aspect le plus épouvantable. On sait combien sont fréquens les exemples de justice sommaire appliquée aux nègres coupables du crime irrémissible : outrage ou tentative d’outrage contre une blanche. Durant les deux années qui viennent de s’écouler, le cas s’est présenté plusieurs fois : à Leavenworth, Kansas, un nègre attaché au poteau a été brûlé vif, sans aucune forme de procès, devant une foule de huit mille personnes. Dans le Colorado, la même atrocité s’est produite avec des raffinemens de torture incroyables et une hideuse préméditation, des journalistes, des photographes ayant été invités à assister au supplice. Dans une ville de Géorgie où les autorités firent de la résistance, la prison fut brûlée ; on cite deux enfans tués, une vingtaine d’hommes grièvement blessés. Il a fallu que, le 25 mai dernier, la cour suprême de l’Ohio fît un exemple en rendant le comté responsable de toute injure commise envers les personnes, comme il l’était déjà des attentats envers la propriété. Les magistrats de l’Ohio condamnèrent tout le comté à payer aux héritiers d’un nègre lynché 5 000 dollars, sans compter les dépens du procès. Et c’est justice, car il n’y a pas d’autre moyen d’empêcher des violences commises sans doute par la populace, mais avec le consentement tacite de tous les citoyens.

Un fait plus grave encore que les autres s’est produit le 4 août 1900 à la Nouvelle-Orléans. Un agitateur nègre d’une force herculéenne, Robert Charles, avait opposé aux agens une résistance désespérée ; il en tua plusieurs et ne se laissa prendre que mort. Des vengeances furent exercées alors sur le quartier nègre plusieurs jours de suite : l’école Thomy Lafon, dont un riche philanthrope de couleur avait doté la ville, fut brûlée avec trente maisons habitées par des noirs. Et quoique ces crimes fussent attribuables principalement à la lie du peuple, on remarqua la part que prenaient aux représailles les ouvriers blancs furieux depuis longtemps d’avoir les nègres pour compétiteurs. Le problème du travail se mêle donc à la question nègre pour l’envenimer, et on peut prévoir à quels abîmes ce double péril conduira les États-Unis, s’ils n’y prennent garde.

Le maintien de la suprématie des blancs en matière de vote est la grosse préoccupation du Sud. Dans l’Alabama même, où prévaut l’influence de l’admirable président de Tuskegee, la Convention constitutionnelle discute en ce moment l’opportunité d’écarter les nègres du suffrage. Il est vrai qu’un parti nombreux partage l’opinion de Booker Washington ; celui-ci demande que le droit de vote soit également refusé aux blancs et aux noirs qui, faute d’instruction et de propriété acquise, semblent incapables d’exercer leurs droits de citoyens. Il s’y prend avec sa finesse ordinaire : « Je ne puis croire, dit-il, qu’aux avantages séculaires que l’éducation et la richesse lui donnent sur le nègre, l’homme blanc veuille ajouter une loi spéciale lui assurant encore des privilèges de plus. »

Au point où en sont les choses, il a bien raison de soutenir qu’en fait de revendications sa race doit se borner pour le moment à l’essentiel ; c’est-à-dire à ce qui peut la conduire vers l’indépendance matérielle, la dignité du caractère, l’élévation morale. Les grandes écoles industrielles de Hampton, de Tuskegee, de Spelman, de Claflin, de Tongoloo, font plus de bien que d’autres universités trop orgueilleuses où se multiplient les mécontens et les déclassés ; car, encore une fois, c’est la question des rapports sociaux qui semble dans l’avenir menaçante entre toutes.

Elle est composée de nuances insaisissables pour un Européen. J’ai vu par exemple, le jour de l’érection du monument de Shaw, Booker Washington au sommet de sa gloire, fêté, acclamé, et pour mes yeux d’étrangère, traité en égal par les gens les plus haut placés. Cependant une page éminemment suggestive de son autobiographie est celle où il confesse l’embarras cruel qu’il éprouva un jour où, voyageant à travers le Sud, il avait pénétré par hasard dans le wagon-salon réservé à la société blanche. Les plus distingués d’entre les planteurs de la région étaient là, le toisant en silence. Pour aggraver encore sa situation critique, deux voyageuses du Nord l’invitèrent à prendre le thé avec elles, en affectant de le servir. Jamais repas ne lui parut plus long. Il était au supplice et s’échappa dès qu’il le put. Aussitôt qu’il eut gagné le fumoir, les mêmes hommes dont il avait craint l’insolence, ayant appris qui il était, vinrent en nombre lui parler de son œuvre et l’en féliciter.

Tout est bien qui finit bien ; mais on sent que le rôle du nègre est plus difficile qu’autrefois. Alors il suffisait, pour qu’on le traitât humainement, qu’il fût un honnête et fidèle serviteur ; aujourd’hui, s’il veut garder au soleil sa place d’homme libre, ce n’est pas trop pour lui de joindre à la plus prudente, à la plus subtile politique, les vertus presque d’un saint. Quelque espoir que l’on puisse fonder sur le développement de la race noire, les Booker Washington seront toujours rares, et il en faudrait des milliers, comme le disait naïvement un pasteur nègre : « Oui, des milliers de Washingtons, un à chaque tournant de route, un sur chaque montagne. »

Il nous en faudrait peut-être aussi, à la couleur près, pour prêcher la croisade de « l’entraînement industriel fondé sur des conditions morales » et transformer en bons agriculteurs tous nos médiocres bacheliers !


TH. BENTZON.

  1. Les esclaves n’avaient que de « petits noms. » On les désignait souvent par le nom de leur maître. Après l’émancipation il en fut autrement.
  2. Dans le Boston Transcript du 9 mars 1901, Mrs Annie Fields consacre un très curieux article à la mémoire de miss Towne récemment décédée à Sainte-Hélène, dans la Caroline du Sud, où, dès 1862, la seconde année de la guerre civile, cette vaillante était allée, sous la protection du drapeau américain, se dévouer à l’éducation d’un petit peuple de nègres presque sauvages, abandonnés par les planteurs auxquels ils appartenaient. Elle avait quitté pour cela une existence facile et agréable, la meilleure société de Philadelphie et de Boston. Le reste de sa vie se passa dans une île marécageuse, dédiée à la culture du coton et si chaude que l’été y est un supplice. Là, elle gouvernait de cinq à six mille nègres, au milieu desquels il n’y avait guère qu’une vingtaine de blancs. Sa fortune, son temps, son influence, elle donna tout à ces misérables aujourd’hui régénérés : une miss Murray l’aidait dans sa lourde tâche. On doit à ces dames, et à leurs nombreux amis, des puits artésiens, des ponts, des écoles, une bibliothèque, la transformation de hangars sordides en maisonnettes propres et bien construites, enfin la création, en dépit du climat, d’une espèce d’Arcadie, dont miss Laura Towne fut tout de bon la reine. Il faut citer son œuvre au milieu de beaucoup d’autres moins originales, mais aussi méritoires, et auxquelles les femmes prirent toujours une grande part.
  3. « Le wagon de maître corbeau » réservé aux nègres.
  4. Voir la Revue du 1er décembre 1898 : Dans la Nouvelle-Angleterre.
  5. Le Comté qui l’a élu renferme 2 900 blancs pour 1 500 votans noirs.
  6. The Trustees of the John F. Slater fund. Occasional Papers. Baltimore.
  7. Voyez l’Ame américaine, dans la Revue du 1er décembre 1900.
  8. Difficulties, complications and limitations connected with the education of the negro, by J. L. M. Curry, secretary of the trustees of the John Slater Fund.
  9. The American negro : what he was, what he is and what he may become, New-York, 1901.
  10. The Philadelphia negro : a social study by Burghardt du Bois. Publication of the University of Pennsylvania.