Société d’éditions littéraires et artistiques, librairie Paul Ollendorff (p. 211-229).

IX

L’enterrement de Madeleine Jaubert avait lieu à Notre-Dame de Lorette, par les soins de Joseph-Pol La Boustière, qui avait fait distribuer de nombreuses invitations, poussé par Lombez, lequel se raccrochait à une occasion de publicité pour lui-même.

On ne connaissait aucun parent à la jeune fille, et l’abandon de sa si courte vie était souligné par la rédaction douloureusement comique des faire-part.

L’on y priait au « convoi, service et enterrement de mademoiselle Madeleine Jaubert, artiste dramatique », de la part de Gaston Lombez, son directeur », de celle de Joseph-Pol La Boustière, de Robert Castély, « ses auteurs », et de Jacques de Caula, « son camarade ».

Dans un style macabre et réclamiste, où le papier funèbre se mitigeait d’affiche théâtrale, on y mentionnait que l’artiste s’éteint éteinte subitement, au milieu d’une gloire naissante, arrêtant deux pièces en plein succès. Et, le domicile de la morte était remplacé par l’adresse du Théâtre-Moderne. On n’avait pas oublié de mentionner le numéro du téléphone.

— Bouffon !… du dernier bouffon ! murmurait un critique qui s’esclaffait, tout en gardant sur son visage l’expression décente requise.

Lorsque Castély, accompagné de Suzanne, descendit de l’omnibus Clichy-Odéon, il y avait foule sur les marches et sous le péristyle de la petite église.

Malgré que Mady ne fut point une comédienne en vedette, et qu’elle n’eût jamais appartenu à un grand théâtre, elle était très répandue dans le monde artiste, où sa mort lui créa soudain de nombreuses sympathies. Du reste, la certitude de rencontrer Caula, le directeur du Théâtre-Moderne, deux ou trois critiques que l’on savait attaché à la jeune fille, suffisaient pour attirer une multitude d’auteurs avides de nouer de précieuses relations, ainsi que d’artistes des deux sexes, toujours prêts à se prodiguer.

Guy de Vriane, tout de noir habillé, ainsi qu’un croque mort, le haut de forme un peu en arrière sur son front blême et ridé, ses yeux bleu pâle anxieux, se multipliait. Il courait aux tables drapées où des feuillets surveillés par des hommes solennels recevaient les signatures, galopait jusqu’au catafalque, qui se dressait immense, entouré de cierges et de fleurs dans la nef entièrement tendue de noir ; ensuite, il revenait en hâte, au péristyle, où il distribuait les poignées de main, énumérait pour les nouveaux arrivants les noms des personnalités intéressantes qui, déjà, s’étaient rendues à l’appel du Théâtre-Moderne.

L’aspect de l’entrée de l’église offrait une ressemblance frappante avec celle du théâtre, un soir de première, quant à la composition et l’attitude du public.

Suzanne au haut des marches, posa la main sur le bras de Robert.

— Voilà la voiture, murmura-t-elle.

Castély tressaillit et se retourna.

Le corbillard arrivait de la maison mortuaire, chargé de fleurs et presque solitaire.

Derrière lui se tenaient, découverts, Gaston Lombez, serré dans une redingote noire, raide, son regard avide comptant le nombre de ceux qui stationnaient sur les marches de l’église, et Joseph-Pol La Boustière, visiblement, ému, la tête basse, ses gros traits naïfs contractés par un chagrin sincère.

À côté d’eux marchait un jeune homme vêtu d’un complet étriqué, que personne ne connaissait, et, plus loin, dans un groupe de femmes, aux toilettes modestes, la petite Cécile, la fille de la concierge, pleurait abondamment, ses beaux cheveux dorés éclatant, lumineux, sous le chapeau de deuil.

À cette heure de la matinée, le mouvement de la rue de Châteaudun était déjà intense. Le pavé en bois, fraîchement lavé, répandait une fraîcheur dans l’air tiédi par le soleil qui dépassait déjà les hautes maisons et venait dorer le fronton du temple vieillot. Les tramways Cours-de-Vincennes-Saint-Augustin passaient pressés, ébranlant l’air de leurs coups de timbre impérieux : des charrettes de fleurs et de fruits circulaient, harcelées par les sergents, faisant de brusques crochets pour éviter les omnibus et les fiacres. Une foule féminine ralentissait le pas, s’arrêtait le long des grilles, intéressée par le corbillard somptueusement fleuri de roses, d’iris, de lilas blanc et d’orchidées.

Maintenant, l’assistance se reculait, obéissait à la hallebarde menaçante du suisse, qui creusait du geste un passage pour le cercueil que les hommes des pompes funèbres se hâtaient de dégager.

Les cloches tintaient, se mélangeant au bruit confus de la rue.

Instinctivement, Robert Castély glissa son bras sous celui de Suzanne et s’appuya, tandis que le coffre de chêne verni, apparent sous le drap mortuaire relevé, passait devant lui, pesant et sinistre sur les bras des porteurs.

Une vision déchirante, atroce, le traversait, du corps frêle et livide étendu là… dans le cercueil qui l’avait frôlé… de ce corps, l’avant-veille si souple entre ses bras, cette nuit tragique où ils s’étaient aimés… Le sillon ouvert se refermait. Comme une meute suit la proie morte que les piqueurs emportent en la dérobant, l’on suivait le corps invisible ; l’on pénétrait dans l’église noire aux lueurs d’or s’échappant des lustres qui tombaient très bas, presque au niveau des têtes des assistants.

Un parfum pénétrant d’encens s’épandait, mélangé à l’odeur âcre des tentures noires, à la senteur aiguisée des fleurs et des feuillages froissés.

La chaleur lourde, l’air déjà irrespirable, firent soupirer avec malaise tous les survenants.

— L’on va crever ici !…

Suzanne, serrée aux côtés de Robert, murmurait, en ce besoin de banalité que développe le voisinage des épouvantes chez ceux qu’elle ne frappe pas directement. Elle était très jeune, n’est-ce pas ? Au plus vingt-cinq ans ?

Il répondit, les dents serrées avec impatience :

— Oui, je crois… Je savais très peu de chose d’elle…

Et, suivant le flot qui triait les sexes, plaçait les hommes sur les rangs de chaises à droite et les femmes à gauche, il avança, comme invinciblement attiré par le catafalque lumineux et fleuri, autour duquel flambaient à présent quatre feux verts en des vases d’argent.

L’orgue jetait une harmonie presque assourdissante, qui couvrait les piétinements, les bruissements, les chuchotements, les allées et venues d’une foule désireuse de de ne point passer inaperçue cabots, comédiennes, gens de lettres de toute catégorie, qui échangeaient saluts, poignées de mains, signes et gestes de connaissance.

Cependant, le maître des cérémonies, voulant conduire Robert dans les rangs des sièges drapés de noir, trop clairsemés à son gré, le jeune homme refusa. Il demeura auprès de cet amoncellement de fleurs coupé symétriquement par les candélabres supportant les longs cierges pâles, à la lumière clignotante… auprès de ce drap sombre voilant celle peut-être déjà méconnaissable qu’il ne verrait jamais plus ; celle qui emportait avec elle des sensations, des sentiments, toute une part de lui-même, qui jamais plus ne soulèveraient le suaire…

Mady, dans la vie de Castély, ç’avait été l’art chaud et sincère, l’envolée enthousiaste vers une gloire qu’il imaginait alors pouvoir être pure et resplendissante.

Mady, la fragile et ardente fille brune, c’étaient les illusions de sa carrière d’écrivain… Comme Suzanne, la pâle blonde fanée, affaissée là-bas dans la pénombre, avait précédemment incarné pour lui celles de l’amour. Vers elles, vers les phantasmes radieux et décevants qu’elles matérialisaient, il s’était précipité, inconscient, fougueux. Et sous son étreinte avide, l’une après l’autre, elles s’étaient flétries ; tandis qu’une parcelle de son âme à lui se désséchait pareillement pour toujours.

L’amant sincère, l’artiste convaincu étaient morts en lui. Avec une angoisse exaspérée, il constatait chaque jour le vide croissant de son âme et de son cœur…

Aussi, entre Suzanne et Mady, entre ce frêle fantôme de femme encore debout, non loin du cercueil où reposait l’autre corps inerte, le désespoir de l’homme et sa révolte étaient-ils réels, profonds — immenses, car il pleurait sur lui-même.

Soutenues par le murmure apaisé et caressant de l’orgue, les voix d’un chœur de jeunes garçons s’élançaient, vibrantes, d’une sensualité ironique, figurant le mensonge perpétuel de la vie, qui offre aux aspirations un idéal splendide, enivrant, lequel, à mesure qu’on l’approche, se décolore, se remplit de taches, de tares, de suprêmes déceptions, jusqu’à la minute où il se désagrège définitivement et disparaît.

Puis, à plusieurs reprises, après des silences où la nuit factice du temple semblait plus lourde, plus anormale, des voix d’hommes, ténor frêle, baryton sonore, exprimèrent les réalités brutales, les angoisses, les espoirs, les leurres de l’humanité, en ce merveilleux langage mystérieux et souverain de l’harmonie.

Dans la flamme verte, dans les vapeurs capricieuses s’échappant des vases d’argent, mille formes indistinctes, mille sourires, mille rictus joyeux ou éperdus, vire-voltaient, s’étreignaient, se confondaient et s’envolaient, moqueusement intangibles.

Et, dominant la cérémonie, la sonnette impérieuse, aiguë, partant de l’autel, qui commandait à la foule aussi docile qu’inattentive, semblait le symbole de la fatalité obscure et despotique qui pèse sur l’existence, où, sans cesse l’on accomplit machinalement des gestes au but oublié, effacé gestes profondément inutiles pour nous-mêmes comme pour autrui.

La voix fielleuse et enrouée de Maurice Sallus murmurant quelque rosserie à son oreille rappela brusquement Castély à la réalité. Près d’une heure s’était écoulée sans qu’il aperçut un visage autour de lui, sans qu’il sortit de la rêverie douloureuse et hallucinée dans laquelle il était plongé.

— Que dites-vous ?

— Faites attention, mon cher… Quittez cette mine éperdue… Déjà, vous, Caula, et le gros monstre là-bas, l’on vous unit sous une commune appellation : « les trois bluffs inconsolables ».

Robert ricana, la gorge sèche : C’est charmant…

Sallus questionnait dans un susurrement.

— Alors, c’est vrai ?… Elle avait voulu se « faire passer ça » ?

Castély répondit sèchement :

— Je ne sais ni de qui ni de quoi vous parlez.

Sallus poursuivit, sardonique et nonchalant :

— Et elle s’est tuée !… Fantastique !… Car, enfin, le truc est inoffensif et à la portée de tout le monde !…

Castély crut l’écraser :

— Parlez pour vous !…

Dix ans auparavant, Sallus avait été impliqué dans une abominable affaire d’avortement et de chantage, dont il ne s’était tiré que grâce à son impudence et à ses relations toutes puissantes.

Il se contenta de hausser imperceptiblement les épaules, son regard glacé et railleur effleurant Robert.

— Que vous êtes jeune !

Puis avec une dureté soudaine : — Quant vous voit-on ?

Castély dompté, répondit aussitôt avec soumission :

— Dans peu de jours, je vous apporterai ce qui est convenu.

L’autre affecta de bâiller indolemment. Bon…

Puis, consultant sa montre :

— Fichtre… déjà midi !… On m’a assez vu, ici…

Et, sans souci du bruit et du dérangement qu’il causait, il s’éloigna, bousculant des chaises, échangeant des signes, des poignées de mains, jetant un mot à l’un ou à l’autre.

Les petites actrices, venues en foule, semi-grues, semi-théâtreuses, se le désignaient avec une avidité quasi respectueuse.

— Sallus !… c’est Sallus !…

Une grande et grosse femme très peinte, la peau éraillée et grumeleuse sous le fard, mise avec une opulence criarde, répondit à l’appel peu discret du critique dramatique et se hâta de le rejoindre, bousculant à son tour les rangs de dames.

Sous le péristyle, Sallus passa familièrement son bras sous celui de sa compagne.

— Tu as ton auto ?

— Mais oui.

— Le baron déjeune chez toi ?

— Certainement.

— Alors, barrons-nous… Et n’oublie pas ce que je t’ai dit… Si ta fille tient à perdre encore une fois la galette que tu as la bonté de lui ramasser, voilà une occasion inespérée d’acquérir, pour presque rien, un joli théâtre complètement remis à neuf. Seulement, il me faut l’argent et les pleins pouvoirs demain au plus tard.

— Tu les auras… J’ai parlé au baron… Depuis ta dépêche, Viviane est comme folle… Être enfin directrice, jouer ce qu’il lui plaira, comme elle le voudra, et non plus dans les salles miséreuses, louées pour trois ou quatre représentations… Avoir un théâtre permanent à elle, c’est son rêve, son obsession depuis si longtemps !

— Après tout, elle aura peut-être du succès… C’est un tempérament, ma fille !

Sallus haussa les épaules.

— Parlons-en !… Quand je pense que c’est toi, à ton âge, qui lui gagne ses fantaisies !…

L’autre eut un sourire extasié.

— Puisque cela me fait plaisir… que le baron, mou amant, est enchanté…

Sallus conclut tranquillement :

— Et que moi j’y trouve mon profit, tout est parfait. Pardieu, tu as raison, ma grosse, marche toujours… jusqu’à la minute où tu claqueras !…

Elle fit un geste résigné.

— À ce moment-là, j’espère que Viviane sera célèbre, alors, elle n’aura plus besoin de personne.

Dans l’église, Vriane s’était glissé, soucieux, près de Castély.

— Que te disait Sallus ?

— Rien, répondit Robert.

L’office approchait de sa fin. En un défilé lent, ponctué par les coups de hallebarde frappée par le suisse sur le sol dallé, le prêtre et les chantres faisaient le tour du catafalque, encensaient, bénissaient, répétaient les paroles rituelles auxquelles répondait l’éclat des chœurs et de l’orgue.

Guy expliquait :

— Lombez est très embêté… Il a par trois fois essayé d’avoir un entretien avec La Boustière ; l’autre s’est dérobé… Or, il faut absolument qu’il casque, autrement, la clé ! Tout à l’heure, de voir Sallus rôder en ricanant, ça l’a saisi… C’est que, on le connaît, Sallus, c’est le requin… On ne le voit que lorsqu’il y a un cadavre…

La voix nasillarde du prêtre s’élevant tout près d’eux les força au silence. Durant un instant, l’image de Mady flotta entre eux.

— Pauvre fille, elle nous a joué un sale tour ! laissa tomber Vriane avec une certaine douceur, lorsque l’orgue et les chœurs recommencèrent à tonner.

Robert, préoccupé, demanda :

— Mais, enfin, où sont passées les recettes ?… Car, depuis le début, cela s’est toujours soutenu passablement.

Vriane ne put réprimer un geste d’impatience.

— Mon vieux, les recettes !… les recettes !… Si une boîte comme la nôtre comptait uniquement sur cela, elle ne vivrait pas longtemps !… Rien que les feux de Caula emportaient une grosse partie ; après cela, le droit d’auteur…

Robert l’interrompit avec amertume :

— Tu sais que ce n’est pas moi qui vous ai fait tort de grand chose !…

— Peu importe que ce fût toi, ou d’autres…

Aigris et soucieux, ils ne s’apercevaient pas que le clergé s’était déjà retiré.

Dans une bousculade soulagée, presque gaie, l’on se hâtait de défiler devant le cercueil, le goupillon passant de main en main, pour aller ensuite saluer la pseudo-famille de la morte.

— Diable ! s’écria Vriane, mais il faut que je coure là-bas ! Tu viens à la sacristie ?… Si, si, tu dois recevoir avec nous !

Castély se récusa, presque violent :

— Pardon ! Vous m’avez mis, sans me consulter, sur les faire-part, cela suffit !… Je ne tiens pas à être grotesque !…

Vriane insista :

— Je te réponds que, si tu te défiles, tu seras mal jugé…

Ils avaient passé insoucieusement devant le cercueil. La petite main de Suzanne s’accrocha au bras de Robert.

— Je voudrais m’en aller, dit-elle avec timidité. Cette chaleur, ces fleurs… Je ne me sens pas bien…

Castély saisit le prétexte avec empressement

— Oui, oui, je t’emmène !…

Et, avec adresse et décision, il parvint à faire une trouée dans la foule qui avançait en sens contraire. A la queue, ils rencontrèrent Julien Dolle.

— Vous partez ? demanda le docteur.

— Oui, Suzanne est fatiguée.

— Je vous suis… Je ne tiens pas plus que cela à défiler devant ce singe de Lombez…

Dehors, Robert héla une voiture.

— Tu viens déjeuner avec nous, Julien ?

L’autre hésita. — Oui.

Il était si visiblement las, découragé, que Castély ne put faire autrement que de l’interroger.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Tout !… Tout est par terre.

— Ton projet de clinique monstre ?… L’Américain ?…

— L’Américain a rencontré une drôlesse qui lui a aisément prouvé qu’il ferait infiniment mieux de lui donner à elle le capital qu’il destinait à son œuvre philanthropique, et que, pour le même prix, elle se chargeait de rendre son nom mille fois plus célèbre dans le Tout-Paris de la noce… Comme, au fond, le tapage, c’était tout ce que rêvait le bonhomme, il a accepté et envoyé par-dessus bord ses anciens projets.

Robert fit un geste de découragement.

— Ah ! mon pauvre vieux !… Et que dit madame Galletier ?…

— Que veux-tu qu’elle y fasse ?… Elle n’a pas trente-six millionnaires philanthropes dans sa manche… Elle m’avait découvert celui-ci… C’était déjà beau…

— Et alors ?

Les yeux aigus de Julien se posèrent sur ceux de son ami, avec une indéfinissable expression d’angoisse et d’obscure criminalité.

— Il faudra bien se débrouiller, dit-il, les dents serrées.

Le fiacre montait au pas la rue Notre-Dame-de-Lorette. En approchant de la rue Fontaine, Robert eut un brusque tressaillement.

— Écoutez ! fit-il la voix changée. Vous allez continuer tous deux jusqu’à la maison où je ne tarderai pas à vous rejoindre…

Sans parler, Julien Dolle le regardait fixement. Suzanne s’attrista :

— Où vas-tu ?… Mon Dieu, je pensais que tu déjeunerais avec ton ami…

Il laissa voir une impatience :

— Mais j’y compte !… Puisque je te dis que je vous retrouverai tout à l’heure…

Et, sans prendre la peine de mentir :

— Il faut que j’entre ici… chez mademoiselle Jaubert.

Suzanne objecta avec étonnement :

— Chez cette pauvre fille ?… Mais que peux-tu avoir à y faire ?…

Il expliqua, après avoir crié au cocher d’arrêter, et la portière déjà ouverte :

— Elle avait des manuscrits à moi. J’ai absolument besoin de rentrer en leur possession… Et, sans doute, tout ce qui était à elle va être promptement dispersé…

Dolle garda un instant la main de son ami dans la sienne.

— Faut-il vraiment t’attendre pour déjeuner ?… Je crois qu’il est plus simple que je rentre chez moi, après avoir mis Suzanne à sa porte.

L’autre tourna le dos, nerveux.

— Mon cher, tu feras exactement comme il te con- viendra !…

Ce fut Suzanne qui insista.

— Si, restez !… Si ce n’est pour lui, au moins pour moi.

À présent que sa santé perpétuellement ébranlée mettait la jeune femme à la merci du docteur, l’aversion qu’elle avait éprouvée pour lui s’était transformée en un besoin maladif de sa présence, de ses conseils. Elle, si réservée jadis, entrait avec lui en les détails les plus intimes de ses souffrances morales et de ses malaises physiques.

Elle, que, naguère, la perspective d’une opération affolait, s’obstinait à réclamer de Julien récalcitrant une nouvelle intervention chirurgicale qui, croyait-elle, la libérerait de ses misères présentes.

Robert pénétra, hésitant, dans la loge de la concierge, remué pour la première fois de la journée par une émotion profonde qui avait uniquement pour cause la morte.

La femme poussa une exclamation.

— Ah ! vous, monsieur Castély !… Cécile va être bien contente !

— Votre fille est là ?…

— Non, monsieur, elle n’est pas encore revenue de l’enterrement, mais elle ne tardera pas, car je lui ai fait promettre de ne pas aller au cimetière.

— Vous dites qu’elle souhaitait me voir ?

— Dame, oui, monsieur !… Vu que cette pauvre demoiselle Jaubert était absolument sans famille, nous avions pensé que ce serait monsieur qui profiterait de ses petites affaires. Et, comme c’est ma fille qui a tout rangé, elle serait bien aise qu’on la décharge.

Castély eut un redressement agacé.

— Mais, ma bonne dame, je n’ai aucune qualité pour me constituer l’héritier de mademoiselle Jaubert !…

La concierge, le considéra d’un air de blâme indulgent.

— Allons, monsieur, ce n’est pas à nous autres qu’il faut dire cela ! s’écria-t-elle avec sa ronde franchise populaire de brave femme, Mademoiselle Jaubert était une demoiselle bien comme il faut, bien rangée, pour une personne de son état !… et avec cela, pas fière. On était nous trois, un peu comme des amies, surtout ma fille qui a reçu de l’éducation. Eh bien, on n’était pas sans savoir des choses ! Une supposition que le malheur de l’autre jour ne serait pas arrivé, est-ce que vous l’auriez laissée dans la peine, avec son bébé ? Non, n’est-ce pas ? Alors, il est juste qu’au cas contraire vous ayez le bénéfice des petits avantages. Oh ! ils ne sont pas lourds ! Justement, mademoiselle Madeleine devait deux termes au propriétaire. Il s’arrangera sûrement du mobilier, car il ne sera pas fâché de louer désormais tout garni. C’est donc surtout ses petits bibelots personnels que vous aurez, et que, j’en suis certaine, elle serait heureuse que vous preniez, car elle vous aimait bien, allez !

L’arrivée de Cécile coupa le flot de paroles de la bonne femme, qui ne s’apercevait pas le moins du monde de l’irritation croissante de son auditeur.

— Ah ! vous, monsieur ! s’écria la jeune fille interdite, dévorant des yeux l’écrivain, tandis qu’une faible rougeur venait colorer ses joues pâles.

Castély expliqua d’un ton bref, sans remarquer l’émotion de la petite ouvrière :

— Il doit y avoir chez mademoiselle Jaubert deux manuscrits m’appartenant et dont je désire rentrer en possession immédiatement. Votre mère me dit que vous avez mis de l’ordre, vous les avez sans doute trouvés ?

— En effet, monsieur, se hâta de dire Cécile, qui avait enlevé son chapeau et ses gants.

— Alors, mademoiselle, veuillez me les remettre.

Déçu dans ce que, obscurément, il attendait de cette visite, nerveux, son attendrissement étranglé par les vulgarités qui l’enserraient, il n’avait plus que le désir de partir, de rejoindre Julien et Suzanne.

Cécile fit un pas vers la porte.

— Si monsieur veut venir… les papiers sont dans l’appartement.

Sa mère l’arrêta au passage.

— Je vais au lavoir. Fais entendre raison à monsieur pour ce qui est des objets qui lui reviennent… et prends ton temps, à cette heure-ci, il ne viendra personne.

En pénétrant dans l’appartement de Mady, encore tout semblable à ce qu’il était lorsque la jeune artiste vivait, où son parfum, son image flottaient encore, un frisson parcourut Robert. Frisson étrange où se mêlaient l’insurmontable effroi, l’obscure sensualité exaspérée qu’apporte au profond de l’être humain l’idée de la mort… de la mort d’un autre être jeune, en pleine force, en pleine beauté, et qui vient de vous être subitement arraché…

Bien que tout fût disposé ainsi que du vivant de la morte, un détail nouveau le seul qui existât — attira immédiatement l’attention de Robert.

Sur la cheminée de la chambre de Mady, deux photographies étaient placées côte à côte, et devant elles, un petit bouquet de violettes semblaient leur être naïvement consacré.

L’une de ces photographies représentait Madeleine ; l’autre était celle de Robert.

Cécile revenait avec deux paquets ficelés, sur la couverture de papier blanc desquels, elle avait tracé, de son écriture la plus appliquée : « Papiers appartenant à M. Robert Castély, auteur dramatique, rue Caulaincourt ».

Robert observa, désignant les photographies :

— Ceci n’était pas à cette place.

Une rougeur intense envahit le visage de la jeune fille. Elle balbutia :

— C’est vrai… je vous demande pardon… J’avais pensé…

Robert continuait :

— J’ignorais même que mademoiselle Jaubert possédât mon portrait.

Cécile se remettait.

— C’est M. de Vriane qui lui avait donné cette photographie, sur sa demande, prononça-t-elle tout bas.

Le jeune homme enleva le petit cadre, d’un geste vif.

— En tout cas, ma figure n’a rien à faire ici !…

Cécile eut une supplication irréfléchie :

— Oh ! si monsieur voulait ?…

— Quoi ? fit Castély, la considérant, et remarquant alors son émoi avec surprise.

Elle redevenait très pâle et reculait, posant les manuscrits sur la table :

— Rien, monsieur.

— Mais si, vous me demandiez ?… Parlez donc !… Est-ce que je vous fais peur ?

Elle prononça, presque inintelligiblement :

— Non, monsieur… J’aurais désiré… pour le souvenir… Si monsieur voulait me donner ces deux photographies.

Une curiosité venait à Robert.

— Les deux ? appuya-t-il. Pourquoi les deux ?… Celle de Madeleine, je comprends, mais la mienne ?…

La jeune fille se détourna, dans un désordre :

— Je vous demande pardon, monsieur, je ne voulais pas vous offenser…

Et, soudain, ses mains cachant son visage, elle sanglota amèrement.

Une idée traversa le jeune homme. Un rappel lui vint des longs regards de la petite ouvrière parfois surpris, de son trouble joyeux lorsque, par hasard, il lui parlait.

Il haussa les épaules, quand même flatté.

— Allons, calmez-vous, dit-il avec un rien d’ironie, et gardez tout ce que vous voudrez, ceci n’a aucune im- portance :

Ces paroles semblèrent cingler la pauvre fille et lui communiquèrent tout à coup une audace extraordinaire.

Elle découvrit son visage, montra ses yeux pleins de larmes, éclatant d’amour et de fièvre, de rêve et d’espoir anxieux.

— Ah ! monsieur, si j’osais vous dire ! Si j’osais vous avouer !…

— Quoi donc ? demanda Castély avec une feinte ignorance.

Avec une exaltation grandissante, elle ajouta :

— Si j’avais le courage de vous parler ! Avec mademoiselle Jaubert, nous causions de vous tout le temps… de votre avenir, de votre beau talent, de votre génie !… Votre pièce au Théâtre-Moderne, je l’ai vue jouer trois fois… Les autres, celles qui sont là, mademoiselle Madeleine me les lisait, elle étudiait devant moi ses rôles… et elle voulait que je joue aussi, moi. Elle me faisait réciter, parfois. Bien sûr que cela était très mal, mais, pourtant, elle me disait qu’avec du travail, j’arriverais. Et, ce que je voudrais vous dire, monsieur Castély, c’est que je suis prête à devenir votre esclave, votre chose… Remplacer mademoiselle Madeleine ?… Oh ! non, je sais bien que je ne le pourrais pas ! Mais, quand même, à force de me commander, de me diriger… je vous écouterais… Oh ! oui, de tout mon cœur, de toute mon âme !… et vous parviendriez, je vous le jure, à faire de moi celle qu’il vous faut pour créer votre œuvre.

Un sourire involontaire et pourtant attendri montait aux lèvres de Robert devant tant d’ardeur et d’inconscience.

— Pauvre petite Cécile ! laissa-t-il tomber.

D’un geste spontané, adorable parce qu’elle était très jeune, jolie et sincère, elle se jeta à genoux devant lui, saisit les mains du jeune homme, les ramenant sous ses lèvres, d’un mouvement passionné.

— Oh !… dites oui !… Prenez-moi !… je serais telle- ment… oh ! oui, tellement à vous ! balbutia-elle d’une voix étouffée.

L’équivoque de ces termes qu’elle prononçait en toute candeur chatouilla brusquement les sens du jeune homme. Il se pencha et l’enlaça pour la relever.

Voyons, ne restez pas ainsi à genoux, c’est ridicule !

Puis, lorsque debout, chancelante, elle le frôla de sa poitrine frêle, mettant la grâce souffrante de son visage de fillette anémiée sous les lèvres de l’homme énervé, il l’étreignit soudain violemment, murmurant à son oreille des paroles de désir.

Elle ne répondit pas, étourdie, s’abandonnant passivement à une volonté qu’elle adorait.

Le lit même de Madeleine Jaubert les reçut…

Et, jamais mieux qu’en la paix triste et solennelle de ce lieu presque funèbre, jamais mieux qu’en cette possession suprême, brutale, sans ménagement d’une chair vierge, délicate et soumise, d’une âme volontairement prosternée, anéantie, il n’avait goûté le triomphe éperdu, l’âcreté cruelle de la joie d’amour où sourd, où pointe, où bouillonne la sauvage criminalité du geste de Vie et de Mort… De ce geste moderne si semblable à celui des temps primordiaux, où chez les êtres l’accouplement était la joie suprême, unique et dernière de deux forces attirées invinciblement l’une vers l’autre et qui se confondaient, se dévoraient, s’anéantissaient en cette fusion où leur personnalité s’évanouissait, mourait pour donner la vie aux cellules nouvelles qui leur succéderaient.