Société d’éditions littéraires et artistiques, librairie Paul Ollendorff (p. 194-210).

VIII

Durant toute la matinée, Castély avait travaillé avec une persistance, un entrain, une lucidité qui l’émerveillaient lui-même.

En trois heures, il avait bâclé toute la charpente de la pièce promise à Sallus, ébauché çà et là les scènes les plus importantes ; et, s’interrompant à peine pour déjeuner, il s’était rejeté ensuite au travail, jusqu’à quatre heures.

Et, brusquement, il laissa tomber son porte-plume, sentit l’engourdissement de son poignet ; il se redressa, souffrit de la courbature aiguë étreignant ses reins et ses épaules.

L’enchantement s’était envolé ; les personnages avaient fui ; les sonorités s’étaient éteintes ; les images s’étaient évanouies ; il ne restait plus sur la table du bureau que du papier couvert de griffonnages, des feuillets en tas ; et, par terre, d’autres feuillets froissés, quelques gouttes d’encre jaillies d’une plume brisée que l’écrivain avait lancée derrière lui sans s’occuper de l’endroit où elle tomberait.

Il se détira, bâilla, murmura d’un ton gamin :

— Ah ! la barbe !…

Il se leva, ses jambes engourdies titubant un peu ; il prit une cigarette qu’il alluma et fuma goulument.

Les yeux sur le petit cartel qui battait éperdûment sur le bureau, et marquait à présent quatre heures dix, il pensa nonchalamment, une silhouette féminine venant se profiler devant ses yeux :

— Tout à l’heure, la « madame » arrivera chez Guy… Il revit un corps robuste, à la poitrine presque plate, aux hanches larges ; il se souvint de la finesse de l’épi- derme, à la nuque : elle devait avoir une peau exquise !.. Et, bien qu’il fut toujours décidé à ne pas se rendre au rendez-vous si impudemment donné la veille par la belle comtesse de Mamers, il jeta sa cigarette encore incomplètement consumée et passa dans le cabinet de toilette, où il savoura la caresse d’un bain qui, peu à peu, rendit de l’élasticité à ses membres endoloris, de la vivacité à son cerveau surmené, détendit ses traits las et crispés. 1 195 Revêtu, ses cheveux assez longs soigneusement recoif- fés, la barbe faite, il se sourit devant la haute glace, en nouant sa cravate. Mais je suis vraiment joli, aujourd’hui !… L’on ne dirait pas que je viens de fournir une « bûche » pa- reille… - Quoiqu’il se doutât que Suzanne fût sortie, il affecta, pour lui-même, de la chercher dans l’appartement, mur- murant avec un sourire sournois : La petite dinde !… si elle avait eu du flair… Je l’emmenais dîner à la campagne… - Cependant, il se hâta de descendre et se jeta dans le Métro, qui le mettait à deux pas de la demeure de Vriane.- C’était rue des Dames, une maison sans apparence, au fond d’un jardin, où une luxueuse garçonnière était aménagée.

La concierge, dans l’allée, salua Robert d’un sourire de connaissance.

— Madame y est déjà, fit-elle du ton mystérieux de commande particulier aux gens de cette sorte en pareille occurrence.

— Je parie que je vais la trouver en déshabillé galant, pensa Castély en posant le doigt sur le bouton électrique de la porte, au premier étage.

Pourtant, il se trompait. Ce fut correctement habillée d’un « tailleur » sombre que Valentine vint ouvrir. Elle n’avait pas de chapeau. Robert fut un peu choqué par la couleur ardente et factice de sa chevelure très ondulée. Son impression différa de celle de la veille. Il jugea la femme moins jeune et plus belle qu’il ne l’avait appréciée tout d’abord.

Elle avait pris la main du jeune homme et l’attirait dans l’appartement, tandis que, d’un geste brusque, elle refermait la porte.

— Je craignais que vous ne vinssiez pas, dit-elle en souriant.

Et ce sourire illumina son visage, la fit soudain attrayante et désirable.

Robert, chatouillé, répondit avec empressement :

— Par exemple !… Vous me supposez donc bien mal élevé ?…

Sincèrement, il oubliait sa résolution de naguère, et combien peu il s’en était fallu que madame de Mamers l’attendît en vain.

Ils étaient entrés dans une pièce aux belles tentures de soieries chinoises. Ils s’assirent sur un canapé profond et large, encombré d’une masse de coussins.

Une demi-ombre agréable régnait à cette place, car tout le jour du salon provenait d’une grande verrière drapée, découpée assez haut dans la muraille, justement au-dessus du canapé ; et la lumière frappait plutôt le centre et l’extrémité de la pièce que l’espace situé précisément sous la fenêtre.

— Qu’avez-vous fait, aujourd’hui ? demanda la jeune femme.

— J’ai travaillé… énormément travaillé, sans répit, enfoncé dans ma besogne…abruti, annihilé…

— Alors, pas du tout pensé à moi ?

Il répondit sincèrement — pour voir — guettant l’impression de Valentine :

— Non… excepté tout à l’heure, au moment de me rendre ici…

Elle demeura impassible.

— Ah ! Eh bien, moi, au contraire, je ne me suis occupée que de vous.

Il sourit — flatté quand même.

Parce que vous n’aviez rien de mieux à faire, voilà tout !…

Elle dit avec tranquillité :

— C’est vrai… J’avais envie de lire votre pièce… Mais comme elle n’est pas encore publiée, pour me la procurer, il m’a fallu aller au théâtre, me donner un mal infini.. soudoyer un bonhomme à prix d’or afin qu’il me confiât une brochure crasseuse criblée de cor- rections, de signes cabalistiques… et que, encore, je devais rapporter ce soir avant six heures…

Robert hocha la tête.

— Ah ! bien ! si Lombez se doutait que le père Leverd vous a prêté la brochure !

Et, avec inquiétude :

— Au moins, vous l’avez rendue !

Elle eut un rire jeune et un mouvement audacieux pour enlacer subitement les épaules du jeune homme et mettre un baiser dans son cou.

— Mais oui, soyez donc tranquille !…

Puis, comme le jeune homme la voulait étreindre, elle se dégagea.

— Non !… Ne vous croyez pas obligé, par politesse, à des démonstrations passionnées… Je n’estime que l’élan sincère et le désir spontané…

Elle parlait avec une bonne humeur qui surprit Robert.

— Vous êtes charmante ! dit-il.

Elle se rapprocha, reprenant :

— Du reste, cette brochure, maculée, raturée, m’a profondément intéressée ; on y suit matériellement, visiblement, toutes les phases de la naissance de l’œuvre.

— Vous l’aimez ma pièce ?

— Je vous ai dit, hier, l’impression qu’elle m’a faite, sous le charme du jeu plein d’habileté de vos interprètes… Lue, elle m’a paru plus belle encore… Cependant, j’ai mieux aperçu les lacunes.

Elle s’arrêta, le sonda du regard, craignant de le froisser.

— Allez donc, dit-il, très calme.

Elle poursuivit :

— Je ne m’érige ni en juge, ni même en connaisseur, ce qui serait fort ridicule de ma part ; cependant, je crois ne pas me tromper en vous disant qu’il y a des élans tout à fait beaux, presque sublimes, auprès de défauts très apparents dans cette œuvre. Élans, qu’il me semble, vous ne retrouverez plus… comme vous ne commettrez plus les mêmes fautes, par la suite… Je m’imagine que cette pièce sera unique dans votre vie d’auteur, et je suis profondément heureuse de l’avoir saisie à sa naissance…

Elle ajouta plus bas, ses yeux s’emparant avec insistance de ceux de Robert :

— J’ai savouré l’essor juvénile de votre âme, comme l’on goûte à des lèvres vierges…

Il se sentait peu à peu enveloppé, comme imprégné d’une volupté spéciale, imprécise, singulièrement irri- tante, et dont il n’eût su dire la provenance exacte :

— Vous êtes une femme étrange !…

Elle fit un geste :

— Mon Dieu, non…

— Mais si… j’ai malgré moi l’impression que je cause avec un homme, un camarade, et cela me gêne un peu !…

— Bah !

— Naturellement.

— En somme, ce n’est pas très poli, ce que vous me dites-là… Cela sous-entend qu’à mes côtés vous n’avez pas la moindre velléité de vous montrer… galant ?

Il sourit :

— Je pourrais vous répondre que, tout à l’heure, vous m’avez enjoint d’oublier la politesse… Mais je préfère avouer la vérité : vous me troublez, au contraire, beaucoup… jusqu’au malaise.

— Expliquez…

Il se leva, cherchant machinalement une cigarette dans la poche de sa jaquette.

— Vous permettez qu’on fume ?

— Certainement… J’ai également ce travers.

Il lui tendit son étui.

— Alors !…

Quelques minutes se passèrent, Robert avait repris sa place aux côtés de Valentine ; tous deux furent bientôt entourés de vapeur odorante.

— Je puis être très franc, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

— Oh ! brutal si vous voulez ! — Rien ne m’étonne, ni ne me choque, ni ne me froisse.

— Eh bien, précisément… Cette invulnérabilité qui ne paraît avoir pour base ni la froideur ni l’impudeur absolue, ne laisse pas que de surprendre et d’interloquer quelque peu votre partenaire.

— Ah ?

— Dame !… Mettez-vous à ma place, et réfléchissez à notre situation actuelle… Vous me donnez hier un rendez-vous, d’une façon et en un lieu qui ne me permettaient pas de douter de vos intentions précises à mon égard… Je viens donc ici…

Elle l’interrompit en riant.

— Résigné à tout !…

Il continua :

— Parfaitement. — Et je me trouve devant une dame réfrigérante au possible, comme toilette, maintien, langage…

Elle poursuivit :

— Ce qui n’empêche qu’en ce moment aussi bien qu’hier, vous ne doutez pas du tout de l’issue de cet entretien…

Il ne put s’empêcher de rire.

— Vous avez raison !… Mais, du diable si j’aperçois la transition, la bienheureuse transition qui nous conduira de cette conversation — laquelle, du reste, ne manque pas d’un certain charme — aux intimités réprouvées par la stricte morale, et que, pourtant nous commandent impérieusement les convenances spéciales concernant les gens en notre position…

Elle jeta indolemment, entre deux bouffées de fumée :

— Mais, pourquoi vous inquiétez-vous d’une « transition » ?… Il n’y a d’agréable que celles qui s’imposent en dehors de la volonté… qui viennent tout naturellement…

— Et si elles ne viennent pas du tout ?

Elle fit un geste d’indifférence hardie.

— Mon Dieu, quand même nous sortirions d’ici chastes et purs, en mourrons-nous tous deux ?…

Il remarqua en riant :

— Voilà de ces traits qui stupéfient dans la bouche d’une femme !

Elle se coula subitement tout contre lui, d’un geste soudain empreint d’une indicible volupté.

— Alors, vous me trouvez très garçon ?

Il la considéra longuement, ressaisi par son bizarre malaise de naguère.

— Vous êtes inquiétante ! finit-il par déclarer.

Elle répondit avec simplicité :

— Je n’y tâche pas le moins du monde… Les femmes compliquées sont aussi démodées que les créatures fatales de nos pères, sachez cela, jeune psychologue.

Renversé sur les coussins, préalablement tassés derrière ses reins, avec une science de sybarite, il l’étudiait avec un intérêt croissant.

— Parlez-moi un peu de vous… Tout votre être exhale une volupté intense, presque cruelle, presque morbide… malgré l’antithèse de votre belle santé apparente.

Elle interjeta :

— De ma parfaite santé réelle !… Ne me croyez point une détraquée, vous vous égareriez complètement !…

— Soit ! Mais êtes-vous une simple sensuelle ou une sensuelle cérébrale ?…

— Voilà ce que, très franchement, je ne saurais vous dire… Il n’y a rien qui me préoccupe moins que l’analyse de ma propre personnalité… si ce n’est celle des autres !

— Cependant, vous vous intéressez à… ces autres… à leur mentalité ? car, enfin, prenons moi pour exemple. Si vous avez désiré me connaître, c’était attirée, intriguée par cette manifestation tout intellectuelle qu’était la pièce que vous avez vu jouer et dont j’étais l’auteur. — Parce que je vous crois trop supérieure à la moyenne des humains pour avoir souhaité tout simplement vous « payer » l’homme qui venait de remporter quelques succès auprès de la foule.

Elle le regardait froidement et intensément.

— Ma foi, vous pourriez vous tromper… Dans mon avidité à vous connaître, il y avait peut-être un peu de ce sentiment vulgaire… Qui peut se vanter d’être toujours étranger aux sensations communes à la masse !… Pourtant, je crois qu’en ma curiosité de vous dominait le désir très vif, très impérieux, de transformer en volupté directe la sensation troublante que j’avais goûtée en voyant se dérouler sous mes yeux votre création…

Robert salua ironiquement.

— Alors, chère madame, dans votre pensée, l’homme que vous fites quérir par le cher Guy était déjà l’élu destiné à votre couche ?… Cependant, si vous vous étiez trouvée devant un vieux répugnant, ou un jeune grotesque ?… Eussiez-vous passé outre ?… Et l’illusion sensuelle de ma prose eût-elle voilé jusqu’à un physique calamiteux ?

Elle haussa les épaules.

— Vous êtes bête ! dit-elle familièrement, les lèvres à peine desserrées : un désir de baisers semblant traverser ses prunelles claires que des pupilles largement dilatées faisaient sombres parfois.

Puis, elle jeta sa cigarette et commença de dégrafer sa longue jaquette ajustée.

— Non, non, pas vous ! protesta-t-elle avec décision, comme Robert avançait la main, soudain gagné d’une impatience à la dévêtir.

Il s’arrêta, étonné :

— Pourquoi ?

Elle poursuivait son déshabillage avec tranquillité.

Les petites voluptés puériles m’agacent, expliqua-t-elle. Je ne suis pas de celles qui s’émeuvent à la seule idée de montrer leur corset à un monsieur, et je trouve stupide le monsieur qui défaille parce qu’il aperçoit une femme en jupon de dessous.

Robert alluma une seconde cigarette, avec un calme un peu affecté.

— Parfait !…

Pourtant, il s’énervait devant cette femme qui, les épaules, les bras nus, sculpturaux, la gorge superbe rendue libre sous la chemise de batiste, le corset enlevé, venait de passer sur sa quasi-nudité une robe japonaise de satin pâle, d’un gris à reflets roses.

Elle lui enleva sa cigarette d’un geste décidé ; et, souple, singulièrement provocante, s’étendit avec lui sur le canapé.

— Je te veux !… murmura-t-elle, en un souffle qui embrasa tout à coup le jeune homme, comme traversé par ce désir ardent.

— Ah ! tu es belle ! balbutia-t-il, l’étreignant, éperdu.

Elle s’abandonnait à ses baisers, à son enlacement, à ses caresses, le buvant elle-même de lèvres frémissantes…

Néanmoins, lorsqu’il eut un geste plus osé, elle glissa d’entre ses bras, se défendit ; il insista, ne comprenant pas. Toujours, elle demeura victorieuse.

— Enfin, quoi donc ? Pourquoi te refuser ainsi ? questionna-t-il dans un suprême désordre sensuel et cérébral.

Mais, à une phrase nette qu’elle lui glissa dans l’oreille, il se redressa, soudain dégrisé.

— Je vous demande pardon… Je n’avais pas prévu… Vous ne m’aviez pas prévenu…

Elle eut un rire nerveux.

— Vraiment ?… Pourtant, mon cher, vous n’êtes pas un collégien !… Vous savez ce qu’une femme risque dans ces aventures… n’est-il pas juste et tout simple que vous la délivriez de toute crainte à cet égard ?…

— Reprit par un violent désir, il l’enveloppa de ses bras, la supplia, murmura confusément mille promesses.

— Donne-toi !…

Elle restait inflexible, raidie en sa terreur féminine de l’étreinte dangereuse.

— Non, mon ami, pas aujourd’hui… pas comme cela !…

Elle refusait avec la même obstination tout ce qu’il lui proposait, affolé par sa résistance.

— Non, non ! Je n’ai pas confiance !…

Enfin, exaspéré, il la repoussa violemment et se re- dressa, rajustant ses vêtements avec colère.

— Comme il vous plaira !…

Au moment où, saisissant son chapeau, il se dirigeait vers la porte, elle bondit du canapé et lui barra le passage.

— Tu ne t’en iras pas de cette façon !… Promets-moi que je te verrai demain !

Il cria, perdant tout empire sur lui-même :

— Ah ! non, alors… Une fois comme cela, cela suffit !…

Elle le saisit aux poignets, d’une étreinte forte, presque virile.

— Expliquez-moi donc un peu cette injuste fureur ?…

Il lui lança un regard de rancune et de mépris. — Assez de comédie, chère madame !… J’ai horreur des allumeuses » !

Elle protesta, avec une sincère indignation :

— En quoi ai-je joué ce rôle vis-à-vis de vous ?

Il ricana bruyamment : — Dame !…

— Pardon !… Je suis venue à vous peut-être avec cynisme, mais au moins en toute franchise !… J’ai désiré une heure de volupté auprès de vous… vous l’avez acceptée, et maintenant…

Il l’interrompit :

— Maintenant, je me plains de ce qu’après vous être ingéniée pour me troubler, vous vous refusez…

À son tour, elle lui coupa la parole.

— Je ne me refuse pas, je me défends !… Si, par la vie que j’ai menée, à cause de mes lectures, de mes fréquentations, par suite aussi de mou esprit et de mon tempérament, j’en suis arrivée à considérer l’amour comme un passe-temps agréable, sans conséquences morales, ainsi que vous l’envisagez, vous autres hommes… Si mon âme s’est virilisée, je ne puis oublier que mon corps est demeuré celui d’une femme… C’est à-dire livré à cet aléa plein d’épouvante pour nous, s’il vous laisse indifférents, vous autres, qui vous détournez ensuite !… Vous me demandez une heure de plaisir… Je l’accepte volontiers, sans grimaces de fausse pudeur, mais seulement si elle doit être sans danger d’aucune sorte pour moi !…

Un revirement s’était fait en Robert. Plus calme, il espérait la fléchir. Et entre eux, une cynique, âpre et écœurante discussion s’éleva, s’éternisa.

Enfin, la rage se déchaîna de nouveau en lui.

— Ah ! allez au diable ! cria-t-il brutalement. Vous n’êtes qu’une impudente poupée ! et, Dieu merci, il ne manque pas de femmes plus braves, plus adroites et moins éhontées que vous !…

Et il sortit en tirant violemment la porte derrière lui.

Il arpentait rapidement le porche d’entrée lorsque Guy de Vriane s’élança à sa rencontre, s’écriant d’une voix altérée :

— Ah ! te voilà !… Je venais te chercher… Il y a un malheur… Quelque chose d’inconcevable… Au théâtre, on ne sait où donner de la tête… Justement, il y a pas mal de location… Il va falloir rendre l’argent… Et de- main, les jours suivants !… Ah ! nous sommes fichus !… C’est la guigne !…

Il était nerveux, pâle, des rides plissaient son front à la peau distendue de jeune vieux.

Envahi par les plus sombres pressentiments, Robert Castély bégaya :

— Mais, enfin, qu’y a-t il ?… Tu ne me dis rien !…

L’autre jeta sans préparation :

— Madeleine Jaubert est morte ! La nouvelle est par- venue tout à l’heure… On n’a même pas pu prévenir les autres qui vont arriver pour la représentation. Lombez est comme fou. Justement, il avait Yvette Lamy avec lui, et il s’entête à lui passer le rôle… C’est insensé ! On l’emboîtera à la troisième réplique !… Il faut faire relâche… Il faut fermer !…

Robert écoutait incrédule, stupide.

— Madeleine ? Mady ?… Mais, qu’est-ce que tu dis ?…

Vriane précisa, la bouche rageuse, crachant tout son fiel contre la malheureuse qui ruinait ses ambitions, sapait tout à coup l’ombre de situation qu’il s’était créée.

— Cette gourde était enceinte !… Elle s’est fait avorter ce matin, chez je ne sais quelle sage-femme, qui, voyant l’affaire tourner mal a été saisie de panique et a emballé la fille dans un sapin. Elle y est morte… Quand le taxi s’est arrêté rue Fontaine, rien n’a bougé. L’homme est descendu de son siège et l’a trouvée raide, les yeux fixes, la main si crispée au drap du coussin qu’il a fallu couper l’étoffe…

Castély eut une brusque explosion :

— Elle ! elle ! morte !… Hier !… hier soir, cette nuit, je l’ai vue !… j’étais avec elle !…

Guy répliqua vertement :

— Eh bien ! mon vieux, tu aurais dû y rester !… Tu nous tirais d’un sale pétrin !

Robert le saisit par le bras.

— Viens !… Allons-y !… Il faut que je la voie !… Il y a peut-être encore de l’espoir !… Ce n’est pas possible qu’il n’y ait rien à faire, à tenter !…

L’autre cria, exaspéré :

— Ah ! nom de Dieu ! tu as la cervelle dure !… Quand je te dis qu’elle est morte !… Morte, comprends-tu ?…

Robert tremblait de tous ses membres.

— Viens ! répéta-t-il avec entêtement.

Et il entraîna son camarade dans la rue. Ils ne tardèrent pas à rencontrer un fiacre vide dans lequel ils montèrent.

— Rue Fontaine ! cria Castély, en se laissant retomber lourdement sur les coussins de la voiture qui s’ébranlait.

Guy de Vriane grondait :

— Que vas-tu faire là ?… C’est absurde !… tu te compromets, et tu n’en as pas le droit… Tu es marié… Avant, oui, tu devais t’occuper d’elle, mais à présent qu’elle n’y est plus, à quoi bon ?… C’est au théâtre qu’il faudrait aller… Il est nécessaire de parler à Caula, de raisonner Lombez… Avec cela que cet animal de La Boustière est capable de nous lâcher salement !… Tout ce qu’il s’était engagé de verser a fondu… On comptait le taper à nouveau… S’il refuse, c’est la culbute !… Ah ! quelle marmelade !… Tu t’en fiches, toi… tu as les rentes de la femme… Après tout, c’est le pain assuré, mais moi !…

Robert, courbé, le front dans ses mains, se laissant aller à tous les cahots de la voiture, semblait perdu, abîmé dans une rêverie d’angoisse.

Le fiacre s’arrêta. Vriane poussa son ami du poing, grognant :

— Eh bien ! descends-tu, à présent ?

Mais Robert leva tout-à-coup un visage baigné de larmes.

— Non, dit-il doucement. J’aime mieux ne pas la voir, décidément.

Guy haussa les épaules, irrité :

— C’est vrai ?… Oui ?… C’était bien la peine de nous amener ici !… Enfin, c’est bon, filons au théâtre… Hein ! ça va ?…

L’autre acquiesca.

— Si tu veux.

Et cette fois bien que toujours absorbé, il resta droit, ses pleurs taris, son émotion tout-à-coup emportée par un obscur orage intérieur.

Même, il finit par entendre les lamentations acerbes de son compagnon ; il envisageait les complications qui naissaient pour lui de la mort de la jeune artiste.

— Un véritable suicide ! maugréait Vriane. Conçoit-on l’imbécilité de cette créature !… Se faire manipuler par une bonne femme quelconque, lorsqu’on aurait pu lui procurer des docteurs par douzaines !… Et courir là sans crier gare !… Et pas un mot à qui que ce soit, pas une lettre derrière elle ! — Elle est sortie vers dix heures, dans la toilette qu’elle portait habituellement pour faire ses petits achats du matin… Elle est passée sans dire bonjour à la concierge et à sa fille, qui ont remarqué qu’elle était plus pâle que de coutume, mais n’ont pas osé l’arrêter. — La bonne femme s’est hâtée de faire l’appartement, ainsi que chaque jour… Rien d’anormal, pas un indice de ce qui se préparait… Et midi n’était pas encore sonné que les appels du cocher faisaient accourir les deux femmes… qui reconnaissaient Mady dans ce cadavre rigide…

C’est la fille, la petite Cécile, qui a songé à nous prévenir… Il paraît qu’elle est d’abord allée chez toi, où, naturellement, elle ne t’a pas trouvé, et où ta femme n’a pu lui donner aucune indication pour te découvrir. — Alors, elle a couru au théâtre… Personne, à cette heure-là, bien entendu… elle a essayé de joindre La Boustière, Caula, aux adresses que lui donna la concierge ; mais partout, c’était comme un fait exprès, elle trouvait porte close. — Pendant ce temps, sa mère, une brave femme, se débrouillait, s’assurait d’un médecin disposé à fermer les yeux, consentant à constater le décès sans faire de potin. — Enfin, vers six heures, la gosse parvenait à mettre la main sur Lombez… Moi-même, je venais d’arriver. Ah ! quelle tuile ! Tout de suite, Lombez s’est mis à gueuler : « On jouera tout de même !.. Yvette sait le rôle, nom de Dieu ! elle le récitera aussi bien qu’une autre !… Oui, nom de Dieu ! on jouera ! On jouera jusqu’au jour annoncé pour la clôture ! » — Et, la fille pleurant à chaudes larmes, prête à tomber en attaque hystérique, il la forçait d’ânonner les répliques de Mady… En face d’eux, la petite Cécile les contemplait, ahurie, hypnotisée, et le personnel envahissait les couloirs, murmurant, prévoyant la fermeture et comptant les salaires eu retard. — J’ai filé pour te prévenir… Je savais dans quel nid je te trouverais, et, ma foi, j’allais tomber sur vous, sans discrétion, lorsque je t’ai vu sortir…

On arrivait devant le Théâtre-Moderne. Robert descendit, paya la voiture, et, très calme, comme détaché :

— Mon cher, il faut se retourner comme nous pourrons… Il n’y a pas d’autre solution que de fermer…

Il supputait au dedans de lui le temps qu’il lui faudrait pour terminer la pièce ébauchée le matin même.

— Après tout, Sallus avait raison, pensa-t-il. Il est bien inutile de s’éterniser sur des remâchages qui n’en sont pas meilleurs pour cela. Avant quinze jours, je lui porterai ma nouvelle pièce, et s’il peut la faire recevoir pour la saison prochaine, tout sera réparé. Le tapage que causera cette clôture forcée ne peut me faire du tort, au contraire, et comme, au bout du compte, c’était Sallus qui touchait la galette !…

Au travers des couloirs on entendait la voix enrouée du directeur. Lombez « gueulait » toujours :

« On jouera, nom de Dieu !… Je vous dis qu’on jouera ! »

Quand Robert pénétra dans la pièce où Lombez se démenait, vert à force d’être pâle, le corps agité tout entier de tics, une ombre s’élança vers le jeune homme :

— Oh ! monsieur Castély, enfin, vous voici !…

C’était Cécile, la petite corsagière, fille de la concierge de la rue Fontaine. Les larmes la suffoquèrent tout-à-coup, pendant qu’elle essayait de prononcer quelques mots.

— Mademoiselle Mady !… Oh ! monsieur Castély, quel malheur !…

L’auteur prit sa main avec une soudaine sympathie.

— Allez, allez, ne restez pas ici, fit-il avec une émotion sincère. Retournez près d’elle. Qu’elle soit au moins veillée par un peu d’affection.

Et, retrouvant dans sa poche l’argent que la veille il destinait au souper en compagnie de Madeleine, il le glissa dans la main de la jeune fille.

— Tenez, vous achèterez quelques fleurs.