L’Australie et la Nouvelle-Zélande/02

L’Australie et la Nouvelle-Zélande
Revue des Deux Mondes4e période, tome 136 (p. 626-661).
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L'AUSTRALIE
ET LA NOUVELLE-ZÉLANDE[1]

LES EXPÉRIENCES SOCIALES. — LE FÉMINISME

Les nouvelles sociétés qui se sont constituées dans les colonies anglaises des Antipodes représentent au plus haut degré toutes les tendances, bonnes ou mauvaises, de la civilisation contemporaine : si l’on applique à l’Australie les divers critériums auxquels on se fie d’habitude pour juger le degré de culture d’un pays, on est forcé de conclure que cette jeune contrée a déjà distancé toutes ses aînées. Ce n’est pas du développement littéraire ou artistique que nous entendons parler ici : aussi bien ne peut-on s’attendre à le trouver dans une société aussi jeune, et, d’ailleurs, notre temps, dont toute l’attention se porte sur ce qui intéresse les masses, semble dédaigner les côtés les plus raffinés, les plus élevés même, de la civilisation. Mais pour ce qui est de la diffusion des connaissances moyennes, des conditions matérielles de l’existence, de l’activité des transactions entre les hommes, l’Australie se rapproche certainement plus qu’aucun autre pays de l’idéal un peu terre à terre des contemporains.

Les illettrés y sont plus rares, les lettres et les télégrammes échangés plus nombreux, le commerce plus considérable par rapport à la population que nulle part ailleurs. Le standard of life, comme disent les Anglais, y est plus élevé, la vie plus large dans toutes les classes, si l’on en croit les statistiques de la consommation de certaines denrées : la viande, le sucre et autres. Enfin, malgré le léger lien qui les rattache à la monarchie anglaise, nulle part la démocratie n’est plus triomphante que dans les colonies Australiennes ; nulle part les innovations sociales n’ont été poussées plus loin, jusqu’à émanciper parfois la femme de sa traditionnelle minorité ; nulle part enfin l’extension des pouvoirs de l’Etat, dont on prétend nous montrer l’omnipotence au terme de l’évolution actuelle, n’a trouvé des champions plus puissans et n’a été mise en pratique à un pareil degré.

De là vient l’intérêt qui s’attache à l’étude de ces jeunes sociétés où toutes les aspirations modernes, durables ou éphémères, se font jour librement, beaucoup moins retenues qu’en Europe par les traditions du passé. Elles sont pour nous un véritable laboratoire de science sociale et l’observation des expériences auxquelles leurs habitans se livrent peut être singulièrement utile au vieux monde. Il importe toutefois de ne jamais perdre de vue la diversité des milieux, la différence entre cette terre vierge d’Australie où la civilisation a été implantée comme une bouture et la vieille Europe où elle a crû lentement, où ses racines plongent dans le plus lointain passé. Des essais plus ou moins heureux dans l’une pourraient être funestes à l’autre.


I

La faveur que les idées socialistes ont rencontrée en Australie surprend au premier abord. Sa sœur aînée, l’Amérique, a évolué jusqu’à ces derniers temps dans un sens tout opposé : l’individu y est plus vigoureux, l’Etat plus effacé que partout ailleurs. Cependant l’Australie semble plus essentiellement anglaise que les Etats-Unis : la part des élémens étrangers aux îles Britanniques dans sa colonisation est négligeable, et l’on sait que les Anglo-Saxons sont profondément individualistes : c’est d’eux que leurs neveux d’Amérique ont hérité, pour l’accentuer encore, la méfiance de l’État. Si les Australiens tendent, au contraire, à en augmenter sans cesse la part, c’est dans les circonstances de leur histoire, de leur rapide développement qu’il faut en chercher l’explication.

Il serait facile d’établir une opposition saisissante entre les premiers colons de l’Australie et ceux des Etats-Unis : d’un côté, les Pilgrimfathers de la Mayflower, les Puritains qui s’exilaient pour fonder une société conforme aux enseignemens que leur foi trouvait dans la Bible ; de l’autre, les forçats que, cent cinquante ans plus tard, le gouvernement anglais envoyait à Botany-Bay, pour purger l’Angleterre de ses criminels incorrigibles. La comparaison serait trompeuse et les conclusions qu’on en tirerait, injustes. Les convicts ont été un instrument précieux entre les mains d’une administration habile pour préparer la voie à la venue des colons libres, puis les auxiliaires de ceux-ci pour la mise en valeur du pays ; leurs descendans n’ont jamais formé qu’un élément très secondaire de la population. Mais ce qui fait la profonde différence entre l’Australie et l’Amérique, c’est que la première a été envahie par une énorme immigration alors qu’elle était tout à fait dans l’enfance, tandis que dans la seconde s’était formé lentement, pendant deux siècles, un substratum solide grâce auquel elle a pu supporter sans rupture d’équilibre l’afflux de colons européens qui s’y porte depuis cinquante ans.

L’Australie a toujours manqué de cette base solide qu’avaient constituée aux Etats-Unis les descendans des Puritains et l’aristocratie des planteurs du Sud. Un moment, on put croire que les squatters ou grands propriétaires pasteurs constitueraient une classe analogue à ceux-ci ; mais la découverte de l’or en 1851 vint tout changer. Dès lors l’immigration fut infiniment plus considérable qu’en Amérique et submergea les élémens préexistans, beaucoup trop faibles pour s’assimiler les nouveaux venus plus nombreux. L’accroissement de la population est fabuleux : de 430 000 habitans en 1851, elle passe à 1 252 000 en 1861, ayant reçu pendant ces dix années 613 000 iminigrans, moitié plus que la population totale au début de la période, et dès ce moment la société australienne est complètement transformée ; pendant les années suivantes l’immigration continue à être proportionnellement bien plus forte qu’en Amérique : 291 000 de 1861 à 1871 ; 336 000 de 1871 à 1881 ; 386 000 de 1881 à 1891. La population atteint aux mêmes dates les chiffres de 1 924 000, de 2 742 000, de 3 809 000 enfin, presque décuple de ce qu’elle était quarante ans plus tôt. Les Etats-Unis sont loin d’avoir seulement triplé le nombre de leurs habitans dans le même laps de temps : il y a des villes-champignons en Amérique ; c’est l’Australie tout entière qui est un champignon.

L’immigration n’y a pas seulement été très nombreuse ; elle a été chaotique, pour ainsi dire : les mines d’or qui n’ont, en définitive, joué aux États-Unis qu’un rôle secondaire sont le fait prépondérant de la colonisation australienne. Les aventuriers de toute profession et sans profession, les gens ennemis du travail régulier ont été attirés par la grande loterie qu’est la recherche de l’or et se sont précipités sur elle. Recrutés dans les villes plutôt que dans les campagnes, ces immigrans formaient un ramassis hétérogène, sans tradition, sans cohésion, tout différent des groupes sociaux fortement cimentés qui colonisèrent les premiers l’Amérique du Nord, fort inférieur même à ceux qu’elle reçut durant la période de la grande immigration, du moins jusque vers 1880. C’est au milieu où se sont recrutés pour la plupart les immigrans australiens, aussi bien qu’aux circonstances qui les ont attirés qu’il faut attribuer l’un des fléaux de l’Australie, l’énorme proportion de la population urbaine.

Sur les 1 140 000 habitans de la colonie de Victoria en 1891 les villes de plus de 5 000 âmes en comptaient 616 000, soit 54 pour 100, dont 491 000 étaient concentrés à Melbourne. Dans la Nouvelle-Galles du Sud la population des villes atteint 505 000 habitans, soit 44 pour 100 de la population totale de 1 132 000 âmes ; la capitale de la colonie, Sydney, a 383 000 habitans, c’est exactement le tiers de l’ensemble. De même Adélaïde compte 133 000 âmes sur les 320 000 de l’Australie du Sud ; la proportion de la population urbaine est de 48 pour 100. Elle est un peu moins forte dans les autres colonies, tout en s’élevant encore à un peu plus du tiers en Nouvelle-Zélande (211 000 sur 626 000 âmes de population blanche), où elle est la plus faible, si l’on excepte ta minuscule Australie de l’Ouest qui n’avait pas encore subi, en 1891, l’influence des mines d’or, et dont les deux seules villes notables contenaient 14 000 des 49 000 habitans. L’ensemble des sept colonies Australasiennes comptait 1 608 000 âmes de population urbaine sur 3 809 000, proportion énorme de 42,5 pour 100, qui n’est atteinte nulle part ailleurs. Quatre villes, Melbourne, Sydney, Adélaïde et Brisbane, avaient à elles seules 1 100 000 habitans, beaucoup plus du quart de la population totale.

Le mal est d’autant plus grand que l’Australasie est, en dehors de l’industrie aurifère, un pays essentiellement agricole, pastoral surtout. La laine, la viande, les autres produits du bétail constituent les deux tiers des exportations australasiennes. De grande industrie, il n’y en a point et il n’y en aura pas de longtemps. Sauf l’or et l’argent, les mines métalliques sont à peu près inexploitées et paraissent jusqu’à présent peu abondantes ; les quelques gisemens de cuivre de l’Australie du Sud sont près de s’épuiser ; le charbon n’a d’importance appréciable qu’en Nouvelle-Galles et en Nouvelle-Zélande. D’ailleurs, un pays aussi neuf, obligé de tirer tous ses capitaux du dehors, très éloigné des plus grands marchés du monde, ne peut avoir encore d’industrie de premier ordre. En Amérique même, les industries sont toutes récentes, sauf celle du coton. En résumé, c’est l’or qui a attiré des centaines de mille immigrans en Australie ; son extraction n’occupait en 1892 que 55 000 personnes. Les grandes ressources du pays sont essentiellement rurales ; mais ses habitans sont venus des villes et la moitié d’entre eux s’y sont renfermés de nouveau. C’est cette opposition, ce manque d’équilibre originel qui constitue le défaut le plus grave de la société australienne.

Les idées socialistes devaient naturellement être accueillies avec faveur par les chercheurs d’or malheureux ou ruinés après une fortune momentanée qui peuplaient les grandes villes, par les ouvriers très nombreux et par cela même très puissans, dont les salaires avaient été extrêmement élevés pendant le premier essor des mines et qui ne voulaient à aucun prix les voir diminuer. Des mêmes causes est né le protectionnisme à outrance : pour faire vivre tous ces ouvriers des villes, il fallait créer des industries qui, placées dans des conditions défavorables, ne pouvaient soutenir la concurrence étrangère qu’en s’entourant de hautes barrières : la seule colonie qui lui ait échappé, la Nouvelle-Galles, est précisément celle où l’industrie, grâce à d’importantes mines de charbon, pouvait naître et se maintenir naturellement.

L’Etat s’est d’ailleurs trouvé dès l’origine très puissant en Australie. La politique de vente des terres a haut prix, qui a tant contribué à la prospérité de ce pays dès avant les découvertes minières, lui procura de tout temps des ressources très importantes. Aujourd’hui encore les recettes que les diverses colonies tirent tant des terres louées pour le pâturage que de celles qui sont vendues atteignent en moyenne plus du huitième de leur revenu total. Dans la Nouvelle-Galles même, celui-ci est de 265 millions de francs dont un cinquième, 55 millions, provient du domaine public. L’Etat disposait ainsi de sommes très importantes alors que les capitaux des particuliers étaient encore faibles ou très instables, comme dans la période de grande effervescence qui suivit la découverte de l’or. Il fut ainsi naturellement amené à se charger des grands travaux publics et surtout des constructions de chemins de fer. Que la constitution du réseau ferré ait été hâtée ainsi au début, cela est incontestable ; mais bientôt arrivèrent des complications : lorsque l’État, une fois la plupart des lignes nécessaires terminées, voulut congédier la plupart des très nombreux ouvriers qu’il employait, naquit la question des unemployed, des sans-travail ; le principal remède qui y fut apporté, sous la pression de l’opinion publique et de considérations électorales, consista à entreprendre sans cesse de nouvelles lignes, de moins en moins productives. Les masses s’habituèrent ainsi de plus en plus à considérer l’Etat comme le patron par excellence, et les relief works, les travaux entrepris pour soulager les ouvriers inoccupés, comme une fonction essentielle du gouvernement. Puisqu’il construit et exploite les chemins de fer, dit-on bientôt, pourquoi n’entreprendrait-il pas aussi toutes les autres industries, notamment l’industrie minière ? La force des choses avait conduit en Australie à l’exploitation des chemins de fer par l’État : il en résulte qu’aujourd’hui, la logique simpliste des démocraties veut en faire le patron universel.

À ces causes, il faut encore ajouter les mauvais rapports des classes de la population entre elles. Que de fois n’ai-je pas entendu des Australiens regretter les sentimens amers de classe — very bitter classfeelings — dont étaient animées les couches inférieures de la population à l’égard surtout îles grands propriétaires, des squatters. Comment ce sentiment de classe, assez faible en Amérique, est-il aussi fort ici ? C’est sans doute encore à la composition mal équilibrée de la population qu’il faut l’attribuer. Aux Etats-Unis, où l’industrie, si elle est née en partie à l’abri artificiel de tarifs protecteurs, a du moins devant elle un immense marché, elle est vigoureuse, prospère, et l’ouvrier peut voir s’ouvrir devant lui un avenir illimité. En Australie, au contraire, les chétives industries de serre chaude qui n’ont devant elles que des marchés minuscules — puisque chaque colonie forme un territoire douanier séparé, — végètent ; et l’ascension, le passage de l’état d’ouvrier à celui de patron, tout au moins de contremaître, n’est guère possible dans ce corps anémié. L’ouvrier n’ayant pas devant lui de perspectives d’avenir est ainsi mécontent, malgré ses hauts salaires ; se plaint d’être un paria ; et n’espère qu’en un changement radical de l’organisation de la société.

C’est en particulier aux squatters qu’il en veut. Ces grands propriétaires, ces grands locataires de terrains de parcours pour le bétail, dont plusieurs détiennent des dizaines de milliers d’hectares, sont cependant l’élément solide de la colonisation australienne, les véritables auteurs de la grandeur économique de ce pays. Le départ de quelques milliers d’entre eux lui serait plus funeste que l’exode de la moitié des 1 100 000 habitans qui peuplent ses quatre grandes villes. Si la propriété pastorale est souvent énorme en Australie, c’est que cette énormité est nécessaire à cause du climat, de ses longues sécheresses, de son irrégularité qui occasionnent parfois des pertes désastreuses auxquelles un petit propriétaire, muni d’avances insuffisantes, ne saurait résister. L’agriculture proprement dite n’est pas non plus très favorisée en Australie, parce que les terres voisines des côtes sont presque toujours couvertes de forêts dont le défrichement revient à un prix élevé. Des squatters, des fermiers ou agriculteurs, et des ouvriers, les premiers sont les plus utiles, ils forment l’épine dorsale, the back-bone, suivant l’énergique expression anglaise, de la colonisation ; les seconds sont presque un élément secondaire ; les derniers ne contribuent presque pas à la prospérité de l’Australie, mais ils sont les plus nombreux, et ils la gouvernent.

Recrutement des immigrans dans des milieux sans cohésion ni tradition, en forte proportion dans les villes ; manque d’harmonie qui en résulte entre la composition de la population, en grande partie urbaine, et la nature des ressources du pays, surtout pastorales ; jalousie entre les diverses classes de cet ensemble mal équilibré, voilà ce qui a favorisé la poussée du socialisme d’État en Australie, malgré l’esprit individualiste de la race britannique qui a presque seule peuplé ce continent. On peut y ajouter quelques causes ethniques secondaires : l’influence des Écossais, très nombreux surtout en Nouvelle-Zélande et dont l’esprit s’accommode assez bien d’un radicalisme dogmatique ; celle aussi des Irlandais, qui constituent plus d’un cinquième de la population[2], et qui rendent la démocratie australienne quelque peu turbulente et impatiente. D’autre part, comme l’Anglais ne cesse jamais si vite d’être lui-même, on retrouve dans cette jeune et hardie société un grand nombre de coutumes, même d’institutions qui en revêtent l’extérieur d’apparences tout à fait britanniques. Les Anglo-Saxons tiennent à conserver les dehors et les formes des choses, lors même qu’ils en changent le fond. Les habitudes de vie, comme les plaisirs des Australiens, ont été, aussi bien que leur type, à peine modifiés par le milieu, dont l’influence ne se fait pas encore sentir depuis assez longtemps. En matière religieuse, enfin, l’influence de l’esprit anglais s’est maintenue plus profondément qu’en toute autre : les sentimens chrétiens sont encore aussi vivans et les observances extérieures, celle du dimanche notamment, plus rigidement suivies, peut-être, qu’en Grande-Bretagne même.


II

Sous le manteau de constitutions modelées sur celle de l’Angleterre, ces sociétés des antipodes sont de pures démocraties : dans les cinq colonies qui se partagent le continent australien, dans l’île de Tasmanie, dans l’archipel de la Nouvelle-Zélande, l’appareil du gouvernement est le même : un gouverneur nommé par la reine, chef du pouvoir exécutif, mais surtout personnage d’apparat, qui a cependant le pouvoir, rarement employé, de réserver son assentiment aux lois votées par le parlement et de les transmettre à la reine dont le droit de veto, toujours en théorie, est absolu ; une Chambre haute ou Conseil législatif dont les membres sont tantôt nommés par le gouvernement, à vie ou pour un certain nombre d’années, tantôt élus par un corps censitaire, jouant le rôle de la Chambre des lords, repoussant parfois les lois votées par la Chambre basse, quitte à céder si, après une dissolution, les électeurs se prononcent contre elle ; enfin une Assemblée législative, qui se distingue de la Chambre des communes anglaise en ce qu’elle est élue par le suffrage universel, mais qui est, comme elle, l’organe moteur du gouvernement, qui fait et défait les ministères, choisis, pour la plus grande partie dans son sein.

Comme les mécanismes gouvernementaux, les milieux politiques sont à peu près identiques. Ce sont des questions économiques et sociales qui s’y agitent principalement : les réformes politiques, relatives surtout à l’extension du droit de suffrage, qui avaient été discutées dans les premières années qui suivirent la concession du self-government à toutes les colonies entre 1855 et 1860, sont aujourd’hui acquises. Ce qui remplit les sessions des parlemens, c’est la lutte entre libre-échangistes et protectionnistes, ou plutôt entre protectionnistes modérés et protectionnistes à outrance, à laquelle viennent se mêler, pour la dominer presque aujourd’hui, les discussions entre les partisans et les adversaires de l’extension indéfinie des pouvoirs de l’État. La coexistence de ces deux ordres de questions, l’absence de grands partis historiques, comme en Angleterre et aux États-Unis, quoiqu’il y ait dans chaque parlement, à l’instar de la Chambre des communes, un leader de l’opposition, personnage quasi officiel et successeur désigné du premier ministre, la fréquence des coalitions de groupes ont abouti à une grande instabilité ministérielle : les trois plus grandes colonies, Victoria, Nouvelle-Galles, Nouvelle-Zélande, ont eu depuis quarante ans de 27 à 28 cabinets ; l’Australie du Sud, 42 ; la moins instable, le Queensland, 15 seulement.

Les replâtrages, les « débarquemens » fréquens sont favorisés par la qualité inférieure du personnel politique : en Australie, comme en Amérique, comme dans bien d’autres démocraties anciennes et modernes, le divorce entre les « autorités sociales », suivant la forte expression de Le Play, et les gouvernans, est de plus en plus complet : les chambres hautes servent seules encore de refuge à quelques squatters, industriels, banquiers ; encore est-ce pour elles un titre à l’hostilité des politiciens de carrière. « Que représentent-ils donc, s’écriait, en parlant des membres du Conseil législatif, le premier ministre de la Nouvelle-Galles du Sud, M. Reid, ces hommes nommés à vie par les divers gouvernemens qui se sont succédé ? des avocats, des industriels, des financiers heureux, voilà tout ce que c’est… » Le fait d’avoir exercé avec quelque succès une profession doit donc être l’arrêt de mort de l’influence politique d’un homme !

Les paroles que je viens de citer étaient prononcées au cours de la période électorale, à la suite d’une dissolution de la Chambre, qu’avait provoquée le refus du Conseil législatif de voter des réformes fiscales et douanières proposées par le gouvernement. Ces élections de 1895 marquèrent un nouveau pas dans la décadence du personnel politique de la Nouvelle-Galles. Le chef de l’opposition protectionniste, sir George Dibbs, le vieux sir Henry Parkes, son allié, quoique libre-échangiste, presque tous les hommes indépendans qui n’acceptaient pas en entier et servilement les plans financiers du ministère, furent battus. De sir Henry Parkes, l’ancien chef, devenu dissident, du parti libre-échangiste, à son successeur M. Reid, la décadence est grande. Le grand old man des antipodes, coin me on l’appelait, par une comparaison un peu ambitieuse avec M. Gladstone, était un véritable homme d’Etat. Cinq lois premier ministre, il s’était attaché à l’œuvre de la fédération des colonies australiennes qui leur serait si utile, ne fût-ce qu’en élargissant un peu l’horizon de leurs gouvernans. Bien qu’un peu charlatan à l’occasion, il ne se laissait pas absorber par les préoccupations électorales.

Son successeur, dont il disait « qu’il s’étonnait qu’un cerveau aussi réduit pût aller de compagnie avec un si énorme ventre », est, au contraire, un de ces politiciens pour qui tout l’art de gouverner consiste à suivre ceux dont ils sont les chefs, à satisfaire surtout les groupes les plus bruyans. Aussi préfèrent-ils les mesures d’ostentation aux réformes simples et graduelles et excellent-ils à compliquer les questions, à confondre les plus diverses pour composer de véritables mélanges détonans qui feront retentir leur nom dans les couches profondes du peuple, pour lesquelles ils prétendent travailler. Souvent, suivant un mot célèbre, ils ne pensent que quand ils parlent, mais ils se font vite une opinion sur tous les projets de réforme, non pas en en étudiant le fond, mais en scrutant l’effet qu’ils produiront sur les masses électorales. Lorsque M. Reid arriva au pouvoir, en 1894, il était nettement investi par le pays de la mission d’abaisser le tarif douanier. Non content de déposer une loi dans ce sens et de proposer l’établissement d’impôts directs, — foncier et sur le revenu — pour maintenir les recettes budgétaires, il compliqua la réforme en rendant ces impôts progressifs, en exemptant tous les revenus inférieurs à 7 500 francs. Il se refusa à toute concession à l’égard de la Chambre haute qui désapprouvait ces excès démagogiques, en appela aux électeurs, et, cette fois, ajouta à son programme la réduction à cinq ans du mandat, jusqu’alors à vie, des membres de la haute assemblée, et l’institution du referendum. C’était un bouleversement complet de la constitution ; mais tout ce bruit et les violens discours qui l’accompagnaient satisfaisaient le bonhomme Démos, qui n’a guère change depuis qu’Aristophane s’en moquait à Athènes. « Corps pourri et corrompu, vieux fossiles », tels étaient les termes donc se servait le premier ministre lui-même pour désigner la Chambre haute et ses membres. La période électorale terminée, il s’étonnait qu’ils en fussent mécontens et lui votassent un blâme pour ce qui n’était, disait-il, que election talk, des discours électoraux. La comédie finie, les acteurs étaient surpris qu’on vint leur reprocher à la ville ce qu’ils avaient dit sur les planches pour se faire applaudir du public.

Les méthodes de travail des parlemens australiens témoignent aussi du souci d’ostentation qui caractérise le monde politique de ces démocraties. La Nouvelle-Zélande se fait particulièrement remarquer à ce point de vue. Le premier ministre est ici un ancien cabaretier, qui, par une singulière ironie, se trouvait obligé, l’été dernier, de soutenir un projet de loi restreignant la vente des liqueurs alcooliques. Ce n’était qu’un des quatre-vingts et quelques bills que le Parlement devait discuter dans les trois derniers mois de sa session et qui avaient trait aux sujets les plus divers : divorce ; restriction de l’immigration, surtout de celle des Chinois ; questions ouvrières, agraires ; enfin question de la banque de la Nouvelle-Zélande, près de tomber en déconfiture sous l’exagération de ses prêts hypothécaires. Dans cette dernière discussion il y eut deux séances qui, commencées à 2 heures de l’après-midi se terminèrent l’une à 6, l’autre à 8 heures du matin : c’est dans ces conditions que fut votée une garantie de 80 millions de francs donnée par cette colonie dont le budget total ne dépasse guère 100 millions. Or, un an auparavant, le jeune et populaire ministre des finances avait déjà arraché à la Chambre, en une nuit, une première garantie de 50 millions en faveur de cette même institution, jurant que la situation lui était parfaitement connue, que la Banque serait désormais à l’abri de toute épreuve, comme il le répétait encore, au printemps de 1895, aux actionnaires de Londres !

Force the bills through the house, forcer la main à la Chambre pour faire passer ses projets, voilà la politique constante de tous ces gouvernemens. En Nouvelle-Zélande, les séances se prolongent presque toutes jusqu’à minuit ou 1 heure du matin. La moitié d’entre elles est absorbée, il faut le dire, par les remaniemens de lois votées à la hâte un ou deux ans auparavant et reconnues inapplicables ; en 1895, on s’occupait notamment d’amender ainsi une loi sur la vente des liqueurs alcooliques et une autre sur l’arbitrage entre patrons et ouvriers, adoptées en 1894, ainsi qu’une loi sur le travail dans les boutiques, shops and shops’ assistants act, qui datait aussi de 1894 et en remplaçait une autre de 1892. Contre une pareille législation, l’obstruction parlementaire serait une protection ; mais on s’en est enlevé le bénéfice en limitant à une demi-heure le temps pendant lequel un orateur peut parler.

Comment s’étonner que l’opinion publique commence à se dégoûter du régime parlementaire ainsi pratiqué, et que l’agitation en faveur du referendum prenne de la force dans toutes les colonies ? En Nouvelle-Galles du Sud, le referendum est, on l’a vu, dans le programme du gouvernement actuel ; en Nouvelle-Zélande il a fait l’objet d’un projet de loi présenté au Parlement, et partout, on s’en préoccupe. D’ici peu d’années, on l’adoptera sans doute. Mais il est à craindre que cette réforme n’améliore guère les mœurs politiques australiennes. Si l’on a recours au vote populaire, chaque fois qu’il y a désaccord entre les deux Chambres comme on projette de le faire, on hâtera seulement l’adoption inconsidérée de projets de loi sans consistance. L’esprit dans lequel sont pratiquées les institutions a plus d’importance peut-être que ces institutions elles-mêmes ; et cet esprit en Australie est impatient et brouillon.

Le régime parlementaire est un mécanisme délicat, bien fragile entre les rudes mains de la démocratie, toujours un peu brutale et peu disposée à admettre les ménagemens et les concessions qui peuvent seuls en rendre le fonctionnement possible. Il exige d’ailleurs la présence de deux partis nettement tranchés, ayant chacun leurs principes, leurs traditions, leur personnel. Ces conditions n’ont jamais été réalisées en Australie, et l’on s’en éloigne de plus en plus depuis que grandit le parti ouvrier qui, en promenant de droite et de gauche les votes de ses partisans, a obtenu des diverses coteries sans principes bien fermes qui se succèdent au pouvoir, le vote de nombreuses mesures législatives conformes à son programme. N’ayant en face de lui aucune opposition fortement organisée, il tient dans une dépendance plus ou moins complète les gouvernemens des principales colonies, Victoria, Nouvelle-Galles, Australie du Sud et Nouvelle-Zélande surtout.

Ces méthodes opportunistes ont valu au parti ouvrier australien les reproches des révolutionnaires européens. Ils l’ont accusé de s’être laissé domestiquer et leurrer. Un écrivain de la Revue socialiste[3] disait même récemment qu’il n’avait jamais pu se résoudre à répondre affirmativement à cette question : « Y a-t-il un mouvement socialiste en Australie ? » et il ajoutait ensuite : « En grande pompe et en cérémonie, les représentans du capitalisme concèdent de temps à autre à la classe ouvrière quelque petite loi, quelque vague promesse, quelque privilège innocent, quelque aumône chétive… Dans la pratique des discussions parlementaires où ils (les députés ouvriers) se mêlent chaque jour, l’épée luisante de l’idéal est prudemment gardée au fourreau et l’on ne se sort que du fleuret moucheté de l’opportunisme… Un des représentans du parti ouvrier se lève, pour démontrer qu’au lieu de dépenser l’argent pour le profit de tel et tel, il faudrait l’employer dans l’intérêt des ouvriers mal à l’aise de tel ou tel métier. Le gouvernement a immédiatement en réserve quelque petit chemin de fer projeté qui, en réalité, n’aura d’autre utilité que de gaspiller de l’argent et de sauver le gouvernement, mais qui pour le moment va ouvrir toute une province à défricher et donner du travail à des milliers d’hommes… C’est ainsi que les gouvernemens successifs des colonies ont dépensé inutilement des millions qui n’ont profité à personne, leur devise étant toujours : Après nous le déluge ! » On ne saurait mieux exposer la tactique du parti ouvrier, ni critiquer plus justement le gaspillage et l’énorme accroissement des dettes publiques auxquels a donné lieu l’abus des prétendus reproductive works, travaux reproductifs, — ce mot est l’équivalent, dans le jargon électoral australien, de cette autre expression si souvent entendue chez nous depuis vingt ans : augmenter l’outillage de la France — qui n’ont rien produit, mais ont rendu chronique la plaie des sans-travail. C’est, toutefois, être bien intransigeant que de traiter d’aumônes chétives les importantes lois dont les socialistes n’ont que trop facilement obtenu le vote, en suivant une méthode plus conforme à l’esprit anglo-saxon qu’à l’idée révolutionnaire.

Le grand desideratum du prolétariat, la journée de huit heures, est en vigueur dans la plupart des métiers en Australie et a été obtenue par les seuls efforts des syndicats, sans aide législative. La rareté des ouvriers habiles pendant la grande période. d’effervescence des mines d’or a favorisé les hauts salaires et les courtes durées de travail. Les trade-unions se sont trouvées ensuite assez fortes pour maintenir ces conditions et y ont été encore aidées par l’inflation générale qui a signalé la période de grande prospérité, en partie factice, de l’Australie de 1871 à 1892. Pendant ce temps, il n’a pas été introduit dans ce pays moins de 7 milliards 200 millions nets de capitaux européens, dont plus de la moitié en emprunts publics. Les salaires sont restés très élevés, malgré les courtes journées, le plus simple manœuvre gagnant 8 à 9 francs par jour ; les syndicats ne rencontraient que peu de résistance et en profitèrent pour assurer leur puissance.

Ils voulurent la mettre, à l’épreuve en 1890-91, mais les grandes grèves qu’ils organisèrent alors dans les industries maritimes et parmi les mineurs des houillères de la Nouvelle-Galles du Sud échouèrent complètement. Le malaise résultant des excès de spéculation se faisait déjà sentir ; les industriels, gravement menacés cette fois, s’unirent, et les grévistes durent renoncer à leurs prétentions. C’est depuis lors que le parti ouvrier s’est constitué solidarity-party, que des liens se sont noués entre les associations ouvrières des diverses colonies et que des mesures législatives d’un caractère socialiste prononcé ont été prises par les divers gouvernemens qui s’étaient bornés, jusque-là, à soulager les sans-travail par des travaux publics de toute sorte.

Avant d’examiner cette législation, il convient de parler brièvement d’un point particulier du mouvement ouvrier australien, le socialisme rural des tondeurs de moutons. Très nombreux dans ce pays qui compte 120 millions de bêtes à laine, ils forment une population à demi nomade qui se déplace d’un run ou parcours de mouton à un autre ; ils sont accompagnés de ce qu’on appelle les rouseabouts, gens souvent sans aveu, qui font tous les petits travaux accessoires de la tonte, ramassent la laine, tiennent des cantines, etc. Les tondeurs eux-mêmes se recrutent dans les couches les plus inférieures de la population coloniale. Leurs divers syndicats sont réunis en une fédération générale, et les grèves, au moins partielles, qui éclatent tous les ans, revêtent un caractère de violence qu’ont très rarement les grèves urbaines. La grande grève de 1894 a révélé des tendances et des moyens de propagande tout à fait anarchistes. Des agitateurs parcouraient le pays en tenant des discours et distribuant des pamphlets incendiaires. Les parlemens sont formés « de comités de voleurs corpulens, d’escrocs bien élevés, d’orateurs prostitués, d’abjects vendus… L’arbre de la liberté ne porte des fruits que lorsqu’il a été fumé avec les os de ces gras usuriers, de ces insolens despotes. » On engageait les grévistes « à étudier la science de la mort, à employer les balles, l’acier, la mélinite, les torpilles, le poison, les explosions. » Des hangars, des bateaux chargés de laine furent brûlés ; des tondeurs, non affiliés au syndicat, enlevés, enchaînés et retenus dans des endroits écartés ; d’autres furent même tués à coups de fusil. Plus atroces encore furent les cas d’empoisonnement : une tentative de ce genre fut faite de nouveau dans le Queensland en 1895, pendant mon séjour en Australie, et faillit coûter la vie à plusieurs dizaines de personnes. Sans doute les chefs des trade-unions n’approuvaient pas ces sauvageries, mais ils n’osaient les répudier ouvertement : aucun député, aucun journal ouvrier n’a manifesté publiquement son indignation. La notion de la liberté du travail, en Australie comme en Europe, a complètement disparu dans les milieux populaires. Un témoin oculaire de l’incendie d’un bateau par les grévistes, sur le Murray, me dit que l’impression générale parmi les ouvriers des grandes mines d’argent de Broken Hill, où il habitait, avait été celle-ci : « Il y a longtemps déjà qu’on aurait dû le brûler ; ç’a toujours été un bateau étranger au syndicat » ; et mon interlocuteur, brave commerçant de détail, aisé pourtant et nullement révolutionnaire, tout en déplorant les violences, trouvait que les squatters avaient eu tort de ne pas accepter l’arbitrage, de vouloir aller jusqu’au bout de leurs droits. Toutes les grandes grèves récentes, ajoutait-il, ont échoué, et cela entretient une grande animosité parmi les ouvriers. Grâce au socialisme des tondeurs de moutons, les représentans de certains districts ruraux sont parmi les plus révolutionnaires des parlemens australiens.


III

L’influence des doctrines socialistes se fait sentir dans toutes les parties de la législation australienne : lois sur les terres et sur le travail dans les manufactures, système d’impôts, tendance générale de l’État à se faire industriel et commerçant, à empiéter de plus en plus sûr le domaine de l’initiative privée.

C’est la législation terrienne qui a surtout attiré dans ces dernières années l’attention des gouvernemens désireux de résoudre cette éternelle question des sans-travail, toujours aiguë en Australie. On avait longtemps entretenu le mal en exécutant des travaux publics inutiles[4]. La cause profonde de la surabondance des gens sans emploi dans ce pays si neuf était manifestement l’excès de la population urbaine ; pour le guérir, il fallait donc s’efforcer d’augmenter la population rurale, et donner aux sans-travail des terres dont la culture les ferait vivre, tandis que les métiers urbains étaient incapables d’assurer leur subsistance : settle the people on the land, placer les gens sur la terre, telle est la formule répétée à l’envi par tous les politiciens des antipodes ; et pour obtenir ce résultat, les diverses colonies ont, depuis une dizaine d’années et surtout depuis 1892, profondément altéré leur législation sur les terres.

Dans les lois passées par les diverses colonies de 1884 à 1888, le système de la vente à auction des terres publiques fut de plus en plus abandonné ou du moins fort restreint et remplacé par la vente à prix fixe soit au comptant, soit à paiemens répartis en quinze ou vingt annuités et sous condition de faire certaines améliorations, notamment des clôtures, dans un délai donné, et souvent aussi de résider sur la terre ; les étendues qui pouvaient être achetées par une même personne furent limitées à quelques centaines d’hectares, ce qui n’est pas énorme dans un pays tel que l’Australie. L’ensemble de cette législation était assez sage : elle empêchait l’accaparement du domaine public par des spéculateurs, comme cela avait eu souvent lieu antérieurement. Elle contenait, cependant, déjà le germe d’une intervention excessive de l’État dans les affaires des colons, et l’on pouvait y trouver la trace d’un esprit hostile à la grande propriété.

Ces dispositions se sont manifestées dans les lois plus récentes adoptées par toutes les colonies depuis 1890, sous la pression du parti ouvrier. La plus caractéristique est celle de la Nouvelle-Zélande, qui date de 1892.

Les traits distinctifs du régime actuel des terres, dit une publication officielle : The official year book of New Zealand, sont le résultat d’idées venues graduellement à maturité dans cette colonie depuis quelques années. Ils comprennent le principe de la possession du sol par l’Etat, combiné avec une tenure perpétuelle de l’occupant : State ownership of the soil <ith a perpetual tenancy in the occupier. La plus grande partie des terres de la couronne sont en conséquence non pas vendues, mais louées à baux emphytéotiques de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ans, c’est-à-dire pratiquement à perpétuité. Deux autres modes d’aliénation ont, cependant, encore été maintenus, mais ne doivent pas être appliqués à plus de 100 000 hectares par an : ce sont la vente au comptant, à prix fixe, et la location pour vingt-cinq ans ; dans ce dernier cas, l’occupant peut acheter le fonds après dix ans. La rente est fixée à 5 pour 100 du prix de vente au comptant dans le cas de location pour vingt-cinq ans et à 4 pour 100 seulement dans le cas de l’emphytéose. Les terres du domaine sont divisées en deux catégories : celles de la première se vendent au maximum 1 livre sterling par acre (62 fr. 50 par hectare), et nul n’a le droit d’en occuper plus de 256 hectares ; le prix maximum pour celles de la seconde est de 15 fr. 50 par hectare, et nul ne peut en occuper plus de 800 hectares. Si un colon possède déjà des terres en Nouvelle-Zélande, il faut défalquer leur surface de ces maxima de 256 et 800 hectares pour obtenir l’étendue qu’il peut encore acheter ou louer à l’Etat. Des précautions extrêmement minutieuses sont prises pour assurer la culture des lots par leurs occupans. Même dans le cas de vente au comptant, il n’est délivré à l’acheteur qu’un certificat d’occupation et il doit, avant sept ans, avoir fait des améliorations à raison de 62 fr. 50 par hectare s’il s’agit de terres de première classe ou de 31 fr. 25 pour celles de deuxième classe. C’est alors seulement qu’un titre définitif lui est remis. Pour les deux autres modes de tenure dont le dernier, le louage à neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ans, est le favori de l’administration, la réglementation est plus minutieuse encore : obligation à la résidence pendant sept ou dix ans de suite ; amélioration à raison de 10 pour 100 du prix de vente la première année, puis de 10 pour 100 encore en deux ans, puis encore de 10 pour 100 on six ans ; nouvelles améliorations ultérieures jusqu’à concurrence de 62 fr. 50 ou 31 fr. 25 suivant la catégorie à laquelle appartient la terre : voilà ce qu’on exige du colon.

L’ensemble de ces mesures constitue à notre sens un affaiblissement notable du droit de propriété et une immixtion tout à fait excessive de l’État dans les affaires privées des particuliers. Ce droit de possession primordial qu’on attribue à l’État sur toutes les terres n’est qu’un retour aux principes des despotismes orientaux où le souverain a un droit absolu sur les biens de ses sujets : que le souverain soit un, ou la moitié plus un, comme dans les démocraties, ce n’en est pas moins là une maxime détestable. Sans doute un bail de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ans équivaut en pratique à une tenure indéfinie. Mais l’atteinte morale au droit de propriété est grave, malgré tout. Il s’en trouve une autre dans ces améliorations qu’on exige des colons, dans cette surveillance de l’administration qu’on leur impose pendant de longues années. Sans doute, dans un pays neuf, l’Etat peut exiger quelques garanties qu’on n’achète pas une terre pour en attendre la plus-value sans la mettre en valeur ; il a surtout ce droit lorsqu’il accorde des facilités de paiement. Mais il est dangereux de le pousser trop loin : on en arrive vite ainsi à faire diriger les exploitations des particuliers par des fonctionnaires peu compétens, comme autrefois cet intendant de Bordeaux qui prétendait interdire à Montesquieu de planter des vignes. On habitue les cultivateurs à être tenus en tutelle, on affaiblit leur esprit d’initiative, on écarte tous les hommes énergiques qui veulent avoir leurs coudées franches. Enfin l’extension démesurée d’un système de baux emphytéotiques pourrait bien n’être pas sans danger pour les budgets de pays démocratiques où les considérations électorales pèsent toujours d’un si grand poids sur les gouvernemens. Sera-t-il toujours facile de faire payer ces rentes annuelles ? L’opinion publique n’obligera-t-elle pas à accorder des sursis, des remises dans les années malheureuses ? Ce sont toujours les finances de l’Etat qui souffrent le plus des expériences socialistes.

Ainsi compromis une première fois par la loi sur les terres de 1892, le droit de propriété n’a pas tardé à subir en Nouvelle-Zélande une autre et plus grave atteinte. Le gouvernement jugeant que le domaine public ne comprenait plus assez de bonnes terres, s’était déjà fait autoriser à traiter de gré à gré avec des particuliers pour leur en acheter. Une loi de 1894 lui a maintenant donné le droit d’exproprier toute personne, possédant un domaine d’un seul tenant dont l’étendue dépasse 400 hectares si la terre est propre à la culture, 800 hectares si elle est mi-agricole, mi-pastorale, 2 000 si elle n’est propre qu’à la pâture. Si le prix offert par le gouvernement n’est pas accepté, une Cour spéciale le fixe après expertise. Voilà donc un maximum imposé à l’étendue de la propriété foncière et un maximum fort peu élevé dans un pays neuf tel que la Nouvelle-Zélande, grande comme la moitié de la France et peuplée de moins de 700 000 habitans. C’est un premier pas vers le partage égal des terres. Sans doute cette loi n’est, en théorie du moins, qu’une mesure transitoire, votée pour six ans seulement. Mais qui peut garantir qu’elle ne sera pas rétablie au premier jour et peut-être aggravée ? Lorsqu’une fois on a ébranlé un principe aussi fondamental que la propriété, il ne dépend plus de ceux qui s’y étaient attaqués de le rétablir. Dans la pratique, d’ailleurs, la nouvelle loi paraît avoir déjà donné lieu à de graves abus provenant de l’immixtion de la politique dans son application.

Les autres colonies australiennes suivent l’impulsion donnée par la Nouvelle-Zélande. La Nouvelle-Galles du Sud, en 1895, a introduit, elle aussi, le principe de l’emphytéose : les homestead sélections que la nouvelle loi institue, sont des étendues de 512 hectares au maximum, mi-agricoles, mi-pastorales, qui sont louées d’abord pour cinq ans moyennant une rente fixée à 1 et quart pour 100 de la valeur du fonds. Au bout de ces cinq années le bail peut être transformé en bail perpétuel, la rente étant alors doublée ; en outre, — et c’est ici un pas de plus qu’en Nouvelle-Zélande, — l’occupant est tenu, en même temps qu’à certaines améliorations, à la résidence perpétuelle. L’autre trait le plus important de la loi, c’est le pouvoir accordé au gouvernement de reprendre aux squatters une portion des terres qui leur sont affermées, en leur accordant pour toute compensation une réduction proportionnelle de la rente qu’ils payent à l’État et une prolongation de bail pour ce qui leur est laissé. Sans avoir la même gravité que le système d’expropriation forcée établi en Nouvelle-Zélande, cette mesure n’en jette pas moins un trouble profond et une fâcheuse instabilité dans l’industrie pastorale.

Les fréquens changemens de la législation terrienne, auxquels se livrent depuis quelques années les colonies d’Australasie, sont en eux-mêmes un très grand mal. Toute œuvre agricole est une œuvre de longue haleine, nécessitant l’emploi de capitaux qui ne peuvent être amortis qu’après un grand nombre d’années ; plus que d’autres peut-être, les lois sur les terres devraient être empreintes d’un caractère de fixité presque absolue. Tant que les modifications ne s’appliquaient qu’à la manière d’aliéner le sol du domaine public, elles avaient relativement peu d’importance ; aujourd’hui qu’on prétend remanier la distribution de ce qui a déjà été vendu ou loué, l’instabilité des lois a pour conséquence l’instabilité dans la tenure du sol, ce qui est infiniment plus grave. Or depuis quinze ans la législation terrienne a été profondément remaniée trois fois en Nouvelle-Galles du Sud, autant en Victoria et en Nouvelle-Zélande, quatre fois dans le Queensland et l’Australie du Sud. « Avec ces changemens continuels, on ne peut plus rien entreprendre, me disait un jeune squatter, rencontré sur le paquebot qui me portait d’Australie au Cap de Bonne-Espérance ; je vais voir l’Afrique du Sud, et si le pays me paraît favorable je m’y établirai. « Voilà l’effet qu’une législation instable mais presque toujours hostile aux grands propriétaires de troupeaux, produit sur cet élément essentiel de la prospérité de l’Australie.

Les idées qui prévalent actuellement dans ce pays au sujet de la propriété, ont été inspirées en grande partie par le désir de donner des terres à l’excès inoccupé de la population urbaine, dépourvue de capitaux suffisans pour acheter la terre au comptant. L’œuvre est déjà difficile de transformer un ouvrier en cultivateur ; les colonies australiennes ne l’ont pas jugée pourtant assez compliquée ; elles y ont joint une expérience socialiste de culture du sol en commun. La Nouvelle-Zélande est entrée la première dans cette voie ; puis le mouvement a passé en 1893 sur le continent australien, où son caractère communiste s’est fort accentué, notamment dans Victoria et dans l’Australie du Sud. J’ai eu la bonne fortune de me trouver dans cette dernière colonie au moment où se faisait une enquête parlementaire sur les communautés créées par la loi de décembre 1893, sous le nom de village settlements, et j’ai pu me rendre compte des conditions dans lesquelles se poursuivait cette curieuse expérience.

La loi que je viens de citer prévoit la constitution de village associations devant comprendre au moins vingt personnes et auxquelles le gouvernement peut louer une étendue de terres de 64 hectares par tête, au plus ; il peut, en outre, leur faire une avance maxima s’élevant à autant de fois 50 liv. st. que l’association comprend de membres. Une somme de 6 fr. 25 par hectare doit être dépensée chaque année en améliorations (improvements). Au bout de trois ans, l’association commencera à rembourser les avances reçues de l’Etat, avec les intérêts à raison de 5 pour 100 l’an ; elle devra se libérer complètement en dix annuités. Chaque association sera dirigée par un board, comprenant au moins trois trustees élus par ses membres ou villagers et parmi eux ; les différends au civil seront réglés par arbitrage ; aucun membre n’aura, dans les terres louées à l’association, d’intérêt séparé et propre, en dehors du droit de possession et d’usage de la part qui peut lui être allouée par le board of trustees. Les règlemens qui organiseront le travail et l’existence dans les divers villages seront soumis à l’approbation du ministre des terres.

Celui-ci a d’ailleurs rédigé en personne un règlement modèle, qui a été adopté par presque toutes les associations sans changemens notables. Ce document, qui vaut d’être analysé, énumère d’abord les personnes qui ne peuvent être admises dans les villages, telles, par exemple, que les Asiatiques. Il n’est point interdit aux femmes de devenir membres des associations, mais, dans la plupart des cas, elles n’ont pas été admises, et les hommes seuls participent aux délibérations. L’admission d’un nouveau membre peut être prononcée par le board of trustees qui a qualité aussi pour décider l’expulsion de tout villageois en cas d’insubordination, de désobéissance aux règlemens, d’absence non autorisée, etc. L’expulsé peut, toutefois, en appeler à l’assemblée générale de l’association votant à la majorité simple. En cas d’expulsion, de démission ou de décès, toute la part d’intérêt du membre disparu fait retour à l’association ; l’héritage est donc supprimé ou du moins subordonné au bon vouloir des trustees, qui peuvent allouer un secours à la veuve ou à tel ou tel membre de la famille d’un villageois décédé, ou même leur transférer sa part. Les trustees sont les véritables omniarques de Fourier. Elus pour un an et rééligibles, ils sont au nombre de cinq et choisissent un président qui les convoque au moins une fois par mois. Leurs pouvoirs sont énumérés par le règlement on vingt articles et s’étendent à tout : ils sont chargés des relations de la communauté avec le gouvernement ; de la direction des travaux de culture de la terre, de construction des bâtimens et autres, ainsi que de toutes les industries qu’ils jugent bon d’établir ; de l’achat et de la distribution de tout ce qui est nécessaire à l’association et à l’entretien de ses membres ; de la vente de ses produits. Ils dirigent et surveillent le travail des villageois, en déterminent la durée ; peuvent leur interdire de se livrer à un travail, quel qu’il soit, s’ils le jugent nuisible aux intérêts de l’association ; administrent ses magasins et dépôts ; fixent les allocations qui seront faites aux villageois et à leurs familles sous forme de coupons à échanger contre des denrées dans les magasins ; veillent à la santé publique, au maintien du bon ordre et de la discipline ; ont le droit d’infliger des amendes jusqu’à concurrence de 250 francs, d’augmenter le nombre des heures de travail d’un villageois, ou de diminuer les allocations qu’il touche pour punir les infractions aux règlemens ; enfin ils nomment et révoquent le secrétaire, le trésorier, le médecin de l’association et tous autres employés, et en définissent les fonctions.

Les deux tiers des bénéfices seront distribués à titre de dividende, et toujours également entre les membres de l’association. Si l’un d’eux s’est trouvé incapable de travailler pendant un certain temps, sa part n’en sera pas diminuée.

Les villageois sont tenus d’être obéissans et respectueux à l’égard des trustees ; ils devront résider sur la portion de terrain qui leur aura été allouée par le board of trustees, sauf pendant les absences que celui-ci aura autorisées (un congé de quinze jours par an est de droit) ; ils ne devront entreprendre aucun travail particulier à l’intérieur ni à l’extérieur du village, ni acheter ou vendre quoi que ce soit, sans avoir reçu l’autorisation des trustees. Si l’assemblée générale décide que tout ou partie des gains des villageois, qu’ils aient été faits au sein de la communauté ou en dehors, doit être versée au fonds commun, ils sont tenus d’obéir. Les effets personnels de chacun d’eux, mobilier, vêtemens, livres, ustensiles déménage, restent leur propriété particulière, mais tous leurs outils et instrumens de production passent à l’association ; ils sont simples usagers du terrain qui leur a été alloué pour y habiter, et ne doivent pas en être considérés comme propriétaires ni même fermiers.

L’association est chargée de l’entretien des villageois : les trustees déterminent le nombre de coupons alloués à chacun d’eux suivant le nombre, le sexe et l’Age des membres de sa famille ; ils seront touchés tous les vendredis par les intéressés, qui recevront en échange, dans les magasins de l’association, des provisions de bouche et des vêtemens. Ces coupons leur assureront aussi des secours médicaux.

La dissolution de l’association pourra être prononcée par l’assemblée générale, à la condition que toutes les avances faites par l’Etat et les autres dettes, s’il y a lieu, aient été remboursées ; les terres pourront alors être partagées entre les membres.

Bien que les treize associations de village qui se sont organisées n’eussent pas plus de quinze à dix-huit mois d’existence au moment de l’enquête parlementaire d’octobre 1895, celle-ci a provoqué des révélations fort intéressantes sur les résultats de ces expériences communistes. Un fait en ressort d’abord très nettement : le déplorable état des finances de toutes les associations ; elles doivent à l’Etat, à des marchands, à tout le monde. Le maximum de 1250 francs par membre, avancé par l’Etat, est largement dépassé ; un seul des villages ne demande pas de nouvelles avances, mais se déclare dans l’impossibilité de commencer les remboursemens à l’époque prévue par la loi ; les dettes de la plus obérée des treize communautés atteignent 128 livres sterling (3 200 francs) par tête. Les supplémens d’avances demandés varient de 1 250 à 2 500 francs par villageois ; sans quoi, disent les témoins, nous serons obligés d’abandonner notre œuvre. Deux ou trois associations espèrent pouvoir s’en tirer, même si on leur refuse les avances nouvelles qu’elles réclament ; mais les termes dont se servent leurs membres, drag through, struggle through, indiquent que ce ne sera point sans grande peine. Les résultats obtenus sont-ils du moins en proportion des dépenses faites ? Il ne le paraît guère. Par défaut d’expérience, par manque d’union aussi entre les villageois, on a trop souvent travaillé en pure perte. Dans l’une des communautés, après avoir défriché une pièce de terre, on n’a pu s’entendre sur ce qu’il fallait y planter, et elle est restée en jachère ; ailleurs, pour satisfaire tout le monde, on a essayé simultanément quantité de cultures diverses, dont la plupart n’ont pas prospéré. L’aspect des villages est, du reste, misérable ; les maisons n’ont le plus souvent que deux, ou même qu’une seule pièce. A Murtho, l’un des villages relativement prospères, le coût de l’entretien d’un adulte n’est que de 2 sh. 6 d. (3 fr. 15) par semaine, vêtemens non compris, ce qui n’indique pas un standard of life bien élevé ; ailleurs on descend à 2 shillings (2 fr. 50). L’une des communautés est restée plusieurs mois sans viande, et cependant en Australie, même dans les grandes villes, le prix du mouton descend à 3 ou 4 pence (30 ou 40 cent.) la livre ; dans les campagnes, il est plus bas encore.

On s’explique ces déplorables résultats lorsqu’on est instruit des méthodes de travail en vogue dans les villages : « A sept heures et demie, répond le président de l’association de Gillen à la commission d’enquête, nous sonnons la trompe ; à huit heures, nous nous mettons au travail ; nous avons un quart d’heure pour fumer, entre dix et onze, puis nous dînons à midi. Le travail est repris à une heure ; à trois heures et demie, repos d’un quart d’heure, et à cinq heures nous rentrons chez nous. » C’est la journée non pas de huit heures, mais de sept heures et demie, qu’on applique ainsi, été comme hiver, à cette œuvre si étroitement dépendante des circonstances atmosphériques qu’est l’agriculture ! Le spectacle serait burlesque s’il n’était attristant. Il semble pourtant que les villageois soient parfois plus durs pour les membres de leur famille que pour eux-mêmes. A Holder, la Commission d’enquête arrivant, à six heures du matin, ne trouve personne dans les champs, qu’une femme coupant du vert pour les vaches : « Trouvez-vous bien qu’une femme soit dehors à travailler lorsque les hommes ne font rien ? demande-t-on au président de l’association. — Oh ! elle était sans doute dehors pour sa santé, « répond-il ironiquement. On constate d’ailleurs, dans ces villages, une répugnance générale à admettre les femmes à délibérer, bien qu’une campagne ardente et couronnée de succès ait été menée l’année précédente pour leur accorder les droits politiques dans cette colonie même de l’Australie du Sud.

Avec les mauvaises méthodes de travail, le manque d’entente entre les membres est la principale cause de l’insuccès de ces associations communistes : le despotisme des trustees organisé par les règlemens a été tempéré par de petites révolutions ; telle communauté a eu quatre présidens en quinze mois ; rarement les trustees sont arrivés au terme de leur mandat. Souvent on ne s’en est pas tenu aux discussions, mais des rixes, des agressions ont eu lieu sans qu’on pût obtenir le châtiment des coupables. « Votre agresseur a-t-il été puni ? demande-t-on à un trustee du village de Holder, assailli pendant qu’il travaillait. — Non. Beaucoup de villageois croient que la justice ne peut les atteindre ici et qu’il n’y a aucun recours. — Pensent-ils donc qu’ils peuvent commettre des agressions ou même des meurtres impunément ? — Oui. — Pourquoi ne vous êtes-vous pas plaint, conformément au règlement ? — J’ai été attaqué par un autre trustee, et j’aurais eu trois trustees sur cinq contre moi. » Le même témoin raconte qu’un villageois ayant été assailli et ayant eu un membre brisé, les trustees ont décidé son expulsion, mais l’assemblée générale a refusé de la voter ; nombreux ont été les autres cas de violence dans ce village ; partout il y en a, du reste, et partout la justice est aussi boiteuse. À Lyrup, ce sont des vols qui restent impunis, quoique les voleurs eussent été arrêtés. Les expulsions très nombreuses semblent, au contraire, avoir été prononcées pour des motifs futiles, parce que certains membres ne partageaient pas la manière de voir du parti dominant. Les départs volontaires ont été plus fréquens encore ; l’un des villages n’a plus que 9 membres au lieu de 23 ; un autre s’est scindé en deux portions, qui n’ont ensemble que 49 membres au lieu de 67 à l’origine ; un troisième est tombé de 100 à 65.

L’expérience a donc été triste, mais concluante. En présence de l’impossibilité d’obtenir un travail régulier et de maintenir l’ordre dans ces communautés, dont la plus vaste ne compte pourtant que 100 associés et 350 habitans en tout, il s’est formé dans chacune d’elles un parti individualiste, composé surtout de ceux qui ont quelque connaissance de l’agriculture, tandis que les anciens ouvriers des villes, les mechanics, restent en grande partie communistes. « J’étais un partisan de la coopération socialiste, déclare un témoin, mais, depuis, j’ai passé six mois ici ; le régime actuel ne vaut rien. » Et de toutes parts des villageois déclarent que le système est pourri, que jamais on ne réussira dans cette voie, que l’application de la journée de huit heures est absurde. « Etiez-vous communiste quand vous êtes arrivé ici ? demande-t-on à l’un des habitans du village de Pyap. — J’étais un grand partisan de la terre pour le peuple (the land for the people). Je croyais que nous allions être comme frères et sœurs. — Cela a-t-il marché ? — Non, j’ai vu que cela ne pouvait pas marcher. — Croyez-vous à « la terre pour le peuple » maintenant ? — Non, je crois à la terre pour moi. » Et le témoin demande qu’on répartisse la terre en lots individuels.

Il en coûte au gouvernement de l’Australie du Sud de se résigner à l’insuccès définitif de ces communautés de villages auxquelles on avait pompeusement donné les noms des divers membres du ministère qui les a instituées. Aussi se préparait-on à modifier la loi qui les régit, à porter à 100 livres sterling par tête l’avance maximum de l’Etat, à soumettre les associations à la surveillance étroite du ministre des terres, qui aurait le pouvoir de révoquer les trustees et d’expulser les villageois. Mais ceux-ci montrent la plus grande répugnance à laisser l’État s’immiscer dans leurs affaires. Tout fait prévoir que, malgré les modifications qu’on pourra y apporter, l’expérience échouera définitivement, comme elle a échoué, en somme, en Nouvelle-Zélande, sous une forme moins caractérisée, comme elle échoue aussi en Victoria, où les membres de ces associations sont fort redoutés de tous leurs voisins à cause de leurs habitudes de maraudage.

A côté des expériences communistes de culture du sol, on a tenté de favoriser la petite propriété individuelle en donnant aux agriculteurs de plus grandes facilités pour emprunter. Le besoin d’institutions de crédit foncier se fait certes vivement sentir dans les colonies australiennes ; les banques ordinaires s’y étaient, dans les dernières années, livrées, avec la plus grande exagération, aux prêts sur hypothèques, pour lesquels elles ne sont point faites, et il en était résulté la catastrophe financière de 1893 sur le continent australien, ainsi que le désastre plus récent de la Banque de Nouvelle-Zélande. Ces opérations sont très délicates dans des colonies où les terres ont été l’objet d’énormes spéculations qui en ont artificiellement enflé la valeur, et où l’existence d’un grand nombre de terres encore vacantes rend très difficile, en cas de vente forcée d’une propriété, d’en retirer une somme en proportion avec les améliorations qui y ont été effectuées. Néanmoins, c’est l’Etat qui veut encore se charger de cette œuvre d’autant plus périlleuse pour lui qu’il se voit sans cesse entraîné à céder à des considérations électorales dans l’application. La Nouvelle-Zélande est la seule colonie qui ait voté jusqu’à présent une loi organisant ce crédit foncier par l’État : en 1894, le gouvernement a reçu l’autorisation d’avancer aux colons des sommes ne devant pas dépasser les trois cinquièmes de la valeur de leur propriété, ni 62 500 francs en tout ; ces sommes sont remboursables en trente-six annuités de 6 pour 100, intérêt et amortissement compris. 75 millions de francs devaient être empruntés à cet effet ; la moitié le fut au printemps de 1895, et il y a un an, à l’ouverture de la session parlementaire, 10 millions avaient déjà été prêtés. Malgré cela, « beaucoup de colons, dit le discours d’ouverture du gouverneur, se plaignent que leurs demandes d’emprunt n’aient pas été prises en considération, comme elles auraient dû l’être. Toutefois la manière d’appliquer la loi ne dépend pas de mes ministres. Vous voudrez bien, j’espère, considérer sérieusement cette question. » Ceci veut dire évidemment qu’on compte se montrer plus coulant sur les conditions exigées pour être admis à recevoir des avances, et plus complaisant dans les évaluations des propriétés. Si récente que soit la loi, on peut déjà prévoir que les finances néo-zélandaises n’en seront guère améliorées. Les autres colonies s’apprêtent cependant à suivre cet exemple ; dans l’Australie du Sud, le gouvernement voulait même fonder une banque d’État qui aurait été à la fois crédit foncier, caisse d’épargne et banque d’émission[5]. Les grands réformateurs ne jugent jamais les questions assez compliquées et greffent sans cesse projets sur projets ; ceux du gouvernement sud-australien ont rencontré une grande opposition à la Chambre et n’ont pu être votés.

Le mouvement que toutes ces innovations en matière de législation terrienne prétendent favoriser, la transformation en agriculteurs de l’excès inoccupé des habitans des villes, est, certes, digne de l’être. Il ne faut pas se dissimuler toutefois que c’est une œuvre très difficile en toutes circonstances de faire un agriculteur d’un ouvrier des villes, surtout d’un ouvrier australasien, plus exigeant qu’aucun autre et qu’hypnotise le dogme des huit heures de travail. J’ai entendu bien souvent vanter à l’étranger le régime de la petite propriété française, mais il m’a semblé qu’on s’y rendait bien peu compte des habitudes de travail prolongé, de sobriété, d’économie des moyens et petits cultivateurs de notre pays ; l’idée d’appliquer à leur tâche la mesure uniforme des sept heures et demie de travail des villageois communistes de l’Australie du Sud ne leur serait assurément pas venue à l’esprit. Mais les idées hostiles au droit de propriété, au développement desquelles elle a servi de prétexte, et l’instabilité qui s’en est suivie, ont rendu tout à fait néfaste cette tentative de transformer des travailleurs urbains en agriculteurs. On n’a point satisfait ceux dont on voulait assurer le bonheur ; on a mécontenté, inquiété, et l’on commence à faire fuir les grands propriétaires qui ont fait jusqu’à présent la prospérité des colonies ; par contre-coup, on a atteint ces sans-travail mêmes qu’on voulait soulager. Un grand capitaliste ne me disait-il pas à Wellington, en Nouvelle-Zélande, qu’il avait renoncé à faire exécuter, dans une de ses propriétés, des travaux de drainage susceptibles d’occuper plus de cent hommes pendant plusieurs semaines, parce qu’on allait prochainement l’exproprier pour répartir son domaine en un grand nombre de petits lots ?


IV

Tout en s’efforçant d’en diminuer le nombre, les gouvernemens australasiens n’ont pas négligé de s’occuper des ouvriers des villes. Ceux-ci avaient cependant veillé à leurs intérêts d’eux-mêmes, et les métiers où la journée de huit heures n’est pas en usage sont rares. N’ayant pas légiféré à ce sujet, les gouvernemens ont du moins donné une consécration légale à la fête annuelle que les Trade-Unions célèbrent en l’honneur de la journée de travail « normale ». Cette fête n’a pas lieu en Australie le 1er mai, ni à la même date dans toutes les colonies. J’y assistai à Sydney le 7 octobre 1895. Tous les établissemens officiels étaient fermés ce jour-là, même les bureaux de poste à partir de 9 heures du matin ; les boutiques l’étaient également. C’était du reste une véritable fête, non une journée de manifestations. Le trait le plus caractéristique en fut la procession des syndicats, dans George Street, la grande artère de la ville : une interminable série d’énormes panneaux de toile, portés par douze hommes, couverts de figures allégoriques, avec les noms des corps de métier et des inscriptions de circonstance : « Huit heures de travail, de loisirs, de repos » ; — « Unis nous tenons ferme, divisés nous tombons » ; — « Unis pour protester, non pour nuire » (ceci pour les métiers qui n’avaient pas encore obtenu la journée de huit heures). Quelques chars aussi, avec tableaux vivans symboliques ; en tête l’un des principaux chefs des syndicats, assez mal à son aise sur un cheval, précédé de trois personnages accoutrés en gendarmes ; de place en place, d’autres chefs, ceints d’écharpes et d’insignes divers. L’ensemble était loin de valoir les cortèges du même genre en Europe ou en Amérique ; mais en ce pays sans armée, où l’on ne voit jamais d’uniformes, où les parades sont rares, beaucoup de monde se pressait au passage du cortège ; les enfans le précédaient ou l’accompagnaient comme ils font chez nous des troupes. La foule, très calme comme en tout pays anglo-saxon, approuvait sans bruit, riait, applaudissait fort rarement. Une seule fois elle se réchauffa un peu, c’était au passage d’un char symbolique sur lequel, d’un côté, un ouvrier ébéniste blanc travaillait posément à un meuble, tandis que de l’autre un individu déguisé en Chinois, sa longue tresse enroulée sur le sommet de la tête, se démenait comme un diable. Au-dessus était inscrit en grosses lettres : « Quel est votre homme ? » A l’accueil de la foule, on comprenait combien est intense l’animosité que la crainte d’une concurrence « déloyale », plus encore que la haine de race, inspire aux colons d’Australie contre les « Mongols ».

Les lois ouvrières ont donc surtout porté sur le travail des femmes et des enfans : c’est en Nouvelle-Zélande qu’on peut encore, sur ce point, se rendre le mieux compte des tendances dominantes en Australasie : « Sous bien des rapports, dit, avec orgueil, the official Year Book of New Zealand, nos lois sur le travail sont en avance sur la législation existante ailleurs… » Etudions donc ces lois, puisque c’est des antipodes aujourd’hui que nous vient la lumière.

Le travail des enfans au-dessous de 14 ans est absolument interdit : tant qu’ils n’ont pas 16 ans ils doivent justifier, pour pouvoir travailler, que leur instruction atteint un certain niveau. Aucune femme ni aucun enfant âgé de moins de 16 ans ne peut être employé pendant plus de huit heures par jour, ni entre 6 heures du soir et 8 heures du matin dans aucun atelier ou manufacture (workroom or factory), et ces mots s’entendent de tout bureau, bâtiment ou lieu quelconque où travaillent plus de deux personnes salariées ; les blanchisseries, boulangeries, laiteries, sont comprises parmi les manufactures, ce terme étant entendu dans son sens le plus large. Le travail du dimanche est interdit, et, en outre, comme le dimanche anglo-saxon est un triste jour de fête, toutes les femmes et les jeunes gens de moins de 18 ans doivent avoir au moins un demi-jour de congé par semaine. Par les lois de 1892 et 1894, cette prescription a été étendue aux boutiques et magasins de vente au détail : le travail des femmes et jeunes gens y est limité à neuf heures et demie par jour, repas compris, sauf un jour par semaine où il peut durer deux heures de plus. Depuis 1894, l’après-midi de congé accordée aux employés est la même pour tous, sauf dans quelques commerces spéciaux, et est déterminée par les autorités locales. Ce jour-là, tous les magasins et boutiques doivent être fermés à 1 heure ; sont exemptées les boutiques tenues par des Européens où eux et leurs enfans sont seuls employés et où l’on se livre à quelques commerces spéciaux : fruiterie, pâtisserie, etc. Toutes ces minuties, au milieu desquelles sont perdues quelques bonnes mesures, constituent au premier chef ce que l’on a si bien appelé grand motherly legislation, législation de grand’mère. Son premier inconvénient, c’est son manque d’élasticité. Malgré les vingt ou quarante jours où un travail supplémentaire de trois heures est permis, bien des industries, — notamment celle des confections, — qui comportent des alternances de morte-saison et de travaux pressés, en sont extrêmement gênées. Elle donne lieu à des tracasseries sans nombre. On est unanime surtout à se plaindre du shops and shop’s assistants act, loi sur les magasins de vente au détail. La permission de vendre des fruits et des gâteaux, mais non des légumes ou du pain, pendant la demi-journée de congé, a donné lieu à des discussions byzantines sur la nature de quelques produits tels que les tomates, d’autant que les mêmes commerçans sont parfois boulangers et pâtissiers, vendeurs de fruits et de légumes. On les oblige à faire disparaître de leurs étalages celles des denrées dont la vente est interdite. Un commerçant me racontait qu’il avait eu de sérieux ennuis parce que les fenêtres du premier étage de son magasin étaient ouvertes pendant le demi-congé pour cause de réparation. Ce sont là de petits faits, mais c’est leur accumulation qui rend insupportables à tous ces lois insuffisamment mûries et tracassières, qui finissent par décourager le commerce et l’industrie.

Malgré elles d’ailleurs et malgré les mesures plus ou moins semblables adoptées par les autres colonies d’Australasie, on n’en retrouve pas moins dans les grandes villes, à Melbourne surtout, d’effroyables misères et tous les excès du sweating system, exactement comme dans l’East-End de Londres. Il sévit surtout dans les industries de la confection et de l’ébénisterie, où se pratique en grand le travail à la tâche à domicile. Chose curieuse, lorsqu’on a entendu les déclamations des démagogues contre la grande industrie et ces « bagnes » que sont les vastes ateliers ! le gouvernement de Victoria a cru devoir proposer, pour remédier au mal, d’interdire le travail à domicile dans un grand nombre de cas, et d’obliger à le concentrer dans des manufactures. On espère ainsi supprimer la concurrence que font aux ouvrières dont les travaux d’aiguille sont le seul gagne-pain, celles qui ne cherchent en s’y livrant qu’à se procurer un superflu. On y arrivera sans doute ainsi, mais ne craint-on pas de priver aussi de tout moyen d’existence des femmes qui sont obligées de rester chez elles pour veiller sur des enfans en bas âge et qui ne pourront plus travailler ? Ce même anti-sweating bill contient aussi des dispositions draconiennes à l’égard des Chinois dont la concurrence est l’une des principales causes des bas salaires dans l’ébénisterie. Tout local où travaille même un seul Chinois est considéré comme une manufacture et tombe sous le coup des règlemens qui les concerne. On espère ainsi élever le standard of life des Célestes, et par suite leurs salaires ; de plus il leur est interdit de travailler, fût-ce à domicile, entre 5 heures du soir et 7 heures du matin. Arrivera-t-on ainsi à supprimer le sweating ? Il est à craindre que non, car les causes profondes du mal sont dans l’énorme afflux d’immigrans de toute sorte qui se sont précipités à Melbourne depuis la découverte de l’or, et particulièrement pendant le boom, la période d’énorme spéculation, de 1880 à 1890 où cette ville a passé de 282 000 à 490 000 habitans. Dénués d’habileté professionnelle, unskilled workers pour la plupart, ces nouveaux venus ont dû se réfugier dans les métiers qui exigent peu ou point d’apprentissage et s’y font une effroyable concurrence. Le mal existe d’ailleurs aussi bien dans les professions libérales : un médecin français, qui est aujourd’hui l’un des premiers de Melbourne, ne me disait-il pas que certains de ses collègues en étaient arrivés à soigner leurs cliens, auxquels ils fournissaient encore les médicamens, moyennant un abonnement de 6 pence (63 centimes) par semaine ! Croire qu’il sera possible de faire disparaître en un jour, par une législation hâtive, les conséquences malheureuses de l’exagération de la population urbaine dans ce pays sans grande industrie, c’est se faire de singulières illusions sur la puissance des lois.

Le régime fiscal des colonies australiennes porte, comme les lois sur le travail et sur les terres, la marque de l’esprit avancé de leurs gouvernemens. Aux droits de douane, aux locations et ventes de terres domaniales, aux recettes des divers services publics — postes, chemins de fer de l’Etat et autres, qui avaient longtemps formé, avec des droits de succession et quelques autres taxes indirectes, la presque totalité des revenus de l’État — sont venus se joindre, depuis quinze ans, des impôts directs ; l’impôt foncier et l’impôt sur le revenu existent dans les plus importantes des colonies australiennes. Ce qui les caractérise, c’est l’application du principe progressif et surtout les nombreuses exemptions. Tous les revenus inférieurs à 5 000 francs sont exemptés d’impôt en Australie du Sud et à Victoria ; tous ceux au-dessous de 7 500 en Nouvelle-Galles et Nouvelle-Zélande. Pour l’impôt foncier, les exemptions dans cette dernière colonie s’appliquent à tout propriétaire ne possédant pas plus de 12 500 francs de biens fonds ; les hypothèques sont déduites de la valeur du fonds, tandis que les créances hypothécaires y sont ajoutées. Sur 90 000 propriétaires de la colonie, 12 000 seulement paient ainsi l’impôt foncier, et les publications officielles s’en félicitent hautement. De même l’introduction toute récente (1895) des impôts foncier et sur le revenu en Nouvelle-Galles du Sud, avec les mêmes exemptions à peu de chose près qu’en Nouvelle-Zélande, ne doit atteindre que 60 000 contribuables dans ce pays de 1 200 000 habitans. C’est un singulier principe, dans une démocratie, que de vouloir exempter d’impôts la grande majorité des électeurs et les soustraire ainsi à toute responsabilité. Les véritables indigens devraient seuls être dispensés de contribuer aux charges publiques. La seule base rationnelle d’un régime électif doit être no representation without taxation, pas de représentation sans taxation ; c’est le corollaire nécessaire et tout aussi juste du fameux principe no taxation without representation au nom duquel s’étaient soulevées les colonies anglaises d’Amérique.

Les taxes successorales, beaucoup plus anciennes que les impôts dont nous venons de parler, revêtent en Australie ce caractère curieux d’être hautement progressives en raison de la valeur de la succession tout en ne variant pas ou presque pas avec le degré de parenté. En Nouvelle-Galles, où l’impôt est le plus modéré, il est de 1 pour 100 au-dessous de 125 000 francs, atteint 4 pour 100 à 625 000 et monte à 5 pour 100 au-dessus de 1 250 000 même en ligne directe. A Victoria, de 2 pour 100 au-dessous de 175 000 francs, il passe à 4 pour 100 pour 250 000, puis croît graduellement jusqu’à 7 pour 100 pour 1 million et 10 pour 100 au-dessus de 2 millions et demi. Les veuves et les enfans paient seuls demi-droit si la succession est inférieure à 1 250 000 francs. Dans l’Australie du Sud, le taux de 5 pour 100 en ligne directe est déjà atteint à 175 000 francs, celui de 7 et demi pour 100 à 1 million, 10 pour 100 à 5 millions seulement. En dehors de la ligne directe, les successions sont frappées de 5 pour 100 au-dessus de 50 000 francs, de 7 pour 100 au-dessus de 125 000, de 10 pour 100 à 5 00000. Il y a là une tendance tout à fait hostile au principe même de l’héritage.

Le respect des traditions ne saurait arrêter les colonies australiennes dans la voie des innovations hasardeuses ; elles semblent croire qu’elles ont pour mission de guider le monde vers le progrès. Maintes innovations petites et grandes y sont promises, non seulement par des individualités sans mandat, mais par les gouvernemens eux-mêmes. Celui de la Nouvelle-Zélande s’apprêtait l’été dernier à déposer un Fair Rent bill, un projet de loi instituant des cours spéciales auxquelles les fermiers pourraient demander la réduction de leurs fermages ; la fixation des salaires des médecins par la loi, l’interdiction de toute poursuite pour dettes au-dessous de 500 francs, la journée de huit heures obligatoire pour les adultes, de plus grandes facilités pour le divorce, voilà ce que promettent divers ministres.

La plupart des lois aventureuses que nous avons passées en revue ne datent que d’un très petit nombre d’années ; les idées socialistes qui couvaient depuis longtemps en Australie et s’y faisaient jour peu à peu ont vu leur puissance fort augmentée à la suite de la grave crise financière de 1892-1893, due aux excès de spéculation qui l’avaient précédée. Quelques expériences, comme celles de culture communiste, sont cependant déjà jugées. L’ensemble de cette législation ne peut encore l’être complètement, mais son hostilité contre le capital est certes l’une des causes qui contribuent le plus à maintenir l’Australie dans un état de dépression économique.


V

La hardiesse des colons australiens en matière sociale, leur dédain pour les traditions, — les préjugés, diraient-ils plutôt, — de la vieille Europe, les a encore entraînés dans un autre champ d’innovations : ils ont accueilli le féminisme avec autant d’ardeur que le socialisme. La Nouvelle-Zélande en 1893, l’Australie du Sud en 1895 ont accordé aux femmes les droits électoraux politiques, et il s’écoulera sans doute peu d’années avant que les autres colonies n’aient fait de même. Avec quelques États de l’Union américaine, le Colorado, le Wyoming, l’Utah, les deux colonies que nous venons de citer sont les seuls pays où les femmes aient le droit de vote à toutes les élections.

Cette émancipation politique surprend plus en Australasie qu’en Amérique : dans le Nouveau Monde, on est si habitué à voir la femme absolument libre, elle concourt avec l’homme pour l’exercice de tant de professions, que, si opposé qu’on puisse être en principe au suffrage des femmes, on n’est point choqué, d’abord, de les voir l’exercer. En Australasie, la situation de la femme se rapproche beaucoup plus de ce qu’elle est en Angleterre que de celle où elle se trouve en Amérique : plus libre que sur le continent européen, elle l’est moins absolument qu’aux États-Unis. La loi ici a quelque peu devancé les mœurs, comme c’est souvent le cas aux antipodes et dans tous les pays où des politiciens de profession occupent la scène, cherchent à étonner les spectateurs, et surtout à satisfaire les plus bruyans d’entre eux. Si certains groupes s’agitaient avec véhémence et réclamaient à grands cris l’extension de l’électorat aux femmes dans les colonies qui l’ont adopté, comme ils le font encore dans celles qui ne s’y sont pas décidées jusqu’à présent, la masse du public, et du public féminin surtout, ne tient nullement à cette réforme. Dans les classes supérieures, l’indifférence des femmes est complète à ce sujet. J’ai pu en parler avec un grand nombre d’entre elles, à Melbourne, à Sydney, en Nouvelle-Zélande ; elles m’ont répondu, sans exception, qu’elles ne se souciaient nullement du droit de vote. Dans les classes populaires, et surtout dans la petite bourgeoisie, un certain nombre y attache sans doute plus d’intérêt, mais, de l’avis de tous, les seules qui tiennent véritablement à l’émancipation politique, ce sont les femmes de lettres, les professeurs, institutrices ; et encore, m’a-t-on dit souvent, celles qui sont séparées de leur mari, dont la vie privée est malheureuse, dont le caractère est aigri. C’est naturellement ce groupe qui se fait entendre ; la grande masse reste silencieuse précisément parce qu’elle est indifférente.

Au fond, tout ce mouvement féministe n’est guère qu’un vaste humbug, imaginé par des politiciens en quête d’agitations toujours renouvelées, des déclassés et des cerveaux brûlés, mais qui dispose en Australie de deux soutiens puissans. Le premier est le parti ouvrier, parce que les extrêmes de la démocratie confondent toujours les mots changement et réforme, et aussi parce que les femmes des classes ouvrières, entièrement dénuées d’éducation politique, voteront dans le même sens que leurs maris, pensent les chefs des syndicats, tandis que la plupart de celles des hautes classes s’abstiendront. Le second soutien du mouvement, qu’on retrouve très puissant en Amérique, en Angleterre, en tout pays anglo-saxon, c’est le parti de la tempérance, ou plutôt de la prohibition, qui rêve la suppression complète du commerce des boissons alcooliques, et auquel le concours des femmes est absolument acquis. Si les femmes des classes moyennes et inférieures se désintéressent moins que celles des classes supérieures de l’obtention du droit de vote, si surtout un grand nombre en usent aujourd’hui qu’il leur a été conféré, c’est parce qu’elles sentent agir vivement autour d’elles, sur leurs pères, leurs maris, leurs frères, l’influence néfaste de l’alcool et qu’elles sont les premières à en souffrir, elles et leurs enfans.

En effet, si les femmes ne désirent pas vivement être admises à l’électorat en Australie, — et cela est incontestable pour tout observateur de bonne foi, — elles se servent cependant de leurs droits avec assez d’ardeur une fois qu’ils leur ont été donnés : aux élections du 28 novembre 1893 en Nouvelle-Zélande, les premières et jusqu’à présent les seules faites dans cette colonie sous le nouveau régime électoral, sur 139 915 femmes majeures, 109 461, soit 78,2 pour 100 s’étaient fait inscrire sur les listes électorales[6], et 90 290 ou 64,5 pour 100 avaient pris part au vote. La proportion des hommes ayant voté était un peu plus forte, 72,2 pour 100. La question de la vente des liqueurs alcooliques avait joué un très grand rôle dans la campagne électorale, et le parlement issu, de cette élection, a voté des lois nouvelles réglementant plus sévèrement le commerce des spiritueux. Le parti prohibitionniste a donc obtenu une partie des résultats qu’il désirait et continue dans les autres colonies à soutenir le mouvement féministe.

Si important qu’il puisse être de mettre un frein au fléau de l’alcoolisme, il est cependant grave d’opérer une réforme sociale et politique aussi profonde que l’admission des femmes à l’électorat, non pour ce qu’elle vaut en elle-même, mais pour des causes accessoires. Le parti prohibitionniste et le parti ouvrier, sans l’appui desquels les femmes attendraient longtemps encore leurs droits politiques, n’ont vu dans ce changement qu’un moyen de procurer un plus grand nombre de sectateurs aux causes qu’ils soutenaient. C’est bien là un exemple du plus grand mal des États modernes : la subordination de toutes choses à l’intérêt électoral ; le vote des mesures les plus graves, sans considérer leurs qualités intrinsèques et leurs conséquences futures, simplement pour les résultats immédiats qu’on en peut attendre, pour les voix qu’elles peuvent valoir aux partis qui les ont soutenues.

Cette ardeur même des femmes en faveur de la prohibition de l’alcool, qui leur a valu les sympathies du tempérance party, ne provient-elle pas elle-même des penchans de leur nature qui rendent précisément le moins désirable leur participation au gouvernement ? N’est-elle pas un témoignage de leur tendance à se décider non d’après des raisonnemens, mais d’après des sentimens, à aller par suite aux extrêmes, à n’admettre aucun terme moyen ? N’est-elle pas surtout une preuve de la faveur avec laquelle elles envisagent la grand motherly legislation, la « législation de grand mère » qui voudrait protéger les hommes contre tout danger et toute tentation, les enfermer dans un réseau de prescriptions minutieuses rappelant les soins, la surveillance de tous les instans dont ont été entourées les premières années de leur vie. Les femmes élèvent des enfans qui voteront plus tard, pourquoi ne voteraient-elles pas elles-mêmes ? ai-je souvent entendu dire en Australie. N’est-ce pas précisément parce qu’en appliquant au gouvernement des hommes les principes qui dirigent l’éducation des enfans en bas âge, on n’arriverait qu’à affaiblir l’initiative, l’énergie individuelle, les qualités vraiment viriles, que le suffrage féminin est au contraire dangereux ? « Les gens de ce pays sont incapables de rien faire sans l’Etat », me disait déjà avec une nuance de dédain un Américain avec lequel je voyageais en Nouvelle-Zélande. Les élections de 1893, où les femmes ont voté pour la première fois, n’ont fait que fortifier le ministère socialiste qui gouverne cette colonie.

Il y a de curieuses contradictions chez les promoteurs du mouvement féministe. Ce sont gens « avancés » qui ont sans cesse à la bouche le grand nom de Darwin et la théorie de l’évolution. Pourquoi prétendent-ils alors faire en un seul jour de la femme l’égale de l’homme, alors que sa position subordonnée pendant des séries de siècles, — si ce n’est sa nature originelle, — en a fait une créature fort différente. En Nouvelle-Zélande, on fonde aujourd’hui des ligues pour l’éducation politique des femmes, qui est nulle dans les classes inférieures, disait la présidente de l’une d’elles, femme d’un ancien ministre grand partisan de la réforme. N’eût-il pas mieux valu essayer de commencer cette éducation avant de leur mettre entre les mains un bulletin de vote ? Il est étrange aussi que les mêmes groupes qui préconisent l’assimilation des deux sexes et réclament, outre l’électorat, l’éligibilité des femmes et leur admission à toutes les professions, protestent d’autre part contre leur emploi dans les manufactures non seulement parce que ce travail est nuisible à leur santé, mais parce qu’il les empêche de vaquer aux soins du ménage et détruit le foyer familial. Une simple ouvrière aura cependant moins de préoccupations, une fois son travail terminé, qu’une femme député, médecin ou avocat. D’ailleurs la nature ne permet pas à la femme, comme à l’homme, d’assurer la conservation de l’espèce en exerçant un métier avec continuité. La femme n’est pas inférieure à l’homme, soit ; mais elle est différente, c’est-à-dire inférieure par certains côtés et supérieure par d’autres. Qu’on laisse donc son activité s’exercer dans la sphère où cette supériorité est démontrée.

Ainsi que nous l’avons dit, les lois ont devancé les mœurs on Australasie et la proportion des femmes qui travaillent en dehors de leur ménage y est moindre qu’en Amérique. D’après le recensement de 1891, sur une population féminine totale de 1 440 000 personnes, dont 1 060 000 âgées de plus de 15 ans, 318 000 étaient classées comme gagnant leur vie (bread winners) ; 133 000 d’entre elles étaient rangées dans la catégorie des domestiques ; 70 000 étaient ouvrières ; 37 000, employées à des travaux agricoles ; 33 000 exerçaient des professions libérales ; 23 000 appartenaient à la classe commerçante comme patronnes ou employées ; 22 000 se livraient à des métiers divers. Nous ne possédons malheureusement de renseignemens relatifs aux occupations des femmes à des époques antérieures que pour la seule colonie de la Nouvelle-Galles du Sud ; elles peuvent néanmoins donner une idée du mouvement qui les porte de plus en plus à se créer une situation indépendante. Le nombre total des femmes néo-galloises était de 337 000 en 1881, de 515 000 en 1891 ; il avait ainsi augmenté d’un peu plus de moitié ; le nombre des femmes gagnant leur vie avait dans le même temps presque doublé, passant de 48963 à 89 502. L’augmentation la plus remarquable était celle qui se manifestait dans les professions libérales, qui occupaient 4 288 femmes en 1881 et 10 402 en 1891. C’est de ce côté surtout que le féminisme tend à les pousser.

Parallèlement à ce mouvement, il s’en produit un autre très significatif : le retard de l’âge du mariage. En 1883 la proportion des jeunes mariées mineures était en Nouvelle-Galles du Sud de 28,17 pour 100 ; en 1892, elle était tombée à 23,55. Le même fait se retrouve en Victoria : pendant la période de 1881 à 1890, la proportion moyenne des jeunes mariées au-dessous de 21 ans avait été de 21 pour 100, et pour celles de 21 à 25 ans, de 43,2 pour 100. En 1893, les chiffres correspondans n’étaient que de 17,4 et 39,8. Dans la Nouvelle-Zélande enfin, où les mariées mineures formaient 29,4 pour 100 du total en 1882, elles ne comptaient plus que pour 19,7 en 1893. Lorsque la femme gagne sa vie par elle-même et que les mœurs laissent à la jeune fille une grande indépendance, elle a moins de hâte de se marier. Souvent, d’ailleurs, le mariage la forcerait à renoncer à sa position. « J’occupe huit jeunes filles de 20 à 25 ans, me disait un commerçant en Nouvelle-Zélande ; elles gagnent de 25 à 30 francs par semaine ; pas une seule n’est fiancée, et en Australasie comme en Angleterre les fiançailles sont souvent longues ; si elles se mariaient, je ne pourrais les garder ; du reste, pourquoi se presseraient-elles : elles gagnent aisément leur vie et sont parfaitement indépendantes ? » Pourquoi se presseraient-elles en effet ? Seulement, se mariant tard, leurs enfans seront moins nombreux. Sans doute il ne faut pas sacrifier l’indépendance de la femme ni lui interdire toute occupation étrangère aux soins du ménage dans l’unique dessein de rendre la natalité plus forte. Mais il ne convient pas non plus d’exagérer une tendance qui, légitime et conforme à la marche de la civilisation si elle est contenue dans de justes limites, deviendrait fort dangereuse si elle était exagérée. Or c’est cette exagération que produit inévitablement le féminisme à outrance.

L’égalité des sexes est une expérience sociale de plus pour les colonies australiennes : elles n’hésitent devant aucune. Si elles méprisent les erremens du vieux monde, elles devraient cependant ne pas oublier que leur propre grandeur, la prospérité économique qu’elles ont si rapidement atteinte, leur est venue de l’initiative individuelle, de l’énergie de leurs colons, de ces qualités qu’elles ne peuvent qu’énerver en plaçant tous les citoyens sous la tutelle efféminante de l’Etat, et qui leur permettraient assurément de surmonter la crise où des exagérations de spéculation les ont jetées depuis quelques années. On voudrait espérer que toute cette législation aventureuse n’est qu’une maladie passagère due à une croissance trop hâtive, et que le bon sens pratique de la race anglo-saxonne empêchera l’Australasie de s’engager plus avant dans cette voie. Si elle le faisait, si elle compromettait gravement ainsi son avenir, l’Europe sera peut-être du moins instruite par son exemple : c’est pourquoi nous avons cru qu’il n’était pas sans quelque intérêt d’étudier les expériences sociales auxquelles on se livre aux antipodes.


PIERRE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 1er juin 1896.
  2. D’après le nombre des catholiques : 801 000 sur 3 801 000 en 1891.
  3. Le Paradis des ouvriers, par M. Siebenhaar (Revue socialiste, janvier 1896).
  4. Les excès de construction de voies ferrées ont été très grands, notamment dans la colonie de Victoria, où il se trouve 227 kilomètres, dont les recettes kilométriques n’atteignent pas 1 000 francs par an et 820 qui ne font pas leurs frais d’exploitation, sur 5 000 kilomètres au total.
  5. Le papier-monnaie d’État existe déjà dans le Queensland.
  6. En Australasie, tout nouvel électeur doit demander son inscription, qui n’est pas faite d’office ; en certaines colonies, il faut même se faire réinscrire tous les trois ans, ou chaque année.