L’Australie et la Nouvelle-Zélande/01

L’Australie et la Nouvelle-Zélande
Revue des Deux Mondes4e période, tome 135 (p. 539-575).
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L'AUSTRALIE
ET LA NOUVELLE-ZÉLANDE

Les possessions anglaises dans le Pacifique du Sud, le continent d’Australie et les grandes îles de la Nouvelle-Zélande sont le plus splendide monument du génie colonisateur de la race britannique. Exclus de la plus belle partie de l’Amérique à la fin du siècle dernier par leurs propres descendais, les Anglais ont tourné leur activité vers les régions bien plus lointaines des antipodes, et l’empire colonial qu’ils y ont édifié en cent ans est plus riche et plus populeux que ne l’était en 1776 celui qu’ils ont perdu. Sans doute la nature les a beaucoup aidés et, sans l’énorme émigration qu’y attirèrent les mines d’or au milieu du siècle, l’Australie ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. Mais il est vrai de dire aussi que sans la longue préparation, sans les efforts persévérans accomplis avant leur découverte, les gisemens aurifères n’auraient pas joui d’une pareille force d’attraction, n’auraient pu produire des effets aussi puissans et aussi durables : la fortune vient rarement à ceux qui ne lui ont pas un peu frayé le chemin. S’il apparaît aujourd’hui quelques manques de proportion et d’équilibre dans cet édifice si rapidement construit, si la hardiesse de ses ha-bilans actuels semble plutôt tendre à le compromettre par des remaniemens et des innovations hasardeuses, il n’en demeure pas moins un étonnant témoignage du génie de l’architecte. L’Australasie est le chef-d’œuvre de la colonisation anglaise. Elle est de plus aujourd’hui, outre un centre de production d’une extraordinaire activité, le théâtre d’expériences sociales de toute sorte. Elle mérite donc à tous les titres l’attention des Européens.

I

La route d’Amérique est aujourd’hui la plus courte pour se rendre en Nouvelle-Zélande ; même pour atteindre les provinces orientales, les plus importantes de l’Australie, elle peut encore rivaliser avec celle du canal de Suez. Il n’en faut pas moins trente-deux jours au minimum pour qu’un voyageur ou une lettre partis d’Angleterre atteignent Auckland, la ville la plus importante, bien qu’elle ne soit plus la capitale de la Nouvelle-Zélande. J’avais suivi cette voie, mais non avec cette rapidité, et après un séjour de quatre mois en Amérique m’étais embarqué pour la traversée du Pacifique qui dure dix-neuf jours, et dont la monotonie est heureusement interrompue par deux charmantes escales aux îles Hawaï et Samoa. Je suis le seul Français à bord ; parmi mes compagnons, se trouve pourtant un Californien, fils de Français, naturalisé Américain, qui, bien que n’ayant jamais été visiter la France, en parle encore quelque peu la langue ; tous les autres passagers sont Américains ou Anglais, des îles Britanniques ou d’Australie. Presque tous les Américains nous quittent à Honolulu, la capitale d’Hawaï, où nous arrivons après huit jours de mer. C’est une charmante petite ville qui n’a guère que trois ou quatre rues à l’européenne près du port, et qui disparaît presque tout entière au milieu des cocotiers, des palmiers de toute espèce, des jardins remplis d’arbustes, d’arbres même couverts de fleurs éclatantes. En s’élevant un peu sur les collines, à l’arrière de la ville, la vue est splendide sur la ceinture verte de palmeraies, entrecoupées de rizières et de plantations de cannes à sucre ou de bananiers, qui couvre la plage et s’avance jusqu’au bord même de la mer. Les collines de l’intérieur sont couvertes de broussailles où paissent quelques troupeaux qui, comme les plantations et les plus belles maisons de la ville, appartiennent aux Américains, depuis longtemps maîtres de l’archipel au point de vue économique. Depuis deux ans ils se sont aussi emparés du pouvoir politique, ont déposé et emprisonné la pauvre reine Liliuokalaui et organisé la République hawaïenne. Ils avaient pourtant toute l’influence qu’ils pouvaient désirer sous la monarchie indigène, dont la Constitution avait institué deux chambres pour lesquelles les étrangers avaient le droit de vote ! Mais les planteurs de cannes voulaient profiter des avantages que le gouvernement américain fait aux producteurs de sucre nationaux et espéraient lui forcer la main et l’obligera annexer l’archipel : depuis deux ans, la République d’Hawaï joue le rôle, passablement ridicule, d’un pays qui demande à être incorporé à un autre qui n’en veut pas. Si beaucoup de jingos américains seraient heureux d’étendre l’influence de la Confédération dans le Pacifique, une partie plus calme de l’opinion repousse toute annexion en dehors de l’Amérique, surtout lorsqu’il s’agit d’un petit archipel à population bigarrée où les conflits de race sont perpétuels et pourraient entraîner des difficultés extérieures.

Il y a de par le monde beaucoup de pays bilingues, trilingues même comme la Suisse, mais les populations de différente origine occupent en général des territoires distincts. Je ne crois pas qu’il existe une seule contrée où l’on puisse voir autant de races diverses qu’à Hawaï, vivant entremêlées dans les mêmes villes et les mêmes campagnes, mais à ce point distinctes que, lorsque le gouvernement veut se faire bien entendre de tous, — pour réclamer le paiement des impôts, par exemple, — il fait afficher ses avis en cinq langues : anglais, hawaïen, portugais, chinois et japonais. Les pauvres indigènes ne sont plus aujourd’hui qu’une minorité sur la terre de leurs ancêtres. De 200 000 qu’ils étaient lorsque Cook découvrit leurs îles, ils sont tombés à moins de 40 000, portant la peine de la facilité avec laquelle ils se mêlaient aux autres races, et succombant en foule aux maladies et aux vices que leur apportaient les aventuriers blancs et jaunes : la lèpre, la phtisie, bien d’autres fléaux encore, joints à l’usage immodéré des boissons alcooliques, voilà ce qui a produit la décroissance des Hawaïens comme des hommes de même race qui habitent toute la Polynésie, et non je ne sais quelle loi mystérieuse de la disparition d’une race inférieure devant une race supérieure. Ceux mêmes qui leur ont voulu du bien, comme les missionnaires, ont souvent aggravé les maux qu’ils espéraient guérir, en imposant aux indigènes de brusques changemens d’habitude et l’usage de vêtemens compliqués. Lorsque les Européens ont voulu mettre en valeur les ressources naturelles des îles, ils se sont aperçus qu’ils avaient détruit un instrument nécessaire sous ces climats trop chauds pour leur permettre de travailler. Ils ont alors amené d’abord des Chinois, puis, voyant de redoutables concurrens dans ces patiens travailleurs, des Européens acclimatés, des Portugais des Açores, qui prospèrent, d’ailleurs, admirablement, et sont devenus en grande partie petits propriétaires après avoir travaillé aux plantations des Américains. Depuis quelques années, d’autres Jaunes viennent en foule auxquels on n’ose interdire comme aux Chinois l’entrée de l’archipel, parce qu’ils ont des canons et savent s’en servir. Bref 40 000 indigènes et métis, 24 000 Japonais, 15 000 Chinois, 13 000 Portugais, 4 000 Américains, 3 000 Européens — Anglais et Allemands surtout, avec quelques Norvégiens, Français et Italiens — voilà l’extraordinaire mélange de races qui peuple Hawaï. Peut-être les blancs s’apercevront-ils bientôt qu’ils ont travaillé pour d’autres que pour eux.

Les indigènes polynésiens sont submergés dans cette foule ; ce n’est pas ici qu’on peut les bien voir : mais à Samoa, où j’accoste huit jours plus tard, il n’en est plus de même. A peine arrivons-nous en rade de la petite ville d’Apia, où vivent presque tous les trois cents Européens de l’archipel, que nous sommes entourés des barques des indigènes qui s’offrent à nous conduire à terre. Les bateliers montent sur le pont, de beaux hommes, très grands, musculeux, d’une couleur de bronze clair, les traits presque européens, les cheveux bizarrement teints en blanc par la chaux ou en roux par la poussière de corail, une couronne de feuillage sur la tête, les reins ceints d’un simple pagne qui laisse voir les plaques bleues de leur tatouage sur le dos et les jambes. A terre, la ville européenne n’est qu’une rue le long de la plage ; tout autour, les cocotiers ombragent de leurs palmes vertes, balancées en haut des grands troncs élancés, les langues de sable jaune qui s’avancent dans le bleu profond de la mer, aussi bien que les pentes des collines assez élevées qui la dominent ; sous les arbres, dans leurs grandes huttes ovales, au toit en forme de calotte que supportent des piquets de deux pieds de haut, et dont une mince cloison de jonc ne ferme qu’une partie du pourtour, des indigènes dorment ou causent, la tête appuyée sur une bûche de bois en guise d’oreiller ; dans un ruisseau qui descend à la mer, des femmes et des enfants se baignent en jouant. C’est bien le cadre idyllique du Mariage de Loti, car toutes ces îles enchanteresses de la Polynésie, Tahiti, Samoa, Tonga, se ressemblent. Ici du moins il y a peu de blancs ; point de Chinois ; et l’on est agréablement surpris d’apprendre que le nombre des indigènes s’accroît au lieu de diminuer. Les deux défauts de ces gens si gais, si aimables, sont la paresse et l’amour de la guerre : les Anglais et les Allemands qui font à Samoa le commerce du coprah ont dû importer des îles Salomon, dans le voisinage de la Nouvelle-Guinée, des travailleurs dont la peau foncée, les cheveux laineux et le visage prognathe contrastent avec le beau type des Samoans. Ceux-ci, vivant de racines et de fruits, dédaignent toute occupation, à moins qu’ils ne se battent : les guerres des fidèles du vieux roi Malietoa, qui vit paisiblement près d’Apia dans une jolie villa à l’ombre des cocotiers, et des partisans de son rival Mataafa ont rempli les trois îles de l’archipel pendant ces dernières années, sans heureusement les ensanglanter beaucoup. Samoa, moins important qu’Hawaï, avec ses 35 000 habitans, presque tous indigènes, est sous un triple protectorat anglais, allemand et américain ; mais le gouvernement des Etats-Unis se désintéresse de plus en plus de ces terres lointaines. Après les avoir quittées, nous apercevons encore dans le lointain les îles Tonga, ou des Amis, le dernier archipel indépendant de l’Océanie. Une fois le cent-quatre-vingtième méridien franchi, nous sommes dans les parages où domine exclusivement la Grande-Bretagne.

En arrivant à Auckland, après plusieurs mois passés en Amérique, j’éprouvai l’impression d’être revenu en Europe, et de débarquer dans un port anglais. Dans cette ville, située presque exactement aux antipodes de Séville, le caractère exclusivement britannique de la population saute aux yeux, non seulement par les types des passans rencontrés dans les rues, mais par l’aspect général de la ville et des environs. Plus de ces immenses maisons à dix, quinze, dix-huit étages, comme on en voit même dans les villes secondaires d’Amérique ; plus de tramways électriques sillonnant toutes les voies importantes, mais des rues calmes quoique assez animées, et bien tenues ; dans les environs, sur les pentes de la colline volcanique du mont Eden, ou sur les rives rocheuses de la baie, les cottages en bois des habitans, avec leurs petits jardins, plantés d’arbres verts et cachés aux regards indiscrets des passans par des haies aux feuilles persistantes, ou de simples clôtures en bois. La position de la ville est excellente, à la racine de la longue et étroite péninsule que l’île septentrionale de la Nouvelle-Zélande projette vers le nord, sur une grande baie profonde, abritée par des îles et des promontoires des tempêtes du large, et à trois kilomètres seulement d’un autre port, sur la côte opposée de la péninsule, dont l’entrée est malheureusement obstruée par une barre de sable ; les Anglais ont, certes, bien choisi le lieu de leur premier établissement en Nouvelle-Zélande.

En même temps que le type anglais des choses et des gens, d’autres caractères me frappaient que je devais retrouver dans toute l’Australasie : ainsi, l’insignifiance de l’élément indigène, dont on ne rencontre presque aucun représentant à Auckland. Les colonies australiennes devraient à cette circonstance le bonheur d’ignorer les querelles de race, si la présence de Chinois, qu’on rencontre en grand nombre dans les bas quartiers, ne révélait l’existence, non pas encore d’un péril, mais du moins d’une question jaune qui se pose partout sur les côtes du Pacifique. L’un des principaux élémens de prospérité de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, les gisemens de métaux précieux, m’était encore signalé par la spéculation locale sur les mines d’or des districts de Thames, situées à quelque quinze lieues d’Auckland, au-delà du golfe d’Hauraki. En revanche, l’autre grande source de richesse de ces pays, l’élevage du mouton, n’existe guère dans cette partie de la Nouvelle-Zélande.

L’ensemble des grandes colonies britanniques des Antipodes, que les Anglais désignent sous le nom d’Australasie, forme un tout remarquablement homogène, sans rien du mélange extraordinaire de races que l’on trouve aux Etats-Unis : les mêmes élémens de prospérité ont favorisé leur développement, les mêmes causes de force et de faiblesse se trouvent dans les sociétés qui s’y sont constituées. Toutefois, l’histoire de leur formation et même leur état actuel sont caractérisés par quelques différences qui tiennent à la nature des lieux, du sol et du climat, aussi bien qu’à l’a diversité des populations indigènes que les hommes de notre race ont rencontrées d’une part en Australie, de l’autre en Nouvelle-Zélande lorsqu’ils sont venus s’y établir, il y a un siècle à peine. Sur une carte, le contraste entre le massif continent australien, dont la moitié appartient à la zone torride, et les îles aux côtes capricieusement découpées de la Nouvelle-Zélande, frappe d’abord les yeux, et l’esprit conçoit aussitôt les diversités de climat et de végétation qui doivent résulter des différences géographiques.

L’archipel de la Nouvelle-Zélande, situé aux antipodes de l’Espagne et du golfe de Gascogne, comprend deux grandes îles et à l’extrême sud la petite île Steward, et s’étend sur une surface égale à la moitié de celle de la France. Malgré sa taille exiguë c’est une terre de violens contrastes et d’étrangetés. Dans l’île du Nord, à la même distance de l’Equateur que l’Andalousie et la Sicile, on trouve le même climat favorisé, un peu plus doux même en hiver, un peu moins chaud en été, tandis qu’à l’extrémité de l’île du Sud, où la latitude correspond à celle de la Bretagne, les immigrans d’Ecosse, qui l’ont surtout peuplée, s’ils ont un peu moins de brume et de froidure en hiver, n’ont pas à subir des étés plus chauds que ceux de la mère patrie.

La côte du sud-ouest est découpée en fiords profonds, où les montagnes tombent droit dans la mer, et qui surpassent même ceux de la Norvège, grâce à la variété et à l’exubérance de la végétation qui recouvre leurs bords partout où le rocher n’apparaît pas à nu. D’immenses glaciers, dont le plus grand a 30 kilomètres de long sur 2 de largeur moyenne, y descendent jusqu’à 200 mètres à peine au-dessus du niveau de la mer, au milieu des forêts toujours vertes. Le plus haut sommet des « Alpes » néo-zélandaises, le mont Cook, atteint 3 700 mètres, 1 100 de moins que le Mont-Blanc ; mais, dans le sud de la Nouvelle-Zélande, la ligne des neiges perpétuelles est plus basse qu’en Suisse, et l’ensemble de la chaîne de montagnes, vue des plaines de Canterbury, qui s’étendent au pied du versant oriental, n’est pas moins grandiose que les véritables Alpes. Les grandes nappes d’eau qui s’allongent dans les vallées méridionales des mêmes montagnes ajoutent encore à la ressemblance, et les bords du lac Wakatipu ou du lac Te-Anau ne le cèdent guère en beauté à ceux du lac des Quatre-Cantons. L’île du Nord contient moins de sites imposans que l’île du Sud, mais elle est plus étrange, grâce aux extraordinaires phénomènes qu’y font naître les forces volcaniques toujours en activité. Les environs du lac de Rotoroua sont semés de geysers, de sources chaudes, de mares de boue bouillante ; dans le vallon de Whakarewarewa, les colonnes de vapeur sortant de terre s’élèvent de tous côtés. Malheureusement le plus beau de ces sites a été détruit il y a dix ans. La Terrasse blanche et la Terrasse rose, se faisant vis-à-vis sur les deux rives du petit lac de Rotomahana, étaient une merveille unique au monde. Formées par les incrustations séculaires des sources minérales, elles descendaient en gradins vers le lac, au milieu des fougères arborescentes ; l’eau bouillante des geysers qui les dominaient et d’autres sources du voisinage alimentaient le lac qui se déversait dans un autre situé plus bas par un large ruisseau d’eau chaude. La nuit du 9 au 10 juin 1886, une colline que nul ne croyait être un volcan s’entr’ouvrit tout à coup, vomit de la lave et des cendres ; de violentes secousses de tremblemens de terre se succédèrent de dix en dix minutes. Lorsque le jour se leva, le 10 juin, à midi seulement, le lac de Rotomahana n’existait plus : toute la luxuriante végétation des environs avait disparu ; cent personnes avaient péri. Aujourd’hui de mornes champs de lave s’étendent à la place des fameuses terrasses, et, dans le pays environnant, les tranchées des routes permettent de voir que le sol primitif a été recouvert de près d’un pied de cendre. Il existe encore plusieurs terrasses blanches, moins belles que celle qui a été détruite, mais la Terrasse rose était unique. Les geysers de Whakarewarewa et de Wairoki, les fumerolles, les sources chaudes répandues à profusion ne suffisent pas encore à l’échappement des vapeurs souterraines ; les tremblemens de terre y sont très fréquens et au centre de l’île se trouve un grand massif volcanique dont l’activité n’est pas tout à fait éteinte. On l’aperçoit de loin, en arrivant du nord, lorsqu’on traverse l’île en voiture ; la masse énorme du Ruapehu se dresse à 2 700 mètres, couverte de neige en hiver sur la moitié de sa hauteur, flanquée à droite du cône régulier du Ngauruhoe, d’où s’échappe une spirale de vapeur, et du cône tronqué du Tongariro, étincelans de blancheur eux aussi et dominant les eaux bleues du lac Taupo. Le coup d’œil paraît d’autant plus imposant qu’on a traversé pendant de longues heures de mornes plateaux mamelonnés, couverts seulement de fougères, où de rares lambeaux de bois attachés aux flancs de quelques collines sont tout ce qui reste des anciennes forêts qu’ont ravagées les incendies.

La végétation, là où elle subsiste encore, est ce qu’il y a de plus magnifique à la Nouvelle-Zélande. Tous les arbres indigènes sont à feuilles persistantes, mais ils n’ont pas l’uniformité, la raideur qui rend trop souvent tristes les forêts de pins et de sapins des pays du Nord, et leurs feuillages ont les teintes les plus variées du vert. Le plus beau de ces arbres, le kauri, qui atteint parfois quarante mètres de hauteur, dont les premières branches se détachent du tronc à vingt mètres, ne pousse plus aujourd’hui que dans la longue péninsule septentrionale, au nord d’Auckland ; son aire était bien plus étendue jadis, comme en témoigne la curieuse industrie de la gomme fossile : l’extraction de cette résine de kauri enfouie dans le sol, et provenant d’anciennes forêts, est une des industries importantes du pays. Dans l’année 1893, il en avait été retiré plus de 8 000 tonnes valant 6 millions et demi de francs, et la valeur totale de la gomme extraite depuis quarante ans atteint 170 millions. C’est une matière assez semblable à l’ambre par son aspect et les usages auxquels elle se prête. Le kauri est le plus grand, le plus utile des arbres de la Nouvelle-Zélande ; les autres bons bois de construction y sont rares. Mais c’est le sous-bois, plus encore que les arbres de haute futaie, qui fait le charme et la beauté de ces forêts. J’en fus émerveillé, surtout, dans un petit bois séparé seulement par un pli de terrain du sinistre vallon de Tikitere, au sol nu et jauni, troué de solfatares, entrecoupé de mares de boue huileuse, que de gros bouillons soulèvent lourdement pour en laisser échapper des vapeurs fétides. A trois cents mètres de ce site désolé, je me trouvais au milieu des fougères arborescentes, dont les grands troncs s’élèvent jusqu’à quinze ou vingt pieds pour s’épanouir en une couronne d’immenses frondaisons ; parmi toutes les espèces variées se distingue la silver-fern, avec l’envers de ses feuilles d’un blanc d’argent. Des lianes qui entrelacent le sous-bois en font un fourré aussi inextricable qu’en une forêt vierge des tropiques ; les troncs des grands arbres jaillissent tout droits, entourés d’une dentelle de délicates fougères grimpantes ; et d’autres fougères encore tapissent partout le sol. De l’autre côté du bois, au fond d’un ancien cratère aux pentes abruptes, mais verdoyantes, dort un petit lac d’un bleu laiteux, qui jadis était bouillant, s’il faut en croire la tradition.

Ce pays, d’une végétation si riche, était, avant l’arrivée des Européens, d’une étonnante pauvreté en animaux : point d’autres mammifères que des rats et les chiens des indigènes, point de serpens non plus, quelques lézards ; les oiseaux avaient d’assez nombreux, mais étranges représentans. Le plus extraordinaire était le moa, gigantesque animal coureur, aux ailes rudimentaires, comme l’autruche, et proche parent de l’Epyornis de Madagascar, île avec laquelle la Nouvelle-Zélande offre plus d’une curieuse analogie sous le rapport de la flore et de la faune. Le moa est aujourd’hui une espèce éteinte ; mais ses os énormes et ses plumes même se trouvent dans nombre de cavernes, et on suppose que sa disparition est très récente. J’ai vu dans les musées des villes de la Nouvelle-Zélande plusieurs exemplaires de son squelette haut de quatre mètres et de ses œufs longs d’un pied. Il reste aujourd’hui quelques petits oiseaux de la même famille, les kiwis ou aptéryx, et les weka, incapables de voler. L’absence des oiseaux chanteurs rend tristes les belles forêts de la Nouvelle-Zélande ; mais les perroquets abondent. L’un d’eux, le kea, a donné un curieux exemple d’évolution des instincts ; c’est un des plus redoutables ennemis des éleveurs de moutons. Il s’abat sur le dos des animaux, arrache la laine, déchire les chairs et va droit sans hésiter à la graisse qui entoure le rein, dont il se nourrit, sans toucher aux autres parties de l’animal. L’introduction du mouton en Nouvelle-Zélande date de moins d’un siècle, et le kea, qui est un oiseau indigène, ne pouvait vivre auparavant que d’insectes : c’est un curieux mystère que ce changement de régime et la formation de ce nouvel instinct.

Les hommes qui peuplaient seuls la Nouvelle-Zélande avant l’arrivée des Européens ne sont pas moins étranges que les animaux, les plantes et le sol lui-même. Les Maoris font partie de cette intéressante et quelque peu mystérieuse race polynésienne qui peuple tous les archipels du Pacifique oriental. Il suffit de les voir pour le reconnaître, et leur langue le prouve aussi. Lorsque Cook, en 1770, explora les côtes de la Nouvelle-Zélande, un indigène de Tahiti qu’il avait emmené, lui servit d’interprète. J’ai entendu moi-même, aux îles Hawaï, un de mes compagnons de voyage, colon de la Nouvelle-Zélande, s’adresser en maori aux indigènes qui comprenaient sans difficulté cette langue d’un pays dont deux mille lieues les séparent. D’après les traditions et les arbres généalogiques conservés par les prêtres, les Maoris ne seraient en Nouvelle-Zélande que depuis vingt-sept générations, c’est-à-dire depuis le XIIIe siècle. Ils quittèrent, disent-ils, l’île de Hawaïki, à la suite d’une guerre civile, s’embarquèrent dans deux grands canots, Tainui et Arawa, et abordèrent en deux points qu’ils désignent nettement sur la côte nord-est de l’île septentrionale de la Nouvelle-Zélande, la seule où ils aient jamais formé une population assez dense. On conserve, au musée de Wellington, capitale de la colonie, un morceau de bois qu’on dit avoir appartenu au Tainui. La position exacte de l’île de Hawaïki reste douteuse : c’est évidemment la même île dont disent venir les habitans d’IIawaï qui ont, racontent-ils, nommé leur nouvelle patrie en souvenir de l’ancienne ; l’opinion la plus généralement admise, c’est qu’Hawaïki n’est autre que Savaii, la plus grande des îles Samoa.

Les Maoris ont singulièrement changé de genre de vie après leur émigration : ils sont, comme le Kea, devenus féroces. Tous les archipels polynésiens ont été déchirés par des guerres fréquentes ; mais à la Nouvelle-Zélande la guerre ne cessait jamais. C’était la pensée constante, le plaisir même de tous les indigènes ; la vendetta était une obligation rigoureuse et la tribu entière prenait fait et cause pour celui de ses membres qui avait été outragé par une tribu voisine. Leurs ennemis une fois vaincus, ils mangeaient les morts et les prisonniers : c’était une croyance commune qu’en se nourrissant du cœur et du cerveau d’un ennemi, on acquérait son courage et son intelligence. Les habitations des chefs étaient ornées des têtes fumées et momifiées des vaincus. Sans doute, l’absence de tout mammifère dans le pays avait contribué à faire naître le cannibalisme. Sous le climat humide et relativement froid de la Nouvelle-Zélande, les Polynésiens ne pouvaient se contenter de fruits et de racines comme dans les archipels équatoriaux, et la chair humaine pouvait seule leur fournir une nourriture animale. Malgré leur férocité et quoiqu’ils ignorassent l’usage des métaux, les Maoris n’étaient pas des sauvages : ils cultivaient les patates qu’ils avaient apportées d’Hawaïki, tissaient avec les fibres du Phormium tenax les grands manteaux dont ils se vêtaient et qui étaient couverts de plumes pour les chefs. Leurs armes étaient des haches de pierre polie fixées à un manche en bois à l’aide de fibres de phormium ; avec leurs outils, en pierre aussi, ils exécutaient des ciselures si délicates qu’on a cru longtemps qu’ils connaissaient, sans vouloir l’avouer, l’usage des métaux : les proues et les poupes de leurs grands canots de guerre, dont j’ai vu un exemplaire long de 25 mètres, étaient ainsi ciselées et incrustées de nacre, de même que les parois des maisons des chefs et des whare-puni ou maisons d’assemblée des tribus dont l’une, conservée au musée de Wellington, a 13 mètres de long sur 5 de large et 3m,50 de hauteur au centre. Ils sculptaient même le corps humain, se couvrant de tatouages compliqués, qu’il fallait se reprendre à cinq fois pour compléter ; les chefs portaient ainsi sur leur visage leur blason et leur généalogie. Aujourd’hui encore beaucoup de femmes se tatouent les lèvres et le menton. Les Maoris avaient une mythologie : outre les dieux principaux, ils croyaient à des esprits cachés dans chaque objet de la nature. Certains de leurs mythes ne manquaient pas de grâce. Ainsi le ciel était pour eux l’époux de la terre qui, séparé d’elle, verse des larmes que nous appelons pluie et auxquelles la terre répond par des soupirs qui sont les brouillards.

Les premières rencontres des Européens avec ce peuple intelligent, mais féroce, furent sanglantes : dès 1643 l’équipage d’un canot du navire de Tasman fut massacré et aucun blanc n’aborda plus en Nouvelle-Zélande jusqu’en 1769. Cook put alors échapper à la mort grâce à ses fusils et parvint plus tard à entrer en relations avec les indigènes ; ils refusaient ses cadeaux, et lui demandaient ses armes à feu ; se procurer des fusils devint dès lors l’idée fixe des Maoris ; ils en obtinrent quelques-uns des baleiniers qui commençaient à fréquenter ces mers. Un chef, Hongi, après avoir visité Sydney, se fit conduire en 1820 en Angleterre, et en revint avec des présens de George IV qu’il échangea en Australie contre des armes à feu. Les guerres entre tribus, relativement peu meurtrières avec les anciennes armes de pierre, devinrent dès lors d’épouvantables massacres : en un seul jour, Hongi tua sept cents de ses ennemis, dans une île du lac Rotoroua ; son rival, Te Rauparaha, qui s’était procuré lui aussi des fusils en envoyant un de ses cousins faire le voyage d’Angleterre, extermina presque entièrement les Maoris de l’île du Sud. Dans cette période, d’assez nombreux aventuriers blancs s’étaient mis à vivre parmi les tribus, adoptant les mœurs des indigènes et désignés à cause de cela sous le nom de Pakehas-Maoris ou Maoris-étrangers ; ils étaient bien reçus, parce qu’ils savaient entretenir et réparer les armes et jouaient un rôle important dans les guerres.

Jusqu’en 1840, il ne vint pas se joindre à ces aventuriers d’autres blancs que des missionnaires dont les premiers étaient arrivés vers 1814 ; s’ils ne purent déterminer leurs féroces convertis à cesser de s’entre-tuer, ils les détachèrent du moins peu à peu du cannibalisme, en introduisant des animaux domestiques qui prospérèrent. C’est à leur instigation que les principaux chefs signèrent en février 1840 le traité de Waitangi, par lequel la Confédération des Tribus-Unies de la Nouvelle-Zélande acceptait le protectorat anglais. À ce moment même la France se préparait à prendre possession des îles. Une Compagnie nanto-bordelaise de la Nouvelle-Zélande, fondée en 1837, avait acquis l’année suivante, d’un capitaine baleinier, Langlois, quelques centaines d’hectares de terre, qu’il avait achetés aux Maoris d’Akaroa dans l’île du Sud. A la demande de cette société et d’un de ces aventuriers comme il y en a tant dans notre histoire, le baron Thierry, qui avait essayé de se créer un royaume en Nouvelle-Zélande, le gouvernement français envoya la corvette l’Aube chargée de prendre possession de l’île du Nord, puis de celle du Sud et le transport Comte-de-Paris qui devait débarquer soixante émigrans à Akaroa. L’Aube arriva trop tard, en juillet 1840 ; le gouverneur anglais déclara que la possession de l’île du Nord entraînait celle de l’île du Sud et envoya aussitôt un navire de guerre planter le drapeau britannique à Akaroa. Quelques-uns des émigrans du Comte-de-Paris y restèrent pourtant, et de nombreux noms français s’y trouvent encore. La Nouvelle-Zélande, si salubre et dont le climat est si voisin du nôtre, aurait été pour la France une admirable colonie ; on est malheureusement en droit de se demander si nous aurions eu assez d’esprit de suite pour en poursuivre le développement, pour ne pas abandonner même cette terre éloignée où il fallut pendant trente ans batailler avec les indigènes.

Aussitôt que les Européens arrivèrent en nombre et firent mine de s’établir à demeure, la guerre commença. C’est la question des achats de terre qui fut l’origine de presque tous les conflits : le sol était la propriété collective des tribus, dont plusieurs prétendaient souvent avoir des droits sur le même territoire ; d’autre part des colons avaient fréquemment acheté de bonne foi des terres à des individus pour les cultiver. Aussi la lutte fut-elle plutôt, sauf peut-être de 1860 à 1870, une série de soulèvemens locaux qu’une guerre nationale. Elle fut des plus sanglantes, quoique les Maoris respectassent désormais les morts et traitassent bien les blessés. Embusqués dans les bois ou retranchés dans leurs pa entourés de palissades, et construits avec une véritable science de la fortification, mettant en œuvre toutes sortes de ruses pour tromper leurs ennemis, les indigènes soutinrent souvent le choc de forces anglaises très supérieures. L’affaire du pa de la Grille, en 1864, est une des plus typiques de cette guerre. Le général Cameron avec 1 700 Anglais s’y heurta à 200 Maoris et égara d’abord son feu sur un retranchement ébauché et surmonté d’un pavillon, à 100 mètres sur le côté de la forteresse. Quand il eut enfin découvert la ruse et fait brèche avec son canon, le feu des défenseurs cessa, comme s’ils décampaient, pour ne reprendre que lorsque les assaillans furent presque à bout portant. Entrées pourtant dans le fort, mais fusillées au milieu des retranchemens intérieurs, les troupes anglaises furent prises de panique et s’enfuirent en laissant plus de cent des leurs sur le terrain. Les Maoris s’esquivèrent pendant la nuit par petits groupes, et les Anglais trouvèrent le lendemain, parmi de nombreux morts, un soldat blessé, encore vivant, près de qui était une écuelle pleine d’eau que les Maoris avaient dû chercher en traversant deux fois les lignes ennemies.

La guerre, presque ininterrompue de 1860 à 1870, avait eu pour cause la décision prise par un gouverneur de traiter pour l’achat des terres avec les occupans de fait sans tenir compte des droits des tribus. L’établissement, dès 1865, d’une cour spéciale pour déterminer ces droits conformément aux coutumes indigènes contribua beaucoup à la pacification. Pourtant il y eut encore, même après 1870, quelques troubles sérieux, occasionnés par la secte religieuse des Hauhaus, qui prétendait combiner le christianisme et l’ancien paganisme ; en 1881 on dut envoyer 2 000 hommes pour arrêter un prophète, Te Whiti. Enfin en 1883, le roi Tewhiao, reconnu pour chef par presque toutes les tribus de l’île du Nord, se réconcilia avec le gouvernement, et des ingénieurs purent traverser le district sauvage et jusqu’alors dangereux du « Pays du roi » pour y étudier un tracé de chemin de fer. Aujourd’hui, la sécurité est complète dans la Nouvelle-Zélande, dont les districts les plus reculés sont parcourus par des services de voitures publiques ; il ne s’y trouve même plus de troupes anglaises.

Devant l’énorme majorité de la population européenne toute tentative de révolte serait vaine, et les indigènes le savent. Dès 1863, il y avait en Nouvelle-Zélande 160 000 blancs contre 50 000 à 60 000 Maoris, et même dans l’île du Nord, les premiers l’emportaient en nombre. Depuis, les Européens sont devenus beaucoup plus nombreux, les indigènes ont décru. De 100 000 qu’ils étaient sans doute au commencement du siècle, il n’en reste plus aujourd’hui que 42 000. Leur ardeur à s’entre-détruire, les maladies, le changement d’habitudes ont provoqué cette diminution, qui semble à peu près enrayée aujourd’hui[1]. Ils sont chrétiens, s’habillent pour la plupart à l’européenne ; leurs enfans fréquentent les écoles ; presque tous savent lire et écrire en maori, et le plus grand nombre parlent aussi l’anglais. On n’en voit presque pas dans les villes de la côte ; mais lorsqu’on parcourt l’intérieur de l’île du Nord, leurs villages, semés de loin en loin sur les pentes des collines, sont à peu près les seules habitations qu’on rencontre. Ils vivent par petites agglomérations dans des cabanes spacieuses, à doubles parois de joncs, maintenues par des cadres en planches, surmontées d’un toit à double pente ; le faîte en est à huit ou dix pieds de hauteur, mais il descend sur les côtés à trois ou quatre pieds du sol, et forme en avant de l’entrée un auvent où les Maoris se tiennent le plus souvent. Les indigènes n’ont pas à se plaindre de la domination anglaise : ils possèdent plus de deux millions et demi d’hectares de terres dont beaucoup sont, il est vrai, situées dans les sols pauvres du centre de l’île du Nord. La plus grande partie de ces terres est la propriété collective des tribus qui se font des revenus importans en les louant aux Européens. La propriété individuelle existe pourtant aussi chez les Maoris, et la cour de justice spéciale qui s’occupe des questions relatives aux terres des indigènes a plusieurs fois, à leur demande, divisé certaines propriétés des tribus entre leurs membres. Cependant l’idée de la communauté des biens reste encore fortement enracinée : un journal néo-zélandais racontait, pendant mon séjour, qu’un Maori s’étant avisé d’organiser un service de voitures entre une petite ville et la gare voisine, tous les indigènes de sa tribu se crurent aussitôt le droit de s’en servir gratis et, lorsqu’il leur demandait le prix de leur place, ils lui répondaient que, s’ils devaient payer, ils pouvaient tout aussi bien se servir de la voiture des Pakehas (Européens). Devant cet état d’esprit, notre homme dut renoncer à son entreprise.

Les Maoris sont représentés au parlement de la Nouvelle-Zélande par quatre députés élus au suffrage universel, qui ont tous les droits de leurs collègues blancs. L’un d’eux, M. Hone Heke, est même l’orateur le plus disert de toute rassemblée et fort populaire parmi les colons. Les Anglais n’ont aucun préjugé de couleur contre les indigènes, et les coudoient partout sans répugnance. D’après le dernier recensement, 250 Européens avaient épousé des femmes maories et l’on comptait 4 865 métis, 650 de plus que cinq ans auparavant. Il semble bien que la destinée finale des indigènes soit d’être non pas détruits, mais absorbés dans la population blanche, dont le type n’en sera guère modifié, vu son énorme prépondérance.

Les indigènes ne forment plus qu’un seizième des habitans de la terre de leurs ancêtres : même dans l’île du Nord les colons sont sept fois plus nombreux qu’eux. Les 630 000 qui, en 1891, se trouvaient en Nouvelle-Zélande n’y sont pas venus seuls. Ils ont amené avec eux les animaux, les plantes du vieux monde, auxquels le climat n’a pas été moins favorable qu’aux immigrans eux-mêmes. Sous cette invasion étrangère, le pays est devenu tout différent : des millions de moutons, des centaines de milliers de bœufs et de chevaux peuplent les pâturages de cette contrée où les mammifères n’étaient presque pas représentés : les poissons d’Europe remplissent les rivières : des oiseaux du vieux monde ont été introduits aussi. Plusieurs espèces de l’ancienne faune sont menacées de destruction, comme l’aptéryx, comme le rat maori lui-même, qui disparaît devant le rat d’Europe. La vigoureuse flore indigène a mieux résisté : malgré les incendies, malgré l’exploitation des forêts, souvent destructrice, les beaux arbres et les fougères de la Nouvelle-Zélande subsisteront pour lui conserver son individualité. Les plantes du pays ont dû cependant partager leur ancien domaine avec celles qu’ont importées les colons : les céréales, le tabac, les orangers dans l’île du Nord, les herbes même de l’Angleterre. Près des villes et des côtes, ce ne sont pas seulement les habitans, c’est le cadre même qui est devenu européen ou plutôt cosmopolite ; car, à côté des arbres indigènes et de ceux de l’Angleterre on peut y voir l’eucalyptus d’Australie et le gracieux pin ou araucaria de l’île Norfolk, dont la ramure régulière semble former une série de vasques, de plus en plus petites à mesure qu’elles sont plus près de la cime.

Les villes elles-mêmes, de moyenne étendue, bâties presque toutes au bord de la mer, en pente sur des collines où s’étagent des cottages entourés de jardins, que séparent des haies de grands géraniums et où fleurissent des camélias en pleine terre, sont des cités anglaises transportées sous un climat plus doux. Très calmes dans les hauts quartiers, assez tranquilles même dans ceux du port où se concentre le mouvement des affaires, elles n’ont pas l’exubérance des villes américaines, même moins importantes, ni tout leur luxe de moyens de communication mécanique ; elles paraissent plus âgées qu’elles ne le sont réellement, car aucune ne dépasse sensiblement la cinquantaine. La Nouvelle-Zélande a quatre centres principaux : deux dans l’île du Nord : l’ancienne capitale, Auckland, qui est encore la plus importante avec ses cinquante mille habitans et la nouvelle, Wellington, plus centrale, sur le détroit de Cook qui sépare les deux îles, mais peuplée seulement d’un peu plus de trente mille âmes. Les deux centres de l’île du Sud, Christchurch et Dunedin qui ne le cèdent l’une et l’autre que de quelques milliers d’habitans à Auckland, ont chacun leur physionomie particulière et portent encore l’empreinte de leur origine confessionnelle. Christchurch, la seule ville néo-zélandaise qui ne soit pas sur la côte, a été fondée en 1860 sous les auspices d’une association anglicane présidée par l’archevêque de Canterbury : elle s’élève au milieu des grandes plaines qui portent aujourd’hui le nom de la métropole de l’Eglise d’Angleterre, sur les bords d’une petite rivière tout anglaise d’aspect, aux rives ombragées de saules pleureurs, qui traverse avant d’entrer dans la ville un parc planté lui aussi d’arbres d’Europe. La cathédrale anglicane se dresse, seule, au milieu de la place qui forme le centre de la ville, témoignant ainsi des idées religieuses des premiers colons, arrivés d’Angleterre sous la conduite d’un évêque. Dunedin, la seule ville du monde plus rapprochée du pôle Sud que de l’Equateur, fut fondée quelques années plus tôt par « l’association de l’Eglise libre d’Ecosse ». Elle porte l’empreinte de son origine par ses nombreuses églises presbytériennes, d’un fort élégant style gothique, ses établissemens d’instruction de toute espèce, le type et l’accent de ses habitans. L’action de l’esprit écossais est très sensible dans le développement de toutes les colonies australiennes, de la Nouvelle-Zélande surtout, d’où sont souvent partis, bien qu’elle soit la plus jeune, les courans d’opinion qui ont entraîné ses aînées.


II

Les îles de la Nouvelle-Zélande, aux capricieux contours, au relief mouvementé, semblent un morceau d’Europe jeté dans le Pacifique austral ; on leur a même trouvé, en supprimant par la pensée le mince détroit qui les sépare, une analogie de forme avec l’Italie. C’est à l’Afrique, au contraire, qu’il faut comparer l’Australie, pour sa massive lourdeur, ses côtes inhospitalières, ses déserts, et même le climat, sinon des parties voisines de la côte, du moins des régions de l’intérieur. Ce continent, d’une étendue égale aux quatre cinquièmes de l’Europe, a dans tous ses caractères quelque chose d’inachevé. Son système orographique et hydrographique est rudimentaire : une seule chaîne de montagnes digne de ce nom, dont le pic le plus élevé dépasse à peine 2 000 mètres, s’allonge à une distance de cent à deux cents kilomètres de la côte orientale ; en arrière, tout l’intérieur n’est plus qu’un vaste plateau, de peu d’élévation, inclinant vers une dépression allongée, dont le fond est occupé par des marais et des lacs salins qu’un seuil sépare d’une des rares indentations importantes de la côte de l’Australie, le golfe Spencer : c’est une disposition géographique tout à fait semblable, sur une plus vaste échelle, à celle des grands chotts qui s’étendent au Sud de l’Algérie et de la Tunisie, en arrière du golfe de Gabès. Les cours d’eau côtiers, descendant des montagnes de l’est et des croupes qui terminent le plateau au nord et au sud, sont nombreux, mais de peu d’étendue. Dans l’intérieur, où les vents pluvieux n’arrivent guère, se trouvent seulement quelques lacs salés, le plus souvent à sec. Un seul système fluvial pénètre au loin vers le centre, c’est celui du Murray et de ses affluens qui prennent naissance sur le versant intérieur de la chaîne de montagnes orientale. Sur les cartes ces rivières forment une ramure imposante ; mais il faut en rabattre dans la réalité : tous ces cours d’eau dont les sources sont exposées aux longues sécheresses d’un climat brûlant, — on a vu le thermomètre s’élever à Bourke, sur le Darling, à plus de 50 degrés, — ont un régime fort irrégulier ; cependant, au printemps des bateaux plats peuvent remonter à plusieurs centaines de lieues de la mer, pour aller chercher les laines de l’intérieur. Le point extrême de la navigation sur le Darling aux hautes eaux est à 1 700 kilomètres de l’embouchure du Murray. Mais le manque de bonnes communications fluviales dans presque toute l’Australie n’en est pas moins une des grandes infériorités de ce continent.

La flore et la faune australiennes ont le même caractère inachevé et primitif que la terre qui les porte. Cette immense contrée a bien moins d’espèces végétales que l’archipel restreint de la Nouvelle-Zélande : l’eucalyptus est presque le seul arbre australien ; raide et peu gracieux avec ses branches tordues d’où pendent en longs rubans des lambeaux d’écorce et que terminent les maigres touffes d’un feuillage terne, vert sombre ou gris bleuâtre, il forme d’interminables forêts clairsemées où l’on trouve à peine de l’ombrage. L’île de Tasmanie tout entière, grande comme dix départemens français, n’est qu’une seule forêt d’eucalyptus, et sur le continent australien l’eucalyptus couvre d’une façon continue des étendues plus considérables encore, surtout aux abords des côtes. Dans les vastes régions de pâtures du Murray et du Darling, de l’intérieur des colonies de Nouvelle-Galles et de Victoria, maint district ressemble à un parc avec les eucalyptus semés de place en place au milieu des plaines herbeuses. De grandes étendues de terrains arides sont souvent couvertes d’un impénétrable fourré d’eucalyptus rabougris : c’est le mallee-scrub, très difficile à défricher et impropre à tout usage. Dans les parties tempérées de l’Australie, on ne trouve d’autres arbres qu’au fond de quelques ravins où croissent des fougères arborescentes ; mais dans les régions tropicales de nombreuses espèces de palmiers viennent varier sur les côtes la monotonie des forêts d’eucalyptus. Cet arbre triste est des plus précieux : grâce à lui, les fièvres paludéennes sont inconnues dans presque toute l’Australie, qui est la contrée la plus salubre du monde. Il pousse avec une rapidité inconnue aux autres espèces. Aussi les Européens l’ont-ils adopté, et le blue-gum surtout, l’eucalyptus globulus, naguère relégué aux extrémités de la terre, a-t-il été répandu par eux sur le monde entier, dans le midi de l’Europe, dans le nord et le sud de l’Afrique, dans les deux Amériques.

La faune de l’Australie, aussi peu variée que sa flore, ne comprend guère que des types d’une organisation inférieure. Elle en est restée pour ses mammifères aux espèces qui vivaient en Europe et en Amérique au début des temps tertiaires, aux marsupiaux, représentés surtout par les Kangourous, dont il y a plus de cent espèces, depuis le Kangourou-rat jusqu’au Kangourou-géant qui pèse cent kilogrammes. Plus étrange encore, et moins perfectionné, est l’ornithorhynque, ce quadrupède aux pieds palmés, muni d’un bec et qui pond des œufs. Les oiseaux sont plus nombreux et plus divers, souvent très beaux, comme l’oiseau-lyre ; mais aucun n’est chanteur. Quelques grands oiseaux coureurs se trouvent encore dans les steppes de l’intérieur. Un des traits les plus importans de la faune australienne, c’est l’absence de carnassiers de grande taille. Trois espèces de marsupiaux carnivores et quelques serpens venimeux sont les seuls animaux nuisibles que les Européens y aient trouvés.

Les indigènes, en harmonie avec les types inférieurs de toute la nature ambiante, sont au degré le plus bas de l’échelle humaine. D’un noir plus sombre encore que les nègres africains, ils s’en distinguent par leurs cheveux bouclés et non crépus et les fortes barbes des hommes. Leur prognathisme est encore plus accentué. Essentiellement nomades, ils ne cultivent pas la terre et n’ont point de troupeaux, mais vivent de la cueillette des fruits et de la chasse : de leurs armes rudimentaires de pierre et de bois, l’une est célèbre : c’est le boomerang, morceau de bois recourbé qui revient vers celui qui l’a lancé après avoir frappé sa proie. Les primitifs Australiens n’ont d’autre religion que quelques coutumes superstitieuses ; leur langue, dont les dialectes sont nombreux, est un pauvre assemblage de sons confus et sourds, bien différent du clair et harmonieux idiome des Maoris : quelques savans pensent pourtant que, d’après leurs légendes, ils sont une race en décadence ayant connu jadis un état de civilisation relative.

Ces malheureux étaient incapables d’opposer une résistance sérieuse aux Européens ; leurs luttes avec eux ont été des chasses plutôt que des guerres et n’ont jamais nécessité la présence d’armées régulières. Les colons anglais les ont souvent traités avec barbarie, comme s’ils avaient été des bêtes fauves, et les ont repoussés vers les régions stériles de l’intérieur, où ils ont peine à vivre et décroissent chaque jour en nombre. Les misérables échantillons que j’en ai vus dans les plaines arides de l’Australie occidentale avaient des membres si décharnés que j’avais peine à comprendre qu’ils pussent se soutenir. Ceux du nord, des parties tropicales du Queensland surtout, sont plus forts, mais disparaissent aussi, à mesure que leurs meilleurs terrains de chasse passent entre les mains des blancs. S’ils ont opposé peu de résistance, ils n’ont guère pu rendre de services à la colonisation : quelques-uns sont employés par les grands propriétaires de bétail, mais ils se font difficilement à une vie à peu près sédentaire et leurs instincts nomades reprenant le dessus, ils s’en vont un beau jour sans donner d’autre raison que leur irrésistible envie de voyager. Dans le Queensland, on a formé aussi un corps de police indigène dont on se sert pour maintenir dans l’ordre les tribus turbulentes. Dans quelques dizaines d’années, il ne restera plus des sauvages australiens qu’un souvenir ; le métissage entre deux races aussi éloignées que les blancs et ces primitifs est rare, et ils auront eu moins d’influence encore sur les destinées de l’Australie que les Peaux-Rouges sur celles des États-Unis.


III

Ç’a été une bonne fortune pour l’Angleterre que d’entrer un peu tard dans la carrière coloniale. Lorsqu’elle s’y est engagée au XVIIe siècle, les Espagnols, les Portugais, les Hollandais s’étaient emparés déjà de tous les territoires auxquels on attachait alors une grande valeur, de ceux qui produisaient des épices et des métaux précieux. Ce n’étaient point des colonies de peuplement, mais des colonies d’exploitation et des comptoirs commerciaux que recherchaient ces nations. Aussi le territoire qu’occupent actuellement les États-Unis fut-il négligé pour le Mexique et le Pérou, et de même l’Australie pour les îles de la Sonde. Les Anglais durent se contenter de ce qu’avaient délaissé leurs prédécesseurs, des terres vacantes, peuplées de tribus sauvages, qui ne contenaient, ou ne paraissaient contenir ni épices, ni métaux précieux, c’est-à-dire des régions tempérées de l’Amérique du Nord. Après avoir perdu ce premier empire, ils furent encore assez heureux pour trouver libre l’immense continent australien. Il était pourtant connu depuis longtemps, figurait déjà sur les cartes du XVIe siècle sous le nom de Java-la-Grande ; ses côtes avaient été explorées en détail par les Hollandais dans la première moitié du XVIIe siècle. Mais ils avaient dédaigné Java-la-Grande pour Java-la-Petite, le continent au climat inégal, à la végétation sombre et morne, aux côtes précédées de récifs dangereux, pour l’île luxuriante où le commerce des épices et le travail d’une nombreuse population indigène enrichissaient vite les Européens.

Les Anglais se trouvèrent ainsi maîtres de nouveau d’une terre qui n’offrait de grandes ressources ni par les plantes ni par les animaux qu’elle contenait lorsqu’ils l’occupèrent ; où l’existence de richesses minérales n’était pas soupçonnée ; où n’habitait point de nombreuse population que les blancs pussent faire travailler pour eux, mais qui se prêtait merveilleusement à l’immigration des hommes, des animaux et des plantes d’Europe. Ils ne semblent pas s’être rendu compte d’abord de l’importance de leur nouvelle possession, où ils s’étaient établis uniquement en vue d’y pouvoir déporter leurs forçats. Après la révolution d’Amérique, l’Angleterre a considéré quelque temps sa carrière coloniale comme terminée en dehors de l’Inde. Toutefois, cet état d’esprit dura peu, et, ce qui le prouve, c’est l’inquiétude que lui inspirèrent les nombreuses visites des vaisseaux français dans les mers australiennes à la fin du XVIIIe et au commencement du XIXe siècle. On a pu dire en effet que la France avait manqué de six jours l’empire de l’Australie : en 1788, moins d’une semaine après que le capitaine Philip eut débarqué à Botany-Bay, La Pérouse entrait dans le même port ; il n’est pas absolument certain, cependant, qu’il eût l’intention d’en prendre possession. Mais cette expédition fut suivie d’autres. En 1801, les navires le Géographe et le Naturaliste, sous les ordres du commandant Baudin, firent la circumnavigation de l’Australie et explorèrent surtout minutieusement l’angle sud-ouest du continent. Ils avaient été envoyés par le Premier Consul, qui, au milieu des préparatifs de la campagne de Marengo, avait eu le temps de donner des ordres pour que l’expédition fût bien pourvue de tout et accompagnée de nombreux naturalistes et astronomes : il prescrivait au commandant d’entrer en relations avec les populations et de bien examiner le pays. Malheureusement on explora surtout les parties les plus inhospitalières du continent, la côte aride et rocheuse de l’Australie de l’ouest, et l’on se contenta de nommer les divers points de la côte : c’est ainsi que sur une carte de 1812, j’ai vu le grand golfe Spencer, dans l’Australie du Sud, nommé golfe Bonaparte. Ce nom n’a pas subsisté, mais beaucoup d’autres ont été définitivement adoptés : la baie du Géographe et le cap Naturaliste témoignent notamment de la visite des vaisseaux français. Sous la Restauration, ces tentatives se renouvelèrent, toujours du côté de l’Australie de l’ouest. En 1826 le gouverneur de la Nouvelle-Galles du Sud, inquiet des projets des Français, envoya un officier anglais prendre formellement possession de la partie ouest du continent à King-George’s Sound.

L’établissement australien commençait dès lors à prendre quelque importance : dès 1821, il comptait 35 000 habitans, et trente ans plus tard, à la veille de la découverte des mines d’or, ce chiffre s’était élevé à plus de 400 000. On oublie souvent que l’éblouissante prospérité de l’Australie, depuis qu’on y a trouvé des métaux précieux, avait été précédée et préparée par un développement agricole et pastoral fort important, auquel avaient donné principalement naissance les extraordinaires facilités qu’offre le pays à l’élevage du mouton, et qu’avaient favorisé l’habile usage que firent les Anglais de la transportation et l’excellent régime d’appropriation des terres qu’ils instituèrent.

La transportation est très décriée en France aujourd’hui, sans doute parce que nous n’avons jamais su nous en servir. Les Anglais au contraire en tirèrent le plus grand parti de deux manières : d’abord, en faisant exécuter par les convicts des travaux publics de tout genre, routes et défrichemens, qui préparèrent le terrain à la colonisation libre ; plus tard et concurremment, en assignant les condamnés aux colons, qui pouvaient disposer de leurs services comme ils l’entendaient, à charge seulement de les nourrir et de les loger. La question de la main-d’œuvre, souvent très difficile aux débuts d’une colonie, à cause du désir des immigrans de devenir tous propriétaires le plus tôt possible et d’exploiter pour leur propre compte, se trouvait ainsi résolue d’elle-même. Le rapide développement de la population australienne prouve que la présence des convicts aux colonies n’en écartait pas l’immigration libre : de 1831 à 1841, alors que la transportation était encore en vigueur, le chiffre des habitans de l’Australie passait de 79 000 à 211 000. Les colons sentaient eux-mêmes fort bien tous les avantages que leur procurait alors la présence des forçats : la preuve en est que la chétive colonie de l’Australie de l’Ouest demanda d’elle-même, en 1850, que des convicts y fussent envoyés, et la transportation continua dans cette colonie jusqu’en 1868.

Elle avait été abolie dès 1840 à Sydney ; en 1842 dans le district septentrional de Moreton-Bay qui devint ensuite la colonie de Queensland ; en 1853 en Tasmanie. Très utile aux colonies dans la période de leur enfance, la présence des condamnés finit, fort naturellement, par devenir insupportable à une société déjà nombreuse, pourvue de tous les organes qui lui permettent de se soutenir par elle-même. L’Angleterre comprit alors que son devoir était de ne pas mécontenter les colons et s’inclina devant leur légitime désir.

D’autre part, ce fut la vente des terres à haut prix, qui fonda la prospérité de l’Australie Méridionale et du district de Port-Philip, qui se détacha en 1851 de la Nouvelle-Galles du Sud pour former la colonie de Victoria. Dans cette dernière région, dont la colonisation date de 1835, le prix des terres fut fixé à 63 francs par hectare dès 1840. Dans la partie centrale de la Nouvelle-Galles du Sud, le même prix, très élevé pour des terres vierges, fut adopté en 1843. L’Australie du Sud avait été fondée en 1836 par une société imbue des théories de E. G. Wakefield qui faisait reposer précisément toute la colonisation d’un pays neuf sur la vente à haut prix des terres : l’argent que se procurait ainsi le gouvernement devait être employé intégralement à subventionner l’immigration, les travaux publics étant effectués au début avec des emprunts gagés par les ressources futures de la colonie. Ce système d’emprunts était une chimère et Wakefield exagérait en prétendant consacrer tout le produit de la vente des terres à l’immigration subventionnée ; aussi son plan aboutit à la banqueroute. Il n’en est pas moins vrai que la vente à haut prix des terres est un excellent moyen de n’attirer que des immigrans munis de capitaux suffisans pour se livrer à une culture efficace, en même temps que de procurer d’importantes ressources à une société naissante, que des impôts élevés écraseraient : c’est aussi une façon de procurer de la main-d’œuvre aux colons, parce que les immigrans subventionnés à l’aide, sinon de la totalité, du moins d’une partie du fonds provenant de la vente des terres, sont le plus souvent obligés, à leur arrivée dans la colonie, de gagner d’abord, comme salariés, la somme assez élevée qui leur permettra ensuite de devenir propriétaires. Ce système ne s’appliquait qu’aux terres propres à la culture. Les terres plus éloignées des centres de colonisation et les steppes de l’intérieur furent d’abord concédées, puis louées, moyennant une redevance annuelle, à de grands propriétaires dont les troupeaux comptaient déjà en 1850, sous l’influence des conditions favorables de sol et de climat, 17 millions de moutons et 2 millions de têtes de gros bétail.

En 1851 la découverte d’immenses gisemens d’or, d’abord en Nouvelle-Galles du Sud, puis en Victoria, vint changer complètement le caractère de la société australienne, jusqu’alors agricole et pastorale, soumise à l’influence prépondérante des grands propriétaires ou squatters. Elle rejeta dans l’ombre les anciennes ressources du pays et y attira une foule énorme d’immigrans tout différens des cultivateurs qui s’y étaient dirigés jusqu’alors.

Les anciens colons eux-mêmes abandonnèrent souvent leurs terres pour se faire chercheurs d’or : l’Australie du Sud, qui n’avait point de placers, se dépeupla au profit de sa voisine Victoria, dont les mines produisaient 275 millions de francs d’or dès l’année qui suivit leur découverte, en 1852 ; et 310 millions en 1853. La population de cette colonie, la veille encore district secondaire de la Nouvelle-Galles du Sud, quadrupla en cinq ans, dépassant aussitôt la « colonie mère », et Melbourne, qui, en 1851, n’avait que 23 000 habitans, passa en dix ans à 140 000, laissant bien loin derrière elle l’ancienne capitale, Sydney, qui s’accroissait pourtant aussi avec rapidité. La fièvre de l’or se produisit sur une moindre échelle dans le Queensland et la Nouvelle-Zélande en 1858, puis de nouveau dans la première de ces colonies en 1885. C’est de la découverte des métaux précieux que date la formation, dans chaque province australienne, d’une grande agglomération urbaine où se centralise toute la vie de la colonie. Même les régions qui ne furent pas atteintes directement par l’influence des découvertes de métaux précieux subirent cette transformation par contagion. C’est ainsi que l’Australie du Sud a sa grande ville dans Adélaïde, comme Victoria dans Melbourne, comme la Nouvelle-Galles du Sud dans Sydney et le Queensland dans Brisbane. La superbe façade que ces luxueuses cités constituent à l’Australie, n’est pas sans cacher plus d’une misère ; elle n’en frappe pas moins d’étonnement et d’admiration tous ceux qui l’aperçoivent.

De toutes ces grandes capitales, Melbourne est celle qui caractérise le mieux l’Australie, telle que l’ont faite les mines d’or. C’est une ville-champignon, une mushroom city, comme on peut en voir aux Etats-Unis ; dans le monde entier, elle n’est dépassée que par Chicago pour la rapidité de la croissance. La bourgade qui, en 1841, comptait 4 479 habitans, en avait 490 000 d’après le recensement de 1891. Les rues, larges de 30 mètres, du quartier central, parcourues par l’un des meilleurs systèmes de tramways à câble qui soient, bordées de hauts bâtimens de six, huit ou dix étages, rappellent les grandes villes américaines, mais avec plus de luxe : les voies sont bien pavées, les maisons sont en pierre au lieu d’être en briques, l’air n’est pas obscurci de fumée. Des boutiques élégantes bordent les plus belles des rues, Collins Street, Elisabeth Street, et sont précédées de marquises qui couvrent toute la largeur du trottoir et permettent de s’arrêter aux étalages et de circuler à l’abri de la pluie et du violent soleil de Melbourne. Mais tous ces brillans dehors sont un peu du clinquant, et l’on s’en aperçoit surtout aujourd’hui qu’une crise intense, provoquée par des spéculations insensées sur les terrains et de très graves imprudences des banques, s’est abattue sur l’Australie tout entière, principalement sur la colonie de Victoria et sa capitale.

Lorsqu’on a voulu y entreprendre les travaux les plus nécessaires, qu’on avait négligés pour les œuvres d’apparat, l’argent a manqué. C’est ainsi qu’il n’y a pas d’égouts sous la plupart de ces superbes rues ; c’est ainsi encore que, en plein centre de la ville, à côté d’un immense hôtel des postes, surmonté d’une haute tour et entouré d’arcades, le télégraphe est logé dans des masures en bois, que la gare n’est aussi qu’une misérable agglomération de baraques de bois à côté d’un palais en pierre de taille où sont installés les bureaux de l’administration des chemins de fer. Dans les faubourgs populaires, où loge la plus grande partie des habitans, les rues étroites et mal pavées contrastent avec les luxueuses artères du centre, et à quelques pas des beaux magasins d’Elisabeth Street s’entassent des masures en plâtras où vit une population interlope. Les traces de la crise actuelle se voient même dans les quartiers riches du sud-est : dans certaines rues, les deux tiers de ces jolies résidences entourées de jardins luxueux sont inhabitées, et les écriteaux qui portent l’inscription to let, à louer, se dressent de toute part au bout d’un poteau, surmontant la porte des jardins.

« La nature, disent les habitans de Melbourne, ne nous a rien donné : ce sont les hommes qui ont créé notre ville, tandis que Sydney est l’œuvre de la nature qui n’y a rien laissé à faire aux hommes. » Quoiqu’un peu excessive, cette opinion exprime bien la différence entre les deux plus grandes villes de l’Australie. Melbourne n’a qu’un médiocre port sur les rives boueuses et sans profondeur de la grande baie, d’ailleurs bien protégée, de Port-Philip. Depuis très peu d’années seulement, les grands paquebots-poste d’Europe peuvent venir accoster à Port-Melbourne, le faubourg du sud de la ville. Mais la proximité des gisemens d’or de Ballarat et de Bendigo, plus encore que les hommes, a fait la grandeur de cette cité. Le site de Sydney, au contraire, était prédestiné avoir s’élever une grande ville, du jour où une race civilisée habiterait l’Australie.

Elle s’élève sur la côte méridionale de la magnifique baie de Port-Jackson, à mi-chemin de l’entrée et du fond de ce golfe étroit et ramifié, dont la profondeur est telle que des navires de 7 000 tonnes peuvent venir décharger au « quai circulaire », à vingt minutes de marche du centre même de Sydney. La salubrité des rives, la beauté de Port-Jackson, ne le cèdent en rien à l’excellence du mouillage. De Sydney à la mer, c’est sur la côte méridionale une succession d’anses profondes séparées par des promontoires rocheux, sur lesquels s’élèvent les villas des habitans aisés, jouissant de vues magnifiques, au milieu de leurs jardins pleins de fleurs et d’arbres variés qui viennent rompre la monotonie de l’éternel eucalyptus. La plus jolie de toutes ces anses est celle du jardin botanique, où croissent toutes les espèces de palmiers, d’araucarias, de fougères arborescentes du monde et d’où le regard s’étend au nord sur les jardins en pente de l’Amirauté et peut contempler le va-et-vient incessant des ferry-boats dans la baie : beaucoup de personnes habitent la rive septentrionale et se rendent en bateau à la ville : sur les eaux calmes et sous le doux climat de Sydney, où la gelée est aussi rare qu’à Palerme, et la pluie exceptionnelle en hiver, c’est le moyen de transport le plus agréable et le plus commode. Les bras très allongés et sinueux que Port-Jackson projette vers le nord, moins couverts d’habitations que les anfractuosités plus douces de la rive opposée, forment aussi de charmantes promenades. Ce qui manque seulement à ce paysage un peu trop doux, pour en faire l’un des plus magnifiques du monde, c’est, dans le lointain, un sommet saupoudré de neige, ou du moins une montagne de quelque hauteur. Un peu mièvre, tel qu’il est, il n’en justifie pas moins la fierté des habitans de Sydney, dont la première question à un étranger est toujours : « Que pensez-vous de notre port ? » Il faudrait avoir l’humeur bien difficile pour n’en point penser du bien, et l’on serait certes mal venu à le dire. La ville, moins prétentieusement élégante que Melbourne, est aussi moins banale ; elle est plus agréable, peut-être à un Européen qui, dans ses rues plus étroites et moins rigoureusement asservies à la ligne et à l’angle droits, se sent plus à l’abri du terrible soleil australien, et retrouve quelques traits des villes de l’ancien monde. Les maisons y sont d’une hauteur moyenne ; dans les vieux quartiers, sur les rochers qui dominent le port, on en voit encore qui datent du début du siècle. Le Parlement lui-même, au lieu de loger dans un palais entouré d’un péristyle à colonnes, comme celui de Melbourne, n’a qu’une ancienne demeure, à figure de cottage, où il siège depuis son institution, il y a cinquante ans. Bref, Sydney ne donne pas, comme sa rivale, cette impression de ville surgie subitement du sol, sans passé, sans rien qui rappelle une tradition historique, si fatigante à la longue pour l’Européen en voyage dans les pays neufs.

L’Australie du Sud a aussi sa ville de plus de cent mille habitans, Adélaïde, bâtie dans une grande plaine, à quelques lieues de la mer ; c’est la plus chaude des cités australiennes, et les maisons de pierre blanche qui bordent sa large rue de King William Street, tout éblouissante de soleil sous le ciel d’un bleu sombre, font penser un moment à l’Orient. Les dattiers qui ornent la promenade de North-Terrace, et ceux qui sont épars dans le parc qui entoure complètement le centre de la ville et l’isole des faubourgs, ne font qu’accentuer cette impression. Mais malgré ses cent quarante mille habitans, c’est un peu une ville de province qui ne prétend pas rivaliser avec Sydney et Melbourne, les deux capitales de l’Australie.


IV

Il y a encore aujourd’hui une colonie australienne où l’on peut, non pas seulement voir les résultats qu’a produits la découverte de l’or en Australie, mais se faire une idée de ce qu’était ce pays dans les premières années des mines et de la transformation qu’il subit alors. C’est pour essayer de m’en rendre compte qu’en quittant Adélaïde j’allai passer quelques semaines dans la colonie jusqu’alors si délaissée de l’Australie de l’ouest, où le précieux métal n’a été découvert en quantités appréciables qu’en 1887 et surtout à la fin de 1892 ; c’est là aussi que se trouvent les traces les plus récentes de la transportation qui n’y a pris fin qu’en 1868. Sans doute on n’y voit qu’une image affaiblie de ce qu’était la grande fièvre de l’or à Ballarat et à Bendigo au milieu du siècle, car les mines n’y ont pas la même prodigieuse richesse, et le développement agricole qui a précédé la découverte des gisemens métallifères est de beaucoup inférieur à ce qu’il était en 1850 dans les colonies de l’est, à cause de la médiocre qualité du sol. Néanmoins cette reproduction, même à une échelle réduite, de l’Australie d’il y a quarante ans est fort intéressante.

La colonie de l’ouest n’est pas reliée aux autres par le chemin de fer. Elle était si chétive jusqu’à ces dernières années, avec ses 50 000 habitans, réunis presque tous à la pointe sud-ouest de son immense territoire, cinq fois plus grand que la France, qu’on n’avait pas jugé utile de construire 1 800 kilomètres de voie ferrée à travers des solitudes sans eau pour aboutir à un établissement d’aussi peu d’importance. Il est même probable qu’il se passera bien longtemps avant que le développement de l’Australie occidentale justifie la dépense que nécessiterait une pareille entreprise. Du reste, on se rend très facilement, en trois jours de navigation, de Port-Adélaïde à Albany, dernière escale australienne des grands paquebots européens ; c’est sur les bords d’un magnifique port naturel, le King-George’s-Sound, rappelant par sa double rade la disposition du port de Toulon, une petite ville de 3 000 habitans, toute surprise de voir débarquer tant de voyageurs depuis quelques années : on arrive à grand’peine à s’y loger en s’entassant à trois dans une chambre d’auberge. Sur une terrasse qui domine la mer sont quelques boutiques, quelques maisons neuves, que des banques y ont construites depuis la découverte de l’or dans la colonie ; beaucoup d’autres rues sont tracées, avec des trottoirs et des chaussées parfaitement tenus, mais les petites maisons s’y espacent à longs intervalles. Tout cela est tranquille, un peu vieillot ; les habitans eux-mêmes sont des gens de campagne dont l’expression est bien différente de celle des ouvriers, des anciens chercheurs d’or, des spéculateurs de Melbourne et de Sydney ; on rencontre plus d’une figure de vieux paysan, comme on n’est guère habitué à en voir en dehors de l’Ancien monde, et la petite église anglicane à la façade couverte de lierre, qui paraît bien plus que ses cinquante ans, semble avoir été apportée tout d’une pièce de quelque coin reculé de l’Angleterre. Les routes du voisinage, excellentes, bien qu’elles ne traversent qu’un pays granitique et pauvre, semé d’ailleurs d’une foule de magnifiques fleurs sauvages, restent encore comme témoignage des travaux des convicts et des services que la transportation a rendus à la colonie naissante.

Le chemin de fer vous mène en quinze heures d’Albany à Perth, capitale de la colonie, qui en est à quelque 400 kilomètres. Le pays est sablonneux, parfois marécageux, tout couvert de bois d’assez méchans eucalyptus, presque inhabité pendant la première partie du trajet. Voici ensuite quelques cultures, des céréales, un peu de vignes, des vergers ; aux gares, de paisibles agriculteurs un peu lourds. C’est ainsi, avec un peu plus d’animation, que devaient être les environs de Sydney il y a cinquante ans. Nous passons bientôt à la bifurcation de la ligne des champs d’or ; là presque tous mes compagnons de route, arrivés avec moi des colonies de l’est, descendent : ils vont attendre pendant deux heures assis sur leur bagage, car l’installation est des plus sommaires, le train qui se dirige vers les régions minières. Quant à moi, je veux d’abord jeter un coup d’œil sur Perth, la capitale de la colonie, et je reste dans le train qui s’y dirige à travers d’épaisses forêts de jarrah, le plus précieux des eucalyptus par son bois de construction, rouge et très dur, qui croît sur toute la côte occidentale d’Australie dans le voisinage de la mer.

Une petite ville poussiéreuse de 10 000 habitans à peine, bâtie en pente douce sur le bord de la jolie rivière des Cygnes, qui forme un lac peu profond de 1500 mètres de large, voilà la modeste capitale de l’Australie de l’ouest. Les maisons sont petites, les rues médiocres et l’on s’étonne de voir un superbe hôtel de ville, digne d’une cité dix fois plus importante : c’est l’œuvre des convicts dont on aperçoit encore, à l’extrémité de la principale rue, l’ancien pénitencier. Cette rue commence à se border de quelques édifices importans — succursales de banques, sièges de sociétés minières, car Perth est en voie de transformation ; mais le malheur de cette ville, c’est d’être à trois lieues de la mer, sur une rivière sans profondeur — et de n’avoir pour port que la rade foraine de Fremantle, ouverte à toute la violence des vents d’ouest. C’est encore une autre petite ville de 6 000 âmes, en voie d’accroissement assez rapide comme la capitale, et rêvant de hautes destinées. Peut-être s’accompliront-elles, peut-être au contraire Fremantle et Perth retomberont-ils dans la médiocrité, car il y a sur la côte sud un port naturel, Espérance Bay, plus voisin des champs d’or et qui ne demande qu’à y être relié par un chemin de fer. Le jour où il serait construit, c’en serait fait de l’avenir de la capitale et de son port.

Lorsqu’on a passé deux jours à Perth, on en a épuisé toutes les curiosités et il est temps de se diriger vers le vrai centre d’activité de l’Australie de l’ouest, vers Coolgardie, la capitale des champs d’or. On y arrive aujourd’hui en chemin de fer. À la fin d’octobre dernier la voie ferrée n’était pas terminée et ce trajet de 600 kilomètres durait cinquante heures. Nous partons de Perth à midi, dans un train dont les wagons, de seconde classe surtout, sont bondés de chercheurs d’or, et qui, après avoir traversé de nouveau des forêts de jarrah, puis quelques cultures, s’élève pendant la nuit sur les pentes du grand plateau australien où nous nous réveillons à sept heures du matin au petit camp minier en décadence de Southern Cross. C’est ici que je suis initié aux beautés architecturales de la tôle ondulée : comme il ne pousse aux environs que des eucalyptus grêles, qui ne peuvent fournir de bonnes planches, et qu’il faut dans ces camps miniers se faire un logis le plus vite possible, on s’adresse au fer. Quatre plaques de tôle pour les parois, deux pour le toit eu pente, des cloisons en toile séparant les chambres, voilà une maison vite construite et où le bois n’entre que par quelques poutrelles pour former une charpente des plus sommaires. Quant au confortable, il est sacrifié : 40 degrés de chaleur en été quand le soleil donne sur les toits, quelquefois zéro par les nuits d’hiver, voilà les variations de température sous cette tôle trop bonne conductrice de la chaleur, qui ne sait ni la retenir ni l’empêcher d’entrer. A Southern Cross s’arrête le service régulier de chemin de fer, mais l’entrepreneur qui construit la ligne fait partir un train qui va nous conduire en six heures à 100 kilomètres plus loin, à Boorabbin, d’où il nous restera autant à faire en voiture pour atteindre Coolgardie.

Le train de l’entrepreneur n’est pas luxueux : un vieux wagon de seconde classe, mis au rebut par l’administration des chemins de fer, avec un banc de chaque côté. Plutôt que de s’y empiler et s’y enfumer, beaucoup préfèrent s’installer sur les trucks qui portent les bagages et les marchandises, où l’on peut s’arranger quelque confortable avec un pardessus en guise d’oreiller : puis on est à l’air et l’on peut mieux voir le paysage. Il est fort monotone : des eucalyptus assez grands, mais grêles, clairsemés, avec moins de feuillage encore que d’ordinaire, tout juste une petite touffe au bout de chacune des branches qui se détachent symétriquement du tronc, presque au même point : ils ont l’air de grands parasols et remplissent d’ailleurs fort mal cet office. Ces bois maigres alternent avec de grandes plaines découvertes, où rampent des broussailles basses et grisâtres ; une ou deux fois, nous dépassons de légères dépressions couvertes de sable jaune où rien ne pousse : « C’est un lac salé, me dit un compagnon de voyage. — Un lac salé ! mais où donc est l’eau ? — Il n’en paraît à la surface que quelques jours par an, après de fortes pluies, qui sont rares. Mais elle est toujours à quelques pieds sous le sol. » Ce sont ces lacs salés, tout semblables aux chotts de l’Algérie dont l’eau, distillée, sert à alimenter Coolgardie et presque tous les camps miniers de l’ouest australien ; la salure de certains d’entre eux est quatre fois plus forte que celle de l’Océan. Tout ce territoire est, du reste, salé et, où qu’on creuse un puits, il est extrêmement rare de rencontrer de l’eau douce. Celle qui provient des pluies, de plus en plus rares à mesure qu’on s’avance dans l’intérieur, est tout entière absorbée par les racines des arbres. L’eucalyptus seul, le spinifex et quelque broussailles épineuses peuvent vivre dans ces conditions. Tous ces « lacs » sont évidemment les restes d’une grande nappe d’eau salée, qui devait couvrir tout le pays à une époque géologique encore récente et dont le lit n’a jamais été dessalé à cause de l’insuffisance des pluies.

Mais nous voici à Boorabbin, le terminus actuel de la ligne, un campement de baraques de toute espèce dont les plus belles sont en tôle, et les autres en toile, où vivent les ouvriers du chemin de fer et beaucoup de cabaretiers, dont le commerce prospère en ce point d’arrêt obligatoire. De nombreux camions attelés de cinq ou six chevaux en file sont prêts à charger les marchandises qu’apporte le train ; quelques chameaux attendent aussi, menés par leurs conducteurs afghans, car on est allé chercher dans le nord-ouest de l’Inde, pour l’introduire ici, le « vaisseau du désert », auquel le climat convient parfaitement, et qui rend les plus précieux services. Voici des indigènes, les premiers que je vois, sortant de huttes en branchages ; on a dressé les gamins, très bons cavaliers, à rassembler les moutons qu’amène le train et qu’on ne décide pas sans peine à sauter hors de leur wagon-bergerie à deux étages ; les petits noirs galopent tout autour d’eux avec des cris et des claquemens de fouet pour les réunir en cercle. Mais il ne faut pas s’attarder à regarder cette confusion pittoresque ; je me hâte de retenir ma place dans la diligence de Coolgardie, une vieille voiture toute délabrée qui a parcouru jadis les grandes routes des environs de Melbourne et qui est venue s’échouer ici ; on s’y entasse treize, six à l’intérieur, sept au-dessus, qui à côté du cocher, qui sur la banquette d’arrière, qui au milieu des bagages. Après un déjeuner sommaire, nous partons au trot de nos cinq chevaux sur la route de Coolgardie, où la poussière est bientôt si épaisse qu’on peut à peine distinguer les chevaux de devant. Pour construire cette large piste, on s’est borné à couper les eucalyptus dont les souches restées en terre font bondir la vieille voiture qui retombe en gémissant ; le passage répété des camions a terriblement défoncé le chemin : aux montées, heureusement peu fréquentes dans cette immense plaine, à peine coupée de rares ondulations, on fait descendre les voyageurs, tandis que la voiture grimpe péniblement, les roues enfoncées jusqu’au moyeu dans le sable. La première étape n’est pas longue : on s’arrête pour passer la nuit dans une auberge de tôle, qui offre aux voyageurs une quinzaine de lits, dans cinq ou six petites chambres. Tout près est une grande citerne de vingt pieds de profondeur, au pied d’un fort massif de rochers granitiques, entouré de rigoles qui recueillent l’eau de pluie tombée sur les rochers et l’amènent au réservoir. Ces gibbosités arrondies de granit, qui se rencontrent de place en place dans toute l’Australie de l’ouest, sont à peu près les seuls points où l’on trouve de l’eau douce ; lors même qu’on n’a pas creusé de citernes auprès, il reste souvent de petites mares dans les creux des rochers. Ici, c’est tout un campement : sous une douzaine de camions dételés dorment de nombreux « prospecteurs », fatigués de leur marche et qui vont repartir avant le jour pour, éviter la grande chaleur de midi. Nous en avons dépassé toute la journée, nous en rencontrerons encore demain plus d’une centaine, avant d’arriver. La diligence est un mode de transport fort dispendieux : il en coûte 75 francs pour aller de Boorabbin à Coolgardie ; il est plus économique de prendre un des camions qui portent les marchandises ; encore ne sont-ce guère que les femmes et les enfans que la marche fatiguerait trop qui voyagent ainsi. Les hommes vont à pied : couverts d’une épaisse couche de poussière rouge-brun, le visage protégé par un voile contre les mouches, si insupportables dans ce pays, ils trouvent dans leurs rêves dorés, dans les châteaux en Espagne qu’ils se bâtissent, la force de supporter le soleil, la soif, toutes les fatigues de cette pénible marche sur la piste sablonneuse, dont il faut se garder de s’écarter pour chercher de l’ombre : on vient, il n’y a pas huit jours, de retrouver le cadavre d’un homme ainsi égaré, et qui est mort de soif au milieu de ce désert couvert d’arbres où il est presque impossible de s’orienter.

Encore huit heures de coach le matin dans la maigre forêt d’eucalyptus jusqu’à Coolgardie, avec deux ou trois haltes à des auberges en toile, où l’on vend d’abominables liquides. Nous dépassons toujours des chercheurs d’or, des camions, et à deux reprises des caravanes de cinquante chameaux, qui s’avancent en file indienne, lourdement chargés, la tête de l’un attachée à la queue du précédent. Enfin voici au milieu des arbres de nombreuses baraques en toile : c’est un faubourg en formation de Coolgardie : on sort du bois et l’on débouche dans la grande rue de la ville, Bayley-Street, qui porte le nom de l’heureux auteur de la découverte de l’or dans cette partie de l’ouest australien.

Elle ne date que de la fin de 1892 ; aussi Coolgardie est encore tout à fait dans l’enfance. En allant de la périphérie vers le centre, on se rend compte de toutes les phases successives par lesquelles passe l’habitation dans un camp minier : d’abord, disséminées au milieu des eucalyptus, les simples lentes, où s’établissent les nouveaux arrivans, à la bourse peu remplie ; puis des baraques plus compliquées où un cadre de branchages maintient la toile et transforme la tente en une cabane de hauteur convenable ; lorsqu’on arrive dans la ville proprement dite les branches sont remplacées par des poutrelles qui forment une charpente régulière, avec des portes et des fenêtres ; l’enveloppe est encore parfois en toile, mais est bientôt supplantée par la tôle ondulée, qui règne en maîtresse dans la plus grande partie de Coolgardie ; enfin, dans Bayley-Street, on s’émerveille de voir deux édifices en briques à deux étages : le Victoria-Hotel, dont la première pierre a été posée en grande pompe il y a un an, et les Coolgardie-Chambers, où se trouvent les bureaux de quelques-unes des principales sociétés minières. Les rues sont démesurément larges, et le paraissent d’autant plus que, la tôle ondulée ne se prêtant guère à la superposition des étages, toutes les maisons qui les bordent sont à simple rez-de-chaussée : la raison de cette largeur des voies publiques, c’est la crainte des incendies. Si le feu se déclare à Coolgardie, il ne faut pas songer à l’éteindre : les approvisionnemens d’eau sont tout à fait insuffisans ; c’est la largeur des rues seule qui peut empêcher l’embrasement de toute la ville. Les compagnies d’assurance refusent le plus souvent de courir ces risques énormes ; heureusement les maisons de tôle sont vite rebâties : au moment où j’arrivai à Coolgardie tout un îlot venait ainsi d’être détruit ; l’on n’y voyait que plaques de métal tordues et débris carbonisés. Quand je repartis quinze jours après, la moitié de cet espace était déjà reconstruit.

Il y a bien peu d’ombre dans ces larges rues, et le vent s’y engouffre souvent en soulevant des tourbillons de poussière qui pénètrent partout à travers les tôles mal jointes : avec les mouches, cette poussière est le fléau de Coolgardie, fléau d’autant plus terrible que le remède, c’est-à-dire l’eau, est plus parcimonieusement mesuré. Ce précieux liquide se paye ici 6 pence le gallon, soit 15 centimes le litre : c’est plus que ne vaut le vin commun en Languedoc après une bonne récolte. L’eau provient exclusivement de la distillation de l’eau salée souterraine des environs, car nous voici au commencement de novembre, et depuis le 1er août, il n’a pas plu. Comme nous ne sommes qu’au printemps, bien qu’il fasse déjà plus de quarante degrés à l’ombre au milieu du jour, il n’y aura guère encore pendant cinq mois de pluie sérieuse, tout au plus trois ou quatre ondées torrentielles, mais de très courte durée. Il faut d’ailleurs se méfier des eaux de pluie : elles sont chargées de toutes les poussières, de tous les germes malsains qui flottent dans l’atmosphère de cette ville où tant de détritus se sont décomposés au grand soleil ; et chaque pluie est suivie d’une recrudescence de fa lièvre typhoïde qui règne ici à l’état endémique.

Ce n’est pas seulement sur la santé publique que la rareté de l’eau a de l’influence, c’est aussi sur le prix de la vie. Elle rend les transports extrêmement dispendieux, puisque, en l’absence du chemin de fer, ce sont des camions à cinq ou six chevaux qui approvisionnent Coolgardie ; il en coûte 250 francs pour faire franchir à une tonne de marchandise les 250 kilomètres de Boorabbin, terminus du chemin de fer, à Coolgardie ; 200 francs pour les 40 kilomètres qui séparent Coolgardie de Kalgoorlie, où se trouvent plusieurs des mines les plus importantes. A l’hôtel, je paie 15 francs de pension par jour pour loger sous la tôle, avec deux inconnus, dans une chambre où il fait 45 degrés au milieu du jour, qui contient trois lits, trois chaises et une cuvette sur une table boiteuse. Quant à la nourriture elle se compose exclusivement de viande de mouton et de conserves, car on ne saurait rien cultiver ici ; et quelques chèvres sont les seuls animaux domestiques qu’on puisse entretenir, en dehors des chevaux et des chameaux qui servent aux transports. Mais qu’on juge du prix où doivent être les nécessités les plus élémentaires de la vie dans les points les plus reculés des champs d’or, à 100 ou 150 kilomètres de Coolgardie, où l’eau se paye encore actuellement 25 à 30 centimes, et a coûté à certains momens 70 centimes le litre.

Il faut que l’attrait de l’or ait une bien grande puissance pour avoir amené la formation d’une pareille ville en ce pays désert : si désagréable qu’y soit l’existence, elle n’en a pas moins 5 000 habitans environ et il y en a plus de 50 000 répandus sur l’ensemble de l’immense région aurifère de l’Ouest australien. Et Coolgardie, à deux ans et demi, a déjà tous les élémens de la vie sociale, cinq églises : catholique, anglicane, méthodiste, presbytérienne et baptiste, aux fenêtres gothiques découpées dans la tôle ondulée, un théâtre, un club, deux clubs de cricket dont les membres pratiquent avec ardeur le jeu national anglais, si torride que soit la température ; deux journaux enfin, l’un de six pages, l’autre de quatre, qui coûtent respectivement 30 et 20 centimes et par lesquels j’ai appris fort exactement un changement de ministère en France et les noms des nouveaux ministres. Les librairies sont abondamment pourvues de toutes les principales revues, des journaux illustrés, des livres anglais les plus récens, voire de nombreuses traductions d’auteurs français : Zola, Dumas père et… Paul de Kock ! Il y a des magasins de toute sorte, où l’on peut tout se procurer, si on ne lésine pas sur la dépense. Ce dont on ne saurait se défendre après avoir vu de pareilles œuvres, c’est un sentiment de profonde admiration pour les facultés organisatrices et la ténacité de la race qui les a accomplies.

Coolgardie est fort calme pour une ville de chercheurs d’or ; elle est déjà un peu rassise, il est vrai, et ses habitans vous parlent quelquefois des « premiers temps » de cette ville de trois ans, comme d’une chose passée. Mais les camps miniers actuels en Australie, comme en Amérique, n’ont plus des mœurs aussi violentes que ceux d’autrefois, s’il faut en croire les récits, non seulement des livres, mais des vieux chercheurs d’or. Il y a ici des hommes qui ont été, presque enfans, au grand rush de 1851 aux placers de Victoria, puis ont suivi toutes les grandes découvertes de métaux précieux, à la Nouvelle-Zélande, au Queensland, aux grandes mines d’argent de Broken Hill, en Nouvelle-Galles du Sud en 1885 ; ils sont enfin arrivés ici : les uns n’ont jamais été heureux dans leurs recherches, d’autres ont fait plusieurs fois fortune et l’ont perdue au jeu, mais à 60 ans, ils ont encore le même enthousiasme et organisent des prospecting-parties, des parties de prospecteurs où ils guident les jeunes gens de leur expérience du terrain, des quelques connaissances géologiques sommaires qu’ils ont fini par acquérir. C’est pourtant un rude métier que de chercher de l’or dans ces déserts sans eau de l’Australie de l’ouest et plus d’un prospecteur n’est jamais revenu.

A peine a-t-on appris, par les affiches manuscrites apposées aux bureaux des journaux, ou par un simple bruit rapporté dans un bar, qu’une pépite a été trouvée, en un point éloigné de plusieurs dizaines de lieues, dont on connaît à peine remplacement exact, que des centaines de personnes s’y précipitent : l’un des plus anciens et le plus récent des moyens de transport au service de l’humanité, le chameau et la bicyclette, concourent pour y porter les chercheurs d’or. La vélocipédie est en effet en grand honneur à Coolgardie : le terrain, uni, assez dur en dehors des routes défoncées par les charrois, de l’Australie de l’ouest s’y prête parfaitement : trois compagnies rivales se sont organisées et ont des départs de cyclistes à heure fixe pour le port des lettres aux divers centres miniers secondaires, faisant ainsi concurrence à la poste gouvernementale ; d’autres hommes sont toujours prêts à enfourcher leur machine pour porter une dépêche urgente et les journaux ont aussi leurs vélocipédistes qu’ils envoient aux points où une découverte est signalée pour leur rendre compte de son importance. Les nouvelles sont aussitôt affichées et commentées dans tous les lieux de réunion et dans les innombrables bars, où d’heureux cabaretiers vendent un shilling le verre les liquides les plus variés à la foule des cliens.

Au moment où je me trouvais à Coolgardie, la politique et le sport faisaient concurrence à la spéculation minière dans les préoccupations des habitans. On discutait les performances des chevaux engagés dans la Coupe de Melbourne, le Grand Prix australien ; des share-brokers (agens de change) se chargeaient eux-mêmes de conclure les paris. Le soir du jour où fut couru le prix, je me trouvais à Kalgoorlie, un camp minier âgé d’un an à peine. Dès 9 heures, les deux journaux de cette ville affichaient le résultat et les parieurs heureux passaient bruyamment la nuit en bombance.

Les reproches politiques que les mineurs faisaient au gouvernement avaient une curieuse ressemblance avec ceux des uitlanders du Transvaal : négligence des intérêts des districts aurifères, maintien d’un régime protectionniste ; représentation insuffisante des nouveaux venus au Parlement de la colonie, par suite de la mauvaise répartition des circonscriptions, et des entraves à l’inscription électorale. Ces mesures étaient d’autant moins justifiées que les nouveaux venus n’appartiennent pas ici à une race étrangère qui menace l’indépendance du pays, mais sont sujets anglais comme les anciens colons.

C’est toutefois au sujet des intérêts économiques que le mécontentement était le plus justifié. Il est certain que le développement de l’industrie aurifère est fort retardé par les tarifs exorbitans des transports qui résultent de la lenteur de construction du chemin de fer, et que le gouvernement de la colonie s’est trop peu occupé de faire des sondages pour remédier à la rareté de l’eau. D’autre part, il faut bien reconnaître que les gisemens aurifères de l’Australie, en général, sont peut-être les plus riches, mais aussi les plus capricieux de tous. L’or paraît semé en quantité de points du continent entier, mais souvent en poches de peu d’étendue, fabuleusement riches quelquefois. Dans nul pays au monde on n’a trouvé tant ni de si énormes pépites : un chercheur n’a-t-il pas découvert dans la colonie de Victoria, le 9 février 1869, un lingot d’or naturel du poids de 86 kilogrammes, valant ainsi plus de 250 000 francs ? L’ère de ces trouvailles n’est pas terminée ; pendant mon séjour à Melbourne les journaux racontaient qu’à quelques lieues de la ville un promeneur, ayant ramassé une pierre sur laquelle il avait butté, y trouva une pépite représentant plus de 10 000 francs. Sans doute on ne peut compter sur des pépites, mais les poches de grande richesse superficielle sont très fréquentes, faciles à travailler et n’exigent pas d’avances de fonds importantes ; ces gisemens font la fortune du « prospecteur individuel » ou de très petites associations. Ils causent souvent, au contraire, de très grands déboires aux compagnies qui se sont constituées avec un capital important, pour exploiter un filon d’abord très riche, puis qui disparaît brusquement. Ce n’est pas à dire que toutes les mines de l’Australie de l’ouest soient dans ce cas, et il y a, en plusieurs endroits, de ces vastes régions aurifères, qui s’étendent sur un espace plus grand que la France, des groupes de filons puissans qui semblent assez réguliers. L’or visible, si exceptionnellement rare dans les conglomérats gris-bleu du Transvaal, est au contraire très fréquent et se montre parfois en grosses paillettes dans les quartz, les porphyres décomposés, les roches ferrugineuses, qui forment les filons de l’Australie occidentale.

La grande difficulté qui s’est opposée au développement de l’industrie jusqu’à présent est la rareté de l’eau. Le procédé universel d’extraction de l’or : broyage des minerais sous des pilons, où arrive aussi de l’eau qui entraîne les boues sur des tables amalgamées, dont le mercure retient l’or, exige de grandes quantités de liquide. Il est vrai qu’il n’y a point ou peu d’inconvéniens à se servir d’eau salée pour cette opération, mais l’eau salée elle-même se paye en certains points de l’Australie de l’ouest, et le directeur d’une des plus anciennes mines me disait qu’il l’achetait à une autre compagnie plus heureusement partagée, et qu’elle lui revenait à 2 francs l’hectolitre. Comme on ne peut se servir d’eau salée pour les chaudières, on a dû adopter des moteurs à huile minérale. Le transport des machines et de tous les matériaux est très dispendieux, en l’absence de chemins de fer, en grande partie encore à cause de la rareté de l’eau. Il en résulte aussi l’élévation des salaires : ceux-ci stipulent toujours une somme fixe qui est le plus souvent pour les mineurs, tous Européens, de 88 francs, en certains points éloignés 100 francs par semaine, plus la fourniture de l’eau ; la ration de chaque homme est souvent réduite à 4 litres et demi par vingt-quatre heures. On a cherché naturellement des procédés permettant de traiter directement les minerais, réduits en poussière, par des réactifs chimiques, sans intervention de l’eau. Il semble qu’on soit sur le point de réussir. D’autre part l’achèvement, depuis un mois effectué, du chemin de fer jusqu’à Coolgardie et plus tard Kalgoorlie, les deux principaux centres miniers, abaissera dans de grandes proportions le prix des transports ; enfin le gouvernement a pris en main d’une manière sérieuse la question de l’eau. On peut donc espérer que l’industrie de l’or va pouvoir se développer plus librement et renouveler l’Australie de l’ouest comme elle l’a déjà fait pour les colonies de l’est et la Nouvelle-Zélande.

Si ce n’est pas, en effet, la découverte de l’or qui a fait l’Australie, puisqu’il existait déjà dans ce pays un très grand développement agricole et une population de près d’un demi-million d’habitans au moment où elle a eu lieu, il n’en est pas moins vrai qu’elle a énormément hâté ce développement et qu’elle a changé aussi la constitution sociale des colonies australiennes. L’immigration colossale qui s’est précipitée sur l’Australie après 1851 a fait le pays le plus démocratique du monde de ces colonies qui avaient semblé d’abord, aux yeux d’observateurs perspicaces, destinées à former une société aristocratique, soumise à l’influence des grands propriétaires. L’exubérante, mais fragile prospérité qui s’en est suivie n’a pas été non plus sans inconvéniens. Lorsque, dans ces dernières années, le mouvement ascendant s’est ralenti puis arrêté, cette société, un peu déséquilibrée, a été tout étonnée et a cherché un remède à l’inconstance de la fortune dans les innovations sociales aventureuses, qu’elle a entreprises avec une hardiesse et sur une échelle inconnues ailleurs. Il ne sera pas sans intérêt d’étudier avec quelque détail ce fertile champ d’expériences que le vieux monde a l’heureuse chance d’avoir sous les yeux, et dont l’exemple peut lui offrir des enseignemens précieux et lui éviter de pénibles écoles.


PIERRE LEROY-BEAULIEU.

  1. Les recensemens donnent, pour les Maoris depuis vingt ans, les chiffres suivans : 45 470 en 1874 ; 43 595 en 1878 ; 44 097 en 1881 ; 41 969 en 1886 ; 41 993 en 1891. Les chiffres de 1876 et 1878 doivent être considérés comme seulement approximatifs et sans doute un peu inférieurs à la réalité, la sécurité n’étant pas encore bien établie à cette époque. 39 535 Maoris habitent l’île du Nord.