Librairie Hachette et Cie (p. 235-240).


XX

PREMIÈRE INQUIÉTUDE PATERNELLE.


Jacques et Paul avaient écouté parler leur père sans le quitter des yeux ; ils se serraient de plus en plus contre lui ; quand il eut fini, tous deux se jetèrent dans ses bras ; Paul sanglotait, Jacques pleurait tout bas. Leur père les embrassait tour à tour, essuyait leurs larmes.

« Tout est fini à présent, mes chéris ! Plus de malheur, plus de tristesse ! Je serai tout à vous, et vous serez tout à moi.

— Et maman Blidot, et tante Elfy ? dit Jacques avec anxiété. Est-ce que nous ne serons plus à elles ?

DÉRIGNY.

Toujours, mon enfant, toujours. Vous les aimez donc bien ?

JACQUES.

Oh ! papa, je crois bien que nous les aimons ! elles sont si bonnes, si bonnes que c’est comme maman et vous. Vous resterez avec nous, n’est-ce pas ? »

Le pauvre Dérigny n’avait pas encore songé à ce lien de cœur et de reconnaissance de ses enfants ; en le brisant, il leur causait un chagrin dont tout son cœur paternel se révoltait ; s’il les laissait à leurs bienfaitrices, lui-même devait donc les perdre encore une fois, s’en séparer au moment où il venait de les retrouver ; l’angoisse de son cœur se peignait sur sa physionomie expressive.

LE GÉNÉRAL.

J’arrangerai tout cela moi ! Que personne ne se tourmente et ne s’afflige. Je ferai en sorte que tout le monde reste content. À présent, si nous soupions, ce ne serait pas malheureux ; j’ai une faim de cannibale ; nous sommes tous heureux ; nous devons tous avoir faim. »

Moutier, Elfy et madame Blidot étaient allés chercher les plats et les bouteilles ; le souper ne tarda pas à être servi, et chacun se mit à sa place, excepté Dérigny, qui se préparait à servir le général.

LE GÉNÉRAL.

Eh bien ! Pourquoi ne soupez-vous pas, Dérigny ? Est-ce que la joie tient lieu de nourriture ?

DÉRIGNY.

Pardon, mon général, tant que je reste votre serviteur, je ne me permettrai pas de m’asseoir à vos côtés.

LE GÉNÉRAL.

Vous avez perdu la tête, mon ami ! Le bonheur vous rend fou ! Vous allez servir vos enfants comme si vous étiez leur domestique ! Drôle d’idée vraiment ! Voyons, pas de folies. À l’Ange-Gardien nous sommes tous amis et tous égaux. Mettez-vous là, entre Jacques et Paul, et mangeons… Eh bien, vous hésitez ?… Faudra-t-il que je me fâche pour vous empêcher de commettre des inconvenances ? Saprelotte ! à table, je vous dis ! Je meurs de faim, moi ! »

Moutier fit en souriant signe à Dérigny d’obéir ; Dérigny se plaça entre ses deux enfants ; le général poussa un soupir de satisfaction, et il commença sa soupe. Il y avait longtemps qu’il n’avait mangé de la cuisine bourgeoise mais excellente de madame Blidot et d’Elfy ; aussi mangea-t-il à tuer un homme ordinaire ; l’éloge de tous les plats était toujours suivi d’une seconde copieuse portion. Il était d’une gaieté folle qui ne tarda pas à se communiquer à toute la table ; Moutier ne cessait de s’étonner de voir rire Dérigny, lui qui ne l’avait jamais vu sourire depuis qu’il l’avait connu.

MOUTIER.

Tu vois, mon Jacquot, les prodiges que tu opères ainsi que Paul. Voici ton papa que je n’ai jamais vu sourire, et qui rit maintenant tout comme Elfy et moi.

DÉRIGNY.

J’aurais fort à faire, mon ami, s’il me fallait arriver à la gaieté de mademoiselle Elfy, d’après ce que vous m’en avez dit, du moins. Mais j’avoue que je me sens si heureux, que je ferais toutes les folies qu’on me demanderait.

LE GÉNÉRAL.

Bon ça ! Je vous en demande une qui vous fera grand plaisir.

DÉRIGNY.

Pourvu qu’elle ne me sépare pas de mes enfants, mon général, je vous la promets.

LE GÉNÉRAL.

Encore mieux ! Je vous demande, mon ami, de ne pas me quitter… Ne sautez pas ! que diantre ! Vous ne savez pas ce que je veux dire… Je vous demande de ne jamais quitter vos enfants et de ne pas me quitter. Ce qui veut dire que je vous garderai tous les trois avec moi, qu’en reconnaissance de vos soins (dont je ne peux plus me passer ; je sens que je ne m’habituerais pas à un autre service que le vôtre, si exact, si intelligent, si doux, si actif. Il me faut vous ou la mort) : qu’en reconnaissance, dis-je, de ces soins que rien ne peut payer, j’achèterai pour vous et je vous donnerai un bien quelconque où vous vous établiriez, après ma mort, avec vos enfants et une femme peut-être. Ce serait votre avenir et votre fortune à tous. Tant que je suis prisonnier, vous resterez en France avec vos enfants et notre ami Moutier.

DÉRIGNY.

Et après, mon général ?

LE GÉNÉRAL.

Après ? Après ? Nous verrons ça. Nous avons le temps d’y penser… Eh bien ? que dites-vous ?

DÉRIGNY.

Rien encore, mon général ; je demande le temps de la réflexion ; ce soir, je n’ai pas la tête à moi, et mon cœur est tout à mes enfants.

LE GÉNÉRAL.

Bien, mon cher, je vous donne jusqu’au repas de noces d’Elfy et de Moutier. Demain, nous fixerons le jour et j’écrirai à Paris pour le dîner et les accessoires. À nous deux, ma petite Elfy ! Reprenons notre vieille conversation interrompue sur votre mariage. C’est aujourd’hui lundi ; demain mardi, j’écris ; on m’expédie mon dîner et le reste samedi ; tout arrive lundi, et nous le mangerons en sortant de la cérémonie.

ELFY.

Impossible, mon général ; il faut faire les publications, le contrat.

LE GÉNÉRAL.

Il faut donc bien du temps en France pour tout cela ? Chez nous, en Russie, ça va plus vite que ça. Ainsi, je vois madame Blidot ; vous me convenez, je vous conviens ; nous allons trouver le pope, qui lit des prières en slavon, chante quelque chose, dit quelque chose, vous fait boire dans ma coupe et moi dans la vôtre, qui nous promène trois fois en rond autour d’une espèce de pupitre, et tout est fini. Je suis votre mari, vous êtes ma femme, j’ai le droit de vous battre, de vous faire crever de faim, de froid, de misère.

MADAME BLIDOT, riant.

Et moi, quels sont mes droits ?

LE GÉNÉRAL.

De pleurer, de crier, de m’injurier, de battre les gens, de déchirer vos effets, de mettre le feu à la maison même dans les cas désespérés.

MADAME BLIDOT, riant.

Belle consolation ! À quel sort terrible j’ai échappé !

LE GÉNÉRAL.

Oh ! mais moi, c’est autre chose ! Je serais un excellent mari ! Je vous soignerais, je vous empâterais ; je vous accablerais de présents, de bijoux ; je vous donnerais des robes à queue pour aller à la cour, des diamants, des plumes, des fleurs ! »

Tout le monde se met à rire, même les enfants ; le général rit aussi et déclare qu’à l’avenir il appellera madame Blidot : « Ma petite femme. » Après avoir causé et ri pendant quelque temps, le général va se coucher parce qu’il est fatigué ; Dérigny, après avoir terminé son service près du général, va avec ses enfants, dans leur chambre, les aider à se déshabiller, à se coucher, après avoir fait avec eux une fervente prière d’action de grâces. Il ne peut se décider à les quitter, et, quand ils sont endormis, il les regarde avec un bonheur toujours plus vif, effleure légèrement de ses lèvres leurs joues, leur front et leurs mains ; enfin, la fatigue et le sommeil l’emportent, et il s’endort sur sa chaise entre les deux lits de ses enfants. Il dort d’un sommeil si paisible et si profond, qu’il ne se réveille que lorsque Moutier, inquiet de sa longue absence, va le chercher, et l’emmène de force pour le faire coucher dans le lit qui lui avait été préparé. Il était tard pourtant ; minuit venait de sonner à l’horloge de la salle ; mais Moutier n’avait pas encore eu le temps de causer avec Elfy et sa sœur ; ils avaient mille choses à se raconter, et les heures s’écoulaient trop vite. Enfin, madame Blidot sentit que le sommeil la gagnait ; l’horloge sonna, Moutier se leva, engagea les sœurs à aller se coucher et alla à la recherche de Dérigny qu’il ne trouvait pas dans sa chambre près du général. Il réfléchit encore quelque temps avant de s’endormir lui-même ; ses pensées étaient imprégnées de bonheur, et ses rêves se ressentirent de cette douce inspiration.