Librairie Hachette et Cie (p. 223-234).


XIX

COUP DE THÉÂTRE.


Le voyage ne fut pas long. Partis le matin, nos trois voyageurs arrivèrent pour dîner à Loumigny, et pas à pied, comme au départ.

Madame Blidot, Elfy, Jacques et Paul, qui avaient été prévenus par Moutier de l’heure du retour, les reçurent avec des cris de joie. Moutier présenta Dérigny à madame Blidot et à Elfy. Lorsque Moutier lui amena Jacques et Paul pour les embrasser, Dérigny les saisit dans ses bras, les embrassa plus de dix fois, et se troubla à tel point qu’il fut obligé de sortir. Moutier et les enfants le suivirent.

MOUTIER.

Qu’avez-vous, mon ami ? Quelle agitation !

DÉRIGNY.

Mon Dieu ! mon Dieu ! soutenez-moi dans cette nouvelle épreuve. Oh ! mes enfants ! mes pauvres enfants ! »

Jacques s’approcha de lui les larmes aux yeux, le regarda longtemps.

« C’est singulier, dit-il en passant la main sur son front, papa a dit comme cela quand il est parti.

DÉRIGNY.

Comment t’appelles-tu, enfant ?

JACQUES.

Jacques.

DÉRIGNY.

Et ton frère ?

JACQUES.

Paul. »

Dérigny poussa un cri étouffé, voulut faire un pas, chancela, et serait tombé si Moutier ne l’avait soutenu.

DÉRIGNY.

Dites-moi pour l’amour de Dieu, cette dame d’ici, est-elle votre maman ?

— Oui, dit Paul.

— Non, dit Jacques ; Paul ne sait pas ; il était trop petit ; notre vraie maman est morte ; celle-ci est une maman très bonne, mais pas vraie.

— Et… votre père ? demanda Dérigny d’une voix étranglée par l’émotion.

JACQUES.

Papa ? Pauvre papa ! les gendarmes l’ont emmené. »

Jacques n’avait pas fini sa phrase que Dérigny l’avait saisi dans ses bras, ainsi que Paul, en poussant un cri qui fit accourir le général et les deux sœurs.

Le pauvre Dérigny voulut parler, mais la parole expira sur ses lèvres, et il tomba comme une masse serrant encore les enfants contre son cœur.

Moutier avait amorti sa chute en le soutenant à demi ; aidé des deux sœurs, il dégagea avec peine Jacques et Paul de l’étreinte de Dérigny. Lorsque Jacques put parler, il fondit en larmes et s’écria :

« C’est papa, c’est mon pauvre papa ! Je l’ai presque reconnu quand il a dit : « Mes pauvres enfants ! » et surtout quand il nous a embrassés si fort ; c’est comme ça qu’il a dit et qu’il a fait quand les gendarmes sont venus. »


Il tomba comme une masse.

Le cri poussé par Dérigny avait attiré aux portes presque tous les voisins de l’Ange-Gardien, et un rassemblement considérable ne tarda pas à se former. Les premiers venus répondaient aux interrogations des derniers accourus.

« Qu’est-ce ? demandait une bonne femme.

— C’est un homme qui vient de tomber mort de besoin.

— Pourquoi les petits pleurent-ils ?

— Parce qu’ils ont bon cœur, ces enfants ! Ce n’est-il pas terrible de voir un homme mourir de besoin à votre porte ?

— Voyez donc ce gros, comme il se démène ! Il va tous les écraser, s’il tombe dessus.

— C’est le monsieur que les Bournier ont assassiné.

— Comment donc qu’il a fait pour en revenir ?

— C’est parce que le grand zouave l’a mené aux eaux ; ça l’a tout remonté.

— Tiens ! quand ma femme sera morte, pas de danger que je la porte là-bas. »

Dérigny ne reprenait pas connaissance, malgré les moyens énergiques du général ; des claques dans les mains à lui briser les doigts, de la fumée de tabac à suffoquer un ours, de l’eau sur la tête à noyer un enfant, rien n’y faisait ; la secousse avait été trop forte, trop imprévue. Moutier commençait à s’inquiéter de ce long évanouissement ; il se relevait pour aller chercher le curé, lorsqu’il le vit fendre la foule et arriver précipitamment à Dérigny.

LE CURÉ.

Qu’y a-t-il ? Un homme mort, me dit-on ! Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu plus tôt ?

MOUTIER.

Pas mort, mais évanoui, monsieur le curé ; il vient de tomber par suite d’une joie qui l’a saisi.

Le curé s’agenouilla près de Dérigny, lui tâta le pouls, écouta sa respiration, les battements de son cœur, et se releva avec un sourire.

« Ce ne sera rien, dit-il ; ôtez le d’ici, couchez-le sur un lit bien à plat, bassinez le front, les tempes avec du vinaigre, et faites-lui avaler un peu de café. »


Il vit le pauvre Jacques à demi agenouillé.

Après avoir donné encore quelques avis, le curé, se voyant inutile, retourna chez lui.

JACQUES.

Mon bon ami Moutier, laissez-moi embrasser mon pauvre papa avant qu’il soit mort tout à fait, je vous en prie, je vous en supplie ; tante Elfy ne veut pas.

Moutier tourna la tête et vit le pauvre Jacques à demi agenouillé, les mains jointes, le regard suppliant, le visage baigné de larmes.

MOUTIER.

Viens, mon pauvre enfant, embrasse ton papa et ne t’effraye pas ; il n’est pas mort, et dans quelques instants il t’embrassera lui-même, et te serrera dans ses bras. »

Jacques remercia du regard son ami Moutier et se jeta sur son père qu’il embrassa à plusieurs reprises. Dérigny, au contact de son enfant, commença à reprendre connaissance ; il ouvrit les yeux, aperçut Jacques et fit un effort pour se relever et le serrer contre son cœur. Moutier le soutint, et l’heureux père put à son aise couvrir de baisers ses enfants perdus et tant regrettés.

Après les premiers moments de ravissement, Dérigny parut confus d’avoir excité l’attention générale ; il se remit sur ses pieds, et, quoique tremblant encore, il se dirigea vers la maison, tenant ses enfants par la main. Arrivé dans la salle, suivi du général, de Moutier et des deux sœurs, il se laissa aller sur une chaise, regarda avec tendresse et attendrissement Jacques et Paul qu’il tenait dans chacun de ses bras, et, après les avoir encore embrassés à plusieurs reprises :

« Excusez-moi, mon général, dit-il veuillez m’excuser, Mesdames ; j’ai été si saisi, si heureux de retrouver ces pauvres chers enfants que j’ai tant cherchés, tant pleurés, que je me suis laissé aller à m’évanouir comme une femmelette. Chers, chers enfants, comment se fait-il que je vous retrouve ici, avec une maman, une tante, un bon ami ? (Dérigny sourit en disant ces mots et jeta un regard reconnaissant sur les deux sœurs et sur Moutier.)

JACQUES.

Deux bons amis, papa, deux. Le bon général est aussi un bon ami. »

Dérigny tressaillit en s’entendant appeler papa par son enfant.

DÉRIGNY, l’embrassant.

Tu avais la même voix quand tu étais petit, mon Jacquot tu disais papa de même.

« Mon bon ami, dit le général avec émotion, je suis content de vous voir si heureux. Oui, sapristi, je suis plus content que si, que si… j’avais épousé toutes les petites filles des eaux, que si j’avais adopté Moutier, Elfy, Torchonnet. Je suis content, content ! »

Dérigny se leva et porta la main à son front pour faire le salut militaire.

DÉRIGNY.

Grand merci, mon général ! Mais comment se fait-il que mes enfants se trouvent ici à plus de vingt lieues de l’endroit où je les avais laissés ?

MADAME BLIDOT.

C’est le bon Dieu et Moutier qui nous les ont amenés, mon cher Monsieur.

JACQUES.

Et aussi la sainte Vierge, papa, puisque je l’avais priée comme ma pauvre maman me l’avait recommandé.

DÉRIGNY.

Mon bon Jacquot ! Te souviens-tu encore de ta pauvre maman ?

JACQUES.

Très bien, papa, mais pas beaucoup de sa figure ; je sais seulement qu’elle était pâle, si pâle que j’avais quelquefois peur.

Dérigny l’embrassa pour toute réponse et soupira profondément.

JACQUES.

Vous êtes encore triste, papa ? et pourtant vous nous avez retrouvés Paul et moi !

DÉRIGNY.

Je pense à votre pauvre maman, cher enfant ; c’est elle qui vous a protégés près du bon Dieu et de la sainte Vierge et qui vous a amenés ici. Mon bon Moutier, comment avez-vous connu mes enfants ?

MOUTIER.

Je vous raconterai ça quand nous aurons dîné, mon ami, et quand les enfants seront couchés. Ils savent cela, eux ; il est inutile qu’ils me l’entendent raconter.

LE GÉNÉRAL.

Et vous, mon cher, comment se fait-il que vous ayez perdu vos enfants, que vous ayez fait la campagne de Crimée, que vous n’ayez pas retrouvé ces enfants au retour ? Vous n’avez donc ni père, ni mère, ni personne ?

DÉRIGNY.

Ni père, ni mère, ni frère, ni sœur, mon général. Voici mon histoire, plus triste que longue. J’étais fils unique et orphelin ; j’ai été élevé par la grand-mère de ma femme, qui était orpheline comme moi ; la pauvre femme est morte ; j’avais tiré au sort ; j’étais le dernier numéro de la réserve ; pas de chance d’être appelé. Madeleine et moi nous restions seuls au monde, je l’aimais, elle m’aimait ; nous nous sommes mariés ; j’avais vingt et un ans ; elle en avait seize. Nous vivions heureux, je gagnais de bonnes journées comme mécanicien-menuisier. Nous avions ces deux enfants qui complétaient notre bonheur ; Jacquot était si bon que nous en pleurions quelquefois, ma femme et moi. Mais voilà-t-il pas, au milieu de notre bonheur, qu’il court des bruits de guerre ; j’apprends qu’on appelle la réserve ; ma pauvre Madeleine se désole, pleure jour et nuit ; moi parti, je la voyais déjà dans la misère avec nos deux chérubins ; sa santé s’altère ; je reçois ma feuille de route pour rejoindre le régiment dans un mois. Le chagrin de Madeleine me rend fou ; je perds la tête, nous vendons notre mobilier, et nous partons pour échapper au service ; je n’avais plus que six mois à faire pour finir mon temps et être exempt. Nous allons toujours tantôt à pied, tantôt en carriole ; nous arrivons dans un joli endroit, à vingt lieues d’ici ;


Elle meurt, me laissant ces deux pauvres petits.


je loue une maison isolée où nous vivions cachés dans une demi-misère, car nous ménagions nos fonds, n’osant pas demander de l’ouvrage de peur d’être pris : ma femme devient de plus en plus malade ; elle meurt (la voix de Dérigny tremblait en prononçant ces mots) ; elle meurt, me laissant ces deux pauvres petits à soigner et à nourrir. Pendant notre séjour dans cette maison, tout en évitant d’être connus, nous avions pourtant toujours été à la messe et aux offices les dimanches et fêtes ; la pâleur de ma femme, la gentillesse des enfants attiraient l’attention ; quand elle fut plus mal, elle demanda M. le curé, qui vint la voir plusieurs fois et, lorsque je la perdis, il fallut faire ma déclaration à la mairie et donner mon nom ; trois semaines après, le jour même où je venais de donner à mes enfants mon dernier morceau de pain et où j’allais les emmener pour chercher de l’ouvrage ailleurs, je fus pris par les gendarmes et forcé de rejoindre sous escorte, malgré mes supplications et mon désespoir. Un des gendarmes me promit de revenir chercher mes enfants ;


Je fus pris par les gendarmes.


j’ai su depuis qu’il ne l’avait pas pu de suite, et que plus tard il ne les avait plus retrouvés. Arrivé au corps, je fus mis au cachot pour n’avoir pas rejoint à temps. Lorsque j’en sortis, je demandai un congé pour aller chercher mes enfants et les faire recevoir enfants de troupe ; mon colonel, qui était un brave homme, y consentit ; quand je revins à Kerbiniac, il me fut impossible de retrouver aucune trace de mes enfants ; personne ne les avait vus ; je courus tous les environs nuit et jour, je m’adressai à la gendarmerie, à la police des villes ; je dus rejoindre mon régiment et partir pour le Midi, sans savoir ce qu’étaient devenus ces chers bien-aimés. Dieu sait ce que j’ai souffert. Jamais ma pensée n’a pu se distraire du souvenir de mes enfants et de ma femme. Et, si je n’avais conservé les sentiments religieux de mon enfance, je n’aurais pas pu supporter la vie de douleur et d’angoisse à laquelle je me trouvais condamné. Tout m’était égal, tout, excepté d’offenser le bon Dieu. Voilà toute mon histoire, mon général ; elle est courte, mais bien remplie par la souffrance.