L’Au delà et les forces inconnues/Le stoïcisme de M. Jules Soury

Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 229-234).


LE STOÏCISME DE M. JULES SOURY


J’aime rencontrer soit à la Bibliothèque nationale dont il est le moine, soit chez lui, rue Gay-Lussac, l’auteur des Fonctions du cerveau, de Jésus et les Évangiles et du Bréviaire de l’Histoire du Matérialisme. Il sait se mettre à la disposition de ceux qui l’interrogent avec la grâce modeste des vrais savants.

C’est un homme d’une cinquantaine d’années, dont l’allure et la conversation familière rappellent l’âge mûr de l’auteur de la Vie de Jésus ; de taille moyenne, les yeux incisifs et rêveurs, la tête un peu penchée, et, sur les lèvres, le sourire sceptique de ces prélats qu’il aime et comprend si bien.

Voici la page magistrale, — toute stoïcienne, — écrite pour mes lecteurs par M. Jules Soury. Je la publie telle quelle, inédite et sans commentaire.

L’auteur de l’énorme et admirable fascicule sur le cerveau dans le dictionnaire de physiologie que réunit Charles Richet, me fait l’honneur de commencer sa réponse par une critique des Petites Religieuses de Paris pour aboutir à un exposé de sa doctrine (elle fait loi en quelque sorte dans le monde scientifique) sur la formation des religions et l’organisation de l’univers. Doctrine désolée quoique grandiose, assimilant la vie mystérieuse du monde et des êtres vivants à de la simple matière qui se meut, mais faisant planer sur ce spectacle désenchantant la majesté de la conscience humaine, témoin stoïque de l’universelle illusion.


« Le livre Les Petites Religions de Paris me paraît excellent de tous points. J’ignorais qu’il y eût à Paris tant de petites religions, tant de petites sectes au culte étrange ou naïf, souvent touchant. Ce sont là, comme nous le dit si bien M. Jules Bois, « des bibelots de sanctuaire », des monstres inoffensifs, vieillots ou encore trop enfantins ». Les derniers païens, les lucifériens, les gnostiques, les dévots d’Isis m’intéressent, et je n’ai jamais su résister à mon inclination naturelle pour le bouddhisme.

» Toutes ces petites Églises ont un charme profond et discret, qui contraste heureusement avec les grandes religions officielles, sans parler des sectes politiques, des fêtes patriotiques, orphéoniques, etc., avec leurs processions, les drapeaux, les couronnes, les oriflammes bleues et blanches, qui sont bien aussi des manières de petites religions, mais intolérantes, vindicatives, persécutrices, et, pour tout dire, parfaitement insupportables.

» Pour bien comprendre l’esprit et le culte de ces petites églises inconnues de notre Paris, il fallait commencer par les aimer : c’est ce qu’a fait M. Jules Bois. Mais, en pareille matière, il ne se pique pas d’être un critique désintéressé. Il est un croyant plein d’ardeurs mystiques, une sorte de grand-prêtre de l’Invisible. Ici, tout en exprimant ma gratitude au poète et à l’artiste prestigieux qu’il est, souffrez que je me sépare du myste.

» Les religions sont des phénomènes naturels dont l’étude n’est pas moins attachante que celle de tant d’autres rêveries de l’esprit humain. Mais ce ne sont que pures rêveries. L’homme a longtemps désiré de connaître la vérité ; dans ses rêves grandioses, il a cru concevoir l’absolu et penser l’infini. Déchu de tant d’orgueil, il ne cherche plus dans les choses que ces rapports constants des phénomènes qu’il appelle les lois de la nature. Or l’observation et l’expérience ne nous recèlent d’autre existence dans l’univers que celle de la matière en mouvement. La science, pour n’être toujours qu’une vérité relative, est pour l’homme la seule vérité, et les essais d’explication des choses qu’elle nous donne sont encore les moins éloignés de la réalité inconnue qui nous fuit éternellement.

» En son âge mûr, l’humanité a autre chose à faire qu’à élever des petites chapelles aux dieux inconnus. Presque tous les errements des grands naturalistes modernes sur l’origine des choses sont dus à l’autorité, naguère encore toute-puissante, des mythes religieux. Si des génies tels que Buffon, Cuvier, Agassiz avaient employé à voir et à penser par eux-mêmes le temps et les efforts qu’ils ont dépensés pour faire entrer leur science, vaste comme le monde, dans un vieux conte de nourrice des bords du Jourdain, que de pages immortelles n’auraient-ils pas ajoutées à leur œuvre !

» Notre conception purement mécanique de l’univers a délivré l’homme de sa foi séculaire en une providence. Aussi loin que s’étendent l’expérience et l’observation humaines, tout se passe comme s’il n’y avait que des forces aveugles éternellement en conflit. Cette unité mobile, avec son équilibre instable, ce grand fait complexe qu’on nomme l’univers, dont les archipels stellaires eux-mêmes naissent et meurent comme les fleurs des champs, qu’est-ce que tout cela, sinon un problème de mécanique ? L’homme en retrouvera quelque jour la formule, comme il a trouvé celle de l’attraction et de la gravitation.

» Devant ce grand drame muet et terrible de l’univers, toutes les théories a priori de la genèse des choses sont puériles, et les religions ne sont pas autre chose dans leur essence que de telles explications du monde et de la vie.

» À l’homme qui réfléchit simplement la science suffit. D’espoir, nous n’en avons qu’en la mort, la mort qui délivre. De bonne heure, nous avons appris le renoncement, et nous quitterons, sans amour et sans haine, « sachant que tout est vain », ce monde d’illusions et de rêves. Mais nous le quitterons avec une fierté stoïque, sans ridicule attendrissement sur nous-mêmes, sans lâche besoin d’être consolés. »