L’Au delà et les forces inconnues/Charcot devant les sciences psychiques

Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 235-243).


CHARCOT DEVANT LES SCIENCES PSYCHIQUES


Le public et le décor d’un hypnotiseur illustre. — Condamnation du mysticisme. — On peut être un grand homme et avoir une bosse de fou.


En 1893 j’avais consenti à présenter au docteur Charcot un de mes plus sympathiques confrères de Russie Ivan Manouiloff que les merveilles de l’hypnose et des sciences psychiques avaient tout à fait ébloui.

Le nom de Charcot était pour lui, habitant l’empire du tsar, un des noms les plus fascinants, et il attachait au personnage quelque chose de sacré. Il voyait ce médecin comme un apôtre, dont le regard sonde les âmes jusqu’au tréfonds, pour mieux les guérir. Charcot lui apparaissait, tels ces mystérieux bienfaiteurs du monde, tout science et dévouement ; et, quittant la Russie, il allait avec moi vers ce vaste hôtel comme on fait un pèlerinage vers un sanctuaire fertile en miracles. L’opinion de Charcot sur le mysticisme lui semblait une des plus importantes et il savourait d’avance l’aménité du grand homme, la profondeur des vues, l’éloquence et la chaleur des phrases, tout ce que pouvait apporter de documents neufs un expérimentateur dont la vie — il le croyait du moins — se voue aux sciences encore indécises de l’âme et qui a ouvert des voies nouvelles aux jeunes médecins, aux savants d’aujourd’hui et de l’avenir.

Manouiloff franchit avec émotion la somptueuse grille du boulevard Saint-Germain ; un larbin de bourgeois vaniteux et grippe-sous le dévisagea.

— Ah ! mais, vous savez, Môssieu Charcot a des malades ; il faudra attendre, si vous êtes de la presse.

Je donnai ma carte et nous entrâmes dans ce salon célèbre, trop clair et trop grandiose, avec des Gobelins passés, de larges meubles prêts à accueillir les classes dirigeantes, mais usés par le frottement des douleurs écroulées. Une figure blême jusqu’à être jaunie domine, sur une étagère, avec l’impassibilité d’un impitoyable regard. En face, des primitifs douteux, peut-être fabriqués au Temple ; seul un beau et cruel Goya, où un moine, crucifix en main, exhorte du haut d’une chaire des exaltés nus jusqu’à la ceinture pour des flagellations.

Le public, déjà plus rare alors, attendait terne, défait, avec des tics, des dégénérescences, exacerbé encore par le milieu somptueux et brutal, disposé à toutes les tourmentes de l’hypnose.

Le larbin reparaît, après quelques minutes d’attente, plus impératif que jamais. Il nous transporte dans une antichambre obscure, aux hypocrites et troublantes odeurs où, pour nous asseoir, nous tâtonnons à la lueur d’un bec de gaz falot que tient la main crispée d’une déesse. Comme dans un cauchemar, nous distinguons un escalier tortueux avec des griffons mâle et femelle, qui cramponnent aux cloisons leurs pattes onglées ; puis encore des gravures mornes, dans des cadres que le temps dédore ; à notre gauche, une porte, entre-baillée par une main adroite, laisse voir un cabinet de travail donnant sur la rue… mais l’encrier desséché s’ennuie, les plumes se rouillent et les rangées de livres s’endorment sous une fine mousseline de poussière.

Là, tout fatigue, énerve ; nos têtes se perdent, devant nos yeux tourbillonnent des cercles chromatiques.

Enfin, une porte inaperçue s’ouvre. Des gens effarés passent ; et reste sur le seuil un petit homme, les épaules voûtées, l’œil enfoui sous des broussailles de sourcils, et le front nu par le renversement des longs cheveux d’un blanc de muraille.

Il me reconnaît froidement d’un regard et d’une poignée de main.

— Entrez, dit-il.

Il va devant nous, se place à son bureau comme un prêtre à sa chaire, et c’est seulement là, tandis qu’il fait le geste de m’asseoir, que Manouiloff découvre Charcot dans le petit homme aux allures de comédien illustre, habitué de jouer, avec sa face rasée, les prélats ou les diplomates.

Il tient une carte entre ses mains très soignées, d’où s’exhale un parfum recherché. Des lettres à écriture de femme se chevauchent et, au coin des feuillets, des heures de rendez-vous fixés en hâte au crayon bleu.

La salle s’étend monotone et encombrée, semblable à un hall, rappelant le cabinet de travail d’un savant allemand ; des monceaux de livres, vierges du contact des doigts, s’entassent et des échelles y conduisent, que des pieds de chercheur n’ont guère foulées.

Les yeux du docteur Charcot, ces yeux qui fascinèrent tant d’hystériques, semblent brutaliser, et devant ce froncement autoritaire du sourcil, l’illusion du comédien s’atténue pour céder la place à l’évocation d’un de ces antiques sorciers du moyen âge, dont le secret inutile ne fut jamais dévoilé.

Avec discrétion mon camarade prélude :

— Nul mieux que vous, mon cher Maître, ne peut guider dans les recherches sur le mysticisme…

— Non… je ne m’occupe pas de ça… je ne dirai rien…

— Mais vous avez été de ceux et des premiers qui ont accéléré le mouvement de la jeunesse vers le mystère ?

— Je le regrette… La jeunesse a eu tort.

Les réponses sifflaient, mauvaises, avec l’impatience des consultations coûteuses qui allaient nous remplacer.

— Vous ne voulez donc rien dire ? continua le Russe patient…

— Je ne veux pas et je n’ai pas le temps. Laissez ça en repos… le mysticisme, ce n’est qu’une question de mode… je m’en fiche comme de l’an quarante…

— Croyez-vous alors que ce mysticisme soit une maladie ?

— Ceux qui s’en occupent ne sont pas plus malades physiquement que d’autres… C’est l’esprit qui est malade. Oui, l’éternelle histoire. C’est toujours comme ça que ça va…

Et la main très soignée décrit dans l’air des spirales, crée une géométrie flottante de collines et de vallées, voulant sans doute indiquer les fluctuations des idées et confirmer aussi par cette mimique dédaigneuse la vieille parole de l’Ecclésiaste : « Rien n’est nouveau sous le soleil ».

— Mais les origines de ce mouvement ?

Le docteur Charcot accentue son mépris.

Il ferme les yeux, puis les ouvre démesurément.

— Voilà les origines de votre mysticisme ; quand il y a trop de lumière, on ferme les yeux pour ne plus voir, pour faire des ténèbres ; puis les paupières s’écartent, et tout est à recommencer. Et puis, tout ça ne me touche pas… Je vous l’ai dit : je m’en fiche comme de l’an quarante.

Le savant s’est déjà levé et, allant vers la porte, il dit du haut des lèvres et en retournant à peine la tête :

— Vous avez bien tort de vous occuper de tout cela.

— Vous dites, cher Maître, s’entête le jeune slave, que ces choses ne vous touchent pas, mais les phénomènes du spiritisme, par exemple, ont bien quelques rapports avec ceux de l’hypnotisme, dont vous vous êtes préoccupé.

— Mais je m’en fiche… tout ça n’est pas profond, tout ça n’est pas mûr… il ne faut pas s’en inquiéter. Enfin, n’empêchons pas les spirites de « spiriter » !

— Et le docteur Crookes ?

— Là, je vous le dis franchement… On peut réunir dans son cerveau la matière d’un grand mathématicien ou d’un grand chimiste et avoir une bosse de fou. Oui, un génie peut être fou.

Peu de mois après, Charcot devait mourir. Je garde encore une forte impression de cette face ravagée de rides profondes ; il était cassé par l’âge ou plutôt par une sourde maladie ; l’œil, si flambant autrefois, s’éteignait ; les paroles, exprimant mal sa pensée vacillante, tombaient avec peine de sa bouche durcie par la morgue des riches et des triomphateurs. Il sentait clos ses jours glorieux et il méprisait les nouveaux efforts des jeunes… Sa grande intelligence, comme l’avait remarqué Alphonse Daudet dans la causerie citée plus haut, était déjà oblitérée et obscurcie ; mais il ne s’était pas laissé entamer par des nouveautés qu’il jugeait dangereuses. Il ne s’était pas risqué, comme Luys, à compromettre en des recherches audacieuses un passé aux apparences scientifiques. Et si ses travaux sur la grande hypnose et la grande hystérie sont relégués par ses disciples eux-mêmes parmi les vieilles lunes, il sut garder sa vie durant une attitude qui en impose encore après sa mort. Il connaissait la manière. Ce fut en effet un « hypnotiseur ». Il a su « suggérer » en sa faveur son temps et les premières vagues de la postérité.