L’Au delà et les forces inconnues/Chez M. Anatole France

Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 343-352).


ÉPILOGUE


CHEZ M. ANATOLE FRANCE


La première et dernière vision de M. Bergeret — Leconte de Lisle faisant un voyage aérien — Qu’est-ce qu’un fait scientifique ? Faut-il nier ou affirmer la télépathie ? — Manque de méthode chez ceux qui s’occupent des recherches psychiques. — Les fous sont parfois utiles.


Je suis allé consulter le père de Jérôme Cogniart et de M. Bergeret afin de rafraîchir, au relai de la Sagesse (qui est un joli et discret hôtel de la villa Saïd), ma promenade dans les sentiers perdus du merveilleux.

C’était le matin. La gouvernante, bonne gardienne, ne me laissa pénétrer qu’un autographe de son maître à la main. Je trouvai, dans sa chambre à coucher, le poète des Noces corinthiennes, en veston d’intérieur et une petite toque pourpre sur la tête. Il était en proie à son barbier.


— Vous voyez un disciple de Condillac, me dit M. Anatole France, tandis que la caresse de l’acier chassait sur les joues la mousse blanche. Je crois que la sensation est l’origine de toutes nos connaissances ; et si vous me dites, comme Candide : « il n’y a plus de disciple de Condillac », je vous répondrai, comme Martin : « Il y a moi. » Ce qui ne m’a pas empêché de goûter infiniment votre enquête.

Le figaro ayant achevé sa tâche, M. Anatole France se rapprocha du feu et continua :

— Je vais vous confier quel événement m’a empêché à tout jamais de devenir un mystique. J’étais alors un très petit enfant et j’habitais le 15 du quai Malaquais. Je revois encore le lit à colonnettes où l’on me couchait le soir. Avant de m’endormir, je distinguais toutes les nuits, se profilant contre la muraille, certains personnages nages qui portaient des feutres à plumes, et la rapière relevait leur manteau en queue de coq. Ces petits diables allaient toujours en diminuant de taille ; ils avaient le nez en clarinette, et le dernier, un peu en retard, soufflait dans le derrière du précédent. J’avais eu d’abord très peur, mais peu à peu je me rassurai en observant leurs mœurs. Ces grotesques avaient une tendance à ne jamais quitter la muraille, et, pourvu que je ne criasse point, à ne pas s’occuper de moi. Ce ne fut que quelques années après que j’eus l’explication de ces comiques fantômes. Je les reconnus chez madame Letord, dont l’échoppe était située en bordure du terrain sur lequel on a bâti depuis l’Ecole des Beaux-Arts. Ma maison était tout près, et il m’arrivait, étant enfant, de regarder chez elle des recueils de papier jaune renfermant des figures de Callot. J’étais fixé : mes petits diables n’étaient que des souvenirs. Ce fut ma première et dernière vision.

M. Anatole France, de sa main nerveuse, plissa la petite toque rouge sur son front :

— Les occultistes et les spirites reprochent toujours aux savants de ne pas tenir compte de faits extraordinaires, observés bien ou mal, çà et là. Ils ont tort. Vous êtes un philosophe et vous me comprendrez. Un fait isolé ne prouve rien. Je verrais par exemple le diable en personne, je lui répondrais : « Je vous vois, mais je ne crois pas en vous. » Un fait exceptionnel est négligeable. Il n’apprend rien, car on ne peut pas le décomposer et on ne sait pas ce qui l’a amené. Un fait ne commence à avoir une signification que s’il est entré dans le domaine scientifique, c’est-à-dire — et mon docte interlocuteur se leva, ses lunettes à la main, comme pour donner cette fois une importance catégorique à ses paroles — c’est-à-dire si ce fait peut être reproduit indéfiniment dans les mêmes conditions ou prédit mathématiquement avec certitude. Une éclipse est un fait scientifique. C’est un fait également scientifique que l’or se dissout dans l’eau régale, mais la transmission mentale, la télépathie, le spiritisme échappent à la science par l’irrégularité et l’imprévu de leurs phénomènes.

Tenez, une autre anecdote, et dont je ne suis pas cette fois le héros, vous expliquera bien ma pensée. Leconte de Lisle — de son vivant — me conta l’histoire suivante, qui lui est personnelle :


« Voici comment les choses se sont passées, me dit-il : J’avais été invité par des amis, rue des Beaux-Arts, dans une maison historique où demeurèrent Asselineau et Chenavard. Moi, j’habitais à un cinquième étage avec balcon sur la rue de Rivoli, au coin de la rue de l’Echelle., C’était après dîner. La maîtresse de maison me demanda de réciter des vers qui avaient paru dans une revue. Je répondis que je ne les savais pas par cœur et que je n’avais pas cette revue sur moi. « Monsieur Leconte de Lisle, vous devriez bien pourtant nous faire ce plaisir, reprit-elle ; vous êtes jeune, cette petite course ne vous fatiguera pas. Vous n’avez qu’à traverser le pont des Arts. Allez chez vous prendre vos vers et revenez nous les lire. ».

» J’hésitai un moment. Puis une idée me vint. La fenêtre était ouverte ; celle de ma chambre devait, je m’en souvenais, l’être aussi… Je résolus, au lieu de descendre l’escalier, de me rendre chez moi par les airs. C’est ce que je fis. Je pris la revue sur ma table et je revins, toujours aériennement, par le Louvre et la Seine. Cela fut si vite fait que la maîtresse de maison se retournant vers moi : « Monsieur Leconte de Lisle, dit-elle, vous n’êtes pas aimable, vous n’avez pas bougé encore. — Si fait, répliquai-je, je reviens de chez moi. » Et comme preuve je tirai la revue de ma poche et lus mes vers… »


Après ce récit, Leconte de Lisle, qui était non seulement un très grand poète mais un cerveau très lucide, ajoutait : « Cela m’est arrivé, mais je n’y crois pas. » Que les spirites ne raisonnent-ils ainsi ?

— Vous n’en aimez pas moins ces histoires merveilleuses…

— Oui, c’est vrai, et vous le savez bien ; sans admettre leur réalité, je les aime. M. Renan les détestait. Et je m’en suis toujours étonné. Lui, d’une politesse si amène, qui voulait bien répondre aux vieilles dames qui le questionnaient après dîner sur la survie : « Mais certainement, vous avez raison, l’âme est immortelle », prenait, si on lui parlait de magie, un visage très dur, presque triste, et son silence devenait un reproche cruel. En revanche, si je m’intéresse aux prodiges, ils m’ont plutôt fui. Le jour où j’ai rencontré Florence Cook, le sujet de William Crookes — il y avait là Pozzi, Maurice de Fleury, le docteur Hontanz et d’autres médecins — la séance fut tout à fait infructueuse.

» Le médium demandant à être attaché solidement, pour qu’on ne doutât pas de lui, le docteur Pozzi fit venir de l’hôpital voisin une camisole de force. Mais Florence Cook protesta au nom de ses dentelles… Ces dentelles nous empêchèrent de franchir le seuil de l’Au delà… En revanche, j’ai assisté, en plusieurs circonstances, à des tours de prestidigitation si merveilleux que je m’explique en toute bonne foi, combien il est facile d’être trompé. L’hallucination aussi est un fait très fréquent, et provient souvent, disent les médecins, de maladies d’estomac. J’ai lu dans un manuel de physiologie, de Huxley, une anecdote assez émouvante. Une femme de beaucoup de bon sens était parfois la victime de visions. Elle était l’amie de Huxley, qui lui en expliqua les causes. Un jour, comme elle était en visite, l’amie qui la recevait la pria de s’asseoir. Mais sur le siège qui lui était offert, elle aperçut un vieux gentleman qui la regardait en ricanant. Alors elle eut une minute de très vive angoisse. Un de ces personnages était faux. Seulement était-ce le vieux gentleman ou la maîtresse de maison ? Après réflexion, elle décida que ce devait être le vieux gentleman, et ce ne fut pas sans un véritable soulagement qu’en s’asseyant sur l’hallucination, elle sentit, non pas des genoux humains, mais le coussin du fauteuil…

— En somme, niez-vous la télépathie, à laquelle croit, par exemple, M. Flammarion ?

— J’ai lu son livre, et surtout celui de Myers et de Podmore qui l’a précédé. Je crois d’abord que plusieurs faits rapportés d’images vues avant leur objet sont des phénomènes de mirage ; les autres… je ne me prononce pas… Il serait puéril de nier la télépathie, mais il est puéril aussi de l’affirmer. Et cela pour les raisons qui font, comme je vous l’ai dit plus haut, qu’il n’y a rien en cela même de scientifique. Les recherches psychiques ont-elles un avenir ? C’est possible. Mais elles sont l’indice chez ceux qui s’en occupent d’un manque de méthode. La science doit s’occuper d’abord des faits limitrophes qu’elle est tout près de conquérir, avant de se risquer dans l’incertain et l’entièrement inconnu. Faut-il condamner ces chercheurs aventureux ? Je ne dis pas cela non plus. Les fous font souvent des besognes utiles. Auguste Comte a reconnu les avantages de l’utopie. Les utopistes peuvent rendre des services ; ils n’en sont pas moins des enfants perdus…


Nous nous regardâmes avec un sourire.

— Vous ne reviendrez pas de l’Inde, aujourd’hui, insinua le philosophe sceptique de la villa Saïd.

— Il est vrai, répondis-je ; mais, en vous quittant, je croirai avoir quitté la Grèce.


Comme je m’étais levé, M. Anatole France enfonça sur sa tête ce toquet rouge qui lui donne l’air d’un Dante frondeur qui aurait écrit l’ « Humaine Comédie »… et il me raccompagna dans l’escalier. Nous nous arrêtâmes devant une magnifique stèle funéraire transportée d’Athènes et suspendue comme chez elle à cette muraille.

— Je la donnerai au Louvre, me dit-il, ils n’ont pas un morceau pareil.

Ce chef-d’œuvre, en effet, pénètre par la route des yeux jusqu’à l’âme. Une femme à la fois triste et sereine y rend hommage à la mort ; dans ses yeux, il y a de l’espoir quand même, mêlé à la douleur, et l’autel funéraire a été entamé par le temps. La place où l’image du mort aurait dû être a disparu, et les yeux de la veuve regardent avec certitude dans le vide pour affirmer que le monde invisible est vivant…