L’Au delà et les forces inconnues/Chez M. Paul Bourget

Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 353-362).


CHEZ M. PAUL BOURGET


Une voyante américaine — Lectures de pensée ou communication avec l’au delà ? — Profession de foi de M. Paul Bourget — Son rêve prophétique — « Le double » de Guy de Maupassant.


On sait la répugnance de M. Paul Bourget pour les interviews.

« — Il faut l’importance du sujet que vous traitez, m’a dit l’éminent psychologue, et l’estime que vos œuvres m’ont acquis, pour que je me laisse entraîner à un entretien qui va devenir public.

» Je crois aux pressentiments et à la clairvoyance, quoique parfois on puisse les expliquer par la coïncidence.

» Le professeur James me disait à Boston, en 1893 : « Nous vivons à la surface de notre être. » Ce simple mot est très profond.

» Pour la vie ordinaire, de tous les jours, nous n’utilisons, en effet, qu’une part bien restreinte de notre personnalité, l’écorce de notre « moi ». Il existerait au-dessus, ou plutôt au-dessous de nous-mêmes, des forces inexplorées et obscures comme l’Océan…

» Nous ne vivons, pour ainsi dire que sur une île étroite, battue par des flots inconnus. Ces forces indirigeables et insoupçonnées peuvent se manifester tout à coup et nous révéler l’avenir. Ainsi la divination est possible. Elle est seulement la lecture de causes inaperçues. Nous touchons là au surnaturel ou plutôt au surnormal,

» J’ai été conduit à cette théorie, particulièrement à la suite de deux séances que j’eus avec Mrs Pipers, en Amérique.



L’horloge révélatrice.


— » Je plaçais entre les mains de la Voyante qui s’était elle-même endormie, une petite pendule de voyage ; elle sut me dire à qui cet objet avait appartenu, ce que faisait autrefois son possesseur et son genre de mort (un suicide par immersion dans un accès de folie). Elle n’a pas pu nommer exactement le pays où le suicide avait eu lieu. Elle a seulement dit que c’était : « in a foreign country » (dans un pays étranger), ce qui était exact par rapport à l’artiste dont il s’agit, car il mit fin à ses jours durant un voyage. Mrs Pipers n’a pas pu dire le nom. Elle s’y est appliquée avec un visible effort sans réussir.

» Elle a aussi décrit avec une exactitude remarquable l’appartement que j’occupais alors rue de Monsieur, à Paris ; elle a dit l’étage, et elle a mentionné un escalier intérieur qui menait à mon cabinet de travail. Là elle a vu, sur le mur, un objet qui a paru l’étonner et qu’elle a décrit sans pouvoir le déterminer ; c’était un morceau de cercueil égyptien qu’un ami m’a rapporté du Caire et qui était cloué au-dessus de la porte.

» Elle a aussi vu un portrait sur la cheminée, qu’elle a pris pour le portrait d’un jeune homme. C’est une photographie de femme avec les cheveux coupés courts.

» Quelle que soit la valeur des dons psychiques de Mrs Pipers, il est certain qu’ils s’accompagnent d’un curieux cas de dédoublement (sincère ou simulé ? je ne tranche pas la question), elle feint ou elle imagine être un certain docteur Finuit, mort à Lyon, et dont le caractère se dessine à travers ses réponses comme très différent du sien.

» Etant aux États-Unis, j’ai croqué Mrs Pipers, pour mon livre Outre-mer, mais les détails ci-dessus et que je vous réserve ne s’y trouvent pas. »



M. Paul Bourget croit à la survivance.


« — Je ne vous l’apprends pas, dis-je à mon tour ; la Société des recherches psychiques de Londres et d’Amérique a examiné, depuis, Mrs Pipers ; elle s’est cru forcée de conclure que, dans beaucoup de cas, on ne pouvait expliquer les révélations de la voyante que par l’intervention des morts qui se communiqueraient à elle directement.

» Mais vous, croyez-vous à la survivance de l’âme ? »

M. Paul Bourget me répondit sans hésitation :

« — Oui, mais ceci n’est plus de la science, c’est un article de foi » (ces paroles sont textuelles).

Je repris :

« — Lorsque vous n’admettiez pas encore les doctrines de l’Eglise et que vos maîtres étaient « Monsieur Taine » et Renan, acceptiez vous la donnée d’une âme immortelle ? »

M. Bourget prit nerveusement mon livre de notes et, de sa propre main, comme s’il voulait inscrire un aveu exact pour un confesseur.

« — J’y ai toujours cru de la manière la plus invincible — malgré moi, si je peux dire quand je me donnais des raisons là-contre. »

« — Pensez-vous que le spiritisme dise vrai en prétendant que les vivants et les morts peuvent être en communication constante ? »

« — Ici, je ne sais pas, je demande que l’on me prouve, mais je ne sais pas. Pourtant, j’ai raconté dans Voyageuses, sous le titre de Neptunevale, l’histoire bien étrange d’une prémonition dont je constatai la véracité. En Irlande, je rencontrai un ménage français qui ne fut sauvé d’un naufrage que parce que la femme crut être avertie en songe, par les anciens maîtres du château où elle habitait, de l’accident qui les attendait. En effet, le bateau qu’ils auraient dû prendre, s’ils n’avaient pas écouté ce pressentiment, eut une collision en mer et quarante vies furent perdues.

» Dans Recommencements, j’ai noté, au cours d’une nouvelle intitulée l’Adversaire, un autre pressentiment des plus tragiques qui fut vérifié. »



La mort du chroniqueur Chapron, prévue en rêve par M. Paul Bourget.


Je demandai à M. Paul Bourget, si lui-même n’avait pas reçu un de ces avertissements mystérieux qui nous viennent des régions inconnues de notre âme ?

« — Si, et dans des circonstances bien curieuses. Je devais aller, avec Guy de Maupassant, visiter l’hôpital de Lourcine où enseignait le docteur Martineau. Je dis à Maupassant : « Je suis encore sous l’impression d’un rêve d’une intensité presque insupportable : j’ai vu, dans ce rêvé, notre confrère Léon Chapron agonisant, sa mort, et toutes les conséquences de cette mort, la discussion de son remplacement dans les journaux, les circonstances de ses obsèques avec une exactitude si affreuse, qu’au réveil ce cauchemar me poursuivait comme une obsession. » Maupassant demeura une seconde saisi et me demanda : « Savez-vous comment il va ? — Il est donc malade ? répondis-je. — Mourant. Vous ne le saviez pas ? — Absolument pas. »

» Et c’était vrai.

» Nous demeurions une minute épouvantés de l’étrangeté de ce pressentiment qui devait se réaliser quelques jours plus tard. (C’est le seul phénomène de ce genre dont, pour ma part, je ne puisse pas douter). Mais l’étonnement de Maupassant ne dura guère : « Il y a une cause, dit-il, avec sa belle humeur d’autrefois, il faut la chercher. » J’avais, en effet, reçu une lettre de Chapron quelque quinze jours auparavant. Maupassant me fit voir, en l’étudiant, que certains caractères en étaient un peu tremblés. « C’est une écriture de malade, insista-t-il, vous l’avez remarqué sans vous en rendre compte ; et voilà l’origine de votre rêve… »

» Maupassant avait peut-être raison ; mais, moi je dois dire que je ne m’étais aperçu de rien, pas même des lettres tremblées.



Les visions de Maupassant.


» Le grand romancier, mon ami, continua M. Paul Bourget, me raconta à ce propos les troubles dont il était victime, et qui devaient finir par ce douloureux suicide. « Que serait-ce, me disait-il, si. Vous subissiez ce que je subis ? Une fois sur deux, en rentrant chez moi, je vois mon double… J’ouvre ma porte et je me vois assis sur mon fauteuil. Je sais que c’est une hallucination. Au moment même où je l’ai, est-ce curieux ? Et si on n’avait pas un peu de jugeotte, aurait-on peur ?… » Et il regardait, en disant cela, de ses yeux clairs où brillait la flamme de sa pensée lucide et qui, en effet, n’avait pas peur. »

Le front de M. Paul Bourget se plissa un peu, le monocle tomba de son œil ; et, avec la modestie des hommes d’une véritable valeur, notre plus grand romancier-psychologue, qui a gardé toute sa jeunesse d’esprit et de visage avec l’expérience que donnent les jours et un long et loyal travail, acheva ses confidences par ces paroles mélancoliques qui résument, hélas ! à peu près tout notre savoir sur le mystère :

« — Allez, la science humaine et la raison ont d’étroites limites. Voici bien des années que le plus grand des contemplateurs de la vie humaine l’a proclamé : Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que n’en rêve notre philosophie. »